La Junon.

CHAPITRE VII

la junon — la vie dans les phares

Naufrage de la Léonie. — La Junon. — Le vaisseau sombre. — Les naufragés se réfugient sur les mâts et dans les hunes. — Le radeau. — La faim. — Ceux qui meurent et ceux qui vivent. — La côte. — Les indigènes. — À la nage. — Sur la grève. — Les gardiens des phares. — Leur vie. — Le phare de Berk. — Son gardien sauve deux naufragés. — Le phare d’Eddystone sous les vagues. — Un drame dans un phare. — Le mort dans la lanterne. — Le vaisseau qui se brise sur les rochers du phare par la faute du gardien qui n’a pas allumé. — Départ de Paul. — Adieux aux gardiens. — Retour à Saint-Georges.

Le lendemain, Paul, en s’éveillant, fut surpris d’entendre un bruit inaccoutumé. Il se leva tout seul, car il commençait à n’avoir plus besoin d’aide, et ouvrit la petite fenêtre de la casemate qui donnait sur le mur de ronde. Il vit son oncle et Clinfoc en grande discussion, au milieu des autres gardiens du phare dont un surtout, le bas Breton, avait l’air consterné.

— Mon oncle, demanda-t-il, que faites-vous là ? Est-ce que le phare va s’écrouler ?

Le bon et franc sourire du père Vent-Debout lui répondit, mais ses jambes ne furent pas assez lestes, et le premier qui apparut dans la chambre suivi du père Clinfoc fut le petit Antenolle.

— Bonjour, monsieur Paul, dit-il. Ah ! nous avons du nouveau à vous conter. Allez !…

La chambre fut bientôt pleine. Voici ce que Paul apprit de la bouche de son oncle, car, par déférence pour le capitaine, les matelots lui laissèrent conter ce qu’ils savaient mieux que lui, l’ayant appris de première main.

Se substituant de sa propre autorité au héros de l’aventure qui les avait tous émus, le père Vent-Debout débuta :

— Mon ami, c’est encore un naufragé. Tu dois en avoir les oreilles un peu rabattues, mais celui-là c’est de l’actualité. Le navire qui s’est perdu dans les parages des Açores s’appelle la Léonie. Je ferais mieux de dire : s’appelait. Enfin ! nous en connaissions tous l’équipage, moi-même j’ai été recueilli par ce trois mâts. Quand nous avons appris ce matin par le vapeur de Bordeaux ce désastre qui frappe plusieurs familles de nos côtes, nous avons été tellement émus que nous t’avons laissé, mon cher enfant, et si tu n’avais pu te lever, tu serais encore au lit.

Donc figure-toi que je monte encore le Jean-Baptiste et que je te raconte ma propre aventure. Nous faisions voile de Pisagua à Bordeaux ; après trois mois de coups de vent presque incessants, nous fûmes assaillis par un violent cyclone près des Açores. Déjà, en doublant le cap Horn, une voie d’eau s’était déclarée dans la coque, mais, grâce à une pompe puissante, le navire s’était maintenu à flot. Dans la nuit, vers une heure du matin, un ouragan furieux se déclare, on a beau réduire la voilure, pomper constamment, la mâture est bientôt tordue, tous les bastingages sont enlevés ; les coups de mer brisent à bord comme sur des roches. La journée se passe ainsi, mais le soir, à la nuit tombante, le petit foc est enlevé, il ne reste que les ralingues, tout est balayé sur le pont jusqu’au logement de l’équipage. Le navire s’abîme.

Nous sommes perdus sans ressources. L’eau est dans la cale à deux mètres de hauteur. La tourmente enlève encore le foc de cape d’artimon et le grand hunier.

Heureusement qu’à soixante lieues de nous se trouve aussi un navire qui est en cape abîmé par la tempête. Il ne peut résister à la tourmente et, comme il est près d’engager, le capitaine se décide à fuir vent arrière pour le salut commun. Depuis la veille au matin il a franchi la distance qui nous séparait et nous apparaît comme notre seul moyen de salut.

Je mets le pavillon en berne. La Léonie, c’est le nom du bâtiment, gouverne pour se mettre sous le vent du Jean-Baptiste. Tout l’équipage étant d’avis qu’il faut abandonner le navire, nous prenons nos dispositions. L’ouragan furieux rend la mer si grosse qu’il est impossible de mettre une barque à l’eau. Et pourtant, le navire coulant sous nos pieds ne nous laisse pas d’autre ressource.

La Léonie nous envoie des bouées et des échelles. Nous ne pouvons rien attraper. Une de nos embarcations est mise à l’eau et, après avoir couru les risques de se briser vingt fois le long du bord, huit hommes réussissent à s’embarquer. Ils partent vent arrière, disparaissent et reparaissent bientôt entre les montagnes d’eau qui séparent les deux navires. Ils accostent sous le vent de la Léonie. Ils me paraissent sauvés. Peu après je vois mon canot filer sur une amarre à l’arrière de ce navire ; mon anxiété est grande, car en voyant cette manœuvre, que je ne comprends pas, je crains que personne n’ose plus venir à notre secours.

Enfin, on essaie de nous renvoyer notre canot en le laissant glisser sur une amarre. Cette opération échoue. Il faut absolument tenter de nous rapprocher. Le Jean-Baptiste, quoique plein d’eau, sent encore son gouvernail. Je laisse porter. L’autre navire en fait autant pour passer à mon avant. La manœuvre allait se terminer heureusement quand une lame énorme prend la Léonie par l’arrière et la fait lancer dans le vent. Un abordage est imminent. Je mets toute la barre dessous. Le navire n’obéit plus et tombe sur l’avant de la Léonie, casse son bâton de foc, son petit mât de perroquet, hache son gréement et déchire le cuivre de la muraille. Une seconde de plus et les deux bâtiments vont se défoncer. Une lame les sépare heureusement.

Deux de mes hommes ont sauté sur la Léonie au moment du choc. Nous ne restons que quatre. La roue du gouvernail est brisée, les débris de la baume et de la corne fouettent en pendant et empêchent d’approcher du gouvernail. Une heure se passe à couper tout ce qui les retient à bord. Enfin je peux m’approcher du gouvernail et mettre la barre pour aller rejoindre la Léonie qui est à une grande distance. Enfin j’en suis à deux encablures, mais mon canot a sombré. Il y a encore une baleinière à bord de la Léonie : au bout de quelques temps je vois manœuvrer pour sa mise à l’eau. Cinq hommes s’y embarquent sans reculer devant le péril auquel ils s’exposent, pour essayer une dernière fois de nous sauver. Ils arrivent sous le vent à nous. Là, nouvelles difficultés et nouveaux dangers.

Le Jean-Baptiste roule comme une barrique. Les lames le couvrent de l’avant à l’arrière. L’un de mes hommes est obligé de se jeter à la mer pour gagner le canot. Nous parvenons tous à y embarquer et nous fuyons aussitôt vent arrière.

Pendant ce temps la Léonie était sur le point d’essuyer un second abordage. Après l’avoir évité, elle avait laissé porter pour rejoindre le canot de sauvetage et avait repris la cape. Nous l’accostons sous le vent. On nous lance des cordes auxquelles nous nous accrochons. Au moment où nous mettons le pied sur le navire, l’embarcation se brise le long du bord sans qu’on puisse la sauver.

Il y avait sept heures que nous luttions contre la mort !…

— Ce que vous ne dites pas, pardon, mon capitaine, si je prends la parole, — dit le père La Gloire, c’est qu’à deux encâblures de nos camarades se passait un drame terrible et que des naufragés demandaient en vain des secours qu’une heure plus tard devaient leur donner d’autres naufragés.

— Vraiment ? Racontez-nous ça, père La Gloire.

— Ce ne sera pas long. Une barque de pêche montée par neuf marins se trouvait depuis huit jours perdue dans l’Océan, grâce à la tempête qui avait brisé mât et gouvernail. Les pauvres diables avaient beau faire des signaux de détresse à la Léonie et au Jean-Baptiste ; ceux-ci étaient bien trop occupés de leur position pour faire attention à la leur. Aussi le patron de la barque, un homme énergique pourtant, s’accrocha au mât, ôta son bonnet et les yeux au ciel :

— À genoux enfants. Dieu nous rappelle à lui, cria-t-il.

L’un d’eux ; qui était breton, tira son chapelet et joignit les mains. Mais les autres, sauf un, hâve, échevelé, à moitié fou, qui ne savait plus ce qui se passait autour de lui, n’en continuèrent pas moins à disputer leur vie et leur barque à l’Océan. L’un tombe à la mer, un de ses camarade a le temps de le saisir par le bras et de le sauver, deux autres sont cramponnés aux cordes qui tiennent ce qui reste du gouvernail. La voile déchirée flotte avec un bruit sinistre. La mort plane sur eux. La Léonie les aperçoit au moment où elle a recueilli les naufragés du Jean-Baptiste, et bien que ce soit pour elle une question de vie ou de mort, elle attend la vague qui jette sur ses flancs la barque démantelée dont elle recueille les matelots.

— Eh bien ! après, s’écria Clinfoc. En voilà une affaire. Ce n’est pas un naufrage ça ; c’est une tempête pour rire.

— Clinfoc est jaloux, dit le capitaine en souriant.

— Jaloux de quoi ? Je parlerais bien si je voulais.

— Je te mets au défi !

— En tous cas, dit Chasse-Marée, le capitaine nous a raconté le désastre d’un bateau par lequel il a été sauvé et que montaient nos meilleurs amis. C’est de l’actualité toute chaude. Faut pas jeter de l’eau froide dessus.

— D’autant mieux, ajouta le père La Gloire, que les naufragés sont de Royan et que demain ou après, chacun de nous pourra se renseigner auprès d’eux.

— Oh ! le capitaine a bien tout dit, répliqua Chasse-Marée.

— Ah ! il a tout dit, cria Clinfoc et vous appelez ça un naufrage ?

— Clinfoc, mon vieil ami, dit Paul, tu veux parler, je le vois, et je ne sais pourquoi ce que tu as à nous dire est, je crois, très-intéressant. Si mon oncle veut ?

— Il serait malade, s’il ne parlait pas. Moi je connais son histoire et j’avoue qu’elle est très-intéressante, si elle est vraie.

— Capitaine, dit Clinfoc, elle est vraie comme vous ; êtes un honnête homme. Écoutez, monsieur Paul. Vous, les anciens, écoutez aussi, bien que vous connaissiez l’histoire de ce naufrage.

— Nous ne la connaissons pas, firent les marins, sauf Chasse-Marée et La Gloire.

— Alors pour lors et d’une, commença Clinfoc.

À ce moment Yvonnec entra sans faire de bruit et prit sa place derrière le narrateur.

Celui-ci se retourna comme si le fluide électrique l’eût touché. Quelque chose l’avertissait que son ennemi était là, sa bête noire, comme il disait. À peine eut-il aperçu le Breton, debout, les bras croisés et l’air légèrement ironique, qu’il crispa les poings et s’arrêta tout court.

— Eh bien, fit-on à la ronde.

— Oh ! le Breton est là. Il ne parlera pas, dit le capitaine à l’oreille de son neveu.

— Non. Je ne parlerai pas devant cet oiseau-là, riposta Clinfoc qui avait entendu.

— Et vous faites bien, ce que vous auriez conté ne vaut pas ce que je conterai si monsieur Paul me donne la parole, dit le Breton avec son sourire moqueur.

— Ne lui donnez pas la parole, monsieur Paul !

— Yvonnec, je vous serai bien obligé d’attendre que Clinfoc ait parlé, dit Paul.

— C’est ça, cria le vieux matelot, il faut la permission du Breton, à cette heure. Je veux avoir le dernier, moi. Qu’il parle d’abord ! Je lui cède le pas.

— Monsieur Paul, dit Yvonnec, sans plus tarder, il ne fallait rien moins que le malheur arrivé au Jean-Baptiste pour me délier la langue.

— Je te la couperai quelque jour, murmura Clinfoc.

— Comme vous allez bientôt nous quitter, je ne veux pas vous laisser partir sans vous raconter un de mes plus sensibles souvenirs. Clinfoc, qui a le bonheur de rester près de vous, aura tout le temps de causer : mes amis et moi nous vous demandons ce dernier sacrifice, d’autant plus grand qu’un naufrage n’est pas chose agréable à entendre, mais celui que j’ai sur les lèvres et dont je n’aurais pas parlé à tout autre moment mérite votre attention.

En mai 1835, j’étais à Rangoun, sans place, c’est-à-dire sans navire. Dans le port était un bâtiment appelé la Junon qui était en partance pour Madras. Son second maître venait de mourir. Le capitaine cherchait, pour le remplacer, un homme qui connût le golfe du Bengale dont la traversée n’est pas sans danger surtout au milieu de la mousson du sud-ouest. Moi, je l’avais exploré en tous sens. Quand on me proposa la place de second maître, j’acceptai ; mais, une fois sur le navire, j’en eus presque regret.

La Junon était dans un très-mauvais état. L’équipage, composé de cinquante hommes, comptait quarante Lascars et dix Européens. Hommes et bâtiment m’inspiraient peu de confiance. Je m’en ouvris au capitaine, qui pour toute réponse me montra sa femme, une créole de vingt ans qu’il emmenait dans son voyage avec une servante malaise.

— Ma foi, me dis-je, je serais mal venu, moi qui ne risque que ma peau, d’insister sur les dangers que court un bâtiment auquel son capitaine confie sa famille et sa fortune.

En effet, le chargement, tout en bois de teck, était la fortune du capitaine.

Malgré tout, je n’étais pas tranquille. Le navire était si vieux qu’il m’inquiétait. Aussi, dès les premiers jours, je mis un homme à fond de cale pour veiller si une voie d’eau ne se déclarerait pas. Bien m’en prit, car, deux jours après, ce que j’avais craint arrivait. L’eau entrait dans la cale et comme le lest était de sable, les pompes ne nous furent d’aucune utilité. Pour comble de malheur le vent fit une saute et tourna au sud-ouest, la mer grossit et fatigua énormément le navire.

Enfin, à force de persévérance, on put tarir la voie d’eau qui venait de la ligne de flottaison et la boucher comme l’on put, avec de l’étoupe et une toile goudronnée. Ce fut très-difficile, car nous n’avions ni charpentier ni outils. Le vent diminua. La mer calmit et nous continuâmes notre route vers Madras, l’équipage gaiement, moi toujours craintif.

Voyage et gaieté ne durèrent pas. Le 12 juin, à midi, comme il ventait grand frais, un matelot monta prévenir que la voie d’eau s’était rouverte. Trois pompes sont mises en mouvement, mais le sable engorge les tuyaux et l’eau monte toujours. On risque le tout pour le tout. On met toutes voiles dehors, depuis les grandes voiles jusqu’aux bonnettes et on essaye de gagner le point le plus rapproché de la côte de Coromandel.

Le navire dès lors marcha rapidement, mais comme l’équipage était aux pompes, personne ne songeait à la manœuvre. Le vent enleva nos voiles à l’exception de la misaine et nous fûmes obligés de mettre en travers.

Nous enfonçons peu à peu, car l’eau gagne le premier pont. On oriente la misaine pour marcher vent arrière, à sec.

Le soir, vers sept heures, on sentit deux ou trois secousses et l’on entendit comme des gémissements. C’était le navire qui s’enfonçait de plus en plus. Les vaisseaux ont leur agonie comme les hommes, ils se plaignent et se raidissent.

Les Lascars qui avaient déjà refusé de travailler se révoltent et veulent mettre les embarcations à la mer, mais il n’y a à bord qu’un vieux canot et une péniche à six avirons. Personne ne peut s’en servir. Le seul moyen qu’on ait de se soutenir sur l’eau pendant quelque temps, c’est de couper le grand mât. Aussitôt dit, aussitôt fait. Par malheur le mât, au lieu de tomber dans la mer, tomba sur le pont en tuant les hommes qui sont au gouvernail… La Junon embarque aussitôt une lame énorme et l’eau pénètre de tous côtés. On avait cru retarder la catastrophe. On venait de la hâter.

— Nous sombrons ! nous coulons bas ! ce cri retentit de tous côtés.

En sentant le bâtiment se dérober sous ses pieds, le capitaine vole au secours de sa femme, mais ses pieds s’embarrassent dans les cordages, et il n’a que le temps de me crier :

— Ma femme !

Je m’élance vers l’écoutille et j’aide la pauvre femme à sortir. Je saisis les lisses de l’arrière et je gagne avec elle les haubans d’artimon, où nous rejoint le capitaine.

Pendant ce temps, l’équipage s’est accroché à tout ce qu’il trouve sous sa main. Au moment où nous nous cramponnions à notre refuge, l’air comprimé dans la coque du navire fait éclater le pont, comme un coup de tonnerre. Le navire s’enfonce lentement et les malheureux réfugiés dans les cordages montent au fur et à mesure qu’il descend.

La hune d’artimon où je m’installe avec le capitaine et sa femme est bientôt pleine. Le reste de l’équipage s’accroche aux manœuvres du même mât. Un seul matelot a pu gagner la hune de misaine. C’est dans cette position que nous attendons ce que Dieu va décider de nous.

Nous passâmes ainsi notre première nuit. Quoiqu’on fût au mois de juillet, la brise était glacée. Je donnai ma veste à la femme du capitaine pour qu’elle pût envelopper son corps frissonnant. Puis la fatigue était telle, que presque tous nous nous endormîmes. Ce sommeil fut fatal à bien des hommes. Au jour il en manquait une dizaine à l’appel qui étaient tombés à la mer.

La situation était terrible. Le vent soufflait avec violence. La mer s’élevait à une hauteur prodigieuse, le pont et les parties supérieures du navire se disloquaient. Enfin les manœuvres, où s’accrochaient quarante naufragés, semblaient prêtes à chaque instant de céder. À partir de ce moment, les uns se laissèrent emporter par la vague, les autres furent violemment arrachés à leur refuge ; chaque heure était marquée par la mort.

Et le navire marchait toujours poussé par la tempête.

Jusqu’à ce moment, à l’aspect du gouffre sur lequel nous étions suspendus, au spectacle de ceux qui y tombaient, au désespoir de ne pas voir une seule voile à l’horizon, nul de nous n’avait songé à la faim ; mais dès que le vent se calma et qu’on put concevoir l’espérance que le mât se soutiendrait hors de l’eau sans se briser, quand le ciel fut devenu pur et qu’un soleil dévorant, un soleil de l’équateur eut brûlé nos fronts et desséché nos lèvres, alors on commença à éprouver les souffrances de la faim et surtout celles bien autrement sensibles de la soif.

Il y avait déjà cinq jours que nous flottions entre le ciel et l’eau, le corps glacé la nuit et brûlé le jour, le gosier sec et le ventre vide, cherchant dans le sommeil un soulagement à nos douleurs, quand mon estomac m’avertit qu’il ne pouvait plus attendre.

La mort est effrayante sur un champ de bataille, quand, seul, étendu parmi les morts, vous attendez quelquefois en vain qu’on vienne vous secourir, et que vous succombez, écrasé par les pieds des fuyards ou les roues des attelages de canons en retraite. C’est le sort du soldat. La mort est terrible quand la mitraille pleut sur le vaisseau et qu’on sent la membrure craquer de toute part, le flot envahir le pont et balayer morts, blessés et vivants. C’est le sort du marin. Mais, mourir de faim, suspendu à un cordage ou à une vergue, c’est épouvantable. Aussi, je comprenais le suicide de ceux qui étaient las de souffrir. Malgré cela, j’avais toujours de l’espoir. Le vaisseau marchait poussé par le vent et roulé par les lames. Qui sait si nous n’atteindrions pas la terre, ou si une voile ne nous rencontrerait pas ?

Mais pour vivre jusque-là, fût-ce un jour, fût-ce une heure, sans manger ni boire, comment faire ? On m’avait souvent raconté que des naufragés qui s’étaient trouvés dans la même position que nous, avaient été soulagés en s’enveloppant tour à tour d’une couverture trempée d’eau de mer. La peau, tout en laissant le sel à la surface, absorbait la fraîcheur de l’eau, ce qui calmait en même temps la faim et la soif. Il ne coûtait rien d’essayer.

Je défis mon gilet de flanelle, et à l’aide d’un fil de caret, je le trempai dans la mer et le revêtis, l’ôtant quand il était sec, le trempant de nouveau et le revêtissant encore. Les autres m’imitèrent et ma foi nous en éprouvâmes un soulagement réel.

Cela dura vingt-quatre heures !… Le lendemain, j’éprouvai quelque chose comme un commencement de délire. La mort m’apparut sous un effroyable aspect. J’avais envie de crier et je ne pouvais pas : heureusement que je m’endormis et un rêve me fit grand bien.

Quand on arrive au seuil de la vie, ou quand on se croit sur le bord de la tombe, tous nos anciens souvenirs arrivent en foule. Tout mon premier âge me revint avec son cortége de mes vieux grands parents morts depuis longtemps, des voisins oubliés, des amis perdus dans ce monde, où il est si rare de se retrouver dès qu’on s’est quitté. Puis, toutes ces visions disparurent pour faire place à une vision plus chère que toutes. Il me semblait que j’avais la fièvre et que, dans le plus violent accès de cette fièvre, mon père en larmes priait à côté de mon lit. Ce fut une grande joie pour moi que cette présence de mon père, que je n’avais pas revu depuis l’âge de huit ans ! Pendant que le vieux père priait, la fièvre me quittait et je me sentais doucement rafraîchi. Dès que le vieillard cessait de prier, la fièvre revenait plus intense que jamais.

À mon réveil, je me trouvai infiniment mieux. Des larmes mouillèrent mes yeux, et de ce rêve, je tirai cet augure que mon père était mort et que du ciel, où il priait pour son fils perdu, il était descendu pour adoucir les souffrances de l’enfant auquel il avait jadis fermé son cœur et son foyer.

Il y avait donc six jours que nous luttions contre la mort. La faim tua deux hommes sous mes yeux : l’un qui tomba comme foudroyé, l’autre qui s’éteignit lentement au milieu d’angoisses affreuses. Au premier moment de calme, on essaya de confectionner un radeau, projet qui était le seul espoir des naufragés, avec la vergue de misaine, celle de beaupré et tous les petits espars qu’on traînait à la remorque. Les meilleurs nageurs se mirent au travail. Le lendemain le radeau était achevé. Ce fut à qui s’y embarquerait. Et ce fut une lutte terrible. Les plus forts chassaient les plus faibles du radeau, et ceux-ci furent obligés de regagner les manœuvres qu’ils venaient de quitter.

Quelques-uns se noyèrent, mais nul n’y fit attention. Avant de couper le câble qui retenait encore le radeau au vaisseau, je demandai au capitaine s’il persistait à abandonner son navire. Le capitaine ne répondit pas. Alors, je le suppliai, en son nom et au nom de sa femme, de retourner dans la hune et de ne pas se hasarder sur ce radeau qui ne présentait aucune chance de salut. Il tourna les yeux vers sa femme qui ne voulait pas quitter son mari et se trouvait mieux sur le radeau que dans la hune ; il resta insensible à ma prière. Je coupai le câble, et l’on s’éloigna en ramant avec des morceaux de bois arrachés aux cordages et façonnés en forme de pagaies.

Pour moi, nous courions à une mort certaine. Nous n’avions ni compas ni boussole. Nous ignorions où était la terre. Du haut de notre hune d’artimon au moins nous dominions la mer, nous pouvions voir et être vus, mais sur ce radeau, perdus au milieu des vagues, nous n’avions même pas cette chance. Aussi, je résolus avec d’autres de retourner vers nos deux hunes flottantes où des grappes de malheureux étaient suspendues sur l’abîme. Comme nous n’avions plus la force d’y retourner en nageant et que notre départ allégeait le radeau, on nous y ramena avec empressement.

La nuit vint et le radeau disparut. Le lendemain, au point du jour, nous vîmes se rapprocher de nous un objet flottant. C’était le radeau qui était parti la veille et revenait du côté opposé. Les hommes avaient épuisé leurs forces à ramer, puis s’étaient couchés attendant que Dieu décidât de leur sort.

Le hasard les avait fait se retrouver auprès du bâtiment échoué. Ils tendirent leurs bras vers nous et chacun les aida à reprendre leurs places. Le radeau fut abandonné.

Par un sentiment de pitié qui sommeillait encore au milieu de nos souffrances, les deux places qu’ils occupaient dans la hune d’artimon furent rendues au capitaine et à sa femme. Le capitaine était sans connaissance, lui, un homme robuste et vigoureux, un marin endurci à toutes les privations et à toutes les souffrances de la mer qu’il sillonnait depuis trente ans ! Sa femme, au contraire, créature faible et nerveuse, avait tout supporté avec une force merveilleuse.

À peine installé dans la hune, le délire prit le capitaine et dans ce délire croyant voir une table servie, il demandait en se débattant pourquoi on lui refusait les aliments qu’on étalait devant lui. Le spectacle de cette agonie fut terrible. Enfin, il expira onze jours après notre catastrophe !…

À partir de ce moment, les agonies se succédèrent rapidement… Non, je n’essayerai pas de vous les raconter, cela me serait impossible. Je continuerai mon récit en effaçant les couleurs sombres de ce triste tableau, de vingt hommes mourant de faim sur deux mâts ballottés par les vagues !

Moi-même, je ne comprenais pas comment je pouvais être encore vivant ! Il est vrai que ces fortes bourrasques nous avaient amené de la pluie, ce qui nous avait permis au moins d’étancher notre soif. Quelques gorgées d’eau fraîche avaient suffi pour ranimer mes forces.

Vingt jours après, oui, vous avez bien entendu, monsieur Paul, vingt jours !… nous eûmes la joie immense d’apercevoir la terre !…

Et encore je me trompe en disant : la joie. Cette nouvelle fut reçue sans émotion, d’autant plus que la journée était trop avancée pour vérifier si le fait était vrai ou faux. La nuit vint, et alors seulement cette terre, qu’on avait à peine entrevue, sembla se faire visible à nos désirs ardents. La conversation se ranima. Chacun fit ses observations ; j’avoue que je fus le seul, non-seulement à nier l’existence de cette terre, mais encore à soutenir qu’il nous serait impossible de guider ce qui restait de notre navire vers un port.

— Enfin, dis-je, peu importe si cette terre est la fin de nos malheurs.

Le lendemain, en nous éveillant, il me fallut une grande force de volonté pour m’arracher à la position commode où je me trouvais et me retourner du côté où on avait entrevu la terre. C’était bien en effet les côtes qui se dessinaient sur l’azur du ciel. Mais à quel pays appartenaient-elles ? Nul ne le savait.

L’espérance me revint pourtant. Il était impossible que Dieu eût permis que nous souffrissions si longtemps, pour mettre, au moment où il nous rendait l’espoir, la mort à la fin de ces souffrances.

Le vent était favorable et nous poussait vers la terre ; mais plus on approchait, plus cette côte nous semblait déserte. La nuit vint, — encore une nuit ! — Chacun prit ses arrangements pour bien dormir, mais l’inquiétude était si grande que personne ne ferma l’œil. Un peu avant le lever du soleil, on ressentit un choc violent. Le vaisseau venait de toucher un rocher.

Nous attendîmes en silence. La Junon éprouvait secousses sur secousses. Les mâts de misaine et d’artimon en étaient ébranlés et, ne pouvant nous tenir debout, nous fûmes obligés de nous coucher et de nous cramponner aux traverses. La mer baissa. Notre pont sortit peu à peu de l’eau, et ce qui en restait demeura à nu.

Alors on essaya de descendre sur le pont. Une grande affaire ! Jugez de l’état où vingt jours de famine nous avaient mis ! Cependant on réussit et nous pûmes même commencer à descendre la pauvre dame du capitaine ; mais, les forces nous manquant, nous fûmes obligés de l’abandonner. Les Lascars, qui étaient les moins abattus, s’offrirent pour achever cette besogne délicate ; mais, comme ils savaient qu’elle avait de l’argent, ils en exigèrent la moitié. La somme leur fut payée dès que la malheureuse fut descendue sur le pont. Elle leur eût même donné tout, si je ne lui avais fait observer que le seul argent qui lui restait, était la fortune de tous et qu’il valait mieux le conserver pour notre salut que de l’abandonner aux deux misérables qui avaient osé se faire payer leurs services.

Chose étrange ! La vue de la terre avait eu une heureuse influence sur nous. Depuis qu’on l’avait aperçue, personne n’était mort. Vers midi, nous vîmes sur le rivage comme des ombres se mouvoir ; c’étaient des hommes qui nous regardaient, mais qui se dispersèrent bientôt sans venir à notre secours, sans voir nos signaux, sans entendre nos cris, — hélas ! ils étaient si faibles ! — ce qui nous fit douter que ce fussent véritablement des hommes. Cette vue nous rendit pourtant de la force. On commença à parler de gagner la terre à tout prix.

Les plus vigoureux s’emparèrent de quelques espars qu’ils jetèrent à l’eau. À la marée montante, six Lascars se mirent à la mer en se cramponnant à ces espars et se laissèrent pousser vers la plage par le flux. Malgré un ressac très-violent, ils y arrivèrent et nous les vîmes aborder, trouver un ruisseau et y boire avec avidité ; puis, n’ayant plus le courage d’aller plus loin, se coucher sur le sable et s’endormir.

Le lendemain, — oui, monsieur Paul, encore une nuit, ce fut la dernière ! — en regardant la côte, nous vîmes un grand nombre d’hommes se rassembler sur la plage autour de nos naufragés. À cette vue, notre attention redoubla. Ce qui allait se passer déciderait de notre sort. Le groupe d’hommes fit du feu, réveilla nos camarades et les fit manger, pendant que d’autres nous faisaient des signes comme pour nous inviter à aller à terre.

Oh ! alors notre émotion fut plus grande. Mais comment atteindre ce rivage ? La vie nous était devenue précieuse. Nous voulions vivre à toute force ! Il résulta de cet espoir que nous résolûmes d’aborder. Avec des efforts inouïs, aidé d’un jeune mousse qui avait encore mieux supporté que moi les fatigues des jours passés, je réussis à lancer à la mer un bout de mât que nous fixâmes par un câble à un autre débris.

Au moment de me mettre à la mer, le cœur me manqua. Mon jeune compagnon m’encouragea et je risquai le tout pour le tout. Je pris tristement congé de la femme de mon capitaine que j’étais obligé d’abandonner, en lui promettant un prompt secours dès que je serais arrivé. Elle me donna un peu d’argent et, après avoir fait ma prière, je me jetai à l’eau en tenant mon espar qui se mit à flotter vers le rivage. Une fois à la mer, mes membres reprirent leur souplesse et une partie de leurs forces ; mais je m’aperçus bientôt que l’espar me fatiguait horriblement. Je roulais par-dessus et plusieurs fois je fus obligé de le laisser aller ; mais comme je me sentais couler, j’étais obligé de le reprendre. La marée me poussait le long de la côte et, pour pouvoir diriger mon espar, je me couchai dessus en nageant d’un seul bras. Cette manœuvre me réussit, mais tout à coup une vague énorme vint briser sur moi et me roula, entre deux eaux, tout étourdi et à moitié mort du choc. Une fois encore, je revins à la surface de la mer et je parvins à respirer ; mais une autre vague vint me submerger. Cette fois, je crus que tout était fini. Je faisais ma dernière prière, quand l’espar revint à moi, ramené par une autre vague. Je le saisis encore et je pus me diriger vers un rocher auquel je me cramponnai. Une fois là, je tournai la tête pour voir ce qu’était devenu mon compagnon ; je le vis nageant avec peine vers le rivage. Le mât, qu’il avait lâché, lui avait meurtri les mains et le visage. Je lui tendis la main ; il la prit après plusieurs tentatives, car le flot le séparait à chaque instant de moi et j’étais trop faible pour lâcher le rocher où je me tenais pour ainsi dire suspendu. Enfin, il put me saisir fortement le bras et je le ramenai à moi, presque évanoui. Je le hissai tant bien que mal, de l’autre côté du rocher que les flots enveloppaient comme une île, et l’ayant placé de manière à ce qu’il fût à l’abri de la vague, je tâchai de rejoindre les camarades qui étaient à terre. Les lames ne purent m’arrêter, et me traînant sur les pieds et les mains, m’accrochant aux pierres, j’atteignis la côte ; mais, arrivé là, je me couchai sur le sable à l’abri d’un rocher, et je m’endormis sans pouvoir me rendre compte si ce n’était pas du sommeil de la mort.

Ils arrivèrent sur les rochers de la plage.

Quand je me réveillai, je me trouvai au milieu de mes camarades et de leurs sauveurs, dont le langage m’apprit bientôt où j’étais. Cette terre appartenait à la Compagnie anglaise des Indes.

Le bonheur que j’éprouvais, la joie d’être sauvé et l’espoir de manger du riz qu’on faisait cuire à mon intention, me rendirent presque fou. Il en résulta que j’oubliai complétement cette pauvre femme que j’avais laissée sur le navire. Quand le riz fut cuit, j’en mis quelques grains dans ma bouche, je ne pus avaler, et il fallut une cuillerée d’eau pour le faire couler. L’ardeur du soleil avait gercé mes lèvres et l’intérieur de ma bouche. À chaque mouvement de la mâchoire, le sang jaillissait des gerçures, ce qui me causait des douleurs insupportables. Mais tout cela cessa avec le sommeil qui revint plus impérieux que jamais. Ce qui me réveilla fut le souvenir de la femme de mon capitaine. Je rêvais qu’elle était morte et qu’elle venait me reprocher sa mort. Je m’écriai avec remords :

— Ah ! pauvre femme !

Puis, m’adressant aux Indiens, je les suppliai de voler au secours de ceux qui étaient restés sur la Junon. Ils me le promirent et je me rendormis sur cette espérance.

À minuit on me réveilla pour me dire que la dame et ses compagnons venaient d’être transportés à terre. Je me levai aussitôt pour aller les rejoindre. La jeune femme était assise près du feu, elle avait pu manger et boire. Jamais visage n’exprima une plus grande joie que le sien en me revoyant.

Le lendemain nous fîmes marché avec les Indiens qui nous transportèrent dans la ville la plus voisine où nous trouvâmes des secours…

Voilà, monsieur Paul, le récit authentique du plus épouvantable naufrage qui se soit passé sur mer, du moins à la connaissance de ceux qui ont survécu à de tels désastres.

Ce récit un peu long ne fut pas interrompu une fois. Les gardiens l’écoutaient comme s’ils en connaissaient déjà tous les détails. De temps en temps, leurs yeux se portaient sur Clinfoc qui écoutait plus attentivement que les autres.

Quand le Breton eut fini, Clinfoc se leva, alla lui prendre les deux mains et le regarda bien en face :

— Comment t’appelais-tu, à bord de la Junon, lui dit-il ?

— Que vous importe !

— Il n’y avait qu’un second maître, il se nommait d’un nom anglais.

— Vous y étiez donc, dit le Breton en souriant.

— Oui, et je te reconnais à présent…

— Il y a longtemps que je vous avais reconnu, moi.

Je le ramenai à moi presque évanoui.

— Et tu ne le disais pas ? Et tu te laissais agoniser de sottises ?

En même temps qu’il disait ces paroles, Clinfoc sautait au cou du Breton qui lui rendait son accolade sans rancune pour les mauvais traitements passés.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Paul, à son oncle.

— Le récit d’Yvonnec et celui que voulait faire Clinfoc n’en sont qu’un, répondit le capitaine. Clinfoc était à bord de la Junon.

— Oui, monsieur Paul, dit Clinfoc, j’y étais. Et je vous dis carrément que ce Breton est un héros. Eh bien ! où est-il donc ?

Yvonnec avait disparu.

On vint annoncer que le déjeuner était prêt. Après le déjeuner, Paul fit sa première promenade sur l’esplanade du phare.

— Mon cher oncle, disait le jeune homme, une chose m’étonne, c’est qu’un marin puisse être gardien d’un phare.

— Pourquoi, mon ami ?

— Parce qu’il y a une grande différence entre la vie active du marin et la vie sédentaire du gardien. Comment ont-ils pu quitter la mer ?

— Ils ne la quittent pas. Au contraire.

— Je m’entends…

— Moi aussi, je t’entends. Le marin sur son vaisseau est libre comme l’air ; il voyage, il voit tous les jours du nouveau, tandis que le gardien est en cellule, c’est le prisonnier de la mer. Voilà ce que tu voulais dire ?

— Oui, mon oncle ; mais voici papa Chasse-Marée, je veux l’interroger à ce sujet.

— Oh ! oh ! monsieur Paul, s’écria le bon vieillard quand Paul lui eut posé sa question, ce que vous me demandez là est grave, je vous répondrai dès ce soir, car j’ai peur que votre oncle ne profite du beau temps pour vous emmener demain…

Le soir arriva, Antenolle seul manquait à l’appel. Il était de service.

— Je pourrais intituler ce récit, la vie dans les phares, dit Chasse-Marée qui prit la parole sans y être invité, au grand étonnement des gardiens qui n’étaient pas dans le secret ; je vais, monsieur Paul, vous donner quelques détails un peu froids peut-être sur notre existence, mais ils seront courts et vous en reconnaîtrez l’utilité plus tard, si toutefois vous voulez bien me prêter votre attention.

— Je suis tout oreille, dit Paul.

— Ma foi, moi aussi, dit Clinfoc, il faut bien enfin qu’on me raconte quelque chose que je ne sache pas et que tous les marins devraient savoir.

— En France, commença Chasse-Marée, notre personnel se recrute de préférence parmi les anciens volontaires de terre ou de mer. Les maîtres touchent 1,000 francs par an. Les appointements des gardiens varient entre 850 et 472 francs. Ceux qui sont au service des phares isolés reçoivent une indemnité.

Notre règlement est des plus simples : allumer les lampes à la tombée de la nuit et les éteindre au lever du soleil. Pendant le jour nettoyer et préparer l’appareil.

Quant à notre vie, elle est la même partout, plus ou moins agréable selon les stations.

Les phares qui n’ont besoin que d’un seul gardien sont confiés à des hommes mariés qui sont logés avec leur famille dans l’établissement. Le logement est placé en dehors, c’est une ou deux pièces avec cheminée entre une cour et un jardinet. Il est placé à proximité de la tourelle de telle sorte que le feu est en vue d’une des fenêtres. Dans d’autres cependant la maison est accolée à la tour de manière que si le gardien est obligé de se lever pour s’assurer de l’état de la flamme, au moins n’est-il pas forcé de sortir. Nous avons tout près de nous le phare de Pontaillac que vous connaissez et dont le gardien loge en dehors.

Dans les grands phares, comme le nôtre, où la flamme doit être surveillée pendant toute la nuit, il est nécessaire d’avoir des gardiens qui veillent à tour de rôle. Autrefois on y logeait aussi les familles des gardiens ; mais, il n’y avait pas moyen de s’entendre entre ménages. Le service en souffrait. C’est pourquoi on les a éloignés d’abord, puis comme cette famille logée au dehors était un surcroît de dépenses pour des malheureux trop peu payés, on a remédié à ces inconvénients en isolant les logements des gardiens les uns des autres. Pourtant, il a bien fallu que le gardien des phares situés en mer, surtout ceux qui ne se composent que d’une tour, fussent privés de leurs familles. Aussi dans ces stations la vie n’est pas des plus gaies.

Le vent souffle quelquefois avec tant de violence qu’ils peuvent à peine respirer. Ils sont alors forcés de se renfermer étroitement dans la tour obscurcie par un sombre brouillard ou par l’écume des hautes vagues qui les enveloppe comme d’un voile. L’été, ils s’amusent à pêcher. Si leur demeure n’est pas entourée de rochers qui leur permettent de tendre les lignes, ils nouent autour de l’édifice au-dessous de la porte une corde à laquelle ils attachent une cinquantaine de lignes longues comme le bras. Quand la mer monte, le poisson qui rôde le long du mur s’attrape, et lorsque l’eau baisse, on aperçoit accrochée aux hameçons et suspendue autour du phare, une guirlande de poissons.

Nous avons sur nos côtes, du moins à ma connaissance, deux cent soixante-quinze feux allumés depuis longtemps à terre, en outre cinq phares flottants mouillés dans les endroits où il a été impossible d’élever des constructions, comme par exemple, tout près d’ici à Mapon et à Talais dans l’intérieur de la Gironde et sur le plateau de Rochebonne à l’entrée du golfe de Gascogne.

L’Angleterre abuse de ces bateaux. Elle les a trouvés, et toutes ses côtes en sont garnies pour faire honneur à son invention. C’est un bateau ordinaire variant entre soixante-dix et trois cents tonneaux. Il a deux mâts au sommet desquels est placée la lanterne, sorte de boule ronde qui de loin dans le brouillard ressemble assez à la lune. Cette lanterne se monte et se descend soir et matin, le soir pour l’éclairer, le matin pour la nettoyer ; au pied de chaque mât est une petite cabine où on peut nettoyer et allumer l’appareil à l’abri. Le service est composé de telle sorte, que les officiers ont quinze jours de congé et les matelots huit jours, pour un mois de service à bord.

Phare flottant.

Du reste, de retour à Royan, vous pourrez par un beau temps faire une excursion, au phare flottant de Mapon, votre oncle y connaît, certainement le capitaine Massion, un brave et bon marin, et un excellent homme, qui vous montrera dans tous ses détails la disposition intérieure de son phare.

La tempête les éprouve souvent, ils reçoivent pour quinze jours de vivres ; malgré cela, il n’est pas rare que ces phares flottants restent plus longtemps sans qu’un navire puisse les aborder.

Mais assez parlé des phares, revenons à leurs gardiens.

Parfois ils ont de nobles délassements, celui de sauver les naufragés. Le gardien du phare de Longstone sauva une nuit, aidé de sa fille, neuf passagers de l’équipage d’un vapeur qui s’était brisé sur les récifs : trente-huit personnes périrent.

Le sieur Ledoux, gardien du phare de Berk, en a sauvé beaucoup. Il en sauve peut-être encore, plaise à Dieu qu’il soit toujours de ce monde ! La porte de ce phare est sans cesse prête à s’ouvrir pour donner asile et secours aux marins que sa lumière n’a pas éloignés du danger.

Une nuit que la tempête balayait des flots de sable, le trois-mâts anglais, le Parangon, vint se briser contre la côte. L’obscurité était telle, que Ledoux ne vit pas ce qui se passait, mais il entendit les cris de l’équipage. Il ouvrit la porte, mais il ne put faire deux pas en dehors tant la bourrasque était forte. Il écouta. Rien. Il se coucha mais ne put dormir. Il lui semblait entendre dans le vent des voix qui appelaient au secours.

Un homme, un seul avait pu se sauver en effet ; Il avait crié, mais les hurlements de la tempête avaient couvert le bruit de sa voix. Alors il se dirigea vers la lumière du phare, mais il est situé si haut, au milieu de grandes herbes coupantes et piquantes ! comment y parvenir ? Il tombe épuisé à moitié chemin en poussant un dernier cri de désespoir.

Cette fois le gardien a entendu, il ouvre la porte et se dirige du côté de la voix qui l’appelle et n’est plus qu’un gémissement. Il voit le naufragé, l’enveloppe de sa veste, le transporte dans sa chambre, le frictionne devant un bon feu et ramène chez lui la chaleur et la force.

À peine le malheureux a-t-il repris les sens qu’il s’écrie :

— Mais j’ai des camarades, il faut aller les chercher.

— Restez là, dit le gardien.

Et il repart avec des couvertures et un flacon d’eau-de-vie pour aller explorer la grève. À la lueur vacillante d’une petite lanterne dont il est muni, il découvre un homme presque enfoui dans le sable. Il le frictionne, le couvre chaudement et court sonner à l’hôpital qui n’est pas loin du phare. On lui ouvre, des secours suivent, et le naufragé se trouve bientôt hors de danger.

Voilà, monsieur Paul, ce que fait parfois, souvent même, ce fainéant de gardien de phare.

Paul rougit jusqu’au blanc des yeux à ce reproche indirect mais mérité, car le père Chasse-Marée avait bien deviné que le jeune homme, en ignorant la manière de vivre de ces gens dévoués, en ignorait surtout la vie d’abnégation et de sacrifices.

Chasse-Marée reprit gaiement :

— Si peu variée que soit notre existence, elle trouve des partisans. On m’a cité un cordonnier qui se fit gardien d’un phare isolé parce que la réclusion lui déplaisait. Il se trouvait moins prisonnier sur son rocher que dans son échoppe. Monsieur aimait l’indépendance !…

J’en ai connu un, qui est resté quatorze ans dans un phare des côtes de Bretagne. Il avait conçu un tel attachement pour sa prison qu’il renonça pendant deux ans à son tour de congé. Enfin on le décida à profiter du droit que lui donnait le règlement. Une fois à terre, il se trouva dépaysé et se mit à boire jusqu’à l’ivresse. On le révoqua. Il languit quelques jours et mourut.

D’autres sont devenus fous. Il y a de quoi, car il y a certains phares des côtes d’Angleterre, qui souvent disparaissent sous les vagues pendant plusieurs heures. Il en est un surtout que j’ai vu dans ma jeunesse à qui il est arrivé un accident étrange. La mer enleva la calotte de la lanterne. L’eau entra et éteignit les lampes. Il fallut beaucoup de travail et encore plus de présence d’esprit pour la repousser. C’est du reste un lieu terrible. Le phare est construit sur une caverne ouverte par une longue crevasse à l’extrémité du rocher. Quand la mer est mauvaise, le bruit produit par le vent dans cette caverne est si violent que les hommes ne peuvent dormir. L’un d’eux fut frappé d’une telle frayeur que ses cheveux blanchirent en une nuit.

Un jour, c’est plus récent, deux drapeaux noirs flottèrent en haut du phare. C’était un signal de détresse. Des trois gardiens du phare, celui qui était de garde venait de s’ouvrir la poitrine avec un couteau. Ses compagnons avaient essayé d’étancher le sang avec de l’étoupe, mais sans y parvenir. Trois jours se passèrent sans qu’on pût leur porter secours. La mer était si rude et le débarquement si dangereux qu’on fut obligé de lancer le blessé au bout d’une corde dans un bateau venu à leur appel. Le blessé mourut quelque temps après. On constata qu’il s’était frappé dans un moment d’aliénation mentale. Le vertige de l’abîme monte à la tête des gens faibles.

En France, nous avons rarement d’exemples de folie. Nous savons prendre notre mal en riant, mais l’Anglais est trop sérieux !… Non, vrai, cela vous fait sourire. C’est, comment appelez-vous ça ? un paradoxe, je crois. Eh bien, franchement, c’est la vérité.

Ce qui ajoute aux horreurs de cet emprisonnement au milieu des flots est de vivre avec des gens dont les goûts et les humeurs ne s’accordent pas toujours. Oh ! je ne parle pas pour nous ! D’abord ici, il y a la discipline. Mais quand on n’est que deux, par exemple, c’est bien plus difficile. Ainsi, je prends un des plus beaux phares d’Angleterre, celui d’Eddystone, en face de Plymouth. Ils ne sont que deux là-dedans. Jamais ils n’ont pu s’accorder. J’en ai connu un, — cela date des pontons — qui m’assura n’avoir jamais entendu causer son compagnon.

— Il était peut-être muet, lui demandai-je.

— Ma foi, fit-il, je n’en sais rien. Je ne lui ai jamais parlé !…

Et tenez, il me revient à la mémoire un fait historique qui s’est passé dans ce même phare d’Eddystone. Il finira dignement ce bavardage, qui ne doit pas avoir beaucoup d’intérêt pour celui auquel depuis six semaines on corne aux oreilles des récits de marins.

— Au contraire, il m’intéresse beaucoup, s’écria Paul qui tenait à se faire pardonner de Chasse-Marée.

— Un jeune homme, marin à bord du Neptune et dégoûté du métier, résolut un jour de se faire gardien de phare. Il n’aimait pas le travail outre mesure : la position de gardien dans un phare lui souriait mieux que celle de marin de l’État. Il entra donc à Eddystone, comme postulant, avec un engagement de six mois. Bons appointements, abondance de vivres, chaude retraite, vie facile. Que lui fallait-il de plus ? Aussi cherchait-il vainement le motif qui avait pu contraindre ses prédécesseurs à quitter le service, et, ne le trouvant pas, il les avait rangés au nombre de ces gens que rien ne satisfait et qui ne sont bien que là où ils ne sont pas.

Le séjour du phare devant paraître quelquefois monotone, il fit quelques emplettes propres à le divertir. Il acheta un jeu de cartes, une boîte à musique et un livre de chansons.

Trois heures après son départ de Plymouth, la chaloupe le déposait à la tour d’Eddystone avec les provisions de la semaine, et il se trouvait seul avec son compagnon de garde.

Celui-ci était un vieil Écossais, hargneux, à la figure rébarbative, sombre et peu communicatif. Il lui fit pourtant les honneurs de sa nouvelle demeure qui lui convint. C’était encore heureux.

Comme il n’avait jamais vu de phare, il fut tout étonné de voir qu’une simple tour pût être emménagée comme un navire. C’étaient quatre chambres superposées et dominées par la lanterne. Celle du bas servait de magasin, celle du milieu de cuisine, la dernière de chambre à coucher. Le seul exercice qu’on pût se donner était de monter et de descendre ; car il y avait trop peu de largeur dans chacune d’elles. Mais, enfin, on ne peut pas tout avoir !…

— Quand on a couru le monde, se dit-il, on est bien aise de rencontrer un tel asile ! Que diable ! il n’est pas agréable de faire le quart sur le pont d’un navire, par une nuit froide et pluvieuse, ballotté par le tangage et le roulis, ou bien de grimper dans la mâture pour prendre des ris pendant un coup de vent. Maudit Neptune ! m’en as-tu fait voir de dures ? Pendant trois semaines pour te sauver, il a fallu vivre au milieu de fatigues continuelles, sans ôter nos vêtements, sans pouvoir dormir une heure. D’un côté, la mer avec ses lames courtes et dures, de l’autre, la brise aiguë qui nous fouettait le visage et les mains. Jour et nuit aux pompes, quand on n’était pas à la manœuvre ! Et pas de provisions ! Tandis qu’aujourd’hui, je n’ai qu’à entretenir une lampe et à veiller pendant quelques heures dans un bon fauteuil. Un bon lit, une bonne nourriture m’attendent à l’abri des tempêtes. Il n’y a que mon camarade qui ne soit pas bon ! C’est une éducation à faire.

Voilà ce que se disait le nouveau gardien le premier jour, ne se doutant pas que bientôt il regretterait la destinée à laquelle il se félicitait d’avoir échappé, et qu’il ne tarderait pas à échanger son bien-être contre les plus dures épreuves de la vie de matelot.

Les veillées de nuit se faisaient par moitié. Jusqu’à minuit, c’était le tour du vieux. À minuit, il descendait se coucher, et notre héros prenait sa place jusqu’au matin.

Une nuit, il s’ennuya ; et pour se distraire descendit chercher un verre de grog. L’Écossais avait le sommeil très-léger ; il l’entendit et se leva avec effroi :

— Qu’y a-t-il ? La lampe est éteinte !

— Mais non, j’ai soif et je viens chercher à boire !

— Quoi, vous osez ?…

Et le vieux se précipita dans l’escalier pour aller reprendre le poste abandonné. L’Anglais, — je l’appelle ainsi puisque l’autre était Écossais, — fit son grog, alluma sa pipe, fit aller sa boîte à musique et remonta sans se presser. L’Écossais ne bougea pas ; mais sur l’assurance du nouveau gardien qu’il n’abandonnerait plus son poste, il alla se recoucher.

L’Anglais s’arrangea dans son fauteuil et s’endormit pour ne se réveiller qu’au jour.

L’Écossais lui tint ce langage :

— Jeune homme, vous avez navigué. Vous savez qu’on ne doit pas quitter son poste, quand on est de quart. Un phare est un vaisseau. Il n’est pas exposé à la tempête, c’est vrai ; mais, si le phare se dérangeait et cessait d’avertir les marins, que deviendraient les hommes qui comptent sur sa lumière pour les guider sur les flots ? Si, par votre négligence, un navire se perdait sur les rochers qui nous entourent, la mort de chaque homme pourrait nous être imputée à crime. Nous serions des assassins, des meurtriers…

L’Anglais haussa les épaules et lui tourna le dos.

Je ne vous raconterai pas la vie de ce malheureux jeune homme. Il en vint, comme je vous l’ai fait pressentir, à regretter son vaisseau. J’arrive au fait capital, afin de bien vous démontrer le mal que peut faire la négligence d’un gardien de phare.

L’Anglais s’endormait toutes les nuits dans la lanterne. Le vieillard le surprit et lui fit de nouveaux reproches. Il lui raconta même l’histoire d’un malheureux gardien, qui s’étant endormi laissa la lanterne prendre feu. Le plomb fondu tomba dans sa bouche et l’étouffa.

Mais rien ne fit, ni reproches, ni menaces. Le jeune homme s’ennuyait de cette vie, et il voulait s’en aller. Le vieillard fit son rapport, la première fois que le canot vint apporter des provisions, et ne pouvant compter sur son camarade fit la veillée tout seul.

Une nuit, le malheureux Écossais l’appela à son secours. Quand l’Anglais arriva près de lui, il était trop tard, le vieillard dont les forces étaient épuisées venait de s’éteindre comme une lampe sans huile, victime de son devoir à son poste.

Le jeune homme restait seul dans le phare avec un cadavre dont l’œil hideux semblait lui dire encore : n’oubliez pas mes recommandations ! Ce cadavre lui fit tellement peur qu’il courut se cacher dans sa chambre, dont il n’osa pas sortir de la journée, même pour faire des signaux de détresse. La peur l’avait rendu presque fou.

La journée s’écoula. Ce n’était qu’un jour, mais il dura un siècle. Le soir vint. Il ne songea même pas à allumer la lampe, mais quand le sentiment du devoir lui revint, il n’osa pas, tant l’idée de demeurer auprès du cadavre le remplissait de terreur.

La nuit vint, une nuit épouvantable. Il se tint auprès d’une croisée ouverte suivant de l’œil les vagues qui se brisaient contre le rocher avec le bruit du tonnerre et en flots d’écume phosphorescente. Soudain il lui sembla voir une lumière du côté d’où soufflait le vent ; elle disparut, se montra de nouveau, et il acquit bientôt la certitude que c’était le fanal d’un vaisseau caché, puis démasqué par l’ondulation de la mer. Il naviguait vers l’écueil sur lequel est élevé le phare.

Sa stupeur, son apathie se changèrent en colère.

— Lâche ! fit-il, c’est toi qui seras cause de la destruction de ce navire. Monte allumer ta lampe, misérable, mais monte donc !

Et le cadavre se dressait devant lui, et la peur le reprenait, et ses yeux agrandis par la fièvre semblaient dévorer le vaisseau qui comptant sur la lumière du phare venait se heurter contre cette ancre de salut qui allait devenir son tombeau.

Cependant il brava l’horreur que lui inspirait le cadavre et monta, mais la lampe n’était pas arrangée. Il n’y avait pas d’huile. Il lui fallait une demi-heure pour réparer ce mal causé par sa négligence, et dans quelques minutes le navire serait sur l’écueil.

Le fanal arrivait rapidement. Il perdit tout sentiment. Quand le vaisseau ne fut plus qu’à une encablure du phare, il se roidit et poussa un cri de désespoir. Le bruit de la vague domina sa voix. Mais la lumière dévie, sans doute le timonier a vu l’écueil et change la position du gouvernail, trop tard ! Il entendit le heurtement des vergues contre les mâts et le claquement des voiles. Une d’elles, détachée de sa ralingue, disparut dans l’air, vint frapper le malheureux au visage et l’envelopper comme d’un linceul. Presque au même moment, la lumière disparut, un fracas se fit entendre, puis un instant de silence. Enfin les cris de l’équipage, le tintement de la cloche d’alarme, et ce fut tout. Hommes, navire, marchandises, tout s’était englouti dans les flots.

Le gardien lâcha l’appui de la fenêtre et tomba évanoui. Quand il s’éveilla, le jour venait de paraître. Il tâcha de se fortifier contre le souvenir de la nuit et crut que c’était un mauvais rêve. En effet, la mer était calme, et rien ne faisait présager qu’un vaisseau avait pu se perdre sur un récif protégé par un phare.

Mais la conscience se révolte quand le raisonnement lui impose silence. Le remords ne tarda pas à s’emparer du jeune homme, et une voix qui lui criait : Assassin ! meurtrier, le poursuivait. sans cesse. Il lui semblait que c’était encore la voix de l’Écossais.

Heureusement que ce jour-là, on put débarquer, et la chaloupe apportant des provisions amena avec elle deux matelots et l’inspecteur du phare. Ce dernier fit des reproches au gardien de s’être endormi pendant sa veillée, lui infligea une forte punition et lui demanda où était l’Écossais.

— Mort, dans la lanterne, répondit-il sans lever les yeux.

En voyant sa prostration, sa pâleur, son air hébété, chacun crut à un crime. On monta dans la lanterne et on trouva le corps de l’Écossais. Une enquête s’en suivit, mais le gardien fut bien vite reconnu innocent et révoqué pour sa négligence.

Aujourd’hui il est fou, et, dans sa folie, il raconte ce qui s’est passé et que personne ne veut croire. En effet, dans cette nuit, on avait vu briller un fanal dans l’ombre. Ce fanal qu’on avait pris pour la lumière du phare n’était autre que celui du navire échoué sur le roc d’Eddystone.

Vous voyez, monsieur Paul, quel mal nous pouvons faire aux vaisseaux par notre négligence. Jugez par là des services que nous pouvons leur rendre.

Paul serra la main de tous ces braves gens avec beaucoup d’émotion. Il voulait leur parler mais ne trouvait rien à leur dire.

Les gardiens eux aussi étaient très-émus. Ils aimaient Paul et s’étaient habitués à lui, puis ils le remerciaient tout bas de leur avoir fait parcourir cette mer qu’ils avaient quittée à regret, d’avoir réveillé des souvenirs toujours chers à ceux qui vivent du passé, de leur avoir procuré enfin de bonnes soirées, si monotones quand ils sont livrés à eux-mêmes.

Chacun était triste. Paul devait partir le lendemain, et cette soirée étant la dernière, on eût voulu la prolonger par de nouveaux récits, mais personne ne songeait à parler. On se sépara avec plus d’affection que de coutume, mais aussi avec plus de regrets.

Le lendemain, après des adieux touchants, Paul, son oncle et Clinfoc retournèrent à Royan. Le jeune homme n’était pas assez guéri pour reprendre la route de Paris. Il fut obligé de passer l’hiver auprès de son oncle. Celui-ci ne s’en plaignit pas.

Enfin le jeune homme dut partir, mais il profita d’une belle journée pour retourner à Cordouan. Chacun des gardiens lui promit de nouvelles anecdotes s’il voulait rester. Le père La Gloire lui demanda de le prendre à son bord dès qu’il serait officier, Antenolle voulait être son matelot, Cartahut son ordonnance. Yvonnec seul ne dit rien, mais il regardait avec émotion la jolie et mâle figure de Paul, sur laquelle on pouvait lire avec certitude tous les bons sentiments qui germent dans une âme loyale. Chasse-Marée était de tous le plus ému, et il fit promettre au capitaine de lui donner des nouvelles de son neveu.


FIN.