Smarra, ou les démons de la nuit/L’Épisode
L’ÉPISODE.
Hanc ego de cælo ducentem sidera vidi,
Fluminis hæc rapidi carmine vertit iter.
Hæc, cantu findit que solum, manesque sepulchris
Elicit, et tepido devocat ossa rogo.
Cum libet, hæc tristi depellit nubila cælo ;
Cum libet, æstivo convocat orbe nives.
Qui de vous ne connoît, ô jeunes filles ! les doux caprices des femmes, dit Polémon réjoui. Vous avez aimé sans doute, et vous savez comment le cœur d’une veuve pensive, qui égare ses souvenirs solitaires sur les rives ombragées du Pénée, se laisse surprendre quelquefois par le teint rembruni d’un soldat dont les yeux étincèlent du feu de la guerre, et dont le sein brille de l’éclat d’une généreuse cicatrice. Il marche fier et tendre parmi les belles comme un lion apprivoisé qui cherche à oublier dans les plaisirs d’une heureuse et facile servitude le regret de ses déserts. C’est ainsi que le soldat aime à occuper le cœur des femmes, quand il n’est plus appelé par le clairon des batailles et que les hasards du combat ne sollicitent plus son ambition impatiente. Il sourit du regard aux jeunes filles, et il semble leur dire : Aimez-moi !…
Vous savez aussi, puisque vous êtes Thessaliennes, qu’aucune femme n’a jamais égalé en beauté cette noble Méroé qui, depuis son veuvage, traîne de longues draperies noires bordées d’argent. Méroé ne le cède en beauté à aucune femme de la Grèce, vous le savez. Elle est majestueuse comme les déesses, et cependant il y a dans ses yeux je ne sais quelles flammes mortelles qui enhardissent les prétentions de l’amour. — Oh ! combien de fois je me suis plongé dans l’air qu’elle entraîne, dans la poussière que ses pieds font voler, dans l’ombre fortunée qui la suit !… Combien de fois je me suis jeté au devant de sa marche pour dérober un rayon à ses regards, un souffle à sa bouche, un atôme au tourbillon qui flatte, qui caresse ses mouvemens ; combien de fois (Thélaïre, me le pardonneras-tu ?), j’épiai la volupté brûlante de sentir un des plis de sa robe frémir contre ma tunique, ou de pouvoir ramasser d’une lèvre avide une des paillettes de ses broderies dans les allées des jardins de Larisse ! Quand elle passait, vois-tu, tous les nuages rougissoient comme à l’approche de la tempête ; mes oreilles siffloient, mes prunelles s’obscurcissoient dans leur orbite égarée, mon cœur étoit près de s’anéantir sous le poids d’une intolérable joie. Elle étoit là ! je saluois les ombres qui avoient flotté sur elle, j’aspirois l’air qui l’avoit touchée ; je disois à tous les arbres des rivages : avez-vous vu Méroé ? Si elle s’étoit couchée sur un banc de fleurs, avec quel amour jaloux je recueillois les fleurs que son corps avoit froissées, les losanges imbibés de carmin qui décorent le front penché de l’anémone, les flèches éblouissantes qui jaillissent du disque d’or de la marguerite, le voile d’un chaste gaze qui se roule autour d’un jeune lys avant qu’il ait souri au soleil ; et si j’osois presser d’un embrassement sacrilége tout ce lit de fraîche verdure, elle m’incendioit d’un feu plus subtil que celui dont la mort a tissé les vêtemens nocturne d’un fiévreux. Méroé ne pouvoit pas manquer de me remarquer. J’étois partout. Un jour, à l’approche du crépuscule, je trouvai son regard : il sourioit ; elle m’avoit devancé, son pas se ralentit. J’étois seul derrière elle, et je la vis se détourner. L’air étoit calme, il ne troubloit pas ses cheveux, et sa main soulevée s’en rapprocha comme pour réparer leur désordre. Je la suivis, Lucius, jusqu’au palais, jusqu’au temple de la princesse de Thessalie, et la nuit descendit sur nous, nuit de délices et de terreur !… Puisse-t-elle avoir été la dernière de ma vie et avoir fini plus tôt !
Je ne sais si tu as jamais supporté avec une résignation mêlée d’impatience et de tendresse le poids du corps d’une maîtresse endormie qui s’abandonne au repos sur ton bras étendu sans s’imaginer que tu souffres ; si tu as essayé de lutter contre le frisson qui saisit peu à peu ton sang, contre l’engourdissement qui enchaîne tes muscles soumis ; de t’opposer à la conquête de la mort qui menace de s’étendre jusqu’à ton âme[1] ! C’est ainsi, Lucius, qu’un frémissement douloureux parcouroit rapidement mes nerfs, en les ébranlant de tremblements inattendus comme le crochet aigu du plectrum qui fait dissoner toutes les cordes de la lyre, sous les doigts d’un musicien inhabile. Ma chair se tourmentoit comme une membrane sèche approchée du feu. Ma poitrine soulevée étoit près de rompre, en éclatant, les liens de fer qui l’enveloppoient, quand Méroé, tout-à-coup assise à mes côtés, arrêta sur mes yeux un regard profond, étendit sa main sur mon cœur pour s’assurer que le mouvement en étoit suspendu, l’y reposa long-temps, pesante et froide, et s’enfuit loin de moi de toute la vitesse d’une flèche que la corde de l’arbalète repousse en frémissant. Elle couroit sur les marbres du palais, en répétant les airs des vieilles bergères de Syracuse qui enchantent la lune dans ses nuages de nacre et d’argent, tournoit dans les profondeurs de la salle immense, et crioit de temps à autre, avec les éclats d’une gaîté horrible, pour rappeler je ne sais quels amis qu’elle ne m’avoit pas encore nommés.
Pendant que je regardois plein de terreur, et que je voyois descendre le long des murailles, se presser sous les portiques, se balancer sous les voûtes une foule innombrable de vapeurs distinctes les unes des autres, mais qui n’avoient de la vie que des apparences de formes, une voix foible comme le bruit de l’étang le plus calme dans une nuit silencieuse, une couleur indécise empruntée aux objets devant lesquels flottaient leurs figures transparentes — la flamme azurée et pétillante jaillit tout-à-coup de tous les trépieds, et Méroé formidable voloit de l’un à l’autre en murmurant des paroles confuses :
« Ici de la verveine en fleur… là, trois brins de sauge cueillis à minuit dans le cimetière de ceux qui sont morts par l’épée… ici, le voile de la bien-aimée sous lequel le bien-aimé cacha sa pâleur et sa désolation après avoir égorgé l’époux endormi pour jouir de ses amours… ici encore, les larmes d’une tigresse excédée par la faim, qui ne se console pas d’avoir dévoré un de ses petits. »
Et ses traits renversés exprimoient tant de souffrance et d’horreur qu’elle me fit presque de la pitié. Inquiète de voir ses conjurations suspendues par quelque obstacle imprévu, elle bondit de rage, s’éloigna, revint armée de deux longues baguettes d’ivoire, liées à leur extrémité par un lacet composé de treize crins, détachés du cou d’une superbe cavale blanche par le voleur même qui avait tué son maître, et sur la tresse flexible elle fit voler le rhombus[2] d’ébène, aux globes vides et sonores, qui bruit et hurla dans l’air et revint en roulant avec un grondement sourd, et roula encore en grondant, et puis se ralentit et tomba. Les flammes des trépieds se dressoient comme des langues de couleuvres ; et les ombres étaient contentes. « Venez, venez, crioit Méroé, il faut que les démons de la nuit s’apaisent et que les morts se réjouissent. Apportez-moi de la verveine en fleurs, de la sauge cueillie à minuit, et du trèfle à quatre feuilles ; donnez des moissons de jolis bouquets à Saga et aux démons de la nuit. » Puis tournant un œil étonné sur l’aspic d’or dont les replis s’arrondissoient autour de son bras nu ; sur le bracelet précieux, ouvrage du plus habile artiste de Thessalie qui n’y avoit épargné ni le choix des métaux, ni la perfection du travail — l’argent y étoit incrusté en écailles délicates, et il n’y en avoit pas une dont la blancheur ne fût relevée par l’éclat d’un rubis ou par la transparence si douce au regard d’un saphir plus bleu que le ciel — Elle le détache, elle médite, elle rêve, elle appelle le serpent en murmurant des paroles secrètes ; et le serpent animé se déroule et fuit avec un sifflement de joie comme un esclave délivré. Et le rhombus roule encore ; il roule toujours en grondant ; il roule comme la foudre éloignée qui se plaint dans des nuages emportés par le vent, et qui s’éteint en gémissant dans un orage fini. Cependant, toutes les voûtes s’ouvrent, tous les espaces du ciel se déploient, tous les astres descendent, tous les nuages s’aplanissent et baignent le seuil comme des parvis de ténèbres. La lune, tachée de sang, ressemble au bouclier de fer sur lequel on vient de rapporter le corps d’un jeune Spartiate égorgé par l’ennemi. Elle roule et appesantit sur moi son disque livide, qu’obscurcit encore la fumée des trépieds éteints. Méroé continue à courir en frappant de ses doigts d’où jaillissent de longs éclairs les innombrables colonnes du palais, et chaque colonne, qui se divise sous les doigts de Méroé, découvre une colonnade immense qui est peuplée de fantômes, et chacun des fantômes frappe comme elle une colonne qui ouvre des colonnades nouvelles ; et il n’y a pas une colonne qui ne soit témoin du sacrifice d’un enfant nouveau-né arraché aux caresses de sa mère. Pitié ! pitié ! m’écriai-je, pour la mère infortunée qui dispute son enfant à la mort. — Mais cette prière étouffée n’arrivoit à mes lèvres qu’avec la force du souffle d’un agonisant qui dit : adieu ! elle expiroit en sons inarticulés sur ma bouche balbutiante. Elle mouroit comme le cri d’un homme qui se noie, et qui cherche en vain à confier aux eaux muettes le dernier appel du désespoir. L’eau insensible étouffe sa voix ; elle le recouvre, sourde et immobile ; elle dévore sa plainte ; elle ne la portera jamais jusqu’au rivage.
Tandis que je me débattois contre la terreur dont j’étois accablé, et que j’essayois d’arracher de mon sein quelque malédiction qui réveillât dans le ciel la vengeance des dieux : Misérable ! s’écria Méroé, sois puni à jamais de ton insolente curiosité !… Ah ! tu oses violer les enchantemens du sommeil… Tu parles, tu cries et tu vois… Eh bien ! tu ne parleras plus que pour te plaindre, tu ne crieras plus que pour implorer en vain la sourde pitié des absens, tu ne verras plus que des scènes d’horreur qui glaceront ton âme… Et en s’exprimant ainsi avec une voix plus grêle et plus déchirante que celle d’une biche égorgée qui demande grâce aux chasseurs, elle détachoit de son doigt la turquoise chatoyante qui étinceloit de flammes variées comme les couleurs de l’arc-en-ciel, ou comme la vague qui bondit à la marée montante, et réfléchit en se roulant sur elle-même les feux du soleil levant. Elle presse du doigt un ressort inconnu qui soulève la pierre merveilleuse sur sa charnière invisible, et découvre dans un écrin d’or je ne sais quel monstre sans couleur et sans forme, qui bondit, hurle, s’élance, et tombe accroupi sur le sein de la magicienne. Te voilà, dit-elle, mon cher Smarra, le bien-aimé, l’unique favori de mes pensées amoureuses, toi que la haine du ciel a choisi dans tous ses trésors pour le désespoir des enfans de l’homme. Va, je te l’ordonne, spectre flatteur, ou décevant ou terrible, va tourmenter la victime que je t’ai livrée ; fais-lui des supplices aussi variés que les épouvantemens de l’enfer qui t’a conçu, aussi cruels, aussi implacables que ma colère. Va te rassasier des angoisses de son cœur palpitant, compter les battements convulsifs de son pouls qui se précipite, qui s’arrête… contempler sa douloureuse agonie et la suspendre pour la recommencer… À ce prix, fidèle esclave de l’amour, tu pourras au départ des songes redescendre sur l’oreiller embaumé de ta maîtresse, et presser dans tes bras caressans la reine des terreurs nocturnes… — Elle dit, et le monstre jaillit de sa main brûlante comme le palet arrondi du discobole, il tourne dans l’air avec la rapidité de ces feux artificiels qu’on lance sur les navires, étend des ailes bizarrement festonnées, monte, descend, grandit, se rapetisse, et nain difforme et joyeux dont les mains sont armées d’ongles d’un métal plus fin que l’acier qui pénètrent la chair sans la déchirer, et boivent le sang à la manière de la pompe insidieuse des sangsues, il s’attache sur mon cœur, se développe, soulève sa tête énorme et rit. En vain mon œil, fixe d’effroi, cherche dans l’espace qu’il peut embrasser un objet qui le rassure : les mille démons de la nuit escortent l’affreux démon de la turquoise. Des femmes rabougries au regard ivre ; des serpents rouges et violets dont la bouche jette du feu ; des lézards qui élèvent au-dessus d’un lac de boue et de sang, un visage pareil à celui de l’homme ; des têtes nouvellement détachées du tronc par la hache du soldat, mais qui me regardent avec des yeux vivans, et s’enfuient en sautillant sur des pieds de reptiles…
Depuis cette nuit funeste, ô Lucius, il n’est plus de nuits paisibles pour moi. La couche parfumée des jeunes filles qui n’est ouverte qu’aux songes voluptueux ; la tente infidèle du voyageur qui se déploie tous les soirs sous de nouveaux ombrages ; le sanctuaire même des temples est un asile impuissant contre les démons de la nuit. À peine mes paupières, fatiguées de lutter contre le sommeil si redouté, se ferment d’accablement, tous les monstres sont là, comme à l’instant où je les ai vus s’échapper avec Smarra de la bague magique de Méroé. Ils courent en cercle autour de moi, m’étourdissent de leurs cris, m’effrayent de leurs plaisirs, et souillent mes lèvres frémissantes de leurs caresses de harpies. Méroé les conduit et plane au-dessus d’eux, en secouant sa longue chevelure d’où s’échappent des éclairs d’un bleu livide. Hier encore… elle étoit bien plus grande que je ne l’ai vue autrefois… c’étoit les mêmes formes et les mêmes traits, mais sous leur apparence séduisante je discernois avec effroi, comme au travers d’une gaze subtile et légère, le teint plombé de la magicienne et ses membres couleur de souffre : ses yeux fixes et creux étoient tout noyés de sang, des larmes de sang sillonnoient ses joues profondes, et sa main, déployée dans l’espace, laissoit imprimée sur l’air même la trace d’une main de sang… Viens, me dit-elle en m’effleurant d’un signe du doigt qui m’auroit anéanti s’il m’avoit touché, viens visiter l’empire que je donne à mon époux, car je veux que tu connoisses tous les domaines de la terreur et du désespoir… Et en parlant ainsi, elle voloit devant moi, les pieds à peine détachés du sol, et s’approchant ou s’éloignant alternativement de la terre, comme la flamme qui danse au-dessus d’une torche prête à s’éteindre. Ô que l’aspect du chemin que nous dévorions en courant étoit affreux à tous les sens ! Que la magicienne elle-même paraissoit impatiente d’en trouver la fin ! Imagine-toi le caveau funèbre où elles entassent les débris de toutes les innocentes victimes de leurs sacrifices, et parmi les plus imparfaits de ces restes mutilés, pas un lambeau qui n’ait conservé une voix, des gémissements et des pleurs !… Imagine-toi des murailles mobiles, mobiles et animées, qui se resserrent de part et d’autre au-devant de tes pas, et qui embrassent peu à peu tous tes membres de l’enceinte d’une prison étroite et glacée… Ton sein oppressé qui se soulève, qui tressaille, qui bondit pour aspirer l’air de la vie à travers la poussière des ruines, la fumée des flambeaux, l’humidité des catacombes, le souffle empoisonné des morts… et tous les démons de la nuit qui crient, qui sifflent, hurlent ou rugissent à ton oreille épouvantée : Tu ne respireras plus ! Et pendant ce temps, un insecte mille fois plus petit que celui qui attaque d’une dent impuissante le tissu délicat des feuilles de rose ; un atôme disgracié qui passe mille ans à imposer un de ses pas sur la sphère universelle des cieux dont la matière est mille fois plus dure que le diamant… Il marchoit, il marchoit ; et la trace obstinée de ses pieds paresseux avoit divisé ce globe impérissable jusqu’à son axe.
Après avoir parcouru ainsi, tant notre élan étoit rapide, une distance pour laquelle les langages de l’homme n’ont point de terme de comparaison, je vis jaillir de la bouche d’un soupirail, voisin comme la plus éloignée des étoiles, quelques traits d’une blanche clarté. Pleine d’espérance, Méroé s’élança, je la suivis, entraîné par une puissance invincible ; et d’ailleurs le chemin du retour, effacé comme le néant, infini comme l’éternité, venoit de se fermer derrière moi d’une manière impénétrable au courage et à la patience de l’homme. Il y avoit déjà entre Larisse et nous tous les débris des mondes innombrables qui ont précédé celui-ci dans les essais de la création, depuis le commencement des temps, et dont le plus grand nombre ne le surpassent pas moins en immensité qu’il n’excède lui-même de son étendue prodigieuse le nid invisible du moucheron. La porte sépulcrale qui nous reçut ou plutôt qui nous aspira au sortir de ce gouffre, s’ouvroit sur un champ sans horizon, qui n’avoit jamais rien produit. On y distinguoit à peine un coin reculé du ciel le contour indécis d’un astre immobile et obscur, plus immobile que l’air, plus obscur que la lumière qui règnent dans ce séjour de désolation. C’étoit le cadavre du plus ancien des soleils, couché sur le fond ténébreux du firmament, comme un bateau submergé sur un lac grossi par la fonte des neiges. La lueur pâle qui venait de frapper mes yeux ne provenoit point de lui. On auroit dit qu’elle n’avoit aucune origine, et qu’elle n’étoit qu’une couleur particulière de la nuit, à moins qu’elle ne résultât de l’incendie de quelque monde éloigné dont la cendre brûloit encore. Alors le croirois-tu, elles vinrent toutes, les sorcières de Thessalie, escortées de ces nains de la terre qui travaillent dans les mines, qui ont un visage comme le cuivre et des cheveux bleus comme l’argent dans la fournaise ; de ces salamandres aux longs bras, à la queue aplatie en rame, aux couleurs inconnues qui descendent vivantes et agiles du milieu des flammes, comme des lézards noirs à travers une poussière de feu ; elles vinrent suivies des Aspioles qui ont le corps si frêle, si élancé, surmonté d’une tête difforme, mais riante, et qui se balancent sur les ossements de leurs jambes vides et grêles, semblables à un chaume stérile agité par le vent ; des Achrones qui n’ont point de membres, point de voix, point de figures, point d’âge, et qui bondissent en pleurant sur la terre gémissante comme des outres gonflées d’air ; des Psylles qui sucent un venin cruel, et qui, avides de poisons, dansent en rond en poussant des sifflemens aigus pour éveiller les serpens, pour les réveiller dans l’asile caché, dans le trou sinueux des serpens. Il y avoit là jusqu’aux Morphoses que vous avez tant aimées, qui sont belles comme Psyché, qui jouent comme les Grâces, qui ont des concerts comme les Muses et dont le regard séducteur, plus pénétrant, plus envenimé que le dard de la vipère, va incendier votre sang et faire bouillir la moelle dans vos os calcinés. Tu les aurois vues, enveloppées dans leurs linceuls de pourpre, promener autour d’elles des nuages plus brillans que l’Orient, plus parfumés que l’encens d’Arabie, plus harmonieux que le premier soupir d’une vierge attendrie par l’amour, et dont la vapeur enivrante fascinoit l’âme pour la tuer. Tantôt leurs yeux roulent une flamme humide qui charme et qui dévore ; tantôt elles penchent la tête avec une grâce qui n’appartient qu’à elles, en sollicitant votre confiance crédule, d’un sourire caressant ; du sourire d’un masque perfide et animé qui cache la joie du crime et la laideur de la mort. Que te dirai-je ? Entraîné par le tourbillon des esprits qui flottoit comme un nuage ; comme la fumée d’un rouge sanglant qui descend d’une ville incendiée ; comme la lave liquide qui répand, croise, entrelace des ruisseaux ardens sur une campagne de cendres… j’arrivai… j’arrivai… Tous les sépulcres étaient ouverts… tous les morts étaient exhumés… toutes les goules[3], pâles, impatientes, affamées, étaient présentes ; elles brisoient les ais des cercueils, déchiroient les vêtemens sacrés, les derniers vêtements du cadavre ; se partageoient d’affreux débris avec une plus affreuse volupté, et, d’une main irrésistible, car j’étois, hélas ! foible et captif comme un enfant au berceau, elles me forçaient à m’associer… ô terreur !… à leur exécrable festin !…
En achevant ces paroles, Polémon se souleva sur son lit, et, tremblant, éperdu, les cheveux hérissés, le regard fixe et terrible, il nous appela d’une voix qui n’avoit rien d’une voix humaine. — Mais les airs de la harpe de Myrthé voloient déjà dans les airs ; les démons étoient apaisés, le silence étoit calme comme la pensée de l’innocent qui s’endort la veille de son jugement. Polémon dormoit paisible aux doux son de la harpe de Myrthé.
- ↑ Dans la Tempête de Shakespeare, type inimitable de ce genre de composition, l’homme monstre qui est dévoué aux malins esprits, se plaint aussi des crampes insupportables qui précèdent ses rêves. Il est singulier que cette induction physiologique, sur une des plus cruelles maladies dont l’espèce humaine soit tourmentée, n’ait été saisie que par des poëtes.
- ↑ Voyez la note sur le rhombus
- ↑ D’ogoljen, dépouillé, soit parce qu’elles sont nues comme les spectres, soit par antiphrase, parce qu’elles dépouillent les morts. J’écris goules, parce que ce mot, consacré dans les traductions des Contes Arabes, ne nous est pas étranger, et qu’il est évidemment formé de la même racine.