Six lectures sur l’annexion du Canada aux États-Unis/Cinquième Lecture


CINQUIÈME LECTURE.



Messieurs de l’Institut,

Mesdames et Messieurs.


Dans notre dernier entretien, je vous disais qu’un des résultats de l’annexion serait l’augmentation immédiate et considérable de la richesse publique. Je disais que la valeur de la propriété, en Canada, serait doublée par le seul fait de l’annexion.

À part les nombreuses raisons tirées des modifications que subiront nécessairement nos relations commerciales, de l’abolition des douanes américaines, de l’immense impulsion qui sera donnée aux arts industriels et aux affaires en général, raisons qui démontrent pleinement la vérité de mon assertion ; l’exemple du Texas est là pour faire voir que dans des circonstances exactement analogues, des faits analogues à ceux que je prévois se sont produits.

Environ deux ans avant l’annexion du Texas aux États-Unis, la propriété mobilière et immobilière y valait en totalité moins de $18,000,000.

Deux ans après l’annexion l’estimation de la propriété a été portée à $37,000,000.

Elle avait plus que doublé.

Pourtant, Messieurs, le Texas était loin d’être placé dans des circonstances ou dans une situation à beaucoup près aussi avantageuses que le Canada l’est aujourd’hui.

Il avoisine des états où l’industrie Américaine est loin encore d’avoir opéré les prodiges dont nous sommes témoins au Nord. Le voisinage de la Louisiane, de l’Arkansas, du Mississippi, de l’Alabama vaut certainement moins que celui du New-York, du Massachusetts, du Connecticut, du Vermont, du New-Hampshire, du Maine, de la Pennsylvanie et de l’Ohio.

Je défierais volontiers tous les connexionnistes du pays de trouver une seule raison plausible pour combattre la prévision que j’exprime ; pour faire croire sa réalisation seulement douteuse ; et d’un autre côté je crois pouvoir dire que les raisons qui viennent à son appui sont irréfutables.

Nous avons vu qu’avec l’annexion et la liberté de commerce qui en sera la conséquence nécessaire, le pays venait sa production actuelle augmenter en valeur d’au moins $3,000,000. Cela seul donnerait donc, sur la propriété immobilière, une augmentation réelle de $50,000,000.

Puis l’épargne que le pays fera sur ses dépenses gouvernementales actuelles réagira infailliblement sur les fortunes individuelles, car moins le contribuable paie, plus il est riche, et plus son revenu net est considérable, plus sa propriété a de valeur, cela est rigoureux.

Et puis encore, l’immense commerce qui se fera par le St. Laurent sera certainement une cause puissante d’augmentation pour la propriété.

Mais il est une autre cause d’augmentation aussi puissante, aussi féconde peut-être, que celles que je viens d’indiquer.

Que l’on parcoure le Canada dans toutes les directions ; que l’on examine toutes ses rivières, et l’on verra qu’il n’existe pas au monde un seul pays qui possède un système de navigation intérieure supérieur au nôtre. De plus et pardessus tout, il n’est pas une de nos rivières importantes qui n’offre des forces motrices incalculables, sans limites, que nous désignons ordinairement par un mot emprunté de l’Anglais, pouvoirs d’eau.

Oui Messieurs, nos pouvoirs d’eau sont les plus beaux, les plus inépuisables qui existent au monde. Ce sont des forces inutiles aujourd’hui, des valeurs mortes que nous n’utilisons pas parce que nous manquons de capitaux, et nous ne manquons de capitaux que parce que le Canada est une colonie.

Pourtant on avait imaginé d’établir des bureaux d’enregistrement des hypothèques, afin de faire affluer les capitaux Anglais en Canada. C’était là une des conceptions des hommes d’état du pays qui devait avoir les plus magnifiques résultats. « Les Anglais, disait-on, vont être à même maintenant de se convaincre qu’ils peuvent placer des capitaux, en Canada, avec sûreté, et par conséquent nous aurons de l’argent sans difficulté. »

Eh bien, les bureaux d’enregistrement n’ont pas amené un sou dans le pays, mais le gouvernement a étendu son patronage, a eu des places à donner, des affamés à repaître ; tout a donc été au mieux, à l’exception seulement de la prospérité publique, mais qu’est-ce que cela ?

Nous avons donc, Messieurs, à notre portée, de puissants moyens de prospérité intérieure, mais le régime colonial n’inspirant pas assez de confiance aux capitalistes Anglais, ces moyens de prospérité, ces sources de richesses restent inexploitées : et je ne vois pas en réalité sur quoi l’on pourrait se fonder pour prétendre que, malgré le régime colonial, elles vont l’être bientôt.

Avec l’annexion, au contraire, il y a quasi certitude que les forces motrices de nos rivières vont être de suite utilisées, parce qu’on pourra les acquérir à des prix comparativement très modérés ; parce que les premiers venus surtout auront la certitude de réaliser de grands bénéfices ; parce que le Canada est un pays arriéré, où presque rien n’a encore été fait, et où conséquemment il y a beaucoup à faire ; enfin et surtout parce que personne ne craindra l’avenir ; parce que le pays sera, si je puis m’exprimer ainsi, définitivement casé, et que l’annexion sera, pour lui, la fin de cet état purement transitoire dans lequel il se débat aujourd’hui, et qui seul empêche les capitaux étrangers d’y affluer.

Par exemple, nous avons dans le voisinage immédiat de cette ville une puissance motrice indéfinie, que des milliers de machines à vapeur n’égaleraient pas. Qu’en faisons-nous ? Rien. C’est un Américain qui est venu nous prouver que nous avions là un immense trésor.

C’est un Américain qui, le premier, l’a exploité.

Si nous avions été incorporés aux États-Unis en 1815, ne croyez-vous pas qu’aujourd’hui Montréal serait une ville essentiellement manufacturière, plus peut-être qu’aucune autre ville de l’Amérique ? Les capitalistes du Massachusetts, du Connecticut, du Rhode-Island, auraient-ils tous préféré leurs petits cours d’eau à l’immense fleuve qui passe devant cette ville ? Cela n’est pas possible. Aujourd’hui surtout que Montréal est devenu le centre d’un district agricole populeux et étendu ; aujourd’hui que Montréal renferme une population de 50,000 âmes, et qu’on peut conséquemment s’y procurer la main d’œuvre à bas prix, il n’y pas de doute que si l’annexion nous était donnée, des capitalistes Américains viendraient en grand nombre y fonder des établissements industriels. L’espace est considérable, la puissance sans bornes, le fleuve inépuisable, le champ à peu près inexploité, voilà des raisons plus que suffisantes pour les attirer. Il y a dans les états de la Nouvelle Angleterre, cinquante localités différentes qui n’offraient pas aux capitalistes le quart des avantages qu’ils trouveront à Montréal, et où pourtant on a jeté des valeurs immenses !  !

— « Mais, disent les ennemis de l’annexion, ne pensez-vous pas que ce sera un malheur pour le pays, de que voir toutes nos forces motrices naturelles passer entre les mains des étrangers ? »

— Je regarderais peut-être cela comme un malheur, si nous pouvions aujourd’hui nous flatter d’en tirer le même parti que les Américains ; mais il y a deux raisons qui nous mettront pendant bien des années encore, dans l’impossibilité de lutter avec eux, dans le champ de l’industrie ; d’abord le manque de capitaux, ensuite et surtout le genre d’éducation que l’on reçoit dans ce pays qui est précisément le contraire de ce qu’il faut aux hommes qui se destinent aux affaires ; mais quant à cette dernière raison, ce n’est pas le moment de l’examiner au long, j’y reviendrai plus tard.

Quant au manque de capitaux, cela est admis, et quand même il n’existerait pas d’autre raison, celle-là est déjà bien suffisante.

Eh bien, nous ne pouvons pas nous-mêmes faire valoir les différentes sources de richesse industrielle qui abondent dans notre pays, et nous allons niaisement jalouser ceux qui pourraient le faire mieux que nous ! Nous avons des forces motrices que nous laissons se perdre, et nous allons crier au malheur si ceux qui peuvent seuls les utiliser, les rendre productives, viennent y consacrer leur travail et leurs capitaux !  !

Pourtant, Messieurs, ce que le fabricant Américain gagnera ne peut, sous aucun rapport, être regardé comme une perte pour nous, puisque nous ne sommes pas en état de réaliser, pour les employer au même usage, les sommes qu’il appliquera sur sa fabrique.

Mais, par exemple, le capital que l’Américain viendra dépenser dans le pays, pour y établir une fabrique, et pour la tenir en opération, sera certainement un profit clair pour nous. Cela vaudra beaucoup mieux encore que la meilleure transaction commerciale.

Si aujourd’hui, une compagnie se formait en Angleterre, dans le but de venir exploiter les pouvoirs d’eau de nos rivières, avec un capital de quelques centaines de milliers de louis sterling, y aurait-il, dans le pays, un seul homme assez insensé pour combattre un pareil projet, sous le prétexte que sa réalisation serait un malheur pour le pays ? Non, certainement ; il n’est personne au contraire, soit parmi les annexionnistes, soit parmi les partisans du régime colonial, qui ne s’empressât d’y donner la main.

Cela étant, comment donc ce qui serait jugé utile aujourd’hui, venant de l’Angleterre, pourrait-il être mauvais, après l’annexion, venant des États-Unis ?

Que les ennemis de l’annexion nous expliquent donc pourquoi une importation de capital Anglais serait avantageuse, mais une importation de capital Américain pernicieuse ?

Vous le voyez, Messieurs, cette objection n’est due qu’à de misérables préjugés, ou à la plus dégoûtante mauvaise foi, ou à la sottise.

N’allons pas descendre au niveau de ces sordides vieillards qui, pour le bonheur de couver des yeux l’or qu’ils ont entassé, l’enfouissent en coffre, et ne l’utilisent ni pour les autres ni pour eux-mêmes !

En vérité, les inventeurs de cette triste objection me font justement l’effet de ces parcimonieuses ménagères qui ne se décident à offrir un fruit que quand il commence à se gâter.

— Voyons, me dira encore quelqu’un, j’admets que l’utilisation, par les Américains, des forces motrices de nos rivières, sera un bien pour le pays : mais convenez aussi, que si, après l’annexion, les habitants de nos campagnes vendent leurs terres aux Américains qui viendront s’établir en Canada, cela sera un mal.

— Messieurs, pourquoi les terres, dans le Bas-Canada, ne se vendent elles généralement que pour les deux tiers ou les trois quarts de leur valeur ? Évidemment parce que le nombre des acheteurs est excessivement restreint. Beaucoup veulent vendre, peu peuvent acheter ; de là la dépréciation des biens fonds.

Si l’annexion aux États-Unis avait lieu, il n’y a pas de doute que beaucoup de cultivateurs Américains viendraient, s’établir en Canada. Le nombre des acheteurs augmenterait donc, et nécessairement aussi la valeur des propriétés du pays, en général.

Maintenant y a-t-il quelqu’un qui oserait soutenir la proposition suivante : « Il vaut mieux, pour les Canadiens Français, vendre leurs terres à d’autres Canadiens Français à 25 pour 100 de perte, qu’à des Américains, pour leur valeur entière ? » Je ne le crois pas car autant vaudrait dire : « Il vaut mieux qu’un Canadien possède £300 que 400. »

Or la propriété devant augmenter, après l’annexion, non seulement en raison du plus grand nombre d’acheteurs, mais aussi en raison de la disparition des entraves commerciales actuelles et du développement de l’industrie locale, il est certain qu’après l’annexion la propriété foncière sera plus facilement réalisable qu’elle ne l’est aujourd’hui, tout en acquérant une valeur beaucoup plus uniforme et plus stable. Celui qui voudra vendre sera donc alors exposé à moins de sacrifices qu’on ne l’est aujourd’hui. Il y aura donc amélioration dans la situation du cultivateur Canadien et non pas danger ; car, pour un propriétaire, ou pour tous les propriétaires d’un pays, ce n’est pas dans la vente à tel ou tel qu’est le danger ; il n’existe au contraire que dans la dépréciation des biens fonds, résultant de la stagnation des affaires.

L’opinion que la vente des biens fonds Canadiens à des Américains sera un malheur pour les Canadiens Français est donc une palpable absurdité.

— Mais les Canadiens disparaîtront du sol…

— Pas plus que les Écossais du sol de l’Écosse, malgré la conquête et malgré plus de 70 ans de tyrannie et de vexations de toute espèce : pas plus que les Français du sol de la Louisiane, quoiqu’ils fussent, quant au nombre, un noyau de population insignifiant, relativement aux 650,000 Canadiens-Français du Bas-Canada.

Que l’annexion puisse avoir pour résultat des déplacements individuels, je ne le nie pas : mais quant à un déplacement de population, même d’aucune portion notable de population, voilà ce qui est impossible.

D’abord cela ne s’est jamais vu, excepté seulement dans quelques pays où un peuple conquis par l’étranger a été dépossédé au moyen de lois arbitraires, ou chassé en masse par la force physique. Or, dans le cas d’une annexion de ce pays aux États-Unis, aucun homme raisonnable ne peut prétendre que nous courions ce danger.

Reste donc la prétendue possibilité que des cultivateurs Américains viennent en grand nombre acheter des terres dans ce pays. Examinons cette question.

D’abord je demanderai à ceux qui se laissent effrayer par toutes ces prévisions sans fondement, si nous avons raison de craindre une forte immigration d’agriculteurs du Massachusetts, du Connecticut, de New-York, de la Pennsylvanie et de l’Ohio ?

Évidemment non, car dans ces différents états, les terres valent les nôtres, généralement parlant, le climat est beaucoup plus doux, les marchés sont meilleurs, les communications plus faciles, et les prix plus élevés parce que la population Américaine est plus riche et consomme plus que la nôtre.

D’ici à bien longtemps encore la culture de la terre sera plus profitable aux États-Unis qu’en Canada, parce que les villes y sont beaucoup plus nombreuses, et qu’après tout ce sont les grands centres de consommation qui donnent du prix aux denrées. Plus il a de bouches à nourrir, plus le cultivateur est riche.

D’ailleurs, les Américains se porteront toujours de préférence vers l’ouest où la terre a si peu de valeur et où elle est d’une si prodigieuse fécondité. Les prairies du Wisconsin, de l’Iowa, du Minnesota et de l’Orégon, tant parce qu’elles sont vierges qu’à cause de leur délicieuse température, obtiendront toujours la préférence sur nos terres déjà un peu fatiguées et couvertes de neige pendant cinq mois de l’année.

Il n’y aurait donc que l’agriculteur des états de Maine, de Vermont et de New-Hampshire qui ne redouterait pas beaucoup le climat du Canada, parce que sous ce rapport il n’est guère plus favorisé que nous ; mais, même avec celui-ci, il faut toujours faire entrer en ligne de compte la supériorité du sol et du climat de l’ouest. Eh bien, une immigration d’agriculteurs fournie par ces trois états seulement, dont la population totale est moindre de 400,000 âmes que celle des deux Canadas, peut-elle être bien redoutable pour une population aussi compacte que la nôtre, et dont la force d’inertie est le caractère principal !

Maintenant, en mettant les choses au pire, je suppose que dans les deux ou trois années qui suivront l’annexion, trois ou quatre mille cultivateurs américains viendront chercher fortune en Canada. Disons qu’ils achèteront quatre mille terres, et qu’ils les paieront en moyenne $1,200. Cela fera une importation de capital de près de $5,000,000. Est-ce là le mal dont nous sommes menacés ? Certes, Messieurs, je crois que le Canada aurait fort mauvaise grâce à se plaindre d’un malheur de cette espèce ! ! ! Ces $5,000,000, où iront-ils ? Dans la bourse du cultivateur Canadien, qui ne les aura certainement pas sous le régime actuel, et sans l’annexion !

Dans un pays neuf et arriéré comme le nôtre, c’est un immense avantage qu’une immigration d’hommes laborieux, sachant mieux cultiver que nous et possédant quelques capitaux ; car celui qui vend sa propriété pour à peu près sa valeur, peut toujours, avec la somme qu’il a reçue, s’il l’emploie judicieusement, devenir plus riche qu’il ne l’était auparavant.

Que font aujourd’hui les habitants des bords du St. Laurent ceux surtout qui ont de nombreuses familles ?

Ne les voyez-vous pas tous les jours, vendre leurs terres à 25 et 30 pour 100 de perte, pour aller en acheter de plus grandes dans les parties plus nouvelles, où la terre est à bon marché ?

Cent arpents de terre, sur le St. Laurent, valent généralement au-delà de £500. Avec cette somme un cultivateur peut presque toujours acheter jusqu’à cinq cents arpents de terre dans les profondeurs du pays, et au bout de quelques années, il est sûr de doubler et même de tripler sa fortune. Personne que je sache n’a jamais découvert là-dedans un danger pour la population Canadienne ! Or si aujourd’hui des Canadiens trouvent leur compte à vendre leurs terres, même à perte, à d’autres Canadiens, ou à des Anglais, ou à des Irlandais, pour aller faire des défrichements à quinze lieues de leur résidence première, comment donc le fait de les vendre, au pair, à des Américains, pourrait-il leur être nuisible ? Si dix Américains viennent acheter dix terres dans une paroisse, et que les dix Canadiens qui auront vendu ces terres, aillent en acheter d’autres, un peu plus loin, d’une étendue triple ou quadruple, la population Canadienne aura-t-elle perdu en importance, ou aura-t-elle gagné ?

Combien de cultivateurs ne voyons-nous pas morceler leurs propriétés pour établir leurs enfants ? Pourquoi le font-ils sinon parce qu’ils ne peuvent pas vendre sans des sacrifices ruineux ?

S’il y avait plus d’acheteurs, ne vaudrait-il pas mieux, pour eux, avec l’argent d’une seule terre en acheter trois que les enfants défricheraient, et à chacune desquelles ils donneraient en moins de dix ans, par leur travail, une valeur égale à celle de l’héritage paternel, sur lequel ils auraient été à l’étroit et seraient restés pauvres ?

Je crois donc pouvoir maintenir que le résultat le plus certain de l’annexion étant l’augmentation de la valeur de la propriété, par conséquent l’accroissement de la richesse générale, les Canadiens-Français acquerront, si elle nous est donnée, une force morale et une influence politique qu’ils ne pourront jamais obtenir sous le régime colonial, qui est, pour eux particulièrement, une cause incessante, irrésistible d’appauvrissement et d’infériorité.

Aujourd’hui nous nous affaiblissons annuellement de toute l’émigration Canadienne qui se rend aux États-Unis. C’est certainement rester en-deçà de la vérité, que de porter le nombre des Canadiens émigrés aux États-Unis, à 200,000. Cela seul n’est-il pas une cause puissante de dépréciation pour la propriété ? Tout le monde sent ce mal, et il est immense ; nos hommes d’état prétendent se donner beaucoup de mouvement pour y porter remède ; mais qu’ont-ils fait ? Rien. Et en effet, sous le régime colonial, il est impossible d’empêcher cette émigration, parce que tous les Canadiens qui sont aux États-Unis écrivent journellement à leurs parents, à leurs amis que s’ils vont les joindre ils trouveront de l’ouvrage, se placeront d’une manière avantageuse, feront des épargnes qu’ils ne peuvent pas faire ici, en un mot participeront à la merveilleuse prospérité du peuple Américain.

Est-il possible que de pareilles invitations faites à des gens qui vivent au jour le jour au moyen de gains si minimes qu’ils ne sont pas toujours sûrs du pain du lendemain, restent sans effet ? Évidemment non, et aussi, chaque année le pays perd des bras qui défricheraient ses forêts si leur travail était rénumératoire.

Un homme qui n’est pas suspect, puisqu’aujourd’hui il entremêle ses prédications religieuses de discours politiques contre l’annexion, chaque fois que l’occasion s’en présente, disait, il y a deux ans, qu’en Canada l’une de ces trois choses manquait ; DU PAIN, DE L’ESPACE, OU UNE JUSTE LIBERTÉ et qu’il était en état d’assurer QU’AUX ÉTATS-UNIS, ON TROUVAIT EN ABONDANCE CES TROIS ÉLÉMENTS ESSENTIELS À LA VIE DES PEUPLES. Voilà comment il expliquait l’émigration Canadienne aux États-Unis !  !

Cela n’explique guère, par exemple, l’opposition acharnée qu’il fait aujourd’hui au mouvement annexionniste ; mais il y a tant de mystères dans la tactique du corps auquel il appartient que ce serait folie de vouloir les expliquer tous : ainsi laissons de côté celui-ci.

Toujours est-il que la seule conclusion possible de ces paroles est qu’après l’annexion, le Canada ayant à souhait ces trois choses : « du pain de l’espace, et une juste liberté, » notre population ne sera plus forcée de les aller chercher hors du pays ; et l’annexion est certainement pour elle, le seul moyen de les obtenir.

Cela me rappelle ce qu’un vieil habitant de la campagne, dont les enfants étaient allés travailler aux États-Unis et l’avaient tiré de misère à leur retour, me disait naguères, avec une parfaite bonhomie : « » Ma foi je n’entends pas grand’chose à tout ça, mais il y a pourtant une chose certaine : c’est qu’après l’annexion, il sera bien inutile de partir pour les États-Unis, nous serons tous rendus. »

Maintenant, Messieurs, examinons une des plus singulières prétentions des partisans quand même du régime colonial et du gouvernement responsable.

— « Vous voulez l’annexion, disent-ils, parce que les douanes Américaines étant abolies, la production agricole du pays vaudrait $3,000,000 de plus qu’elle ne vaut aujourd’hui, ce qui augmenterait en proportion la valeur de la propriété. Eh bien, nous avons un moyen d’obtenir cela sans l’annexion. Le ministère fait les plus grands efforts pour obtenir la réciprocité commerciale avec les États-Unis, sur les produits agricoles, et l’obtiendra sans aucun doute, car il conduit cette négociation avec toute l’habileté désirable ; dans ce cas, nos grains ne paieront plus de droits, ils vaudront donc autant sous un système de réciprocité qu’avec l’annexion ; la propriété acquerra donc une valeur proportionnée à cette augmentation ; la réciprocité commerciale produira donc au Canada les mêmes avantages que l’annexion. »

— Dans cette objection, Messieurs, il y a un peu de vrai et beaucoup de faux. Il est vrai que la réciprocité commerciale sur les produits agricoles donnera à nos grains à peu près la même valeur qu’ils acquerraient par l’annexion, mais voilà le seul avantage que nous procurera la réciprocité.

L’annexion sera la source d’une foule d’avantages que la réciprocité ne pourrait en aucune manière nous donner, il est donc faux que pour le pays, il soit indifférent d’obtenir l’une ou l’autre.

D’abord, Messieurs, obtiendrons-nous la réciprocité ?

— Eh sans doute, répondent les admirateurs du gouvernement responsable, qui ne voudraient pour rien au monde commettre le péché sans excuse de douter de la réussite de leurs ministres bien-aimés.

Eh bien, je suis loin d’être aussi pratique que ces Messieurs, et je puis me tromper ; mais depuis que j’ai étudié un peu la question, il me semble que nous avons contre nous dix-neuf chances sur vingt ; que l’espoir d’obtenir la réciprocité est totalement dénué de fondement, et je dirai plus est souverainement ridicule, car pour nourrir un instant un semblable espoir, il a fallu compter sur une absence totale de bon sens chez les Américains ; il a fallu les croire complètement aveugles et incapables de comprendre leurs intérêts : il a fallu aussi les croire totalement ignorants de notre propre situation financière.[1]

Ce n’était pourtant pas au ministère actuel qu’il appartenait de compter sur l’inhabilité d’autrui !

Dans les conventions internationales, dans les traités de commerce, on offre invariablement à peu près l’équivalent de ce que l’on demande, et on n’a jamais vu encore un gouvernement demander beaucoup à un autre gouvernement et ne rien lui offrir.

Au gouvernement responsable du Canada était réservée la première énormité de ce genre.

La réciprocité commerciale que nous demandons et offrons tout-à-la fois au gouvernement Américain ne doit s’étendre qu’aux produits de l’agriculture et des forêts.

Pour ces produits, les États-Unis nous offrent le seul marché où nous puissions obtenir des prix élevés, car ceux que nous obtenons en Angleterre ne sont pas suffisants.

D’un autre côté les États-Unis ne peuvent pas écouler en Canada leurs produits agricoles ou forestiers. Nous ne pouvons pas acheter d’eux ces produits, puisque nous les vendons parce que nous avons un surplus.

Les États-Unis ne nous vendent donc que les objets de consommation que nous ne produisons pas et qu’eux produisent.

Ces objets sont des produits manufacturés de plusieurs espèces.

Or, tout en demandant au gouvernement Américain, l’abolition des droits Américains sur nos grains et nos bois, nous n’offrons pas d’abolir les droits Canadiens sur les produits manufacturés que nous tirons des États-Unis : en d’autres termes nous demandons l’abandon des droits qui pèsent sur nous, mais nous ne voulons pas, de notre côté, faire l’abandon de ceux qui pèsent sur les Américains.

Le ministère a voulu faire avec le gouvernement Américain de la justice égale à la Sydenham, tout pour l’un, rien pour l’autre.

Des chiffres vous feront mieux saisir tout le ridicule de cette tentative.

En 1849 nos exportations de produits agricoles et forestiers aux États-Unis représentaient une valeur d’environ 
$3,000,000
sur laquelle nous avons payé au gouvernement Américain pour droits de douane 
$600,000
Les exportations de même nature faites par les États-Unis en Canada n’ont représenté qu’une valeur de 
$ 250,000
sur laquelle notre gouvernement a perçu 
$ 50,000
Pour la même année, nos importations des États-Unis en produits manufacturés indigènes valaient 
$3,500,000
sur lesquelles notre gouvernement a perçu 
$700,000
et les États-Unis ont importé du Canada en articles de même nature une valeur de 
$ 200,000
sur laquelle le gouvernement Américain a perçu 
$ 40,000


Ainsi, Messieurs, si, en 1849, la réciprocité commerciale entre les États-Unis et le Canada avait existé telle que les ministres la proposent, voilà quels auraient été les bénéfices respectifs des deux pays.


Le Canada n’ayant pas eu à payer de droits sur ses exportations de produits agricoles et forestiers aurait évidemment fait un bénéfice net de 
$ 600,0000
Celui des États-Unis, sur les mêmes produits n’aurait été que de 
$50,000
Maintenant, sur nos importations de produits manufacturés Américains, notre gouvernement aurait toujours perçu 
$ 700,000
que le fabricant Américain eût conséquemment perdues.
Et sur les importations de même nature, faites d’ici par les États-Unis, le fabricant Canadien n’aurait perdu que les 
$40,000


que le gouvernement Américain a perçues
Le total des profits Américains n’aurait donc été que de 
$90,000
pendant que le total des profits Canadiens aurait été de 
$1,300,000

Autant valait donc dire au gouvernement Américain : « Ayez la bonté de faire présent au Canada des revenus qu’il vous donne, à la condition pourtant que le Canada ne vous fasse pas présent des revenus que vous lui produisez. »

Voilà, Messieurs, le coup d’essai du gouvernement responsable en fait de diplomatie extérieure ! !

Voilà les négociations que les journaux ministériels ont admirées sans réserve ; dans lesquelles ils n’ont vu que de l’habileté !

De fait, Messieurs, c’est une aumône que nous avons demandée au gouvernement Américain.

— Pas le moins de monde, disent les ministres, car nous offrons aux Américains la liberté de naviguer sur le St. Laurent, dont ils ne peuvent pas se passer.

— Quoi, ils ne peuvent pas se passer de la navigation du St. Laurent, et ils n’ont pas encore pensé à la demander depuis quarante ans ! Voilà quarante ans qu’ils négligent à ce point un de leurs plus grands intérêts ! !

Mais il me semblait pourtant que la privation de naviguer sur le St. Laurent n’avait pas empêché les États-Unis de devenir le pays le plus prospère qui soit au monde ! ! Sans le St. Laurent, ils sont devenus cinq fois plus riches que nous avec le St. Laurent ! ! Est-ce là la preuve qu’ils ne peuvent pas s’en passer ?

Quel a été le résultat de la clôture du St. Laurent aux vaisseaux Américains ? Pas autre que le creusement du canal de l’Érié. Nous avons fermé à nos voisins le fleuve que la nature leur avait donné comme à nous ; eh bien, ils en ont creusé un autre ; est-ce encore là ce qui prouve qu’ils ne peuvent pas se passer du premier ?

Messieurs, lequel du Canada ou des États-Unis a le plus souffert de la faute, de la bévue commise par le gouvernement métropolitain, en fermant le St. Laurent au commerce de l’ouest de l’Amérique ? N’est-ce pas évidemment le Canada ?

Si l’Angleterre avait été moins exclusive, moins égoïste, qui sait si le St. Laurent, au lieu d’être canalisé par nous, il y a seulement quelques années, ne l’aurait pas été vingt ans plus tôt par l’état de New-York ? Qui sait si l’état de New-York n’aurait pas demandé comme une faveur d’en faire les frais, qui auraient été beaucoup moins considérables que le coût du canal de l’Érié ?

Et si cela fut arrivé, n’est-il pas certain que le St. Laurent serait aujourd’hui aussi chargé de vaisseaux de toute espèce que le Mississippi ?

Voilà pour le passé. Eh bien, pour l’avenir, lequel du Canada ou des États-Unis est le plus intéressé à ce que les vaisseaux Américains descendent le St. Laurent jusqu’à la mer ?

Les États-Unis ont le canal et le chemin de fer de l’Érié ; ils peuvent donc porter leurs produits de l’ouest à la mer sans passer par le St. Laurent. Ils ne peuvent pas, il est vrai, charger de gros vaisseaux sur les lacs, à cause des dimensions du canal de l’Érié, mais cela ne serait qu’un degré d’utilité de plus, et n’est nullement indispensable.

Mais le Canada, où en serait-il avec ses $18,000,000 de dette, s’il n’ouvrait pas tôt ou tard le St. Laurent au commerce américain ? Sans lui, nos canaux ne produiront pas de vingt ans la moitié seulement des intérêts que nous payons ; c’est donc pour nous que l’ouverture du St. Laurent aux vaisseaux américains est une indispensable nécessité, car sans cela nous n’avons pour perspective qu’une énorme augmentation de taxes ou la banqueroute.

Ainsi donc, quand nos ministres ont osé dire au gouvernement américain : « Nous vous ferons la faveur d’ouvrir le St. Laurent à vos vaisseaux, à telle condition » ils n’ont commis là qu’un acte de colossale impudence car ce n’est pas une faveur que d’offrir à une partie adverse une mesure dont on a plus besoin qu’elle.

De fait la faveur eût été pour nous et non pour les États-Unis, car après tout nous n’offrons l’usage du St. Laurent aux américains qu’à la condition qu’ils ne passeront pas dans nos canaux sans payer les droits de passage ordinaires ; et ces droits que nous percevrons sur leurs vaisseaux nous sont bien plus nécessaires que l’usage de nos canaux ne l’est pour eux.

Tout en prétendant offrir une faveur, c’est donc nous qui en avons demandé une, ce qui prouve que souvent il y a loin de la prétention au fait.

Quand à la réciprocité commerciale sur les produits de l’agriculture et des forêts, nous avons vu qu’elle ne produirait aux États-Unis qu’un résultat insignifiant, pendant que pour nous elle est une question vitale.

Il suit donc de là que les ministres, loin d’offrir à peu près l’équivalent de ce qu’ils ont demandé, n’ont rien offert du tout ou peu s’en faut.

Ils ont fait dépendre de l’octroi, par les États-Unis, d’une mesure nécessaire au Canada, l’octroi, par le Canada aux États-Unis, d’une autre mesure beaucoup plus nécessaire, au Canada qu’aux États-Unis.

Voilà les hommes qui se targuent à tout propos de leur capacité pratique, de leurs talents en fait d’administration. ! !

On aurait pu pourtant, sans être de première force en diplomatie, découvrir que par la nature des besoins et des importations des deux pays, une réciprocité commerciale sur les produits de l’agriculture et des forêts seulement, ne constituait pas le moins du monde une égalité d’avantages ; car le Canada exporte pour une grande valeur de ces produits aux États-Unis pendant que les États-Unis n’exportent que très peu de ces produits en Canada. Une mesure de réciprocité affectant seulement ces produits ne produisait donc pas d’avantages équivalents…

C’est sous le système actuel qu’il existe une réciprocité d’intérêts, car si d’un côté, nous payons au gouvernement fédéral de forts droits sur les grains et les bois que nous exportons aux États-Unis, d’un autre côté, les Américains paient au nôtre de forts droits sur les objets manufacturés qu’ils exportent en Canada : il n’y a pas, il est vrai, réciprocité sur les mêmes articles, mais les droits prélevés dans chaque pays, sur des articles différent se balançant à peu près, il y a aujourd’hui réciprocité d’avantages. Si les États-Unis accordent l’entrée en franchise à nos grains et nos bois, et que le Canada refuse l’entrée en franchise aux produits manufacturés américains, le Canada fait un profit et les États-Unis une perte. Voilà néanmoins ce à quoi les ministres ont prié le Congrès de consentir. Ils ont espéré lui faire changer le fait pour le mot, la réalité pour l’ombre. Or il était certainement absurde de faire une telle demande, surtout à des Américains et il eût été plus absurde encore à eux de l’accorder. Nous ne pouvons donc pas espérer d’obtenir la réciprocité sur les produits de l’agriculture, sans offrir en même temps de l’étendre aux produits manufacturés ; car alors seulement il y aurait compensation, et alors seulement nous pourrions prétendre avec raison que les avantages seraient réciproques ; que l’offre serait en proportion de la demande.

Si le gouvernement Américain eût consenti à la proposition qui lui a été faite par le ministère, voilà, en chiffres, quel aurait été son résultat, pour l’année 1850.


1°. Le gouvernement Canadien aurait reçu sur nos importations de produits manufacturés Américains 
$900,0000
2°. Par les péages exigés des vaisseaux Américains pour l’usage de nos canaux (probablement) 
400,000
3°. Le producteur Canadien aurait épargné sur nos exportations de bois et de céréales 
850,000

Total des bénéfices du Canada $2,150,000
Le gouvernement des États-Unis aurait perçu sur nos exportations de produits manufacturés
$80,000
Le producteur Américain aurait épargné sur nos importations de grains des États-Unis 
$70,000
Total des bénéfices des États-Unis $150,000

Balance en faveur du Canada $2,000,000


Eh bien, Messieurs, est-il si étonnant que nous n’ayons pas seulement été écoutés ? cette habile négociation a-t-elle du donner aux Américaine une très haute opinion de notre pays ? Devons-nous nous féliciter d’être représentés à l’étranger par des hommes de cette taille ?

Tout cela n’est-il pas précisément de la même force que l’offre de CENT LOUIS faite par les mêmes hommes, il y a deux ans, à ceux qui dénonceraient LES INCENDIAIRES DU PALAIS LÉGISLATIF.

Ce que j’ai dit est donc vrai : c’est une aumône que nous sommes allés demander au gouvernement Américain : et cela sans y avoir d’autre titre que les diatribes sans fin dont l’enceinte parlementaire et le journalisme retentissent de concert contre le gouvernement Américain, contre les institutions Américaines, et même contre la nation Américaine.

L’esprit du gouvernement responsable est de se mettre aux genoux du peuple qu’il dénigre systématiquement ! !

Le ministère a cru mystifier le Congrès en faisant sonner bien haut l’immense service qu’il rendait aux États-Unis en lui offrant la navigation du St. Laurent ; le congrès s’est moqué de lui, et ne lui a pas même fait l’honneur d’une réponse. Alors le ministère a menacé de faire ce que les Anglais appellent de la rétaliation.

Le gouvernement Américain ne trouve pas que la navigation du St. Laurent soit aussi nécessaire à la prospérité des États-Unis que le ministère Canadien veut bien l’affirmer ; il n’est pas disposé à donner un vote de confiance dans le gouvernement responsable du Canada ; celui-ci, habitué à plus de docilité au sein de la législature, se fâche tout-de-bon, et exprime son intention de fermer le canal de Welland aux vaisseaux Américains. Or les deux tiers du revenu de ce canal sont produits par les péages prélevés sur les vaisseaux Américains ! ! !

Le gouvernement responsable menace de se couper un membre pour se donner le plaisir de le jeter à la figure d’un adversaire ! ! !

Il va sans dire que celui des ministres qui a imaginé ce plan savait mieux que personne que l’état de nos finances le rendait inexécutable ! ! que d’ailleurs la construction d’un canal dans l’état de New-York pour tourner les chûtes de Niagara est chose infiniment facile, car de Lockport au lac Ontario, il y a au plus, HUIT LIEUES DE DISTANCE. Or fermer le canal de Welland aux Américains, ce n’est pas le moins du monde les forcer de nous accorder la réciprocité, c’est tout simplement leur faire sentir l’utilité, la nécessité d’en creuser un chez eux : c’est commettre la même faute qu’un propriétaire, qui après avoir bâti une maison, refuserait de la louer et de l’habiter. Aussi n’a-t-on nullement pensé à fermer le canal de Welland ; et si on a fait un peu de bruit c’était seulement pour se donner une contenance.

Maintenant vous croyez peut-être que la farce est jouée ?

Nullement ; après tout ce tintamarre, voilà que tout-à-coup le calme est revenu, et aujourd’hui les journaux ministériels chantent en cœur que le Congrès n’a fait là qu’un simple oubli, qui sera réparé bientôt. On est plus sûr que jamais, maintenant que la session approche, d’obtenir la réciprocité ! !

Ne pensez-vous pas, Messieurs, que si l’illustre Robert-Macaire venait faire un tour en Canada, il pourrait encore y apprendre bien des choses ?

Voilà donc le Congrès absous des anathêmes conditionnels qu’on lui lançait l’année dernière ; alors que le plus ancien journal français de cette ville qui, s’il existe une politique ministérielle, représente cette politique, s’écriait, dans un de ces accès d’idiotisme qui l’obsèdent de temps à autre : « Honte au Congrès s’il refuse la réciprocité ! »

Telle est, Messieurs, la logique du gouvernement responsable.

L’Angleterre viole l’engagement qu’elle avait contracté envers le Canada de lui-donner protection et justice ; le gouvernement responsable croit faire un miracle d’habileté en exigeant du Congrès Américain de réparer cette violation ! À lui la responsabilité des injustices de la métropole !

L’Angleterre adopte une politique ruineuse pour ses colonies et leur refuse une compensation : c’est le Congrès qui est obligé de leur accorder cette compensation ! ! Ce n’est pas sur l’Angleterre que doit retomber la honte de ses injustices et de son égoïsme ; c’est sur les États-Unis !

Pas un mot de blâme n’est échappé à ce journal contre le despotisme et l’indifférence de l’Angleterre envers le pays ; car c’eût été affliger et embarrasser le ministère !  ! c’était le Congrès qu’il fallait attaquer ; c’était le gouvernement Américain qu’il fallait taxer d’illibéralité, en cas qu’il n’acceptât pas une proposition ridicule ! !

En rejetant, par avance, tout le blâme sur le Congrès, on préjugeait les ignorants, voilà précisément ce qu’on voulait ! ! En taxant le gouvernement Américain d’injustice, de mauvais vouloir envers le pays, on prédisposait contre lui ces esprits superficiels qui ne découvrent que ce qu’on leur montre du doigt, et ne comprennent même pas toujours ce qu’on leur dit ; c’était autant de gagné contre l’annexion !

Avec les partisans de la morale des intérêts, il ne s’agit pas d’être homme d’honneur ; tout est bon pourvu qu’on réussisse à pallier l’ineptie de ses amis.

Dans tous les cas, Messieurs, il me semble que si le ministère, au lieu de proposer une réciprocité boiteuse et purement nominale comme également avantageuse aux États-Unis et au Canada ; au lieu de se donner l’air d’être le maître des conditions ; au lieu de donner à entendre que le Canada pouvait facilement se passer des marchés américains ; au lieu surtout de menacer le gouvernement Américain de mesures rétaliatoires, avait adopté la tactique que lui indiquait également le bon sens et les circonstances ; avait paru comprendre la position actuelle du pays ; avait laissé entrevoir l’annexion des Canadas comme une de ces nécessités politiques dont il n’est donné à personne d’empêcher la réalisation : que conséquemment accorder la réciprocité, même telle que demandée, c’était faciliter les transactions entre les deux pays, rendre leurs intérêts plus communs, leur liaison plus étroite ; que c’était en un mot leur faire apprécier plus exactement les avantages qui doivent nécessairement découler pour eux de l’annexion ; que c’était l’amener indirectement et par des voies dont l’Angleterre elle-même ne pouvait pas raisonnablement se plaindre ; et qu’après tout puisque les Canadas étaient inévitablement destinés à tomber dans la confédération américaine, mieux valait pour celle-ci favoriser leur développement industriel puisqu’il était de son intérêt de les admettre riches plutôt que pauvres et arriérés sous tant de rapports, et que cette avance se retrouverait un jour : il me semble dis-je, que si le ministère, ou plutôt le négociateur, se fût placé sur un semblable terrain, il se serait acquis de suite les sympathies des hommes influents aux yeux desquels on s’est rendu ridicule par des prétentions exagérées et insoutenables.

— Mais ce sont là de ces choses qu’on ne dit pas ?

Et pourquoi non, quand on les pense, quand on les sait vraies, justes ? Pourquoi ne pas accepter franchement une éventualité prochaine, un événement certain ?

Y a-t-il de l’habilité à faire semblant d’ignorer ce que tout le monde sait, à ne faire aucune acception d’événements que tout le monde prévoit, que tout le monde sait être inévitables ? Est-ce se montrer bien compétent à gouverner un pays que de conduire, à l’étranger, une négociation d’une immense importance, sans paraître seulement se douter de l’avenir prochain qui est réservé à ce pays ?

Messieurs, là comme ailleurs, le ministère n’a pas su sortir de son ornière de prédilection, les intrigues de coterie, les parlages d’antichambre, les moyens détournés, les circonvolutions ordinaires aux hommes qui sont incapables de s’élever jusqu’à la position qu’ils occupent ; qui sont dans les grands emplois comme un homme placé sur une montagne : tout lui parait petit mais aussi il parait petit à tout le monde.

En un mot on a voulu faire comme d’habitude, de l’habileté et, comme d’habitude, on n’a fait que du galimatias.

Je crois, Messieurs, avoir démontré, qu’à moins d’offrir aux États-Unis une mesure de réciprocité juste, raisonnable, également avantageuse aux deux parties, il est illusoire d’espérer aucunes conditions favorables du gouvernement fédéral.

Il me reste maintenant à vous faire voir comment la réciprocité ne produira pas au pays la dixième partie des avantages que nous sommes sûrs de trouver dans l’annexion.

À proprement parler, la réciprocité ne guérira qu’une seule des plaies de toute espèce qui rongent ce pays et diminuent ses forces vitales ; elle augmentera le prix de nos grains et de nos bois qui n’est pas suffisant pour rémunérer le producteur.

Mais aussi veuillez faire attention que si d’un coté la réciprocité doit avoir l’effet d’enrichir le producteur, d’un autre coté elle aura inévitablement l’effet d’appauvrir le gouvernement ; car il est évident que nous n’obtiendrons pas la réciprocité sur les grains et les bois sans l’offrir en même temps, sur les objets manufacturés ; alors le gouvernement de la province perdra un revenu de $8 ou 900,000 qu’il prélève sur nos importations de produits manufacturés américains. Or c’est parce que le ministère sentait qu’il était impossible, sans ce revenu, de faire face à tous les besoins du gouvernement qu’il a proposé cette mesure de réciprocité dont on s’est moqué à bon droit dans les États-Unis.

Ainsi donc, la seule réciprocité que nous puissions espérer d’obtenir augmentera bien le revenu du producteur canadien, mais diminuera d’un tiers celui du gouvernement, tel qu’il se perçoit aujourd’hui.

— Or, Messieurs, dans l’état actuel de nos finances et de nos ressources, le gouvernement n’a aucun moyen de suppléer à un semblable déficit.

La conséquence de l’obtention de la réciprocité peut donc être le recours forcé, inévitable aux taxes directes pour subvenir aux besoins du gouvernement, qui a toutes les peines du monde à faire face à toutes nos dépenses publiques et aux intérêts de la dette, même avec ses moyens actuels. Or la réciprocité devant les diminuer d’un tiers, qui devra combler le déficit ? Évidemment le producteur Canadien que la réciprocité aura enrichi. Le gouvernement nous reprendra donc une grande partie de ce que la réciprocité nous donnera.

Voyons maintenant ce que l’annexion produira au pays ; de prospérité, de richesse, de bien-être politique et social.

Avec l’annexion, Messieurs, il y aura entre les États-Unis et le Canada, pleine liberté de commerce, avantage que la réciprocité, telle que voulue par le ministère, ne nous donnait pas.

Avec l’annexion, nous nous débarrassons de suite de notre énorme dette publique dont le gouvernement fédéral se chargera en échange de nos terres publiques que nous lui abandonnerons : la réciprocité ne nous donnera pas cela.

Avec l’annexion nos travaux publics acquerront de suite une valeur assez grande pour payer toutes nos dépenses gouvernementales. Une fois le budget déchargé de l’intérêt de la dette publique ; une fois nos dépenses d’administration ramenées à un chiffre raisonnable, nous aurons bien vite un surplus considérable. — La réciprocité ne nous donnera pas cela.

— On peut l’obtenir sans l’annexion, dira-t-on. — C’est possible, pourvu toujours que l’on n’ait plus recours au génie diplomatique du ministère actuel.

Avec l’annexion, il n’y a pas de doute que les spéculateurs Américains viendront exploiter les moyens de richesse industrielle qu’offre le pays, et y verseront des capitaux considérables : la réciprocité ne nous donnera pas cela, et sous le régime colonial il est impossible que les capitaux Anglais affluent en Canada !

Avec l’annexion, nous choisirons nos marchés, nous achèterons nos articles de consommation où bon nous semblera ; la réciprocité ne nous donnera pas-cela !

Avec l’annexion, Québec devient un des premiers chantiers de l’Amérique pour la construction des vaisseaux, et soutiendra contre le Maine une compétition facile. Combien de vaisseaux neufs vendons-nous aujourd’hui à l’Angleterre, tous les ans ? Un nombre insignifiant, relativement à l’importance de notre exploitation forestière ! Combien après l’annexion en vendrons-nous aux Américains, dont la marine marchande égale déjà presque celle de l’Angleterre ? Autant qu’il nous sera possible d’en construire : la réciprocité ne nous donnera pas cela au même degré !

Avec l’annexion, l’Union des deux provinces cesse de suite ; car l’ancienne pomme de discorde, la question des douanes, sera réglée par le fait que leur revenu appartiendra au gouvernement fédéral ; dans ce cas, chaque province a plus d’intérêt à former un état séparé : la réciprocité ne nous donnera pas cela !

Avec l’annexion, l’émigration Canadienne aux États-Unis se ralentira considérablement, car nous avons encore d’immenses forêts à défricher, et si la population ne s’y porte pas, cela est du uniquement à ce que la culture de la terre n’est pas aussi profitable en ce pays qu’ailleurs. Quand le travail sera rémunéré, quand les bras trouveront de l’emploi, on n’ira pas chercher ailleurs ce qu’on sera sûr de trouver ici. Ce n’est pas quand on est riche que l’on quitte son pays, sa famille, ses amis, c’est quand on est pauvre, c’est quand on ne trouve pas chez soi ce que l’on trouve ailleurs.

De plus il est hors de doute qu’après l’annexion une forte proportion des 200,000 Canadiens émigrés aux États-Unis reviendront au pays qui, alors, leur offrirait plus de chances du succès qu’aujourd’hui, et où ils seraient sûrs de retrouver les institutions Américaines qu’ils admirent et bénissent depuis qu’ils les connaissent.

C’est la détresse générale, c’est le besoin et l’impossibilité de gagner qui les ont forcés de s’expatrier : eh bien, que cette détresse cesse, qu’ils aient l’espoir de gagner dans leur pays, même un peu moins qu’ils ne gagnent ailleurs ; que le gouvernement et les institutions absurdes qui ont appauvri le Canada disparaissent, et beaucoup d’entre eux reviendront ; et ils reviendront améliorés, plus actifs, plus instruits, meilleurs ouvriers, meilleurs cultivateurs qu’ils ne l’étaient avant leur départ. La population Canadienne acquerra plus de force par leur retour qu’elle n’en a perdu par leur départ : la réciprocité ne nous donnera pas cela !

Avec l’annexion, toute la propriété du pays doublant de valeur, les terres incultes se défricheront plus rapidement, et la population Canadienne regagnera bien vite en richesse, et par ses propres forces, ce que l’émigration lui a fait perdre, même si celle-ci ne rentre pas au pays : la réciprocité ne nous donnera pas cela au même degré, car elle ne peut pas avoir sur la propriété le même effet d’accroissement que l’annexion.

Voilà, Messieurs, quelques-uns des avantages matériels que l’annexion procurera au pays : passons maintenant aux résultats politiques, aux conséquences morales qu’elle amènera.

D’abord, et en premier lieu, nous pourrons nous flatter d’être, comme peuple, sur un pied d’égalité parfaite avec les plus puissantes nations de l’Europe ; nous ne serons plus sur le quatrième ou le cinquième plan, nous serons sur le premier : nous ne serons plus une colonie, c’est-à-dire une chose administrée par un commis de bureau Anglais ; nous serons un peuple ayant ses volontés libres de toute entrave, son action indépendante et propre, son libre arbitre absolu.

Alors, Messieurs, une belle carrière politique sera ouverte au talent et à l’activité des citoyens du pays. Cette carrière existe-elle aujourd’hui ? Êtes-vous jugés dignes d’un emploi à l’étranger ? En êtes-vous crus capables ? Le régime colonial n’est-il pas une prison pour le talent comme il est une prohibition contre l’industrie, une barrière élevée contre le progrès d’un pays ?

A-t-on jamais pu, en Canada, obtenir le plus modeste emploi même dans l’armée anglaise sans le demander à genoux ?

Heureusement le petit nombre des demandes de cette espèce prouve combien cet insigne honneur est apprécié dans le pays ?

Avec l’annexion, Messieurs, nous passons de l’enfance à l’âge mûr : nous grandissons politiquement de toute la hauteur qu’il y a de la liberté à la dépendance ; nous avons notre part d’influence dans le conseil général de la nation, au-dessus duquel il n’y a rien que la constitution et la justice ! !

Avec l’annexion, nos hommes publics sont appelés sur un des premiers théâtres du monde, le Congrès des États-Unis ! ! Ils peuvent être députés, sénateurs, ministres d’un peuple de vingt-cinq millions d’hommes. Rien ne les empêche d’être portés à la première place de l’état, si leurs services ou leur génie leur donnent le droit d’y aspirer. La carrière diplomatique leur est ouverte ; ils peuvent être ambassadeurs, consuls, etc., etc., la carrière militaire leur est également ouverte.

Nous jouirons en un mot de tous les droits des citoyens Américains. Sous le régime actuel, jouissons-nous des droits et des privilèges des sujets Anglais habitant les trois royaumes ? À proprement parler ne sommes-nous pas les sujets des sujets de la Reine d’Angleterre ? La plus haute position qu’il nous soit donné d’atteindre, n’est-ce pas celle de procureur général de province ? Au-delà de cette limite, c’est l’infini ! !

Avec l’annexion, nos institutions deviennent purement électives ! les différents emplois publics qui sont aujourd’hui conférés sous le bon plaisir de la coterie qui est au pouvoir, seront adjugés au plus digne, au plus habile, et non à un protégé souvent incapable mais intrigant.

Nous aurons un gouverneur de notre choix, des conseillers législatifs ou sénateurs de notre choix ; des chefs de bureau de notre choix ; des magistrats de notre choix ; des officiers de milice de notre choix ; l’éligibilité ne dépendra plus que de la confiance publique et non du chiffre de la fortune personnelle ; les sessions de la législature ne seront plus soumises au caprice d’un homme ou d’un ministère ; elles seront fixées par la loi : nous réglerons nos dépenses intérieures à notre guise sans avoir le veto d’un étranger toujours suspendu sur nos actes ; il n’existera plus de liste civile pour la vie du souverain ; car le souverain ce sera le peuple, et il n’aura pas besoin de se créer des sauvegardes contre lui-même !

Avec l’annexion, le prestige d’une couronne, les préjugés monarchiques n’existant plus, nous n’aurons plus sous les yeux le déplorable spectacle que nous avons depuis dix ans, celui de nos mandataires faisant assaut de servilité envers l’Angleterre, protestant hypocritement de leur dévouement et de leur loyauté, bénissant la justice métropolitaine, écoutant avec docilité, et recevant avec un profond respect tout ce niais grimoire ministériel qu’on appelle le discours du trône !  !

Avec l’annexion, le patronage sera détruit, et nous verrons disparaître de leur honteuse arène les trop nombreux acteurs de cette lutte désespérée pour conquérir des places et des salaires, que nous avons vus depuis dix ans à l’affût de toutes des bassesses. Non, Messieurs, après l’annexion, nous n’aurons plus la douleur d’être journellement témoins du plus démoralisateur de tous les spectacles, celui d’un vrai steeple-chase à plat ventre de valets d’antichambre, dans lequel celui qui rampe le mieux est toujours sûr d’obtenir le prix !

De même que le patronage monarchique a l’effet de dégrader les masses et les individus, de même le système électif a celui de les grandir à leurs propres yeux, de les relever moralement, d’ennoblir leurs sentiments, de leur donner cet esprit d’indépendance que nous avons perdu, de réveiller chez eux cet instinct de respect de soi-même qui existait en Canada avant 1837 et que le gouvernement responsable a fait devenir si rare !  !

Avec l’annexion vous ne verrez plus les hommes qui ont pendant vingt ou trente ans marché en tête du parti libéral rougir de la démocratie, et une fois devenus ministres responsables, s’opposer en pleine chambre d’assemblée à une mesure importante, sur la seule raison qu’elle a une teinte républicaine.

Après l’annexion, vous ne verrez plus des ministres libéraux restreindre par tous les moyens possibles les droits et privilèges de la chambre, pour augmenter et étendre d’autant les prérogatives de la couronne qui, en définitive, ne sont que leurs propres prérogatives, leurs plus puissants moyens d’influence et de corruption !  ! Vous ne verrez plus une chambre d’assemblée assez servile pour consentir à ces actes de suicide !

Avec l’annexion vous ne verrez plus des ministres libéraux ayant à toute heure sur les lèvres le mot de responsabilité, refuser à la chambre communication des correspondances échangées entre eux et le bureau colonial, sous le prétexte qu’elles sont confidentielles !  !

Quoi, il y a des actes des ministres coloniaux, soi-disant responsable, qui sont des secrets pour la chambre ! Les ministres pourront donc quelquefois cacher des fautes graves en prétendant seulement qu’ils ont reçu des confidences du Secrétaire des colonies ! ! Est-ce là ce qu’on appelle de la responsabilité ? Est-ce là ce que l’on appelle des institutions plus libres que celles des État-Unis ? Il n’y a donc pas que le gouverneur qui soit indépendant de la chambre !

Eh bien vous avez vu une majorité libérale endurer patiemment l’impertinence de ministres qui sont venus lui dire :

«  Vous ne devez savoir, sur nos relations avec le bureau colonial que ce qu’il nous convient de vous apprendre ! ! »

Avec l’annexion, vous ne verrez plus un ministère libéral se recomposer presqu’entièrement sans demander pour ses nouveaux membres l’approbation du peuple auquel il se dit responsable ! Vous ne verrez plus un ministère éluder la constitution ; et afin d’éviter de se présenter devant le peuple pour le faire juge de sa politique, choisir ou faire entrer tous ses nouveaux membres dans celle des branches de la législature sur laquelle le peuple n’a aucun contrôle !

Jamais moquerie plus amère n’a été jetée à la face du peuple de cette province !

Jamais impudence plus flagrante, jamais tripotage plus odieux n’ont été reprochés au bureau colonial et à ses gouverneurs aux plus mauvais jours de notre histoire ! Le ministère Draper n’a rien fait d’approchant ! Jamais il ne s’est moqué à ce point de l’opinion publique et des plus simples lois de l’honneur !

Aujourd’hui, Messieurs, trois sur quatre des ministres du Bas-Canada, possèdent leurs portefeuilles sans avoir eu l’assentiment et l’approbation d’aucun des collèges électoraux de la province ; ils n’en ont pas eu d’autres que celle des ministres en office ! Voilà encore ce qu’on appelle en Canada de la responsabilité ! Voilà les ministres qu’on vous dit être plus responsables au peuple que les chefs de bureaux publics américains ! !

Avec l’annexion, vous ne verrez plus un chef d’administration oser dire à tout un pays ce que le premier ministre actuel nous a dit implicitement à la dernière session.[2] « Il n’est pas nécessaire d’étendre le principe électif an conseil législatif puisque je suis au pouvoir. Plus tard nous venons. »

Sans doute ces mots n’ont pas été dits, mais la chose l’a été ; l’idée de l’orateur était transparente comme le cristal !

Et vous ne verrez pas davantage une législature accueillir une pareille forfanterie par un vote de confiance dans celui-là même qui l’a proférée ! !

Avec l’annexion, il ne sera pas loisible au gouverneur de refuser sa sanction à une loi passée par les deux chambres ! Vous n’aurez plus, à quinze cents lieues de vous, une autorité sans connaissance exacte de vos affaires et de vos besoins, et surtout sans contrôle efficace, libre de suspendre, pendant deux ans, la sanction royale, sur quelque mesure que ce soit.

— C’est un droit qui ne s’exerce que rarement, dit-on ! !

— Rarement ou non, il s’exerce, donc il existe. On a donc mis des restrictions constitutionnelles au pouvoir de la législature. Elle n’est donc rien sans le bureau colonial ! !

En vous donnant le gouvernement responsable, on n’a donc fait qu’allonger un peu le licou ! ! Le ministre des colonies peut donc toujours nous regarder comme des élèves de collège auxquels il convient d’accorder de temps en temps de légères faveurs, mais aussi auxquels il faut bien quelquefois faire les gros yeux pour les tenir dans le devoir.

« Je plains profondément, dit Mr. de Beaumont, celui qui se croit libre parce qu’il n’est pas en prison, quand il existe une loi qui permet de l’emprisonner. »

Eh bien, Messieurs, la législature du pays est constamment exposée à voir le bureau colonial exercer son droit de restriction contre ses actes. Or la possibilité journalière de l’exercice arbitraire d’un droit absolu de restriction, de l’application arbitraire d’une peine quelconque, est la restriction même, est la peine même pour celui qui en est menacé. Mais pour sentir cela il faut être homme de cœur, voilà pourquoi ceux d’entre nous qui sont passés à l’ennemi ne le sentent pas ! !

Avec l’Annexion, vous ne verrez plus un ministère libéral destituer des officiers publics parce qu’ils auront publiquement exprimé une simple opinion sur l’état des affaires, sur les besoins du pays. Vous verrez encore moins un ministre libéral[3] avouer explicitement, dans l’enceinte législative, que l’administration aurait pu s’abstenir d’être aussi sévère si elle n’avait pas été composée de libéraux !

C’est-à-dire que notre position est si fausse qu’un ministère libéral se croit obligé de punir des libéraux, quoiqu’ils n’aient pas violé les lois, parce qu’il est libéral et qu’eux sont libéraux !

C’est parce que le ministère était libéral qu’il devait se montrer plus sévère qu’un ministère tory ! C’est parce que le ministère était libéral, qu’il se trouvait forcé de renier le libéralisme !  !

Nous sommes si libres qu’un ministère libéral a du faire des injustices odieuses pour ne pas se compromettre aux yeux du gouvernement métropolitain !

Voilà pour le système ! Mais comment qualifier les hommes qui, par crainte de se compromettre, commettent, contre leurs compatriotes, des actes d’un aussi stupide despotisme ?

Avec l’annexion, vous aurez la certitude d’être représentés d’après le chiffre exact de la population. Un bourg de mille âmes ne balancera pas, en chambre, l’influence d’un comté de quarante mille âmes.

Pas un homme alors n’osera dire, à la face de son pays, que ce système soit mauvais ! vos mandataires n’oseront pas alors vous dire : « Souffrons maintenant une injustice afin d’acquérir le droit d’en exercer une plus tard. » Car quand ils vivront sous un régime républicain, sous un système qui sera la consécration et la garantie du droit et non sa négation, ils sauront qu’on n’a jamais le droit d’exercer une injustice contre autrui, même quand on a volontairement souffert une injustice de même nature que celle qu’on voudrait exercer ! Sous un pareil système, ils apprendront (ce dont ils ne paraissent guères se douter aujourd’hui) qu’on ne doit jamais désirer de commettre une injustice contre d’autres, car cela justifie celles dont on se plaint : ils apprendront, ce dont ils ne paraissent guères se douter, que si on est toujours libre de souffrir une injustice, on est rarement libre d’en commettre contre les autres ! Et le peuple, lui, saura alors que ce sont toujours des hommes sans principes qui donnent de pareils conseils à leurs compatriotes : il saura que ce sont toujours ceux qui veulent être injustes envers les autres qui sont les plus mous, les plus tièdes, les plus lâches de tous les hommes quand il s’agit de soutenir les droits de leur pays ; quand il est devenu nécessaire de défendre le terrain pied-à-pied ! Il saura alors, car il commence à s’en douter, que ces hommes qui lui ont promis de le servir en violant le droit des autres n’ONT PAS MÊME SU DÉFENDRE LE SIEN, et qu’au lieu de mériter sa confiance, ils ne méritaient que son mépris !

Avec l’annexion, vos membres auront l’initiative de la proposition des lois, droit qu’ils n’ont aujourd’hui qu’à moitié ! Vous ne verrez plus un ministère réduire systématiquement la législature au rôle subalterne d’un parlement de monarchie absolue, qui enregistre silencieusement les édits du maître ! Pas un homme alors, n’osera soutenir que ce système soit bon, et que le pays qui le possède n’a rien à envier aux autres en fait de liberté !

Enfin, Messieurs, avec l’annexion vous ne verrez plus cumuler sur les mêmes têtes les charges de ministre et de représentant du peuple : vous ne verrez plus les mêmes hommes être tout-à-la-fois les défenseurs des prérogatives royales et les gardiens des franchises populaires ; anomalie ridicule, fonctions incompatibles, qui placent constamment un homme entre son intérêt et son devoir ; position fausse et dangereuse qui a gâté bien des cœurs, qui a fait bien des apostats, qui a produit bien des déshonneurs, qui a poussé beaucoup d’éminentes intelligences à prêter plus complaisamment l’oreille aux séductions du pouvoir, qu’aux éventualités et aux vicissitudes de la popularité !

C’est ce système usé qui a dominé ceux qui furent nos amis, qui leur a fait commettre toutes leurs fautes ; qui leur a fait renier les idées démocratiques ; qui, malgré leurs protestations multipliées de patriotisme, leurs professions réitérées de libéralisme, les a jetés si loin de leur route qu’il est impossible aujourd’hui d’établir une distinction entre leur politique et celle des ministères tories, si ce n’est à l’avantage de ceux-ci ! !

C’est ce système faux et illogique qui les a forcément fait tomber de subterfuge en subterfuge, de faux pas en faux pas, de chute en chute, de honte en honte, jusqu’à ce que, poussé par leurs propres actes de conséquence en conséquence, ils en soient arrivés à proclamer la morale des intérêts comme la seule règle utile à suivre en politique, laissant la morale des devoirs aux imbéciles ! !

On a cherché à vous démontrer la supériorité pratique du principe de l’utilité sur celui du droit ! On vous a dit que dans tout système politique le devoir était une fiction, l’intérêt seul une réalité ! Plusieurs se sont laissés prendre à ces étranges principes ; le grand nombre n’en a pas saisi la portée ; quelques uns n’ont vu là que la tactique invariable des petits esprits et des mauvaises consciences.

Au reste, il n’est nullement étonnant que les hommes qui ont sacrifié les droits de leurs pays aient voulu fausser, chez le peuple, la notion du devoir. On sentait malgré soi son côté faible : et d’ailleurs c’est ordinairement le transfuge qui aime à plaisanter sur l’honneur ! !

« La morale des intérêts, dit M. De Chateaubriand, est par le fait anti-sociale. Que dit la conscience ? Respectez le bien d’autrui. Que disent les intérêts ? Prenez le bien d’autrui. La morale des intérêts prend donc pour levier les vices des hommes au lieu d’agir avec leurs vertus.

« Qui remplit ses devoirs, s’attire l’estime : qui cède à ses intérêts est peu estimé. Les partisans de la morale des intérêts puisent donc un principe de gouvernement dans une source de mépris. »

Il est donc vrai, Messieurs, que c’est la morale des intérêts et non celle des devoirs qui est subversive de l’ordre social. Il est donc vrai que ce sont les partisans de la morale des intérêts, les adeptes du principe de l’utilité qui sont les vrais démagogues ! ! Il n’y a donc, en Canada, de démagogues que les ministériels du jour.

La morale des devoirs, c’est l’honneur, c’est la conscience !

La morale des intérêts, c’est la cupidité, c’est l’égoïsme.

L’une est toujours noble, consolante, glorieuse. L’autre est ordinairement basse, sordide, méprisable.

Celle-là élève le cœur, celle-ci-le dessèche : celle-là ennoblit les sentiments, celle-ci les avilit : celle-là moralise les masses, celle-ci les dégrade : celle-là produit l’indépendance de caractère ; celle-ci la détruit : celle-là engendre le dévouement, celle-ci les trahisons : le devoir découle de l’honneur ; l’intérêt, de l’avarice. La morale des devoirs c’est toujours la vertu : la morale des intérêts, c’est très souvent le vice. Celle-là est toujours la vérité, celle-ci trop souvent le mensonge.


  1. Ceci était écrit en Février dernier. Tous les journaux ministériels prétendaient alors que la réciprocité allait certainement être obtenue.
  2. Celle de 1850.
  3. Mr. Hincks.