Bâtiment négrier.

CHAPITRE VI

antenolle

La Blanchette, navire négrier. — Tombaleau. — La dorade et les poissons volants. — Le canal de Mozambique. — Les tigres. — Un canot attaqué par une tigresse. — Zanzibar. — Les nègres. — Zambalah et son frère, prisonniers à bord d’un navire portugais. — Le Sénégal. — Vengeance d’un nègre. — Un raz de marée à Saint-Denis. — La douane arabe à bord de la Blanchette. — Un navire négrier chassé par les Anglais. — Les Arabes poursuivent la Blanchette. — Mascarade à bord. — Révolte des nègres. — Naufrage. — Construction d’un radeau. — Fuite des officiers. — Les nègres et les requins. Dans la forêt. — Le boa. — Combat avec un navire anglais. — Les chaloupes anglaises. — La ruse des barriques. — Le mal de mer. — Bourbon. — Arrivée à Bordeaux.

Quand ce fut à Antenolle de parler, les anciens se récrièrent. Chacun fondait très-peu d’espoir sur l’intérêt que devait inspirer le récit des souvenirs du jeune marin. Antenolle en effet n’avait pas beaucoup voyagé, ni beaucoup souffert, si ce n’est du mal de mer. Paul ne voulut pas cependant le froisser et il le pria de lui raconter un des épisodes de sa vie.

— Il n’y en a qu’un, mais il est long, dit Antenolle.

— Nous écoutons, répondit Paul en souriant, pendant que tout le monde prenait place et que l’assurance d’Antenolle commençait à donner de l’inquiétude aux gardiens, sur la valeur et surtout la longueur du récit de leur camarade.

Antenolle commença :

— Je ne vous dirai rien de mon enfance. — Cet exorde fit éclater de rire. — Je voulais être marin, je me fis mousse. Triste métier quand on a toujours le mal de mer et toujours la fringale. Quand je n’étais pas couché sur les cadres, je rôdais autour de la cuisine. Mal à l’estomac perpétuel. Un beau matin comme le navire était fatigué de moi autant que j’étais fatigué de lui, on me déposa à Calcutta, d’où un trois-mâts bordelais devait me rapatrier.

Mais à peine à terre, je guéris comme de juste et je n’eus rien de plus pressé que de chercher à reprendre du service sur un navire qui ne rentrerait pas en France. Je voulais faire le tour du monde. Je voulais surtout forcer mon estomac à supporter les privations et le mal de mer, car pour un marin, un estomac pareil, c’est une honte.

J’avisai dans le port une corvette qui était sur le point d’appareiller. Or nous étions un vendredi, le 2 janvier, et par conséquent le premier vendredi de l’année. Triste jour pour commencer un voyage ! Je ne pus m’empêcher de faire tout haut cette réflexion, en inspectant de l’œil cette corvette sur laquelle j’aurais déjà voulu être embarqué.

— Tu as raison, petit, fit une voix à côté de moi.

Je me retournai et je me trouvai en face d’un matelot grand et fort, qui, à première vue, me parut être une de ces natures franches, pleines de dévouement, de bonhomie et de ruse, une vraie tête de vieux loup de mer, comme je les aimais, bien que j’aie senti plus d’une fois le bout de leur pied s’égarer dans le bas de ma veste. C’était un des gabiers de la corvette, appelé Tombaleau, un surnom qui valait le mien d’Antenolle. Nous eûmes bientôt lié connaissance. Il m’apprit que le navire en partance s’appelait la Blanchette, qu’il allait à Zanzibar chercher de la marchandise, — et en disant cela, il souriait d’un air goguenard, — et que de là il ferait voile vers l’Amérique.

Il faut vous dire que la Blanchette avait la coque noire comme celle d’une taupe. Je n’y fis pas attention et la figure de Tombaleau me plaisant, je lui demandai si on avait besoin d’un novice à bord.

— Oh ! me répondit-il, on a toujours besoin d’un gamin pour nous faire enrager et attraper des torgnoles ! Si le capitaine veut te prendre, et je crois qu’il ne demandera pas mieux, tu peux être sûr que je te servirai de matelot.

— Allons voir le capitaine, lui répondis-je.

Deux heures après j’étais à bord de la Blanchette. Le soir même on appareilla, et moi, comme d’habitude, je débutai dans mon service par un violent mal d’estomac. Tombaleau me fit coucher sur son cadre et m’y laissa endormir.

Vers minuit, je me réveillai d’un profond sommeil. Il faisait une chaleur étouffante. Je me levai pour monter sur le pont respirer l’air, car dans l’entre-pont il régnait une odeur de musc et de bouc qui était loin d’apaiser mon mal de cœur. Cette odeur me suivit sur le pont. Je n’eus pas le temps de m’en plaindre. Un grave événement venait de se passer et détourna un instant mes pensées en atténuant mon malaise.

Le lieutenant de quart venait d’être tué par un épissoir mal amarré dans la hune qui lui était tombé sur la tête. Le malheureux jeune homme gisait dans une mare de sang, au milieu des matelots sur lesquels cette mort tragique et inattendue produisait une vive impression. — Voilà ce que c’est que de partir un vendredi ! murmura Tombaleau qui était derrière moi. Ma foi, si cela avait été en mon pouvoir, je n’aurais pas hésité à m’en aller, non pas à cause du mal de mer auquel je ne pensais plus, mais parce qu’il me semblait, comme à tout l’équipage du reste, que cette traversée, imprudemment commencée un vendredi et dont un fatal événement marquait le début, devait finir par une catastrophe.

Mais il était trop tard et il fallait se résigner. Ce qui m’inquiétait le plus, c’était de savoir ce que c’était que cette corvette qui sentait le bouc et ressemblait à un corbillard. Tombaleau me l’apprit en riant. J’étais sur un négrier !…

L’équipage se composait après la mort du lieutenant de douze hommes, ce qui voulait dire qu’en partant nous étions treize ! — Le capitaine, qu’on avait surnommé Tranche-liard, à cause de son avarice, d’un caractère impérieux et dur, d’un égoïsme profond, peu sympathique à l’équipage ; deux officiers bons vivants, un maître, un charpentier, un tonnelier, quatre marins, un cuisinier et un mousse. Le mousse, c’était moi soi-disant.

La corvette était bonne marcheuse. Son coffre était doublé de cuivre et percé au sabord pour y placer une batterie. On avait haussé son tillac d’un bon tiers de plus que celui des corvettes ordinaires pour donner plus de hauteur au parc des noirs construit sur le faux pont, pour arrimer beaucoup de vivres, enfin pour assurer au navire la qualité principale de ne pas embarquer de vagues par le gros temps. De plus on avait construit une espèce de cloison appelée rambade, haute de six pieds avec une galerie pour y mettre des factionnaires. Dans cette cloison étaient percés des trous et des embrasures dans lesquelles on place des canons braqués sur l’avant de manière à foudroyer les nègres en cas de révolte. Une tente goudronnée, appelée tôt, couvrait le pont de l’avant à l’arrière, pour le préserver de la pluie, du soleil et de la mer, les écoutilles devant rester ouvertes jour et nuit.

Tel était le navire sur lequel ma mauvaise étoile m’avait placé. Je n’avais rien à dire puisque je l’avais voulu. Et encore, j’étais sur un navire négrier, soit ; mais il n’y avait pas de nègres. Quand il y en aurait, que serait donc ma répugnance. Ajoutez à cela que les Anglais font une chasse aux négriers ! gare à ceux qui passent à leur portée ! Toutes ces réflexions jointes à mon malaise persistant ne laissaient pas que de m’attrister, bien que la traversée fût admirable et que nous fussions favorisés par une brise excellente.

Comme j’étais les trois quarts du temps sur le pont, penché sur les bastingages, vous savez pourquoi, j’eus le temps de voir à mon aise la mer et les poissons. C’est un spectacle très-curieux que n’ont pas le temps d’examiner sérieusement les marins. Il faut être gardien de phare pour ça.

Parmi les poissons qui nous suivaient, il y en avait de toutes sortes dont j’ignorais les noms, mais il y avait surtout des dorades et des poissons volants. La dorade a le nez camus et mille couleurs chatoyantes, mais le poisson volant est plus joli et plus gracieux de forme et de couleur. Seulement il n’est pas si bon à la poêle. Ce petit malheureux a tellement de ressemblance avec les mousses que je ne pouvais m’empêcher de m’apitoyer sur son sort. En effet, il a des nageoires pour échapper aux oiseaux de mer et des ailes pour échapper aux dorades, mais il n’échappe ni aux uns ni aux autres : quand il ne tombe pas sous la dent de la dorade, il tombe sous le bec de la mouette. Et pourtant ce n’est pas faute d’être leste et malin, — comme le mousse !

La dorade est son plus mortel ennemi : il échappe encore aux autres poissons ; mais, dès que celle-ci lui donne la chasse, il est perdu. C’est une lutte curieuse, celle de la gourmandise contre la peur. Aussitôt que les deux ennemis se sont aperçus, le poisson volant prend son élan, s’élève dans l’air, puis rase les flots avec une rapidité qui tient du vertige. La fraîcheur de l’eau entretient l’humidité de ses ailes, et la brise dont il suit la direction aide à la rapidité de son vol : mais la dorade n’a pas perdu de vue sa proie, nageant sur le flanc pour mieux la guetter, elle effleure à peine la surface de l’eau et poursuit sa chasse avec acharnement, jusqu’à ce que le pauvre petit mousse, ne pouvant retremper ses ailes dont l’air sèche l’humidité, s’incline comme un navire démâté et tombe dans les dents de la dorade qui le saisit d’un bond.

Quelquefois la dorade en est pour ses frais. Le petit poisson, au lieu de s’envoler avec rapidité, se laisse dépasser par son ennemi, puis, faisant une volte, retrempe ses ailes dans la mer et se sauve en battant une contre-marche.

Très-curieux, je vous assure, ce spectacle, surtout quand on n’est pas malade en le contemplant.

Le capitaine ne m’avait pas pris à son service pour admirer les dorades et plaindre les poissons volants ; aussi était-il très-mécontent de moi et, sans la protection de Tombaleau, il m’aurait guéri à coups de garcette. Maître Tranche-liard me promit de me laisser à terre à la première occasion si je ne me guérissais pas. Cette promesse menaçante me donna à réfléchir et je tâchai de me surmonter. Peine inutile !

Enfin, onze jours après notre départ, nous mouillâmes à une petite île portugaise située à l’embouchure du canal de Mozambique. Un amas de cabanes obscures privées d’air et entourées de mauvais jardins mal entretenus, constituait toute la ville. Au milieu, une masure à un étage, un fortin en ruines, une chapelle représentaient les monuments. La masure était le palais du gouverneur, gardé par un officier, un fifre, un tambour et une garnison de dix-sept hommes !… Quant aux habitants, se disant tous portugais, ils avaient le teint couleur café au lait et les cheveux crépus comme ceux des nègres. Leur costume semblait lugubre, c’était un ramassis de vieux pourpoints démodés du siècle dernier, de vestes brodées, de grands cols, recouverts de manteaux en haillons que soulevait noblement une antique rapière. Et dire que ces grotesques étaient les descendants de ces hardis marins qui doublèrent les premiers le cap de Bonne-Espérance !…

Il paraît que notre capitaine ne put s’entendre avec le gouverneur pour l’achat des nègres que des courtiers lui avaient proposés, car il résolut de mettre à la voile et d’abandonner ce comptoir où il n’y avait rien à gagner. Cependant, avant de partir, il crut prudent de faire du bois. Les habitants voulurent lui en céder, mais comme il avait trop dépensé d’argent, il préféra nous envoyer abattre des arbres dans la forêt voisine qu’infestaient, paraît-il, des animaux féroces, quitte à y laisser quelques hommes, ce qui ne diminuerait pas du moins le poids de sa bourse.

J’aurais pu me dispenser de cette corvée, mais pour prouver mon zèle et aussi pour me promener à terre, je demandai à en être avec Tombaleau, le lieutenant et un autre matelot appelé Noël. Moi seul étais sans armes, sauf une petite hache à fendre le bois. Les autres avaient sabre et fusil.

Le soleil se levait peine quand nous mîmes pied à terre dans une petite anse, bordée d’une forêt vierge et impénétrable. Nous attachâmes l’embarcation et nous nous avançâmes tous quatre de front. Le lieutenant avait armé son fusil qui était à deux coups. Les autres tenaient leur sabre à la main. Cette précaution n’était pas de trop, car nous avions aperçu sur la grève la trace des griffes d’un lion ou d’un tigre.

— Il vaudrait peut-être mieux s’en retourner, dit Tombaleau.

— Oh ! fis-je avec aplomb, quoique le moins rassuré de tous, qu’avons nous à craindre ?

— Oui-da, dit le lieutenant. Eh bien, mousse de mon cœur, tu vas aller à la découverte. Passe devant.

— Merci bien, mon officier, répondis-je blanc comme un linge, ce sera pour une autre fois.

Nous arrivons à la lisière du bois. Par prudence je m’étais mis en arrière. Tout à coup je vis Noël trembler de tous ses membres, le lieutenant pâlir et Tombaleau froncer les sourcils. Dans le fourré un spectacle effrayant, bizarre, imprévu, venait sans

Les tigres.
doute de frapper leur vue, car moi je n’entendais qu’un bruissement de mâchoires occupées à dévorer une proie. J’avançai un peu la tête et je vis dans le brouillard, avec des yeux qu’obscurcissait la peur, un grand corps noir étendu par terre et sur ce corps de monstrueux animaux bondissant en secouant leurs têtes dans lesquelles brillaient deux feux follets ardents. J’en avais assez vu et je me glissai en rampant vers notre canot dont je détachai l’amarre et dans lequel je me blottis.

À peine y étais-je, que ce cri : « Sauvons-nous ! » fut suivi d’un rugissement épouvantable. Le lieutenant et Noël se précipitèrent dans le canot. J’appuyai sur les avirons et poussai de fond pour nous écarter du rivage.

— Et moi donc ? s’écria Tombaleau en se jetant à la mer pour nous rattraper.

Bien m’en avait pris de démarrer à l’avance, car à peine étions-nous à quatre toises que nous vîmes apparaître deux énormes tigres. À la vue de la ceinture d’eau qui nous séparait d’eux, les monstres nous regardèrent sans bouger, mais bientôt le plus petit prit son élan et vint tomber à une brasse de nous. Un instant aveuglé par l’eau, le tigre se mit à nager avec énergie vers notre frêle embarcation. Effrayé de ce danger auquel je ne m’attendais pas, je me couche à plat ventre au fond du canot en criant : Laissez-moi tranquille, et me bouchant les yeux et les oreilles.

Que se passait-il ? Je le sentais sans le voir. Le tigre avait fini par se cramponner à bâbord de notre bateau qui, entraîné par cette surcharge, s’était incliné au point de chavirer. Le lieutenant et Tombaleau se jettent à tribord et ce contre-poids redresse l’embarcation. Le tigre, dont les pattes de derrière ne reposaient sur rien, ne pouvait pénétrer dans le bateau, mais sa grande gueule nous recouvrait d’eau chaque fois qu’il reprenait son souffle, et il esquivait avec adresse tous les coups qu’on lui portait soit sur la tête, soit sur les pattes. Déjà il était à moitié dans le canot. La douleur des blessures que les sabres lui faisaient à la gorge redoublait sa rage, et, dans un dernier effort, il allait embarquer, quand je relevai la tête.

En se sauvant, le lieutenant avait jeté son fusil dans le fond du canot. J’étais couché dessus. Les autres fusils n’avaient pu servir. L’amorce seule avait brûlé. Mais celui-là était bien armé. Je le saisis, et mettant en joue le monstre :

— Ah ! brigand ! m’écriai-je, ça t’apprendra à me faire si peur !

Le coup partit et le tigre, foudroyé à bout portant, roula dans la mer et disparut sous une nappe de sang ! Puis sans autres explications, nous appuyâmes sur les avirons et nous prîmes la mer, nous souciant très-peu de recommencer le combat, si le deuxième tigre venait à la charge.

Une fois hors de danger, on chercha à se rendre compte de ce qui s’était passé. D’abord, on me fit des compliments, mais j’étais redevenu si pâle et si tremblant que personne ne put me rassurer. Je croyais voir des tigres partout.

— Même dans l’eau, dit Clinfoc d’une voix railleuse. Il nous la baillerait belle, Antenolle, si on ne savait pas que les tigres comme les chats ont horreur de l’eau.

— Possible, reprit Antenolle vexé. Mais Tombaleau nous expliqua pourquoi, car ce fut le lieutenant qui, avant vous, monsieur ! — et il appuya sur ce mot monsieur ! — s’en était étonné. En courant sur la plage pour nous rejoindre, il avait bousculé dans le ressac d’un ruisseau un animal auquel il donna un tel coup de pied qu’il l’envoya à la mer, dont le courant l’emporta en dérive. Or, cet animal n’était autre qu’un jeune et petit tigre. La tigresse ne s’était précipitée à la mer que pour ressaisir son nourrisson, qu’elle croyait que nous emportions. Une mère se jetterait au feu pour sauver son petit, à plus forte raison quand c’est à l’eau et qu’elle sait nager !…

Quant à cette grande masse noire, nous sûmes le soir qu’un requin s’était introduit pendant le flux de la marée parmi les racines crochues des mangliers qui bordent la côte, et n’ayant pu se dégager à temps pour regagner le large, s’était échoué sur le sable. Vous comprenez comme les tigres de la forêt s’étaient empressés de se donner rendez-vous autour de cette table, ouverte à leur appétit féroce !

Bien entendu que le capitaine ne retrouva personne pour retourner faire du bois, et il fut obligé d’en acheter. Le lendemain, nous mîmes à la voile. Deux jours après nous étions en vue de Zanzibar. J’avais repris mon service, seulement, le mal de mer continuant à me taquiner chaque fois que je me penchais en dehors des bastingages, Tombaleau me criait : « Gare aux tigres ! » et cela suffisait pour me calmer un instant.

Le soir même où nous aperçûmes Zanzibar, le ciel se couvrit à l’horizon de nuages d’un brun violet et les montagnes se cachèrent sous des masses de vapeurs jaunâtres d’un mauvais augure.

En effet, à peine fit-il nuit que des éclairs éblouissants jaillirent des nuages, qui peu à peu avaient envahi le ciel. La lune était rouge comme du sang. Le tonnerre vibrait partout. Les foudres tombaient en sifflant dans la mer écumante et les feux de Saint-Elme dansaient sur les cordages, sur les vergues et en haut des mâts. Bientôt la mâture, les agrès, le gaillard d’avant furent illuminés de flammes fantastiques qui, activées par le vent, nous enveloppèrent dans un réseau de feu.

Je n’avais jamais vu pareil spectacle, et j’avoue qu’il me causa une terreur qui laissa bien loin celle que m’avaient inspirée les tigres.

Cela ne dura pas longtemps. L’air qui était étouffant se rafraîchit. Le vent s’apaisa, et nous commencions à respirer, quand un cri de la vigie nous glaça d’effroi :

— Un homme à la mer !… C’était notre ami Noël qui venait de tomber dans les flots. On jette la bouée de sauvetage. La barre mise dessous force le navire à prendre le travers, et on se précipite sur le gaillard d’arrière pour mettre à l’eau le canot suspendu en porte-manteau. Par malheur, le vent revient avec plus de force, la lune disparaît dans les nuages, et c’est à grand’peine qu’on affale le canot à l’eau avec deux fanaux allumés. Un énorme ressac roule le canot et éteint un fanal. Impossible d’y descendre. Le capitaine ordonne les manœuvres pour laisser arriver sous le vent et le navire obéit à la manœuvre, en laissant sur la mer notre canot, dont on voyait le fanal ballotté par la vague.

Nous courûmes une bordée pour nous éloigner du lieu du sinistre, les yeux toujours fixés sur cette malheureuse lumière. Enfin l’ouragan se calma de nouveau, et deux heures après nous nous retrouvions près de notre canot, dont le fanal projetait encore quelques lueurs mourantes. Dans le canot, notre camarade agenouillé nous tendait les bras. Vous dire notre joie est inutile, ça me serait du reste impossible à raconter.

Dès le matin, nous laissions tomber notre ancre au milieu d’un nombre considérable de navires dont pas un n’était français, devant le riche comptoir de l’île de Zanzibar. Notre capitaine s’occupa immédiatement de sa cargaison d’ébène, comme il appelait les nègres.

— Eh bien ! me dit Tombaleau, ça va-t-il mieux ?

— Ça ne va pas plus mal, répondis-je, et je crois que j’achèverai le voyage dans de bonnes dispositions, s’il plaît à Dieu et à mon estomac.

— Oh ! fit-il avec amertume, nous ne sommes pas au bout. N’oublie pas que nous sommes partis un vendredi. Ce qui nous est arrivé, la mort du second, les tigres, la tempête, le bain de pieds de Noël, ce n’est que le commencement du commencement. Je ris au nez du grognon qui, sans se fâcher, ajouta :

Mais suffit !… tu verras, mon garçon. Je ne te dis que ça, tu verras !

Dès le jour même, on disposa la Blanchette pour recevoir deux cent cinquante noirs. Le navire fut réparé, les gamelles et les baquets furent confectionnés, le charnier à eau et la grande marmite furent installés, une nouvelle couche de noir fut passée sur la coque, on ensevelit le pont sous un énorme tôt, on haussa le faux pont et la rambade, enfin on plaça en batterie douze canons… dont deux seulement étaient véritables.

Pendant que ces travaux s’exécutaient à bord, notre capitaine faisait marché avec le gouverneur. Celui-ci reçut un pot de vin de 2,600 francs en sus des 22 francs d’impôt qu’il percevait par tête de nègre embarqué. Mais le père Tranche-liard comptait sur la contrebande pour esquiver ce dernier impôt. D’un autre côté, le gouverneur, qui se méfiait de lui, avait exigé que toutes nos embarcations lui fussent remises sauf une seule, indispensable au service du bord. Le capitaine s’en moquait bien ; il avait pris ses précautions.

Dès que les acquisitions furent en train, les douaniers escortèrent à bord les noirs inscrits et déclarés, les firent embarquer devant eux, puis montaient derrière eux ; comme cette opération se faisait toujours au coucher du soleil, ils fermèrent avec soin le cadenas de la chaîne qui attachait notre canot à l’arrière du navire et allèrent se coucher sur la dunette. J’avais placé près d’eux une bouteille de rhum et un flacon d’ariak, — c’était l’ordre du capitaine. Je ne savais pas pour quel motif, mais comme je les guettais, je les vis boire et s’endormir ivres-morts. Le capitaine les guettait aussi, car, aussitôt qu’il les vit endormis, il me dit tout bas :

— Eh ! gamin, à l’ouvrage ! Dédoublons le canot !

Machinalement, sans rien y comprendre, je le suivis. Le canot avait été construit en double, c’est-à-dire qu’il contenait une seconde embarcation très-facile à démonter et à mettre à flot ; c’est au moyen de cette embarcation que le capitaine devait chaque nuit aller chercher à l’embouchure de la rivière, de l’autre côté de la ville, les nègres que lui vendaient à très-bon compte des courtiers de contrebande. Vous comprenez quelle économie devait en retirer maître Tranche-liard. Restait à savoir comment il s’en tirerait quand la douane visiterait notre navire.

La traite des nègres étant aujourd’hui défendue, on ne voit plus de négriers. Les Anglais leur font la chasse, mais pourtant je sais qu’il y en a encore beaucoup, surtout de ces côtés-là ; voici, à cette époque, comment ça se passait à Zanzibar.

Il n’existe pas de vente à l’encan. Les habitants se défont de leurs esclaves par besoin d’argent ou ne les livrent à la traite que parce qu’ils sont mécontents de leurs services. Les noirs arrivent par cargaisons, soit des îles environnantes, soit de la côte. Ils ne se révoltent jamais et se sauvent encore moins, car s’ils retournaient chez eux, ils seraient massacrés par leurs compatriotes ; l’esclavage est considéré en Afrique comme une dette sacrée.

Ces malheureux perdent leur liberté de plusieurs manières. D’abord tout plaideur qui perd son procès devient esclave du roi ; aussi tous les monarques excitent leurs sujets à plaider les uns contre les autres. Ensuite le mari peut vendre sa femme et ses enfants quand bon lui semble, et le maître qui a mis son esclave pour enjeu est obligé de le remplacer si celui-ci prend la fuite. Ajoutez-y tous les vaincus, car dans ces pays-là on se bat toujours et l’esclavage est le châtiment de la défaite.

Et maintenant voici comment les esclaves étaient et sont peut-être encore traités à bord d’un négrier :

D’abord et avant tout, la santé du navire dépend de sa propreté : on lave à grande eau, chaque soir, le pont supérieur dès qu’il est évacué par les nègres, ce qui fait que le plancher peut sécher la nuit. Les noirs séjournent dans le faux pont depuis le coucher du soleil jusqu’à son lever, les écoutilles toujours ouvertes. À partir de l’âge de vingt ans et au-dessus, ils sont accouplés deux à deux et mis aux fers. Une petite barre rivée à ses deux extrémités et garnie d’anneaux coulants sert à attacher leurs pieds : on en exempte ceux dont la conduite et les paroles ne respirent ni la vengeance ni la révolte.

Les négresses et les enfants occupent la grande chambre entre les cabines de l’état-major. Du reste chacun des esclaves occupe, pendant la nuit et durant toute la traversée, la même place. Le jour, on change leurs places quand ils sont sur le pont.

Tous les matins, une demi-heure après le lever du soleil, on les fait monter sur le pont quatre par quatre. Là, ils font leur toilette, c’est-à-dire qu’ils se lavent la figure et les mains dans un grand baquet rempli d’eau de mer et se rincent la bouche avec du vinaigre pour éviter le scorbut. Puis, ils prennent leurs places pour la journée.

À dix heures, on leur sert le premier repas, six onces de riz, de millet ou de farine de maïs cuits à l’eau, auxquels on ajoute du sel, du sucre, de la viande ou du poisson salé, mais en très-petite quantité ; chaque gamelle est pour six personnes.

Dès que l’heure du repas est sonnée, les nègres qui, les yeux fixés sur le guichet de la rambade par où sont introduits les vivres, attendent en silence qu’on satisfasse leur gloutonnerie, font entendre un murmure joyeux. Aussitôt quelques hommes de l’équipage aidés par les petits nègres se rangent de l’avant à l’arrière pour faire parvenir les gamelles jusqu’aux places les plus reculées. Sans cette précaution pas une n’arriverait intacte à destination. Il faut voir comme c’est vite expédié !…

Un coup de balai sur le pont suit le repas et, tout étant remis en place, on leur distribue les travaux de la journée, car le travail les distrait de leurs pensées de révolte. Les uns font de petits cordages ou de la tresse, d’autres trient les légumes, ceux-là grattent les planches de leur lit. Pendant ce temps des interprètes apprennent aux esclaves des chansons, ou leur racontent des récits merveilleux. Puis viennent les tours de force et les jongleries exécutés par les plus adroits matelots.

À quatre heures, nouveau repas : mêmes dispositions, même nourriture, même avidité. Après le repas, les danses commencent, avec un orchestre composé d’une calebasse, d’un bambou vide et d’un tam-tam qu’ils accompagnent des pieds et des mains en poussant des hurlements bizarres. Un nègre et une négresse entrent dans l’arène ; d’abord froids, impassibles, ils font des mouvements de tête, de bras, d’épaules et des grimaces grotesques. Bientôt s’échauffant, ils changent d’allure. Oh ! alors ce ne sont plus des créatures humaines ! D’autres groupes les imitent, c’est de tous côtés des cris, des contorsions à se boucher les oreilles et les yeux !

Enfin haletants, accablés, brisés de fatigue, essoufflés à force d’avoir crié, ils tombent brutalement à terre et d’autres danseurs les remplacent, jusqu’au coucher du soleil, où le capitaine donne le signal de la retraite et tous les esclaves redescendent après avoir été minutieusement fouillés.

La nuit venue et la toilette du pont terminée, nous nous retranchons avec nos armes en arrière de la rambade ; la moitié de l’équipage est de quart jusqu’à minuit, l’autre moitié de minuit à quatre heures du matin. Dans le jour personne ne se repose.

Vous voyez qu’il y a loin de ce traitement aux relations exagérées des voyageurs qui ont fait des esclaves de misérables victimes et des négriers d’affreux bourreaux. Je sais bien qu’il y a des exceptions, mais elles sont rares. Étant à l’île Bourbon, j’eus l’occasion de voir un nègre affranchi qui avait eu affaire à un de ces féroces négriers.

Je vous demande la permission de vous raconter son histoire :

On l’appelait Zambalah. Il fut fait prisonnier au Sénégal, voici comment. Un navire portugais qui faisait la traite et à qui les Anglais donnaient la chasse, profita d’un gros temps et d’une nuit obscure pour fuir et gagner la Sénégambie. Il remonta le fleuve et mouilla très-loin de l’embouchure où il se mit à l’abri de toutes poursuites. Zambalah, qui connaissait parfaitement la côte, avait prêté aux Portugais le secours de son expérience : comme il était chef d’une peuplade de noirs, il vendait lui-même les prisonniers qu’il faisait dans ses excursions guerrières. Ses gens vinrent le rejoindre au rendez-vous donné et le trafic eut lieu selon la coutume ordinaire. Seulement, au moment de débarquer, Zambalah et son frère se virent entourés, garrottés et jetés à fond de cale avec les autres esclaves.

Après quinze jours d’une traversée difficile le long des côtes d’Afrique dont les vents éloignaient le négrier, le lâche capitaine alla voir sa marchandise. Zambalah lui dit :

— Maître, je t’appartiens, fais de moi ce que tu voudras ; mais voici mon frère qui est malade, donne-lui de l’air, un peu d’eau fraîche, laisse-le sur le pont quelques heures et, si tu lui sauves la vie, je te promets de te servir jusqu’à la mort, sans jamais te reprocher ta perfidie.

— Quelles garanties me donneras-tu ? demanda le Portugais.

— En voici une. C’est un couteau qu’un matelot a laissé tomber à mes pieds ; si tu me refuses, je tue mon frère et me tue ensuite. Parle vite, au moindre geste tu as deux esclaves de moins.

— J’accepte, mais toi aussi tu resteras sur le pont pour aider à la manœuvre, car j’ai des matelots malades.

— Sauve mon frère.

— Ton couteau ?

— Le voici.

— Je vais te délier.

— Délie d’abord mon frère.

— Vous voilà libres. Attends, je vais le faire porter sur le pont.

— Je le porterai bien moi-même.

Le nègre Zambalah.

On arrive à l’air, mais Zambalah ne portait plus qu’un cadavre. Il se retourna vers le capitaine après avoir embrassé les restes inanimés de son frère :

— Commande, dit-il, je suis ton esclave.

Cependant le mauvais temps durait toujours et le navire fut plus d’une fois en péril de sombrer. Une fois il donna une si forte bande, qu’avant qu’il pût se relever, une lame déferla sur le pont en enlevant trois hommes. Zambalah jeta un coup d’œil rapide autour de lui. Le capitaine et deux matelots avaient disparu.

— Je suis son esclave, s’écrie Zambalah, mon devoir est de le sauver.

Et fouillant du regard, dans les débris que la houle promenait çà et là, il vit le capitaine luttant avec peine contre le flot. Il saisit un filin qu’il passe à son bras et dont il noue un bout au bastingage, puis se précipite. Bientôt il arrive près de son maître, lui donne le filin, remonte à bord et, aidé de deux matelots, il parvient à hisser le capitaine sur son navire.

— Va, tu es libre, Zambalah, dit celui-ci dès qu’il eut repris ses forces.

— Ta parole, maître ?

— Je te la donne.

La parole d’un négrier est, paraît-il, chose sacrée, car le lendemain à son réveil Zambalah… était rivé au même anneau où il avait demandé un peu d’air pour son frère !…

Les vents opposés continuant à souffler, le négrier fut obligé de doubler le cap de Bonne-Espérance et de courir vers Bourbon, pour débarquer clandestinement sa marchandise sur quelque point de l’île peu surveillé.

En effet, au milieu d’une nuit sombre, on vit deux ou trois barques gagner la terre à force de rames. Chaque embarcation contient cinquante noirs retenus par de solides liens. On les débarque sur la plage. À la lueur de plusieurs torches, un débat s’engage entre le colon et le négrier, on se serre la main et on se dit adieu. Mais une voix s’écria :

— Je ne suis pas esclave, moi, n’est-ce pas capitaine ?

— À propos, dit le Portugais à l’acquéreur, j’ai oublié de vous dire que cet homme a des moments de folie furieuse. Il rêve qu’il est libre ou qu’il l’a été. Je le guérissais à grands coups de lanières.

— Et moi je le guérirai à coups de fouet.

L’air siffla et le sang qui coula des épaules de Zambalah lui apprit qu’il était encore et pour longtemps esclave.

De tous les noirs de l’habitation où le malheureux esclave fut employé à défricher les terres, il fut le plus laborieux, le plus sobre, le plus intrépide. Zambalah s’était soumis à sa destinée. Il attendait. Rien de plus patient qu’un nègre qui couve sa vengeance, rien de plus terrible que le nègre qui se venge. Je les ai vus à l’œuvre.

Son maître, satisfait de ses services, dit un jour à Zambalah :

— Je suis content de toi. Que veux-tu pour récompense ?

— La liberté, dit l’esclave.

— Qu’en ferais-tu ?

— J’irais de par le monde chercher l’homme qui m’a vendu quand j’étais libre et le tuer, répondit Zambalah.

— Voilà ta folie qui te reprend. Prends garde au fouet.

— Pardon, maître, je n’en parlerai plus.

Un soir que le planteur était à Saint-Paul, il se vit forcé de partir pour Saint-Denis et se décida à faire la traversée à l’aide d’une de ces rapides pirogues que les noirs sont si adroits à manœuvrer. Zambalah gouvernait l’embarcation qui volait sur les eaux, et, la brise aidant un peu, on devait arriver avant la nuit au périlleux débarcadère, la capitale de Saint-Denis. Mais qui peut répondre à Bourbon d’entrer dans le port ? Déjà l’on voyait la plage de galets, quand une chaleur étouffante se fit sentir ; la mer devint unie comme un lac d’huile, puis le ciel se montra tout brillant d’azur. À la côte, les arbres cessent leurs ondulations et se reflètent dans le cristal paisible des flots, tandis que sur le fort de Saint-Denis s’élève un pavillon noir. Un terrible raz de marée était signalé, et les navires à l’ancre jetaient leurs signaux de détresse.

C’est qu’on ne connaît pas beaucoup la valeur de ce mot lugubre : raz de marée ! — Ceux qui croient qu’il n’y a de tempête sur l’Océan que lorsque la foudre éclate et tombe, lorsque les vents tourbillonnent, et que les eaux s’amoncèlent, ne savent pas que le raz de marée est le plus terrible des fléaux de la mer. Il a lieu dans les détroits, les canaux et le long des îles volcaniques, quand les feux sous-marins n’ont pas assez de force pour faire surgir de nouvelles montagnes.

Tout est silencieux et frais à terre et dans les airs. L’Océan seul se gonfle, bondit et retombe. Les ancres dérapent, les gros câbles se brisent, les voiles coiffent les mâts. Toute manœuvre est inutile, tout effort est impuissant. Il n’y a qu’à se croiser les bras, faire sa prière si on est chrétien, dire adieu à sa famille si on en a encore et attendre la mort.

Au milieu de ce calme si parfait de la terre et du tumulte des flots, Zambalah et son maître se regardaient sans rien dire et les nègres de l’embarcation chantaient leur hymme de mort.

— Eh bien, dit le colon à son pilote, vois-tu un moyen de nous sauver ?

— Aucun. Dans quelques heures je serai aussi libre que vous. Ah ! que je voudrais vivre pour le retrouver !

— Qui donc voudrais-tu retrouver ?

— Mon premier maître, celui qui m’a vendu quand j’étais libre.

Et la barque bondissait au gré de la lame, au milieu des mille débris des navires à l’ancre que les flots avaient fait déraper. Sur la plage, le peuple et les soldats recueillaient tous ceux qui étaient échappés à la mer. La pirogue du planteur a le sort des autres, elle chavire et s’engloutit. Zambalah, qui ne veut pas mourir sans vengeance, lutte contre les flots et se trouve côte à côte avec son maître, auquel il présente un débris de vergue dont il s’était saisi lui-même. Une vague les pousse, les soulève et les jette sur la plage. Une deuxième vague les reprend, et, au moment où son maître va disparaître, l’esclave le saisit en se cramponnant au sol. La foule les entoure, leur prodigue ses soins. Ils sont sauvés !

Zambalah, sans rien dire, se rejette à la mer. Il y avait six nègres dans l’embarcation. Il faut les sauver. Mais le flot ne le veut pas et par trois fois le rejette seul sur le rivage.

— Tu es libre, Zambalah, lui dit son maître, et je serai fidèle à ma parole.

En effet, l’esclave le lendemain partait pour Calcutta sur un navire, où il prit passage en qualité de matelot. Il en revint avec un bras de moins, car il eut le bonheur d’y rencontrer le capitaine négrier qui l’avait fait prisonnier dans la Sénégambie, et l’avait tué dans un combat à outrance. Quand on lui en parlait :

— Le Portugais ne mentira plus. Il m’en a coûté un bras, mais j’y ai mis bon ordre, disait-il, en se gonflant les narines de joie.

Depuis, il vit à Bourbon comme un sauvage qu’il est, mais il est libre !

Mais je reprends mon récit, car si je me laissais emporter par mes souvenirs, je n’en finirais plus de vous raconter des histoires de nègres et de négriers, d’autant mieux que mon histoire va encore rouler sur ces moricauds !

Donc, notre chargement était au grand complet, il ne nous restait plus qu’à mettre à la voile ; mais il fallait avant notre départ subir la visite de la douane. Or, nous avions embarqué cent cinquante esclaves en contrebande. Qu’allait-il se passer ?

Le capitaine résolut de partir et de s’acquitter avec les bagnes du petit foc, autrement dit, de lever le pied sans payer ! Voici ce qu’il imagina : comme on ne pouvait appareiller du mouillage même, à cause du bruit de la manœuvre, sous prétexte d’installer une palangre, c’est-à-dire un grand cordage avec des hameçons pour la pêche, on allongea une immense touée qui s’étendait du navire jusqu’au nord de la ville. Sur cette touée on halerait le navire sans avoir besoin de voiles.

Dès que la nuit fut venue, on commença à haler la Blanchette dans le plus grand silence. Une fois que le navire fut en dehors de la partie nord de la ville, à l’abri de la surveillance des sentinelles, nous levâmes toutes nos voiles à la brise de la terre. Bientôt, nos voiles orientées et favorisées par le vent, nous voguâmes pleins d’espoir, en adressant un adieu ironique à la douane de Zanzibar.

Quant à nos gardiens arabes, qu’on avait enivrés plus que de coutume, ils ronflaient si bien que leur sommeil ne fut pas troublé par nos cris de triomphe. Mais il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, car, au moment où nous chantions victoire, la brise tomba tout à coup et fut remplacée par un calme tellement plat, que nous ne pûmes résister au courant qui nous poussait vers la ville. Il nous fallut mouiller nos voiles à deux lieues de la rade. L’intention du capitaine était de déposer nos douaniers endormis à l’extrémité de l’île. Ce contre-temps aurait dû le faire changer d’avis, et pourtant on résolut de les descendre dans leur embarcation que nous traînions à la remorque, pour les abandonner au courant qui les ramènerait à la côte.

On les réveilla et Dieu sait quelle figure ils firent en apprenant notre escapade. Quelques minutes après, jetés dans leur canot, ils disparurent à nos yeux emportés par le courant. Leurs menaces et leurs imprécations retentirent dans le silence de la nuit et, moi, qui avais tant ri de leur grotesque figure quand je les eus réveillés, je me sentis froid dans le dos en les entendant jurer comme des païens qu’ils étaient, les Arabes.

Vers deux heures du matin le tonnerre éclata, signe de calme dans ces parages. Et en effet le calme était plus profond que jamais. Le capitaine consulta l’équipage.

— M’est d’avis, dit Tombaleau, que si nous n’en imposons pas à ces brigands, nous sommes fichus, car ils vont revenir et en nombre. Le mieux est de leur faire peur. Voilà mon avis.

— De quelle façon t’y prendrais-tu pour effrayer les Arabes ?

— Ce n’est pas malin, nous avons le temps. Déguisons notre corvette en trois-mâts de guerre avant que le jour se lève.

— Ma foi, oui, tu as raison, Tombaleau, déguisons le navire.

— Si ces brigands nous reconnaissent, eh bien, capitaine, nous taperons dessus. Ça nous amusera !

Il faut vous dire que le capitaine s’y connaissait à déguiser un navire. Tombaleau m’avait déjà raconté ses prouesses. Il avait plus d’une fois fait la traite sur une de ces jolies goëlettes espagnoles qui remontent toutes les rivières des côtes d’Afrique pour prendre leur chargement de bois d’ébène, en dépit des croiseurs anglais et français qui sont là, battant la marche en long et en large devant les rivières soupçonnées de traites.

Le petit navire sort cependant, rasant la terre, et semble jouer au milieu des récifs où il a à peine de l’eau en suffisance pour flotter, mais il court toujours.

La corvette qui le surveille, court sur une ligne parallèle, mais au large. Commandant, officiers, équipage, tous ont bien reconnu le gredin ; c’est une goëlette à hunier. Son perroquet est très-échancré et la moitié de ses laizes sont neuves. Sa coque est peinte en noir. C’est bon va, rase bien la terre, dès que tu prendras le large, tu seras pincée ! mais la nuit vient et gare à la métamorphose.

Une nuit, sur la côte des Graiwes, un croiseur anglais se tenait en vue et au large d’une petite rivière. Quelques navires étaient au mouillage à trois milles de terre. Dans la soirée on aperçut, à travers les arbres qui bordent la rivière, les hautes voiles d’une goëlette, s’avançant vaillamment au milieu des brisants de la barre, qu’elle franchit aisément, comme un cheval de course saute une barrière. Sa coque était entièrement noire et sur le pont on voyait une foule de boules rondes et crépues. C’était mon capitaine Tranche-liard qui venait de faire son chargement d’ébène pour le compte d’un armateur espagnol.

— Hurah ! nous l’aurons ! crient les Anglais.

La goëlette, le cap au large, se dérobe et serre la côte de si près qu’on croirait qu’elle navigue sur le sable du rivage. La nuit vient. Pas de lune. Temps à grain. On veille à bord de la corvette. À chaque instant le commandant demande des nouvelles du négrier.

— Rien en vue, répond la vigie.

Sur la goëlette on veille aussi et il s’y fait un grand travail.

À minuit, la vigie anglaise signale une tartane en vue courant sur la corvette. Le commandant monte sur la dunette et aperçoit, aux rayons de la lune qui montre son nez tout exprès, une longue tartane à batterie blanche qui vient innocemment, vent arrière, et passe à portée de voix sous la batterie du croiseur.

On la hèle :

— D’où venez-vous ?

— D’Antibes.

— Votre nom.

— L’Alerte.

— Avez-vous rencontré une goëlette ?

Voui, monsieur, à quatre milles d’ici, le long de terre… C’était mon capitaine Tranche-liard qui venait de jouer un bon tour au croiseur anglais. En deux heures, il avait eu le temps de transformer sa goëlette en tartane sans oublier, pour compléter la métamorphose, de lui peinturlurer une batterie blanche.

Vous comprenez que, le capitaine n’en étant pas à son premier coup d’essai, nous eûmes bientôt fait de déguiser la Blanchette.

D’abord, nous commençâmes par orner le triste flanc noir du navire d’une ceinture jaune plaquée à grands coups de pinceau, puis nous allongeâmes les mâts du perroquet des deux bouts-dehors. La corne fut placée sur les plats-bords, nous élevâmes un troisième mât sur notre arrière. Le tôt fut enlevé et les bastingages élevés au moyen de faux pavois, puis nous ouvrîmes les sabords. Enfin des canons en bois, ajoutés à nos deux seules caronades, nous complétèrent une batterie de six pièces à tribord. Pour dernière précaution, nous bondâmes le navire d’un espèce de filet d’abordage. Au jour, la Blanchette offrait, à s’y méprendre, l’aspect d’une corvette montrant douze bouches à feux.

Le navire étant déguisé, nous songeâmes à nous déguiser aussi pour rendre l’illusion plus complète. Les quelques nègres dévoués qui nous aidaient à faire le service à bord, furent bientôt transformés en matelots. On les barbouilla avec un mélange de farine, de sang de poulet et d’eau. On les affubla de perruques d’étoupe et on les revêtit d’un costume de marin. Le capitaine prit son grand costume d’officier, le lieutenant un frac d’officier anglais. Cinq ou six grands chapeaux de paille noircis à la hâte, tordus en forme de tricornes et surmontés de panaches de plumes de coq abritèrent nos têtes. Enfin, l’étamine d’un pavillon fournit des ceintures à tout ce brillant état-major.

Je ne m’étais jamais trouvé à pareille fête. J’étais le plus heureux de tous, d’autant mieux que, le navire étant en panne, je n’avais pas le mal de mer.

Il était temps. Une flottille d’embarcations se dirigeait vers nous. C’étaient des pirogues, pleines de gens armés faisant force de rames pour rallier la Blanchette.

Aussitôt le son aigu du sifflet se fait entendre. On hale sur l’embossure, et notre navire obéissant à la force de ce cordage se place en travers de l’ennemi et lui montre sa batterie. Le pavillon anglais monte à la corne et on l’assure d’un coup de canon.

Les Arabes pour répondre à cette politesse lèvent leurs rames et arborent leur pavillon. Puis ils tournent autour de nous et, ne reconnaissant plus la Blanchette, vont s’éloigner, quand Tombaleau qui était chargé du service des caronades, s’ennuyant de voir « ces chiens » rôder autour du navire, leur envoie une décharge à mitraille.

Stupéfaits un instant par cette trombe de fer qui tue et blesse beaucoup d’entre eux, les Arabes se regardent, mais reviennent en poussant des cris de fureur. Tombaleau a eu le temps de recharger ses deux caronades. Cette fois une trombe de flammes et de fer tombe sur les draws, les coule, tue leurs matelots et nous délivre en cinq minutes de nos ennemis.

Au même instant la brise s’élève, et cette fois, pour tout de bon, nous nous éloignons de Zanzibar, non sans avoir déshabillé la Blanchette, les nègres et nous-mêmes du travestissement qui nous avait si peu servi. Je dois dire que c’est ce qui me fit le plus de peine. Je m’étais habitué à mon costume.

Du reste, le mal de mer me reprit plus que jamais. Il fallut, pour m’en guérir provisoirement, ce qui nous arriva, vingt jours après, un vendredi, 13 mars !…

Depuis quelque temps, nos nègres ne mangeaient plus de bon appétit. Ils négligeaient leurs travaux, ne se livraient plus à la danse et répondaient avec insolence à nos observations. De plus, ils se livraient à des chuchotements furtifs qui cessaient aussitôt à notre approche.

Le 13 mars au matin, j’étais couché sur mon cadre quand j’entendis un grand bruit sur le pont. Je me levai comme je pus, car j’étais vraiment malade, et je monte sur la galerie. Les nègres venaient de se révolter !…

Une révolte de nègres est terrible en ce sens qu’on ne peut pas tirer sur eux, chaque homme valant au bas mot mille francs. Il faut donc se servir d’autres moyens que ceux de la force.

L’équipage s’est réfugié sur la dunette pour fuir la masse hurlante des nègres qui envahit le pont, car ils se sont débarrassés de leurs fers et nous opposent une barrière infranchissable en nous jetant à la tête tout ce qu’ils trouvent à leur portée. On essaie de parlementer, on presse, on crie, on menace. Ils n’en continuent pas moins d’avancer. Dans un instant nous ne pourrons plus nous maintenir à notre poste.

révolte sur un bâtiment négrier.

— Gare aux pigeons ! s’écrie Tombaleau en traînant un sac de toile, grossière.

Ces pigeons sont des espèces de clous à quatre pointes très-aiguës dont une extrémité se trouve toujours relevée. C’est d’un excellent secours à bord des négriers, car les esclaves, dont les pieds et les jambes sont nus, ne peuvent franchir ces dangereux obstacles. C’est ce qui arriva.

À la vue de ces pointes redoutables dont, grâce à Tombaleau, le pont fut inondé, les esclaves, épouvantés, s’arrêtent au milieu de leur élan. Leurs cris de fureur redoublent et ils nous jettent à la tête leurs gamelles et des barres de fer. Pendant ce temps, les derniers rangs des esclaves, qui ne savent pourquoi les premiers se sont arrêtés, passent sur eux et montent à l’assaut.

— Allons, dit le capitaine, avec un profond soupir, la vie avant la fortune. Feu sur ces gredins et ajustez de votre mieux, bien que chaque coup doive me coûter mille francs !…

À peine cet ordre est-il donné, que fusils et pistolets commencent leur œuvre. Chaque balle trouve un corps. Le sang coule partout, mais la rage des révoltés est telle qu’ils ne reculent pas, et, pour éviter de marcher sur les pigeons, ils se servent des cadavres des leurs, qu’ils entassent et montent sur cette barricade de chair humaine pour nous atteindre.

Impossible de charger nos armes. Cela demande trop de temps. Nous nous servons de longues piques et de sabres. C’est un affreux carnage.

Moi, je ne suis plus malade ou plutôt je deviens enragé. À côté de Tombaleau, dont la hache abat beaucoup de victimes et qu’on est obligé de retenir, car, emporté par son ardeur, il va se précipiter au milieu des nègres, je suis un des combattants les plus furieux.

Certes, de tous les hommes de l’équipage, j’ai le plus pâli et tremblé en entendant les Africains pousser leur cri de révolte, mais bientôt je ne sais quelle réaction s’est opérée en moi. Le sang me monte à la tête, et je m’écrie en m’emparant d’un sabre :

La révolte.

— Ah ! brigands, vous venez m’humilier et me mécaniser, vous que je pouvais gifler à mon aise et faire marcher comme des chiens ! Attendez, moricauds, pan ! pan !

Et je tape, sans me douter que je suis au poste le plus dangereux, c’est-à-dire au premier rang. Qu’est-ce que ça me fait ? Je n’ai plus le mal de mer.

Malgré le nombre des ennemis abattus, la victoire semble ne pas nous appartenir encore, et le danger n’en devient que plus grand devant la résistance des esclaves et notre propre fatigue. Déjà le capitaine est tombé frappé d’un coup de bouteille à la tête. Tombaleau, qui glisse sur le fronton, est saisi par les nègres qui l’entraînent, et moi, ne me connaissant plus, je me suis élancé au secours de mon matelot. Le lieutenant, et les autres matelots, ne pouvant pas nous laisser périr sans défense, s’abattent du haut de la dunette sur la foule des révoltés.

C’est à coups de poignard que nous nous frayons un passage dans les rangs des esclaves, qui nous entourent, nous pressent, nous étouffent et paralysent nos mouvements. Un miracle peut seul nous sauver. Le miracle arrive pour nous débarrasser de nos ennemis, mais pour nous mettre dans une position plus périlleuse.

Trop occupés de nous battre pour nous occuper des manœuvres, personne ne fit attention à l’état de la mer et au navire. Un grain banc venait de nous assaillir et le gouvernail étant abandonné, la Blanchette s’inclina d’une façon tellement effrayante que le désarrimage le plus complet s’ensuivit. Hommes et objets roulent pêle-mêle et avec fracas du côté du tribord. Nous essayons de nous relever, un torrent d’eau nous renverse, on s’accroche à la mâture et aux points de la carène que la mer n’a pas envahis et nous regardons d’un œil hébété les vagues qui bondissent et nous couvrent de leur écume.

La corvette a chaviré et s’est couchée sur le côté. Heureusement qu’elle ne s’enfonce pas dans l’abîme, mais une minute d’hésitation peut nous perdre. Si la tempête arrive, nous sommes infailliblement perdus. Le capitaine revenu de son évanouissement et quoique faible encore donne les ordres.

— Lieutenant, dit-il, sautez dans le canot avec le charpentier et allez détacher en toute hâte les épaves qui nous aideront à construire un radeau.

On se rappelle que ce canot était la seule embarcation que nous avions, les autres étant restés en gage à Zanzibar. Il nous fallait donc un radeau au plus vite.

Le navire gisait sur le côté et sa mâture battait la vague à chaque roulis : c’était donc très-pénible et très-dangereux de construire un radeau, cependant on finit par détacher les basses-vergues, mais le danger nous avait fait oublier les nègres, et eux ne nous oubliaient pas.

Le pont avait été vite balayé des cadavres qui le jonchaient et d’une grande partie des révoltés, qui, surpris par le roulis, étaient allés boire un coup à la grande tasse. Ceux qui étaient enfermés dans l’entre-pont avaient essayé de fuir la lame qui les inondait

La corvette s’est couchée sur bâbord
et s’étaient réfugiés près de nous, sur la galerie et la dunette. Ils ne songeaient plus à la vengeance, mais leur effroi était grand, surtout à la vue de leurs camarades tombés dans la mer et dont une bande de requins qui tournaient depuis le matin autour de la Blanchette, — les gredins ! ils sentaient la chair fraîche ! — faisaient tranquillement leur repas. On apercevait une tête, puis cette tête s’enfonçait, et un filet de sang en marquait la place. Ce n’était pas plus rassurant pour nous que pour eux. Les requins ne quittaient pas de vue le bâtiment échoué.

Mais quand les nègres s’aperçurent que nous avions pris le canot, ils crurent qu’on allait les abandonner. Dominés par la peur, insensibles à notre voix, ils nous accablèrent d’injures et, nous menaçant de mort, ils recommencèrent la lutte.

Nous étions désespérés. Le lieutenant reste stationnaire à quelques brasses de la Blanchette, car les nègres veulent envahir le canot, mais sur un ordre du capitaine, il accoste le couronnement en ayant soin de déguiser son évolution pour leur donner le change.

En effet, on dirige le canot sur l’avant du navire, où les noirs se portent en foule pour se saisir de notre embarcation, mais l’officier tourne et accoste la poupe avant qu’ils puissent se douter de son dessein. Le capitaine et un matelot sautent dans le canot qui prend le large ; mais à peine les nègres qui attendaient à l’arrière s’en furent-ils aperçus qu’ils crurent qu’on les abandonnait définitivement et se jetèrent à la mer pour se mettre à notre poursuite. Le canot prend chasse devant eux.

Mais un nègre plus agile est parvenu à le rattraper. En désespéré, il s’accrocha à l’arrière, et pendant que le matelot tient la voile que le vent déchire, le capitaine enjoint au nègre de se retirer, et sur son refus, lui casse la tête d’un coup de barre. À ce moment, deux autres matelots les rejoignent et, grâce à ce renfort, la barque par une habile manœuvre échappa aux autres nègres.

Peu à peu le nombre de ces malheureux diminue. Les uns sont trahis par leurs forces, les autres deviennent la proie des requins. À chaque restant un cri retentit, une malédiction est adressée au capitaine, et un homme disparaît. Sur la Blanchette, le spectacle est affreux. Chaque lame entraîne dans son ressac femmes et enfants.

Encore si c’était fini là !… Mais tous les nègres ne se noient pas. Il en est qui parviennent jusqu’à l’embarcation, mais le canot va couler si un seul parvient à monter. Alors, à coups d’avirons, on les assomme… Cette dernière lutte dura deux heures !…

D’un coup de barre, le capitaine lui cassa la tête.

Heureusement que je n’ai pas vu ce terrible spectacle : c’est Tombaleau qui me raconta plus tard ce qui s’était passé, moi, je cherchais le chat du bord !…

— Ne riez pas, monsieur Paul. La mort du chat est d’un très-mauvais augure. Il est vrai qu’il ne pouvait rien nous arriver de pire que ce qui venait de nous arriver, mais pour moi et Tombaleau cela nous annonçait une catastrophe encore plus terrible. Et puis je l’aimais ce pauvre chat, il couchait sur mon cadre et, quand je souffrais trop, me léchait la figure.

— Ah ! fit Tombaleau tristement quand il apprit la nouvelle, nous sommes bien perdus cette fois. Mort le chat, mort le navire, mort l’équipage.

Pour tous les vieux marins, cette superstition est passée en article de foi.

— C’est vrai, murmura le père La Gloire.

Mais la perte du chat ne nous fit pas oublier notre position, car elle se compliquait. Vraiment, quand j’y songe aujourd’hui, je ne m’y attendais pas, Tombaleau non plus !

Le capitaine, le lieutenant et trois matelots nous abandonnaient !…

Nous étions sur le navire chaviré, Tombaleau, Noël, le tonnelier et moi.

— Mes amis, nous cria le capitaine, nous allons chercher du secours. Vous le voyez, nous ne pouvons prendre aucun de vous dans le canot, il chavirerait. La côte n’est pas très-loin. En deux jours nous y arrivons et nous revenons vous délivrer.

Tombaleau monte sur la partie la plus élevée de la coque du navire, le poing gauche appuyé sur la hanche, la tête orgueilleusement rejetée en arrière, le regarde avec mépris et, loin d’implorer sa pitié comme nous le faisions :

— Bien du plaisir, lui répondit-il et sans rancune, nous nous en tirerons comme nous pourrons. Mais entre nous, vous avez fait une brioche énorme de partir un vendredi : Si encore notre pauvre chat n’était pas mort ?

Laissons le canot disparaître et revenons à la Blanchette.

Il y avait encore à bord une trentaine de nègres qui, au lieu de nous attaquer, vinrent nous supplier de les sauver. Tombaleau les rassura et leur dit que nous allions faire nos efforts pour nous sauver tous, s’ils voulaient nous aider. Ils acceptent et nous voilà à la besogne.

Sous la direction du tonnelier nous amarrons toutes les mâtures de rechange qui composaient la drôme, le guy, la corne, les deux basses vergues et la civadière, ça nous fait une première planche très-solide. Nous étions donc assurés d’avoir un bon radeau. Deux jours après, notre travail était complétement achevé. Il ne nous fallait plus qu’un souffle de brise pour nous éloigner.

Par malheur un calme plat nous force à rester en panne. Moi, dont l’estomac était calmé et qui avais plus travaillé que d’habitude, j’avais une faim canine et je voyais bien, non-seulement que mes compagnons avaient faim aussi, mais que les nègres faisaient entendre de sourdes menaces, ce qui voulait tout simplement dire : « Blanc, bon à manger. » Je fais part de mes craintes à Tombaleau, qui me dit d’aller à la recherche de vivres dans le navire.

Je trouvai d’abord des sacs de biscuits un peu endommagés par l’eau de la mer, du lard et un jambon que je m’empressai de cacher sous ma veste, puis quelques bouteilles de rhum et de l’eau fraîche. Aidé des nègres, je fis descendre ces provisions sur le radeau. Ce fut un seul cri de joie. On était sûr de ne pas mourir de faim, du moins de quelques jours.

Seulement, les nègres affamés et impatients, pendant que nous faisions sécher notre biscuit, avalaient le leur, tout imprégné de l’eau de mer. Il arriva alors ce qui devait arriver. Les Africains, pris de coliques atroces, tombèrent comme des mouches. Ce qui les acheva, c’est qu’ils découvrirent à fond de cale un tonneau d’eau-de-vie. Inutile de vous dire ce qu’ils en firent. Quatre jours après, des trente nègres qui restaient dix n’étaient pas morts, mais ils succombaient le lendemain, et ayant jeté leurs corps à la mer, nous nous retrouvions entre amis.

Le vent commença à se lever et nous poussa dans la direction de la terre. Huit jours après, nous aperçûmes une barque de pêcheurs que nous hélâmes et qui vint à notre secours. Enfin nous sommes à terre !

Mais pendant notre séjour sur le radeau, il s’était passé un événement que j’ignorais et que je n’appris que plus tard, en voyant mon ami Tombaleau maigre comme un squelette, la jambe gauche enflée et enveloppée d’un morceau de toile, enfin ne ressemblant en rien au joyeux et vigoureux matelot dont la gaieté, le courage et l’énergie ne se démentaient jamais.

Que s’était-il passé pendant que je dormais ou que j’allais me cacher dans la coque grignoter mon jambon ? C’est Tombaleau lui-même, qui va nous le dire :

— Il y avait sept jours qu’on était sur le radeau, et depuis l’avant-veille on n’avait rien mangé. — Le tonnelier me dit, en me montrant des petits requins qui nous suivaient, attirés par les cadavres que nous leur avions jetés les jours précédents : Tombaleau, mon vieux, si nous avions encore un ou deux moricauds, nous nous en servirions comme d’appât pour ces requins-là. J’ai justement un harpon. Tiens, que je lui dis, c’est une idée. Voyons voir si nous pourrons remplacer les moricauds.

Or justement, voilà un coquin de petit requin qui frise le radeau avec ses nageoires. Va chercher ton harpon, que je dis au tonnelier, et dépêche-toi. Alors, moi, je me fais le raisonnement suivant : Si le tonnelier parvient à harponner ce requin, ça va nous mettre un fameux morceau sous la dent, ça nous sauvera peut-être. Faut absolument prendre un petit requin ! Quant à toi, mon ami Tombaleau, si tu es endommagé, car j’avais mon idée, ça t’apprendra à partir un vendredi ; Or, j’achevais de me faire ce raisonnement quand le tonnelier revint avec son harpon. Le requin faisait toujours la planche le long du radeau. Eh bien, dit-il, voilà la mécanique, où est l’appât ? — L’appât, mon vieux, que je lui réponds, c’est moi. Je sais bien que ce n’est pas d’un fameux embonpoint, mais les requins sont plus gloutons que délicats.

Mais le tonnelier se rebiffe. Il ne veut pas que je me jette à l’eau. Non, mon vieux, que je fis, je ne me jetterai pas à l’eau, je laisserai traîner mes jambes, voilà tout. À toi de bien viser, et de ne pas me laisser trop endommager.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Je me cramponne au radeau et je m’affale à moitié dans la mer. Ah ! mon Dieu, il n’y avait pas une minute que j’y étais, quand mon requin se rapproche de moi, se retourne et ouvre une mâchoire comme un four. Ma foi, j’ai peur, et je lui envoie un coup de soulier, mais là bien appliqué. Et je veux remonter, mais crac ! en voilà un autre sournois que je n’avais pas vu qui se retourne et me bafre le mollet. Cristi ! quand j’ai senti les dents du requin m’égratigner, — il appelait ça égratigner ! — j’avais bien envie de crier, mais le tonnelier lançait son harpon. La peau de ce damné requin était si dure que le fer glissa sans y entrer et que le gredin s’enfuit au plus vite en m’emportant la moitié d’un mollet. C’est nous qui étions mangés et lui qui mangeait ; quand ce devait être tout le contraire !

Ce récit de Tombaleau me fit pleurer comme un enfant et je ne pus m’empêcher de me confesser de mon crime.

Il y avait quelque temps que nous étions à terre et que des Arabes nous avaient donné l’hospitalité, quand nous aperçûmes une voile à l’horizon. Cette voile approcha, et nous vîmes se détacher un canot, qui une heure après débarqua sur le rivage, notre lieutenant et deux des matelots qui nous avaient abandonnés. Grande fut notre joie, nous les reçûmes comme des libérateurs, oubliant qu’ils avaient failli être nos bourreaux. En route, un capitaine négrier, ami de maître Tranche-liard, les avait recueillis ; ils étaient allés jusqu’à la Blanchette, croyant nous y trouver encore, et ne nous y trouvant pas, comme de juste, ils avaient pensé que nous aurions suivi le chemin qui menait à la côte la plus prochaine. Le hasard qui nous avait servis, les servit à leur tour. Ils arrivèrent à temps.

Ce qui nous inquiétait, c’était que la voile avait disparu. Mais le lieutenant nous rassura en nous disant que le capitaine faisait voile pour Zanzibar, qui n’était distant que de dix lieues, pour faire son chargement d’ébène et que, dès que nous serions reposés, nous irions le rejoindre en suivant la côte.

Il y avait bien à redouter notre entrée à Zanzibar, où notre escapade était connue et où le gouverneur pourrait bien nous faire arrêter pour avoir démoli ses sujets et avoir fait de la contrebande, mais les deux capitaines se chargeaient d’arranger l’affaire.

Le lendemain nous partîmes, excepté Tombaleau qui ne pouvait marcher et que les Arabes se chargèrent de transporter à Zanzibar. Notre troupe se composait de dix hommes, le lieutenant Noël, deux matelots de la Blanchette et moi, plus cinq matelots ou négriers, bien armés et bien équipés. Noël et moi n’avions qu’une grande pique. On nous donna un guide pour traverser une forêt, assez dangereuse, paraît-il, mais rien ne nous effrayait.

Pourtant quand nous fûmes perdus dans la masse sombre et épaisse de la forêt, nous ralentîmes le pas. Le chant et les rires cessèrent, et nos regards effarés en dirent long. Ce fut pire quand la nuit arriva et qu’il nous fallut camper. La végétation qui nous entourait dans ses liens de verdure, nous faisait un rideau si épais, qu’on n’apercevait rien du ciel ni de la terre qui disparaissait sous des touffes de hautes herbes. Personne ne put dormir. Dès que le soleil perça l’ombrage, chacun se coucha et se mit à rattraper le temps perdu en ronflant à qui mieux mieux.

Mais le guide ne nous laissa pas le loisir de reposer. Depuis un moment, une odeur infecte ressemblant beaucoup à l’odeur du pont d’un négrier, s’était répandue autour de nous. C’était l’indice certain que nous étions dans le voisinage d’un serpent boa.

Le lieutenant, averti par le guide, nous éveilla l’un après l’autre en silence, et à peine le dernier était-il éveillé, que l’on entendit craquer des branches et, à quarante pas de nous, on vit le monstre ramper à notre rencontre. Sa tête plate s’élevait à six pieds du sol et, à l’ondulation des broussailles, on devinait la longueur et la grosseur de son corps qui disparaissait dans les hautes herbes. Le boa, en nous apercevant, s’arrêta net, cinq ou six coups de fusil retentirent à la fois. Des craquements affreux produits par les arbustes qu’il broyait sous son poids en se débattant, et une pluie de feuilles qu’il soulevait autour de lui, nous prouvèrent bientôt qu’il était touché.

Le serpent boa, la tête percée d’une balle, gisait près de nous. Eh bien, je ne vous cacherai pas que cette vue nous causa presque de l’effroi. En tous cas nous étions très-émus. Le corps du monstre, d’un jaune sale et terreux, bariolé de lignes noires, pouvait bien avoir vingt-cinq ou trente pieds.

Nous continuâmes notre route en nous tenant serrés les uns contre les autres et en marchant avec précaution. Tous les arbres inclinés ou tordus que j’apercevais devant moi, me semblaient autant de serpents boas. La forêt avait un aspect fantastique. Enfin nous en sortîmes et je ne respirai que dans les rues de Zanzibar où nous attendait un danger d’un autre genre.

On nous arrêta pour nous conduire devant le gouverneur, et les soldats qui nous conduisaient, après nous avoir lié les mains, nous firent passer à travers une foule hostile, qui ne voulait rien moins que nous écorcher tout vifs.

Enfin nous entrâmes dans la salle d’audience, où, assis sur un

la forêt avait un aspect fantastique.
divan crasseux, le gouverneur rendait ses arrêts en fumant sa pipe. Mais à peine y fûmes-nous entrés, que nous vîmes se lever un homme assez grand, vêtu d’un costume de capitaine de corsaire, qui s’écria :

— Voilà mes matelots et leurs nouveaux camarades. Pourquoi enchaînés ? Quelle est cette violence ?

Le gouverneur pâlit. Il avait espéré se venger au moins sur nous, et il comptait que notre arrivée précéderait ou suivrait le départ du capitaine Cuisinier, — c’était le nom du négrier corsaire qui avait sauvé notre maître Tranche-liard et ses dignes camarades.

Il n’avait pas froid aux yeux, le capitaine Cuisinier, et le gouverneur qui était en relations d’affaires avec lui, le redoutait beaucoup. Aussi fit-il patte douce, ordonna qu’on nous déliât les mains et qu’on nous rendît à la liberté sans conditions, et se prosterna devant Cuisinier qui venait de lui faire gagner beaucoup d’argent en le débarrassant d’un grand nombre de nègres, qu’il avait volés à un négrier, pour se rattraper de ce que Tranche-liard lui avait fait perdre.

Nous étions sauvés, et pourtant nous ne fûmes certains de l’être qu’à bord du Tigre, nom du vaisseau négrier qui nous ralliait. La malechance nous poursuivait, car nous ne fûmes jamais plus en danger que sur ce maudit vaisseau.

Tout à la joie d’avoir retrouvé mon vieux Tombaleau et de quitter cette île maudite de Zanzibar, je ne m’occupai plus qu’à me soigner, — le mal de mer m’avait repris de plus belle ! — quand j’entendis crier, par la vigie, ce mot qui fait toujours dresser l’oreille aux négrier :

— Voile ! forte corvette ; qui gouverne pour nous accoster sous le vent !

— Oh, oh ! murmura le capitaine, c’est un Anglais. Ça sent la poudre. J’ai moyen de lui échapper.

Et nous voilà à prendre chasse. Dieu ! que j’étais malade ! Il paraît que le navire qui nous poursuivait était de beaucoup plus fort que nous, car j’entendis faire le branle-bas de combat, et je sentis que le navire se mettait en panne.

Mais ce n’était qu’un calme plat, et le capitaine se frottait les mains en disant :

— Voilà un contre-temps pour l’Anglais. Ne pouvoir nous attaquer. Il doit être furieux.

Je montai sur le pont, et de là sur la galerie, mais je fus très-étonné quand je m’aperçus que ce petit navire était admirablement disposé pour la lutte. Ses sabords étaient ouverts, et je voyais la gueule de vrais et bons canons en sortir.

— Ah ! voilà qui est trop fort, s’écria le capitaine en voyant trois embarcations se diriger vers nous, ces Anglais sont assez fous pour m’attaquer avec leurs canots ? Pour qui me prennent-ils donc ? pour un négrier, sans doute. Je vais leur apprendre que je suis corsaire aussi et leur donner une leçon.

En effet, on laissa approcher les embarcations à portée de fusil, et quand, pleins d’arrogance, les Anglais nous hélèrent, une trombe de fer partie de la batterie les fit disparaître à nos yeux. Quand la fumée se fut dissipée, nous n’en vîmes plus qu’une qui s’éloignait en toute hâte. Les deux autres avaient sombré, et à la place qu’elles occupaient, des malheureux, pour la plupart blessés, nageaient en appelant au secours.

Le capitaine fit mettre une embarcation à l’eau, et tous les naufragés anglais furent recueillis et amenés à bord où ils furent bien soignés et bien traités.

Mais ce n’est pas par intérêt que le capitaine les avait sauvés. Il avait son plan.

— Ces gaillards-là, dit-il, me serviront à échapper à la corvette.

Comme on ne savait pas ce qu’il pensait en dessous, nous n’étions pas rassurés, car la brise se faisait déjà sentir, la corvette se couvrait de voiles et on faisait la manœuvre pour prendre chasse. C’est alors que le capitaine fit apporter sur le pont de grandes barriques vides, qu’on défonça par un bout de façon à y passer une corde. À cette corde on amarra, à distance d’une demi-brasse, trois boulets de douze pour que cette barrique mise à la mer pût conserver son équilibre et ne pas chavirer.

Trois embarcations se dirigeaient vers nous.

Nous n’y comprenions rien, et chacun se préoccupait davantage de la corvette qui gagnait sur nous. Un éclair brilla le long de ses sabords, et un boulet vint mourir en ricochant à deux encablures de notre navire. Alors j’entendis le capitaine crier :

— Vite, fourrez-moi deux de nos Anglais dans cette barrique, puis affalez la barrique à l’eau.

L’ordre fut exécuté au milieu des rires de l’équipage qui commençait à comprendre.

À mesure que le sillage rapide du Tigre nous éloignait de la barrique, nous voyions et entendions les deux Anglais effrayés de leur position — deux ou trois requins rôdaient autour — faire des signaux à la corvette qui arrivait sur eux. La corvette en les apercevant se mit en panne et envoya un canot à leur secours. Nous, nous filions et plus vite que ça. Avant que l’Anglais ait orienté ses voiles et se soit remis à notre poursuite, nous avions l’avance.

Tous les Anglais recueillis par nous passèrent par les barriques. Le soir, nous n’apercevions l’ennemi qu’au loin. Pendant la nuit, qui fut très-obscure, on fit fausse route et on déguisa le navire en gros caboteur hollandais, mais le lendemain nous n’aperçûmes aucune voile sur l’océan.

Après cinquante-cinq jours de mer, nous arrivâmes à Bourbon. Le mal de mer ne m’avait pas quitté. Un bateau de commerce qui faisait voile pour Bordeaux me prit comme passager, et je partis pour la France, me promettant bien de quitter ce métier de marin si dur pour mon pauvre estomac.

Mais j’aimais la mer malgré tout ce qu’elle m’a fait souffrir, et, pour ne pas l’abandonner, je me suis mis gardien de phare. Je ne suis plus malade que lorsque la tempête fait plier notre tour comme un jonc… Ne riez pas, je l’ai sentie plier !…

Chacun éclata de rire, mais Paul ne put s’empêcher de remercier Antenolle pour son récit qui l’avait plus d’une fois ému et charmé.

le voeu.