Simples essais d’histoire littéraire/08

Simples essais d’histoire littéraire
Revue des Deux Mondes, période initialetome 18 (p. 961-996).
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SIMPLES ESSAIS


D'HISTOIRE LITTERAIRE.




LA LITTERATURE ET LES ECRIVAINS EN FRANCE
DEPUIS DIX ANS.




Le XIXe siècle va toucher à la moitié de sa course. C’est un moment décisif, solennel, une heure féconde en réflexions sérieuses. Ce siècle avait une belle tâche à remplir, il occupe dans la série des âges une position magnifique, et des dons merveilleux lui ont été accordés. Où en est cette tâche ? comment a-t-il marqué son rang ? quel emploi a-t-il fait des facultés qu’il a reçues ? Il y a toujours un intérêt grave à interroger ainsi une époque. Si son œuvre est bien commencée et qu’elle se développe avec puissance, le devoir de la critique est d’encourager les travailleurs en leur présentant le brillant tableau de ce qu’ils ont déjà réalisé. Sinon, ne faut-il pas leur montrer leur tâche incomplète, leur crier que le temps s’écoule, et rallier énergiquement toutes les forces dispersées ? Cela est surtout nécessaire dans les périodes de crise qu’agite une rénovation littéraire. Chargées d’une cause glorieuse et exposées à de fréquens périls, ces époques-là ont besoin de se surveiller sans cesse. Or, puisque cette situation est la nôtre, qu’avons-nous fait jusqu’ici et que nous reste-t-il à faire ? Des hommes qui ont inauguré le siècle par une renaissance poétique, ou du moins par des tentatives nouvelles, les uns ont déjà cessé d’écrire ou y renoncent en ce moment même ; quelques-uns des esprits les plus charmans sont morts et laissent des places vides ; les autres ont renié la foi de leur jeunesse et se sont jetés dans des routes fatales où ils se perdent résolûment. Encore une fois, ce moment est grave ; l’heure est venue de dresser l’inventaire de nos œuvres, de faire le dénombrement de nos forces. Où est notre armée, la jeune armée du XIXe siècle, qui, déjà formée il y a bientôt trente ans, s’avançait avec tant d’enthousiasme et convoitait des conquêtes si belles ? quels sont aujourd’hui ses chefs ou seulement ses soldats ? qui est resté fidèle au drapeau ? qui l’a déserté ? Si le nombre est grand des esprits découragés ou perdus sans retour, qui les remplacera ? si l’ancienne phalange est décimée, où prendre les vaillantes recrues qui fortifieront nos rangs ? comment les sauver du mal auquel succombent leurs aînés ? Questions pressantes, sérieux problèmes où nous sommes tous engagés et qui demandent un examen sévère.

Le premier spectacle qui frappe tout observateur attentif, c’est le désordre, c’est la dispersion de l’armée. Disons-le d’abord, bien peu d’entre nous, ont compris tout leur devoir ; personne peut-être ne l’a complètement rempli. Deux choses ont manqué : chez les uns, cette sainte ardeur qui triomphe des obstacles, des dégoûts, des découragemens ; chez les autres, l’honnêteté et la conviction. Ainsi s’expliquent l’indifférence de ceux-ci, le dévergondage de ceux-là. Combien en est-il qui aient pratiqué les lettres pour elles-mêmes, qui aient aimé l’art comme il faut l’aimer, qui aient conservé fidèlement le culte du vrai, la religion du beau ? Trop souvent on s’est jeté dans les lettres, comme il y a cinquante ans dans les armes : on s’y est jeté pour se créer rapidement un nom, au moyen d’une surprise hardie, d’un coup de main éclatant ; puis, la position emportée d’assaut, on a caché ses armes, on a renié son origine. J’ose affirmer, contre l’opinion commune, et malgré la foule toujours croissante des écrivains, que les vocations ont été rares dans ce siècle, aussi rares que les talens étaient nombreux et les aptitudes brillantes. J’appelle vocation l’amour passionné et désintéressé du beau. Il y a presque toujours eu quelque chose de factice, de contraint, dans les destinées poétiques : les lettres étaient un moyen et non un but adoré qui se suffit à lui-même. L’ame véritablement élue se fait reconnaître à des signes certains ; elle cultive religieusement les facultés qui lui ont été accordées, elle se prépare avec un scrupuleux respect, elle s’approche de sa tâche comme le lévite s’approche de l’autel. Au contraire, la fausse vocation est impudente et frivole ; ne vous y trompez pas, elle peut se rencontrer avec le talent le plus vif. L’esprit est facile, l’imagination est prompte, mais la foi est absente. Point d’amour, point de respect pour ces facultés qui demandent une sollicitude si attentive ; les plus beaux trésors sont gaspillés en menue monnaie ; des théories spécieuses sont inventées tout exprès pour excuser les coupables ; fantaisie, légèreté, caprice, ces hypocrites subterfuges de nos casuistes nous rassurent pleinement, et nous nous croyons dispensés des solides vertus littéraires qu’inspire la Muse à ceux qu’elle a choisis dans la foule. C’est ainsi que l’on joue avec les dons de Dieu et qu’on se dépouille soi-même. Vienne maintenant le vent d’automne qui balaie les feuilles séchées, viennent les excitations trompeuses et les séductions grossières ; vous verrez tous ces hommes céder presque sans lutte, et cette troupe vaillante dont nous étions si fiers sera décimée en un jour par la convoitise et la débauche.

La révolution de 1830 n’a pas médiocrement contribué aux désordres devenus aujourd’hui si manifestes. Certes, nous n’accusons pas cette crise glorieuse, mais les hommes qui n’ont pas su la traverser dignement. Ce qui était pour les mœurs politiques une victoire féconde a été dans le monde littéraire une source d’entraînemens pernicieux et bientôt la cause d’une déroute presque universelle. L’esprit public, vivement préparé par les luttes de la restauration, aguerri au feu des idées, se fortifiait par le triomphe de juillet. L’école poétique, au contraire, encore mal assurée dans sa foi, était ébranlée violemment, et au bout de quelques années, malgré les efforts des chefs, on vit éclater tous les scandales de la faiblesse. Il faut dans de telles occasions des ames vigoureuses, des intelligences maîtresses d’elles-mêmes, qui puissent, à travers la mêlée, poursuivre résolûment leur but. Les hommes du XVIIe siècle, habitués à la ferme discipline qui double les forces morales, façonnés à cette rectitude hardie qui est la vraie grandeur de la pensée, auraient assisté sans péril à plus d’une commotion pareille. Pour nous, il faut l’avouer sans détour, nous avons été peu à peu jetés hors de nos voies. Comment aurions-nous été fidèles au culte de l’art ? Comment aurions-nous conservé des idées qui n’étaient pas en possession de nos ames ? Le caprice et la fantaisie, les graces légères et périlleuses, avaient détrôné les principes. La conviction, la volonté persévérante, toutes ces vertus austères nous manquaient. Sans doute le remède aurait pu venir encore, et c’était de ce côté que devait porter l’effort des guides. Il fallait sans cesse montrer le drapeau, avertir les générations fatiguées et entretenir ou rallumer les généreuses ardeurs. La critique, le bon sens public, l’état même, chacun avait sur ce point sa part d’action et de responsabilité ; eh bien ! qu’il me soit permis de le dire, ni la critique, ni l’opinion, ni l’état, n’ont rempli leur tâche tout entière. Que chacun fasse un retour sur sa conduite passée ; que la critique songe à sa mobilité, l’opinion à son apathie, l’état à son indifférence : la situation est assez sérieuse, il y a là assez de grands intérêts compromis, assez de trésors engagés, pour que les pouvoirs les plus hauts s’interrogent eux-mêmes et reconnaissent loyalement leurs fautes.

I.

Ceux qui écriront dans cent ans l’histoire littéraire de ce siècle-ci ne pourront méconnaître, ce me semble, le caractère brillant et décidé de sa jeunesse. Nous en sommes assez séparés déjà pour marquer exactement les limites de ses diverses périodes et en indiquer avec certitude la physionomie générale. Il faut mettre à part la première époque, où apparaissent dans le lointain les grandes et mélancoliques figurés de René, de Chactas, de Corinne, époque de transition féconde, de préparation laborieuse, pendant laquelle on voit lutter encore les traditions du dernier siècle et les idées du siècle qui va naître. A quel moment ce siècle nouveau rencontre-t-il ce qui fait son originalité, ce qui lui constitue désormais une existence distincte ? Par quels travaux, par quels principes supérieurs a-t-il annoncé sa rupture avec l’ancien esprit ? Le XVIIe siècle produit le Discours de la Méthode presque en même temps que le Cid, avant Cinna, avant Polyeucte, avant les Provinciales, et c’est à dater de ce moment immortel que le XVIIe siècle a une physionomie si originale et si nette, c’est par là qu’il se sépare du siècle précédent, c’est par là qu’il rompt avec le passé et inaugure l’avenir. Toutes les compositions qui vont se succéder porteront l’empreinte ineffaçable de cette souveraine influence. Les méditations sublimes de la chaire sacrée et les chefs-d’œuvre du théâtre, les recherches de la métaphysique et les élégantes productions de la grace mondaine, tous les travaux enfin les plus différens seront unis ensemble par un lien manifeste, et ce lien, ce fonds commun de toutes les œuvres du XVIIe siècle, qu’est-ce autre chose que l’esprit même de ce temps, formulé avec la plus lumineuse évidence dans le Discours de la Méthode ? Nous n’avons pas notre Discours de la Méthode, mais nous avons eu des programmes bien sérieux aussi, des déclarations de droits très importantes, qui ont précédé le premier éveil de la poésie moderne et qui pourront bien encore la relever de son abaissement. Ce qui a remplacé pour nous le charmant et hardi manifeste de Descartes, ce sont les théories élevées qui sur tous les points ont agrandi l’horizon de nos idées et nous ont appris, avec l’impartialité historique, l’amour du genre humain. Nous ne pouvions cesser d’être le XVIIIe siècle, nous ne pouvions commencer à devenir nous-mêmes qu’à la condition de briser les barrières derrière lesquelles s’enfermait volontairement la pensée de nos aïeux. Appelés à détruire le passé, ceux-ci devaient le méconnaître ; et, comme c’était avec l’esprit de la France qu’ils attaquaient l’ancienne société, rien n’était plus naturel que leur dédain pour les littératures des autres pays. Cette méconnaissance du passé, ce dédain des littératures étrangères, ont fait la force du XVIIIe siècle et son triomphe définitif ; ne blâmons pas ces généreuses erreurs qui lui étaient ordonnées par la Providence. Cependant, ne l’oublions pas non plus, le jour où nous avons su profiter de la victoire, le jour où nous avons absous le passé, où nous avons compris et accueilli les littératures de nos voisins, le jour enfin où nous avons appliqué à tous les temps et à tous les pays ce grand amour de l’humanité qui était la passion de nos pères, ce jour-là un siècle nouveau commençait.

Ce mouvement ne s’est pas fait tout à coup ; il n’y a pas eu de rupture soudaine, éclatante, il n’y a pas eu de déchirement, mais des transformations successives dont je n’ai pas à tracer ici l’histoire. Toutefois, sans nier la généalogie des principes, on peut affirmer qu’il arrive un instant où ces principes deviennent plus forts, plus sûrs d’eux-mêmes, où les idées éparses se groupent, et composent désormais un ensemble nouveau qui mérite un nom particulier. N’est-ce pas de 1820 à 1825 que l’esprit du XIXe siècle a eu vraiment conscience de lui-même, c’est-à-dire que l’intelligence impartiale, la compréhension vive et complète, le sentiment profond des temps passés, le respect enfin et l’amour de l’humanité, sont devenus, en littérature comme en philosophie, l’idéal, la foi, la religion des ames d’élite ? Je crois que ce fait ne saurait être mis en doute. Les lettres d’Augustin Thierry sur l’histoire de France sont de 1820. M. Villemain montait dans sa chaire, M. Cousin voyageait en Allemagne et s’enthousiasmait de Hegel, M. Guizot écrivait sa Vie de Shakespeare, portant ainsi dans les questions de poésie et d’art cette vive lumière avec laquelle il allait renouveler l’histoire. Il y a bien d’autres témoignages que je pourrais invoquer ; je citerai seulement trois écrits dont la calme transparence réfléchit merveilleusement l’état de la pensée publique. Les beaux articles de Jouffroy, la Sorbonne et les philosophes, de l’État de l’humanité, Comment les dogmes finissent, résument avec une lumineuse netteté cette situation des choses et signalent l’avènement d’une époque toute nouvelle, Ce n’est pas là, encore une fois, notre Discours de la Méthode. Le génie original de Descartes avait tout tiré de lui-même, et, par ce sublime petit livre, il traçait aux écrivains de son temps une route régulière et hardie, que la plupart ont suivie sans le savoir : les manifestes de Jouffroy ne faisaient que mettre en lumière l’état des esprits et donner, avec une précision admirable, l’explication réfléchie de ce qui se produisait de tous les côtés à la fois. C’est déjà une gloire assez belle. L’historien qui racontera dans un siècle le développement de notre littérature ne pourra pas, je le sais bien, attribuer à ces nobles pages l’importance souveraine que réclame le livre de Descartes ; mais je ne pense pas me tromper en affirmant qu’il y verra, plus clairement que partout ailleurs, le jeune esprit du XIXe siècle, cet esprit qui déjà renouvelait tout, la philosophie, la poésie, la critique, et qui proclamait son droit.

Le premier résultat de ce nouvel esprit fut de produire une activité ardente. La génération qui entrait dans la vie était sur le seuil des terres inconnues. Quel attrait dans une situation pareille ! quelles séductions ! quels encouragemens ! Il faut ajouter aussi : quels dangers ! Mais alors le danger n’arrêtait personne ; ce qui devait frapper les esprits, c’étaient moins les périls, inévitables assurément, d’une expédition aventureuse que tous les avantages de cette position unique. Or, ces avantages étaient immenses. Un champ nouveau, un sol vierge à labourer, les plus beaux monumens du passé offerts à l’étude intelligente, les uns révélés pour la première fois, les autres débarrassés des admirations convenues et hardiment interrogés d’une façon directe ; puis les littératures étrangères tout à coup dévoilées, le Nord et le Midi nous apportant leurs trésors ; les profondeurs mystiques des poésies septentrionales, l’élégance et la fermeté des imaginations du Midi, toutes ces richesses si curieuses, si attrayantes, déployées à profusion sous nos yeux, voilà d’abondantes ressources, voilà un grand foyer d’études, et où trouver, je vous prie, de plus puissantes excitations pour les tentatives courageuses ?

Certes, je le sais, les poètes qui se firent alors un nom n’avaient pas tous compris cette situation si féconde ; ils n’avaient pas tous embrassé, avec un amour réfléchi, avec une passion sérieuse, cette grande cause du renouvellement de l’art, et il s’en faut bien qu’ils aient aperçu distinctement l’idéal que je viens d’indiquer. Ce que les critiques et les philosophes, ce que les esprits sévères et ardens voyaient d’une vue claire, ils le sentaient d’instinct ; et ce but élevé, difficile, ce but suprême où ceux-ci tendaient régulièrement, ils s’y portaient à leur façon, avec la fougue des natures poétiques. On ne pourrait affirmer non plus, sans une grave erreur, que les poètes et les critiques fussent d’accord, ni que les hommes les plus pénétrés des sentimens du nouveau siècle se montrassent d’abord très sympathiques à l’école littéraire qui s’organisait. Cette mésintelligence tenait à plusieurs causes ; la principale était la crainte vague qu’inspiraient les novateurs et le peu de confiance qu’on avait dans leur attachement aux dogmes récemment proclamés. Quoi qu’il en soit, et malgré ce désaccord, il était permis alors de s’associer de cœur aux ambitions de la jeune école poétique ; on pouvait, sinon se confier avec certitude, espérer du moins, espérer sans trop d’illusions. Laissons-les faire, pouvait-on dire ; laissons-nous charmer par tant de verve, par tant de juvénile enthousiasme ; n’est-ce pas l’adolescence de ce siècle ? Oui, assurément, leur inexpérience est grande, ils ne paraissent pas savoir quelle est la vraie mission de ce temps, ils ne voient pas la mine vierge d’où un artiste laborieux arracherait des trésors, ils se laissent séduire étourdiment aux brillantes superficies ; qu’importe ? Ce qu’ils font, après tout, n’aura pas été inutile. Et puis ils grandiront, leur pensée mûrira ; ces maîtres, dont l’éclat ne charme encore que leurs yeux, parleront un jour à leur ame, ou bien, s’ils ne peuvent se renouveler eux-mêmes, d’autres viendront sans doute qui sauront profiter de l’exemple de leurs aînés. Affranchis comme eux de la tyrannie des codes abrogés, ils jouiront des mêmes avantages, ils en jouiront avec plus de calme, avec plus de réflexion intelligente, et pourront être, non plus des dilettanti follement amusés, mais de sévères et patiens artistes. Jusque-là, pourquoi ne pas céder au prestige ? Pourquoi ne pas suivre avec complaisance les entreprises juvéniles et même les folles équipées de cette téméraire phalange ?

Je crois que c’est là, en effet, le jugement qui sera porté à distance sur ce premier départ de nos volontaires, sur cette rapide et aventureuse entrée en campagne. La foule était confuse, indisciplinée ; mais quelle vie ! quel mouvement ! Je ne sais si l’on avait un drapeau, ou si ce drapeau représentait quelque chose de bien défini ; mais comme on s’élançait avec joie ! comme on s’imaginait sincèrement poursuivre un but et croire à une cause bien comprise ! Quel entrain ! quelle impatience d’arriver ! Comme les uniformes brillaient au soleil ! Qu’il y avait de grace, d’intrépidité, d’heureuse hardiesse, dans cette armée sans général ! Véritable grace de la jeunesse, avec sa jactance superbe et sa naïve bonne foi, avec son étourderie et sa résolution ! La Muse avait vingt ans.

L’inspiration lyrique s’annonça la première, et, tandis que M. Victor Hugo, dans les Orientales, s’appliquait surtout à enrichir la langue, à l’assouplir victorieusement, tandis qu’il ajoutait plusieurs octaves à ce magnifique clavier, déjà le poète d’Éloa et le rêveur subtil des Consolations agrandissaient le domaine des pensées poétiques. Non loin de là, la muse des Contes d’Espagne et d’Italie introduisait fièrement une fantaisie étincelante dont les vives folies, si elles ne se fussent modérées,

Auraient de pied en cap ébouriffé les sots.


Mais cela n’effrayait guère le jeune écrivain, et nul n’a représenté avec plus d’esprit l’insouciance hardie de ces premiers temps. On voulut bientôt s’emparer de la scène, et, si les triomphes n’y furent pas sérieux comme dans la poésie lyrique, qui pourrait cependant ne pas regretter cette aimable inexpérience d’un art qui produisait Hernani et Marion de Lorme ? Comment oublier les jeunes drames de M. Dumas et le brillant succès d’Henri III ? Ces créations nous sourient encore de loin, car l’inexpérience littéraire, quand elle est unie à des qualités vigoureuses, n’a rien qui nous blesse, et, depuis que nous avons vu tant d’œuvres si différentes, les ruses grossières du métier ont donné je ne sais quel charme inattendu à ces bégaiemens, à ces hésitations d’une poésie naissante. L’inexpérience est une faute heureuse ; l’esprit, en la signalant, n’est pas attristé, car qui l’empêche d’espérer dans l’avenir et d’entrevoir, sous ce défaut gracieux, de bien sincères promesses ? Cependant, en dehors des écoles, plus d’un nom glorieux avait déjà établi sa renommée. Lamartine prodiguait négligemment les richesses de son ame, et jamais le spiritualisme n’avait revêtu une forme plus belle, jamais les symphonies célestes n’avaient été traduites dans une langue plus harmonieuse et plus puissante. Il était aussi bien étranger aux querelles des écoles, ce poète si original et si ferme, qui résumait avec un art accompli toute la vieille tradition gauloise, ce chansonnier immortel qui rajeunissait, qui aiguisait, dans une multitude de petits chefs-d’œuvre, l’impérissable esprit des ancêtres, et, sans perdre de vue ce domaine si vrai et si français dont il est le maître, savait d’un seul élan rejoindre les poètes modernes aux plus hautes cimes de l’inspiration, dans le ciel du Dieu des bonnes gens.

Quand la révolution de juillet éclata, une ardeur nouvelle fut imprimée aux intelligences. Si les élégans loisirs de maintes retraites aimables en furent troublés, le mouvement général y gagna. L’ingénieux historien du cénacle signalait lui-même, en octobre 1830, le rôle imprévu, la mission plus forte, plus sérieuse, qui appartenait désormais aux artistes et aux poètes, aux studieux rêveurs de la veille. Il ne se trompait pas : les esprits grandissaient ; il y avait dans la poésie une vigueur plus décidée, et l’on eût dit que la virilité du siècle allait commencer. M. Victor Hugo publiait les Feuilles d’automne, M. de Vigny écrivait Stello, et M. Sainte-Beuve venait de donner les Consolations. Les mâles accens de M. Auguste Barbier attestaient, avec un singulier éclat, cette virilité hardie de la muse moderne. C’était aussi le moment où l’auteur des Consolations reprenait, avec une autorité croissante, son office de critique, c’est-à-dire d’auxiliaire et de guide intelligent. Sous la bienveillance empressée de ses paroles, sous cette sympathie si prompte, si indulgente, qui lui a été reprochée bien à tort, il était facile de voir l’ardent désir d’organiser le groupe des poètes, de les mettre en lumière, de les provoquer aussi, de hâter enfin l’heure triomphale où cette littérature contemporaine s’avancerait, sans contestation, avec tous ses rangs garnis et toutes ses enseignes déployées. C’est ainsi qu’il allait de l’un à l’autre, de Béranger à Lamartine, de M. Victor Hugo à M. de Vigny ; c’est ainsi qu’il analysait tour à tour, avec le même empressement, avec la même ouverture de cœur, Obermann et Notre-Dame de Paris, la grace si pure de Marie et les éblouissantes audaces de Namouna. Tandis que M. Sainte-Beuve ralliait de la sorte le groupe des poètes aimés, M. Gustave Planche discutait les œuvres nouvelles avec cette décision vigoureuse, avec cette sûreté inflexible, qui ne sont pas un médiocre secours dans l’organisation d’une littérature sérieuse. Je m’assure que le plus grand honneur de cette école est d’avoir mérité et soutenu une telle discussion. Il importait d’ailleurs que tous les vrais principes de l’art fussent maintenus, à cette époque de crise, par une autorité invincible. Les articles sur la Moralité de la poésie, sur les Royautés littéraires, sur la Critique contemporaine, resteront, j’en suis sûr, et comme l’œuvre d’une pensée originale, et comme un service inappréciable rendu à la vraie poésie. Pourquoi ne pas dire toute ma pensée ? Ce qui me frappe le plus dans cette redoutable campagne de M. Planche, — j’en demande bien pardon aux morts et aux blessés, — ce n’est pas l’intérêt des personnes, c’est l’intérêt tout autrement grave de l’art moderne. Cette critique exigeante, impérieuse, qui a placé si haut son idéal, et dont le dédain, même injuste, est encore un acte de foi dans l’avenir, un hommage et un appel aux forces du présent, cette critique-là, je ne m’inquiète pas de savoir si, dans sa rude franchise, elle a blessé les vanités hautaines ou effarouché les ames tendres ; mais je soutiens qu’elle a été une nouveauté hardie, et qu’elle est pour la littérature contemporaine un titre incontestable, un beau et précieux témoignage. On ne discute pas si énergiquement ce qui n’a nulle chance de vie. Il y avait assez de dilettanti frivoles qui niaient la possibilité d’une poésie nouvelle : l’austère sévérité de M. Gustave Planche maintenait victorieusement nos droits, et on peut affirmer que l’auteur de la Moralité de la poésie cherchait par la dialectique ce que les inventeurs poursuivaient par l’imagination. L’unité du groupe littéraire ne perdait rien, comme on voit, à ces contrastes ; poètes et critiques, par des moyens différens, tendaient au même but. Et comment l’esprit le plus exigeant aurait-il douté de la poésie de notre siècle ? Au moment où M. Planche attaquait avec vigueur la secte réaliste, au moment où il reprochait aux poètes de cette école leur amour effréné de la matière, leur ignorance de l’ame, et tant de vaine pompe et tant de splendides enfantillages, à ce moment même un talent nouveau se produisait, qui, ne devant presque rien à l’art, empruntait à son ame toute seule une souveraine éloquence. Dans leur inexpérience sublime, Indiana, Valentine, Lélia, s’emparaient des cimes de la poésie, et le roman, renouvelé par ces créations glorieuses, pouvait s’ouvrir désormais aux plus hautes tentatives de la pensée.

De ces productions diverses et un peu confuses en apparence résultait d’ailleurs un programme assez net : régénérée par deux révolutions, la société nouvelle voulait se créer un art nouveau. Dans une éloquente introduction à son Salon de 1831, M. Gustave Planche avait dit : « L’avènement du principe démocratique, ajourné par le génie de Napoléon, méconnu par une dynastie impuissante et aveugle, ne restera pas sans influence sur les arts de l’imagination. » M. Sainte-Beuve écrivait aussi, vers la même époque : « L’art se souvient du passé qu’il a aimé, qu’il a compris, et dont il s’est détaché avec larmes ; mais c’est vers l’avenir que tendent désormais ses vœux et ses efforts ; sûr de lui-même, intelligent du passé, il est armé et muni au complet pour son lointain pèlerinage. Les destinées presque infinies de la société régénérée, le tourment religieux et obscur qui l’agite, l’émancipation absolue à laquelle elle aspire, tout invite l’art à s’unir étroitement à elle, à la charmer durant le voyage, à la soutenir contre l’ennui en se faisant l’écho harmonieux, l’organe prophétique de ses sombres et douteuses pensées. » Il s’agissait, en effet, de maintenir les droits de l’imagination, malgré les tendances positives de la démocratie, de les étendre même, et d’opposer à l’action de l’industrie et de la politique les fêtes souveraines de la poésie. Or, la jeune société ne pouvait défendre l’art qu’en le marquant à son image. Elle voulut donc renouveler les trois grandes formes de l’invention poétique, l’ode, le roman et le théâtre. Au moment où nous sommes arrivés dans ce tableau, la réforme de la poésie lyrique était complète ; celle du roman commençait avec éclat, le théâtre attendait encore ; mais pourquoi aurait-on douté du succès ? La première période du siècle était à peine terminée.

Je ne fais pas une histoire et j’omets certainement bien des noms. Je n’ai rappelé ni l’ingénieux et passionné rêveur, le conteur tant regretté, à qui nous devons Trilby, Thérèse Aubert, la Fée aux miettes, ni le peintre énergique de Tamango et de Mateo Falcone. Ce qu’il importe d’indiquer surtout, c’est la physionomie générale de cette littérature nouvelle et le groupe déjà célèbre qui en représentait les directions diverses. Or, si quelque chose résultait manifestement de la situation des lettres, citait la richesse des élémens poétiques ; c’était l’abondance des talens, la croyance à l’art immortel ; c’était, en un mot, la jeunesse enthousiaste de cette poésie du XIXe siècle. Il y avait là de quoi couvrir et absoudre bien des fautes. Et puis, toutes les fautes alors n’étaient-elles pas des fautes littéraires ? On pouvait rencontrer de mauvais systèmes, de fausses théories : les théories mauvaises auraient été détruites, le travail aurait éclairé les esprits les plus rebelles. Peu à peu, en effet, le bien se dégageait du mal ; on marchait, on s’avançait visiblement. Goethe, avant de mourir, avait salué de loin l’école française, et il semblait y voir l’aurore d’une grande époque. J’ai toujours été vivement ému quand j’ai lu, çà et là, dans maints ouvrages du poète de Weimar, dans sa correspondance, dans les notes de son journal, tout ce que lui dicte sa sollicitude pour le mouvement littéraire de la France. Le sentiment de Goethe pouvait être partagé par les esprits les plus sévères, Pour ma part, si je ferme les yeux, si j’oublie ce qui s’est fait depuis bientôt dix ans, si, effaçant de mon souvenir les plus récentes jours voir cette brillante génération, confuse, indisciplinée, mais riche, ardente, et qui d’heure en heure se développe, Elle marche, elle a des ambitions généreuses, et il est permis de croire qu’elle va cueillir bientôt le rameau sacré de la poésie. Elle a déjà donné à l’art moderne plus que de vagues promesses. Quand les idées de la société nouvelle auront mieux pénétré son esprit, quand la pensée chez elle viendra fortifier l’enthousiasme, qui l’empêchera de créer des figures immortelles et de repeupler les cieux ?


II.

Maintenant laissez là ce passé, et jetez un seul regard sur ce qui se fait autour de vous ; vous vous demanderez si c’est le même peuple, si ce sont les mêmes hommes, et ce que sont devenues tant d’éclatantes promesses. Goethe, je le disais tout à l’heure, avait salué avec joie l’aurore fortunée du XIXe siècle français ; imaginez qu’il revienne au monde et qu’il nous interroge. Je crois le voir, l’auguste patriarche, le pontife vénéré de l’art et de la poésie : avec ce grave enthousiasme cosmopolite que lui a si durement reproché sa patrie jalouse, il nous examine avidement. Son grand œil, où s’allume la flamme secrète, cherche les monumens glorieux dont il a vu les plans et les premières assises. Il parcourt d’un regard rapide ce champ labouré, il y a quinze ans, par tant de mains impatientes, et où devait s’épanouir, sous le soleil de juin, la moisson dorée que bénissent les Muses. Non, le champ n’a pas été béni, la moisson n’est pas venue. Ces monumens, qui pourraient, être debout, ont été lâchement abandonnés, La foi charmante des jeunes années est morte, au fond des ames, comme un feu sans aliment. Il n’y a plus de croyance, il n’y a plus d’idéal. Le talent, l’habileté, ne manquent pas : ils ont grandi au contraire, ils ont acquis des ressources inattendues ; mais ce sont des ressources coupables, et l’œil sévère du maître voit sans peine ce que cette habileté de mauvais aloi a coûté à la sainteté de l’art, combien la pensée est méprisée par ces ouvriers sans pudeur, à quel indigne métier on a condamné la libre poésie chez le peuple le plus héroïque et le plus désintéressé qui fût jamais ! Voilà ce que verrait le vieil artiste, et comment s’étonner si sa main effaçait sur son journal les lignes pleines d’espérance, les prédictions enthousiastes que nous lui inspirions hier ? Nous-mêmes, faut-il désespérer ? Non ; je ne pense pas que le mal soit incurable : il y a encore trop de sève dans l’esprit de ce temps ; mais, si nous voulons guérir, il ne faut pas nous dissimuler nos misères. Osons nous examiner courageusement, sondons nos reins, et, sans nous préoccuper des cris du malade, mettons le fer et le feu dans la blessure.

Les maux dont nous souffrons sont nombreux. Pour les signaler tous et ne point s’égarer dans cette description compliquée du fléau, je dénonce tout d’abord les deux vices souverains qui contiennent tous les autres, l’infatuation et l’absence d’idées. Si l’on veut bien examiner attentivement notre situation littéraire, on verra que tout le mal vient de ces deux causes. Ce sont là les deux sources empoisonnées qui portent la destruction dans les plaines les plus riches et corrompent les meilleures semences. Oui, nous sommes infatués de nous-mêmes. Cette littérature, qui avait débuté avec enthousiasme, s’est arrêtée tout à coup dès le commencement de sa tâche, et elle s’est adorée avec une confiance inouie. Ne lui donnez pas un conseil, un avertissement : elle règne, elle est irresponsable, et la critique est un crime de lèse-majesté. Comment, en effet, pourrait-elle accepter la discussion, cette parvenue superbe, qui regarde de si haut la philosophie et la politique, et qui veut bien proposer à l’état sa collaboration ? On serait bien venu à la reprendre humblement sur quelque point décisif, quand elle parle chaque jour de son trône et de sa liste civile ! En même temps, voyez quelle absence de pensée, quelle stérilité maladive ! Les écrivains qui représentent de la façon la plus bruyante cet orgueil puéril sont ceux-là même qui se passent le plus volontiers d’une idée, et qui ont introduit dans nos lettres une plaie inconnue à la France, la manie d’écrire sans but, sans principe, sans qu’un sentiment vigoureux conduise et sanctifie la plume. Encore une fois, tout le mal a été produit par ces deux causes funestes. Songez à cette infatuation du siècle, songez à cette indifférence en matière d’idées, et nos misères, si confuses, si mélangées, s’expliquent tout à coup avec une évidence manifeste. Aidé de cette lumière, je n’ai qu’à raconter ce qui se passe autour de nous, et je tracerai sans le vouloir un tableau complet où nos vices littéraires s’enchaîneront les uns aux autres dans une gradation menaçante.

Il y a une idée bien naturelle à ce temps-ci, et qui devait être proclamée de nos jours avec un sincère enthousiasme : c’est celle de l’influence des lettres et de leur action extraordinaire sur les choses du, monde. Héritiers du XVIIIe siècle, témoins de ces grands changemens politiques, de ces révolutions immenses décrétées et accomplies par l’esprit de l’homme, nous avons dû comprendre plus vivement que nos pères la puissance irrésistible de la pensée. C’est là, en effet, un de nos dogmes, et jamais ce principe n’a été plus évidemment démontré, jamais on ne l’a célébré avec plus de confiance et d’ardeur. L’orateur romain disait : « O philosophie, maîtresse des affaires humaines ! » Nous devions dire les mêmes paroles avec bien plus d’assurance, et en y attachant un sens tout autrement sérieux, nous, fils de Descartes, fils de Voltaire et de 89. Personne n’y a manqué. Philosophes, historiens, publicistes, tous les penseurs enfin ont célébré cette autorité des idées, et il n’est pas de vérité mieux accréditée aujourd’hui. Vérité glorieuse ! Avouez cependant qu’elle nous a été fatale. Ce qui se disait ainsi de quelques époques privilégiées, nos poètes et nos romanciers se l’appliquèrent bientôt à eux-mêmes avec une candeur merveilleuse. Puisque les grands écrivains des temps écoulés avaient exercé une influence si décisive sur les destinées politiques du pays, comment ne seraient-ils pas à leur tour les guides lumineux des générations nouvelles, les précurseurs des bienfaits de l’avenir ? N’avaient-ils pas, d’ailleurs, un précieux avantage sur leurs aînés ? Descartes, Molière, Voltaire, Montesquieu, n’ont jamais soupçonné les résultats que produiraient peu à peu leurs écrits ; sur ce point, certainement, ils s’ignoraient eux-mêmes. Imaginez un homme qui, éclairé par l’expérience des derniers siècles, connaisse désormais la vertu invincible d’un livre bien fait, l’action inévitable de la littérature ; révélez au combattant la portée infinie de son arme : quelle puissance ! quelle autorité ! de quel ministère le voilà investi !

Il faut que ce raisonnement soit spécieux et ces tentations bien grandes pour troubler tant d’esprits que l’on croyait plus forts. Le temps n’est pas loin, vous vous en souvenez, où le poète, cette chose légère, est devenu tout à coup un personnage solennel. On a vu les artistes les plus épris de la beauté extérieure, les plus indifférens à l’ame et aux idées, se composer subitement une sublime attitude de penseur mystérieux et souverain. Prêtre, législateur, homme d’état, le poète réunissait en lui toutes les puissances de l’esprit ; il était la raison première et dernière, il était l’hiérophante suprême. Celui-ci, qui triomphait surtout par les éclats d’une imagination prodigue, qui donnait à la langue la splendeur des toiles vénitiennes et la solidité du marbre, ce maître de la forme et de la couleur, s’est persuadé un jour qu’il remplissait un sacerdoce providentiel, et, au moment où il éblouissait ses lecteurs par les jeux de sa palette étincelante, il a cru qu’il les nourrissait de sa pensée. On ferait un recueil singulièrement curieux de toutes les strophes sonores, de toutes les interpellations adressées au poète, à cet être supérieur, divin, irresponsable, médiateur entre la Divinité et l’homme, et qui transmet au monde, comme le démiurge des Alexandrins, la lumière qu’il a puisée au ciel.

Cette confiance à la fois emphatique et naïve a dû révolter bien des esprits. Toutefois, je viens de le dire, elle était la conséquence d’une idée bien naturelle à notre époque ; on pouvait l’excuser tout en souriant, on pouvait même espérer que ce travers ne serait pas inutile à nos mœurs, si les écrivains, guéris de l’exagération, n’en conservaient que la foi dans la pensée, avec un sentiment vrai de l’excellence et de l’autorité des lettres. Il n’était pas impossible qu’il y eût là le principe d’une salutaire émulation. Seulement il fallait, avec les droits et la puissance de l’écrivain, connaître aussi ses devoirs ; il fallait se dire que cette influence n’appartient pas au premier venu ; qu’il ne suffit point d’écrire une bonne page ou de déployer habilement les strophes d’une ode pour être investi du sacerdoce ; que la puissance est aux idées, aux convictions fortes, aux principes qui animent toute une vie, et qu’enfin, puisque cette influence des lettres est si grande, elle mérite bien qu’on l’achète par d’énergiques efforts et de douloureux sacrifices. Hélas ! ce fut tout le contraire qui arriva. Au lieu d’enfanter l’émulation, au lieu d’encourager les efforts patiens, cette foi des écrivains dans leur importance sociale sembla leur donner des privilèges inouis et des dispenses miraculeuses : ils crurent de la meilleure foi du monde qu’ils pouvaient se passer du travail. Ce que l’étude seule peut donner, ce que la réflexion opiniâtre peut seule acquérir, ils s’imaginèrent que leur instinct sublime le possédait sans lutte. S’attribuer une mission supérieure et se croire dispensé du travail, faire d’ambitieuses préfaces pour des livres qui n’existaient pas, s’asseoir sur le trépied prophétique et balbutier des lieux communs puérils, cela devint bientôt une maladie contagieuse. Qui ne se rappelle avec quels pompeux enfantillages les hommes d’imagination réclamaient leur place à côté des hommes d’état ? Double faute, qui révélait à la fois et un insatiable orgueil et un profond oubli de leur dignité vraie ; ces ambitieux esprits reniaient ainsi les lettres au moment même où ils semblaient écrire pour elles de si hautaines apologies. Les avertissemens ne leur avaient cependant pas manqué, et, puisqu’il faut citer des noms propres, je prendrai mes exemples parmi les maîtres. On n’a pas oublié le jour où M. Victor Hugo entrait à l’Académie, ni cette brillante séance, ni ce discours éloquent et splendide, où le poète, expliquant sa généalogie, citait les plus grands noms de l’histoire, et invoquait sans façon le vainqueur de Marengo et d’Austerlitz. On se rappelle aussi avec quelle sévérité courtoise, avec quelle fermeté ingénieuse et polie, il lui fut répondu que ses ancêtres étaient ailleurs. Cette curieuse scène, si originale et si piquante, doit rester, ce me semble, comme un symbole, comme une fidèle image de la transformation qui s’opérait alors dans le monde littéraire. L’illustre poète ne faisait que subir, à son insu, les effets de la situation des esprits ; il cédait, sans le vouloir, aux dangers que je signalais tout à l’heure. Ne fallait-il pas que ces prétentions hautaines fusent déjà un mal très répandu pour que le maître le plus fêté de la nouvelle école fût conduit à déplacer d’une manière si étrange ses origines littéraires et sa parenté intellectuelle ?

Que vont devenir cependant, si ce vent-là souffle trop fort, tant d’imaginations légères, tant d’esprits éclatans, charmans, passionnés, mais à qui manquent la provision et la sauvegarde du voyage, je veux dire un principe à défendre, un idéal à poursuivre ? Ils avaient besoin d’une direction sévère, et voilà qu’avant de commencer leur tâche, ils s’enivrent d’eux-mêmes ! Ils étaient pleins de feu et d’enthousiasme, ils parlaient de l’art et de la poésie comme des lévites parlent de leur dieu, et déjà, entraînés par des influences funestes, ils méconnaissent cet idéal, ils y renoncent ; bientôt ils l’échangeront ou voudront l’échanger contre une position matérielle, tant leur foi est indécise, tant leur religion est vague et mal assurée ! Une autre cause va les exciter encore à oublier les projets de leur jeunesse, à renier peu à peu le culte désintéressé de la poésie : c’est la rapide fortune des hommes qui les ont immédiatement précédés. Au moment dont je parle, cette génération née avec le siècle, cette élite distinguée et sensée, venait d’être admirablement servie par les circonstances. Si elle avait préparé la victoire de 1830, elle en avait largement profité ; elle était maîtresse du pouvoir et en gardait les avenues. On voit combien d’excitations pernicieuses pressaient, harcelaient de tous côtés les imaginations avides ; il y avait dans l’air des vapeurs malsaines et dissolvantes. Quand de telles convoitises s’enflamment, n’espérez plus que l’amour de l’art calmera ces âcres irritations. Le mal ira toujours croissant, et des premiers caprices de l’ivresse on descendra aux excès honteux.

Ce furent d’abord des ridicules plutôt que des vices. Le moindre mal qui puisse arriver aux intelligences, quand ces faux espoirs les aveuglent, c’est l’impatience de leur situation, c’est le désir inquiet de changer de place et de costume. Il se fit alors des transformations inouies, et ceux qui avaient conservé un sens plus calme assistèrent à un spectacle d’une incomparable gaieté. Qu’un romancier se prétende homme d’état, qu’un artiste se fasse pédant, que le pédant attribue à une strophe, à un tour de phrase, à une interjection, je ne sais quelle importance politique, ces travers ont pu se rencontrer bien des fois. Voltaire en a ri, si je ne me trompe, et je crois que Clitandre s’est exprimé là-dessus avec une sincérité assez rude dans le salon des femmes savantes ; mais, certainement, Clitandre n’a rien vu : il n’a pas vu ces ambitions chez des hommes d’un mérite incontestable ; il n’a pas vu tous les rangs confondus, tous les costumes échangés, et le carnaval de Venise introduit avec le plus grand sérieux du monde dans une société où les talens secondaires sont plus nombreux que jamais. Ce ne sont plus des gredins, ce n’est ni Trissotin, ni Rasius, ni Baldus, qui aspirent aujourd’hui à l’influence sociale ; il y a dans ce pêle-mêle de médiocrités et de vanités trop d’écrivains auxquels un meilleur rôle semblait promis. Voilà précisément ce qui donne à ce travers un aspect nouveau, et c’est ce contraste qui est si profondément, si tristement comique. Un de nos amis avait tenté de peindre cette risible et effrayante cohue, et cette comédie bouffonne qu’il avait commencé d’écrire, il l’intitulait Chacun hors de sa place. Ce titre était heureusement choisi. N’est-ce pas le résumé le plus net de ce que nous sommes ? Chacun hors de sa place, chacun à côté de sa voie, les rangs bouleversés, les prétentions qui se croisent, et l’infatuation universelle qui va crescendo comme une symphonie fantastique et folle, voilà bien, en effet, un tableau où nous devions nous reconnaître. Que de vives silhouettes on eût pu entrevoir ! que de portraits bien accentués ! Et ces maréchaux ! et ces princes ! et ces bouffons ! toute la cour, car on ne peut plus dire toute la république des lettres ! Par malheur, tandis que l’auteur écrivait, tandis qu’il étudiait la maladie régnante, la contagion l’atteignit lui-même. C’était un esprit net, incisif, une intelligence éveillée, et, dans la vie, nous le croyions du moins, le plus étourdi des poètes. Quelle erreur ! L’étourderie du poète cachait une haute vocation politique. Le peintre satirique, l’humoriste de la veille était devenu un solennel discoureur. Un succès l’attendait au théâtre ; il avisa qu’il pouvait bien être un homme d’état : il voulait un siège au palais Bourbon, il courut après un fauteuil à l’Académie, autre chemin du parlement ; mais dans ces courses multipliées la comédie tomba de sa poche : le modeste observateur des travers de son temps avait fait place à un des personnages de sa pièce. La comédie n’en reste pas moins à faire, le sujet en est riche, comme on voit ; le spirituel écrivain nous la doit, et, revenu à sa place, il faut espérer qu’il ne se rappellera cette déviation d’un moment que pour en tirer un épisode et un caractère qui ajouteront à la gaieté du tableau.

Voilà des ridicules assez graves ; on est disposé cependant à l’indulgence quand on a vu bien pis, et c’est le cas où nous sommes. Infatuation naïve, dites-vous ; innocens travers ! prétentions inoffensives et qu’on punit en souriant ! Eh bien ! non, détrompez-vous : cela n’est pas aussi inoffensif et aussi plaisant que vous pensez. Ce ridicule que vous excusez trop aisément est un des degrés par où l’on descend aux excès qui ne font plus sourire. Une fois qu’on est sorti de la droite route, les fautes succèdent aux fautes, et, sur ces pentes rapides, le mal va vite. On a commencé par se faire de l’art une idée très haute, mais vague et fausse ; ensuite on lui a demandé le succès immédiat, l’autorité, une position influente ; demain on lui demandera de l’or. Infatuation, vanité, cupidité, telles sont les trois phases du mal. Voilà le chemin que nous avons fait, et c’est ainsi que nous sommes descendus de l’amour exalté de la poésie à l’industrie grossière. Vous êtes quelquefois étonné d’un si brusque changement, vous êtes surpris de voir les mêmes ames, après de si belles et si pures extases, quitter le ciel pour la rue, ouvrir boutique et solliciter les chalands ? La cause de ces chutes honteuses vous est maintenant connue. Quand les hommes qui, il y a dix ans, vantaient en des paroles enthousiastes la sainteté de la Muse, se sont mis à trafiquer de l’imagination, long-temps nous avons refusé d’y croire, nous ne pouvions admettre une indignité si grande, nous ne voulions pas effacer de la liste des poètes ces noms que nous avions aimés. Aujourd’hui que l’évidence a dissipé tous les doutes, il faut reconnaître que rien dans ce triste résultat n’eût dû nous surprendre, que cette conséquence était obligée, fatale, et qu’un moraliste exercé en eût pu prédire le jour et l’heure, comme le médecin décrit d’avance l’inévitable développement d’une maladie sans remède.

Certes, on n’eût point osé, dans un autre temps que le nôtre, discuter seulement une pareille situation ; on n’eût pas trouvé de paroles assez discrètes, d’images assez voilées, pour avertir les coupables sans initier le public à ces lamentables erreurs. Je ne nie point qu’il ait existé, à d’autres époques, des hommes prêts à trafiquer de l’esprit ; c’était du moins dans les plus obscures ténèbres, dans les plus noirs bas-fonds du monde littéraire. Cela a pu se rencontrer au XVIIIe siècle, à la suite de cette grande armée qui assiégeait l’ancienne société et qui la renversa. Toute expédition conquérante entraîne avec elle des soldats de fortune et des aventuriers ; mais quelle différence ! et comment ignorer que ces misères ne s’étalaient qu’aux derniers étages ? Ceux qui se livraient ainsi, ceux qui prenaient la plume, non pour le service d’une idée, non pour obéir aux ordres de l’imagination ou pour satisfaire leur amour des lettres, mais dans un vil intérêt et sollicités par l’appât grossier du lucre, ceux-là, s’il y en a en, devaient être bien honteux de leur trahison, car ils la cachaient avec soin ! La critique était dispensée du plus pénible de ses devoirs ; elle n’avait point à dénoncer des erreurs qu’il est impossible de châtier sans toucher à l’homme même. Eh bien ! on peut le faire aujourd’hui sans scrupules, tant la situation est nouvelle, inouie, monstrueuse ! tant le mal est public ! tant la corruption est insolente et hautaine ! Non, ce n’est plus ici un vice qui a honte de soi et qui se blottit dans les ténèbres ; bien au contraire, la corruption est toute fière d’elle-même, elle s’étale, elle s’affiche avec un épouvantable cynisme. On ne cherche plus à cacher que l’appât du gain est le grand mobile, l’inspiration féconde, et que, sans ce grossier salaire, la plupart des romans publiés depuis dix années n’existeraient pas. Pour qui la vénalité de certaines plumes célèbres est-elle encore un mystère ? Tout cela se passe au grand jour, au grand soleil. Il y a, à toute heure, marché ouvert ; on y vend l’intelligence humaine, la parole humaine, la plus chère, la plus intime partie de nous-mêmes, ce qu’il y a de plus sacré sous les cieux. Qui n’a pas vu la poésie colportée aux enchères publiques, et l’imagination tarifée comme un objet de négoce ? Qui ne les a entendus, ces fiers maréchaux, ces sublimes princes des lettres, raconter eux-mêmes leurs procédés, ouvrir leurs livres de commerce, et jeter ces tristes détails à la face des badauds qui s’en amusent ? Quel mépris pour ce siècle, quelle injure à ce noble pays de France, quand ils viennent, parlant le langage des courtiers, exposer, avec une emphase sans nom ou une naïveté plus incompréhensible encore, la manière dont se pratiquent ces honorables transactions ! Soyez sûr que ces glorieux producteurs n’oublient pas de compter les lignes ; une ligne, un mot, tout cela est coté, tarifé ; ils savent la valeur d’une interjection, et combien rapporte une lettre. Qu’est-ce qu’une pensée pour eux ? Une matière banale, qui peut s’étendre, s’allonger, se dévider, comme la soie ou la laine, et fournir une somme ronde. Pensée, messagère de l’infini, toi par qui nous triomphons de la matière, voilà comme ils traiteraient, si tu ne t’éloignais d’eux, les rayons sacrés dont tu illumines le front de l’homme ! Je cherche aux plus mauvaises époques de l’histoire littéraire, j’interroge les sociétés les plus corrompues, et je ne trouve rien qui se puisse comparer à de tels sacrilèges. Diderot a peint dans le Neveu de Rameau les hontes secrètes de la littérature de son temps, Voltaire a poussé souvent des cris de douleur en pensant aux indignités qui déshonoraient les lettres et à cette cohue d’écrivains sans mission que la faim poussait au mal ; mais, encore une fois, cela ne sortait pas des ténèbres inférieures. Je rencontre pourtant chez un critique du XVIIe siècle cette page bizarre, dont quelques traits s’appliquent avec une précision rigoureuse à nos misères présentes. Regardez attentivement ce portrait de La Bruyère : « Ascagne est statuaire, Hégion fondeur, Eschine foulon, et Cydias bel esprit ; c’est sa profession. Il a une enseigne, un atelier, des ouvrages de commande et des compagnons qui travaillent sous lui : il ne vous saurait rendre de plus d’un mois les stances qu’il vous a promises, s’il ne manque de parole à Dosithée, qui l’a engagé à faire une élégie : une idylle est sur le métier ; c’est pour Crantor, qui le presse, et qui lui laisse espérer un riche salaire. Prose, vers, que voulez-vous ?… entrez dans mon magasin, il y a à choisir. » Vous retrouvez bien ici quelques traits de nos grands hommes ; mais aussi que de différences ! Ce Cydias, ce bel esprit, c’est un innocent faiseur de stances et d’idylles. Il a un atelier, je le veux bien, il a des compagnons, et Crantor lui donne un riche salaire : voyez pourtant combien il est modeste en ses prétentions ! Un mois pour une élégie ! Chez nous, il ne s’agit pas de ces petites choses, de ces bagatelles mondaines écrites pour des ruelles et fournies innocemment comme des dragées ou des pastilles. Ce qui est en question, ce qui est en péril, c’est la littérature même dans son développement le plus élevé, c’est l’imagination et la poésie dans leurs œuvres les plus sérieuses. Crantor n’est plus un grand seigneur vaniteux ou un financier ridicule qui commande et paie des sonnets à un bel esprit de profession ; Crantor est un spéculateur qui afferme les écrivains célèbres. Oui, il les afferme, et faut-il ajouter pourquoi ? Pour faire de ces écrivains ainsi achetés des appâts, des enseignes pour le public glouton !

Répétons-le toutefois, quand de telles misères se produisent ouvertement, ce n’est jamais la faute d’un seul homme. N’accusons ni celui-ci, ni celui-là ; presque personne n’est tout-à-fait innocent. Il s’en faut bien par exemple, nous le répétons, que la critique ait toujours rempli son devoir. Soit mobilité d’esprit, soit dédain, soit découragement, elle a paru souvent abandonner son poste au moment du péril. Les juges les plus autorisés, ceux dont les décisions pouvaient le mieux agir sur la pensée publique, ont manqué à ce qu’on attendait de leurs conseils. M. Sainte-Beuve avait compris excellemment quelle surveillance continuelle était nécessaire aux lettres de ce temps-ci ; plus d’une fois, au milieu du mouvement qui nous emporte, il s’était arrêté pour reconnaître le terrain, il examinait la situation, il interrogeait le présent et l’avenir. Pendant quelques années, nul n’a été plus attentif à rallier les troupes qui se dispersaient, et, aux premiers scandales de la littérature industrielle, c’est lui qui a poussé le cri d’alarme. Cette magistrature était considérable, et M. Sainte-Beuve pouvait la remplir de plus en plus avec une sagacité supérieure et une expérience consommée. La situation est-elle donc tellement désespérée, qu’il ne reste aux ames délicates qu’à chercher dans les grandeurs du passé l’oubli des misères actuelles ? On peut adresser cette question respectueuse à l’écrivain sincère qui connaît si bien les détours secrets de l’analyse morale, et qui toujours a travaillé passionnément à la recherche du vrai. En présence des tristes déviations de notre littérature, M. Gustave Planche n’avait-il pas, lui aussi, des fonctions élevées à remplir ? M. Planche était sévère autrefois, il n’était pas indifférent. Cette sévérité même, je l’ai déjà dit, attestait l’exigence du critique ; c’était un rude appel aux artistes. Quand l’industrie envahit les lettres, M. Planche pensa sans doute qu’il n’avait plus rien à faire. Comme il s’était attaché au service de l’art avec une mâle franchise, comme son but avait toujours été de montrer aux inventeurs l’idéal de la poésie nouvelle et de préparer à l’imagination d’éclatantes victoires, le jour où les artistes cédèrent la place aux improvisateurs, il se tut. Fallait-il pourtant renoncer si vite au succès ? Dans les crises littéraires comme sur les champs de bataille, le devoir change avec les incidens de la lutte. Il faut plus d’une fois modifier son plan, et se porter ici ou là avec des forces et des armes différentes, selon les nécessités du combat. M. Planche a laissé dans sa vie une lacune regrettable ; aujourd’hui encore, il aurait une belle place à garder et surtout à agrandir. Quand l’Allemagne accomplit au dernier siècle sa révolution littéraire, le vigoureux critique qui en défendait les principes, Lessing, ne s’est pas lassé un instant ; il s’est renouvelé sans cesse pour les besoins de la stratégie, de tous les côtés il a fait face aux périls. Les devoirs de la critique sont difficiles, je le sais, et l’infatuation dont je viens de préciser les caractères les a rendus plus douloureux que jamais. L’orgueil de l’esprit (où le sait-on mieux que dans cette Revue même ?) a souvent rompu les liens qui paraissaient les mieux assurés, car l’amitié qui est à la fois douce et austère devait être bientôt un joug intolérable aux intelligences gâtées par l’adulation. Un conseil, une contradiction, étaient des motifs de rupture. C’est un grand tort, aux yeux de certains écrivains, que de pousser plus loin qu’eux-mêmes le respect de leur talent. Cependant, pour quiconque aspire à maintenir par la critique ou par une direction vigilante les vraies traditions littéraires, n’est-ce pas aussi un devoir d’accepter courageusement ces nécessités de la lutte ? On perdrait la dignité des lettres en cédant à d’insoutenables prétentions ; on la sauve en défendant les écrivains contre eux-mêmes, en s’efforçant de ramener tour à tour, par l’exemple et par le précepte, les vrais artistes au culte des nobles principes qu’ils ont autrefois défendus.


III.

L’infatuation est un mal immense ; il y en a un autre plus grand encore, l’absence d’idées. D’ailleurs, tout cela se tient. Une littérature légère, frivole, que n’anime aucune croyance profonde, doit nécessairement périr par les folies de l’orgueil. Quel écrivain a été plus infatué de sa personne que M. de Scudéry, gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde et capitaine d’un vaisseau du roi ? L’époque des matamores en littérature, le règne des capitans et des tranche-montagnes, c’est précisément la seule période de notre histoire où les lettres aient tout à coup cessé d’avoir un but, une portée sérieuse, où elles aient renoncé à gouverner les ames. Quand l’écrivain est guidé par une foi, quand il croit à un principe et veut le faire triompher, est-il possible que l’intelligence cède, comme une feuille légère, à ce vent qui gonfle en un instant les cervelles vides ? Une idée, une foi, ce n’est pas seulement le but vers lequel on marche, la lumière qui éclaire les mers orageuses, la boussole qui marque le chemin ; c’est aussi le lest qui maintient le vaisseau dans sa belle attitude. Avec ce secours, le navire ne perdra jamais son élégance et sa noblesse au milieu des traversées périlleuses. Ne dites pas que l’opinion contraire est plus conforme à la vérité, que les idées conduisent précisément au même péril, qu’elles peuvent enfanter l’orgueil et donner le délire : ce n’est là qu’une apparence. Il est permis à un siècle d’avoir une confiance exaltée dans ses propres forces. Le mal, c’est l’orgueil personnel, c’est la prétention qui s’attribue un rôle supérieur et rapporte tout à soi ; or, ce ridicule n’est fréquent que là où la pensée est absente. Alors en effet, comme il n’y a pas pour l’écrivain un idéal qui le gouverne, à qui il doive son inspiration, dont il se reconnaisse l’humble interprète, n’est-il pas trop certain que chaque homme de talent voudra prendre la place de ce guide souverain, et que le moi se substituera à tous les principes ? Au contraire, si une époque obéit à d’énergiques croyances, les plus hautains resteront à leur rang, et nul ne songera à usurper l’influence qui appartient à une société tout entière. Le XVIIIe siècle a eu dans sa mission une confiance singulièrement hardie ; il s’est proclamé le siècle des lumières : qui oserait l’en blâmer, si cette foi a renouvelé le monde ? Eh bien ! dans ces années d’exaltation fervente, les écrivains les plus orgueilleux ont-ils jamais oublié d’emprunter leurs forces aux croyances qu’ils défendaient ? Ont-ils substitué à ce grand idéal qui les soutenait tous leurs vanités, si vives pourtant, et leurs mesquines ambitions personnelles ? Voltaire, Rousseau, Diderot, en leurs plus mauvais jours, se sont-ils attribué une puissance qui ne fût pas celle de leur époque même ? Je ne le crois pas. On n’avait pas encore imaginé qu’un écrivain digne de ce nom pût se dispenser d’écrire avec son ame ; les idées étaient maîtresses, et l’on était grand ou petit, selon qu’on les servait avec plus ou moins de talent et de bonne volonté. Il faut être fier de son temps, et, depuis trois siècles, l’humanité émancipée est si grande, le travail des esprits est si rapide, il y a tant de compensation aux misères dont on se plaint, que c’est toujours un devoir, même aux heures de crise, de sentir en soi cette légitime et reconnaissante fierté. Il faut être fier de son temps et modeste pour soi ; il faut participer à la vie générale, et échapper par là à cette adoration de soi-même qui a perdu tant d’honnêtes gens. Quand les écrivains d’aujourd’hui célèbrent la grandeur du temps où nous vivons, ils sont dans le vrai ; ils s’égarent, quand ils oublient de se demander quelle est cette grandeur et comment ils la peuvent servir. Vos belles paroles ne sont que de vides déclamations et non une foi positive. Comment aimeriez-vous les idées de votre époque, ne les connaissant même pas ? Vous n’aimez que votre personne ; l’esprit de ce siècle s’est retiré de vous.

Certes on ne veut pas méconnaître ici l’indépendance de l’art. L’imagination est souveraine, et, quand elle s’enrôle sous les drapeaux d’un système philosophique ou d’une théorie sociale, ce n’est pas une mésalliance, c’est une abdication. La critique qui demande à la poésie le sacrifice de sa liberté n’est pas une critique sérieuse. Pourtant il faut s’entendre, il faut savoir ce que signifient exactement ces formules si retentissantes : l’indépendance de l’art, la liberté de l’inspiration poétique. Une parole vraie, mal interprétée, peut devenir une immense hérésie. L’art est libre ; la poésie, si elle se met au service d’un système, ne doit pas subir des conditions qui la détourneraient de son propre idéal ; en d’autres termes, l’art a un but, et ce but, c’est la beauté. Mais quel est, je vous prie, le véritable élément de la beauté poétique ? Ce n’est assurément ni la reproduction de la réalité vulgaire, ni la forme ou la couleur qui amusent les yeux. Tout cela sans doute a une valeur ; ce sont des moyens dont il faut tenir compte ; ce n’est point l’élément essentiel de la beauté. Cet élément, vous ne le trouverez pas davantage dans les singularités qui étonnent l’esprit, ou dans les émotions qui agitent les sens. Le principe fondamental du beau, c’est la pensée, c’est la peinture des sentimens, l’analyse des passions, c’est la vie morale, entrevue par le regard puissant de l’artiste et revêtue d’une forme idéale, d’une forme lumineuse, qu’adorera la foule éblouie. Or, bien que le domaine de la pensée soit universel, bien que les passions appartiennent à tous les âges et à tous les pays, elles ont cependant toujours un caractère particulier, celui de leur temps. Vous avez beau vous arracher obstinément aux soucis du siècle où vous êtes né, vous les retrouverez tout à coup, si vous voulez reproduire dans votre œuvre une figure empruntée à la vie humaine. Le poète qui a peur des idées doit renoncer à son art ; il doit supprimer l’unique et éternel aliment de la poésie, le cœur de l’homme ; sans cela, je le lui prédis, mille questions importunes l’assiégeront sans cesse. Au contraire, quiconque étudie une seule ame étudiera son temps ; les idées de son siècle, sans que l’artiste y prétende, sans fausse prétention dogmatique, animeront ses écrits, et il y aura dans ses œuvres les plus désintéressées un caractère distinct qui en marquera l’origine et la date. Sophocle ou Shakespeare, Racine ou Lope de Véga, Molière ou Goethe, tous les maîtres qui ont reproduit sérieusement la nature humaine, confirment cette loi par d’immortels exemples. Ne vous retranchez donc pas derrière ces grands mots que vous comprenez peu, l’indépendance de l’art, la souveraineté de l’imagination : l’art est libre, c’est-à-dire que son but est l’invention de la beauté et qu’on ne peut exiger de lui une prédication dogmatique ; mais il n’est pas libre de renoncer à l’étude de l’ame, à la peinture du monde intérieur, il n’est pas libre de s’isoler de son temps et d’échapper aux idées.

Il y aurait bien un procédé infaillible pour donner à l’art ces dispenses si favorables à la timidité de l’esprit et à l’indigence du cœur : ce serait de le transporter loin du domaine magnifique dont je parlais il y a un instant. Si vous parvenez à lui interdire ces régions de la pensée où les maîtres ont puisé tant de trésors, si vous l’accoutumez à un tel exil, si la Muse consent à n’aimer que le monde visible, à n’interroger que la matière, à ne peindre que le corps et non l’ame, à ne faire enfin qu’une œuvre vide, oui, alors, je le veux bien, vous serez en repos, vous serez dispensé des idées, et, puisque c’est là votre but, vous pourrez vous vanter de n’appartenir désormais à aucun temps et à aucun pays. C’est ce qu’ont fait long-temps la plupart de nos poètes, c’est par cette voie qu’ils nous ont conduits où nous sommes, et quand la critique formulait ici, il y a dix ans, ce grave reproche, quand elle dénonçait chaque jour les funestes tendances de la poésie matérialiste, ne signalait-elle pas la cause première, la première origine de toutes les erreurs dont nous sommes aujourd’hui témoins ? Il est facile de voir en ce moment si c’était là un parti pris et une malveillance chagrine.

On va me répondre que cette insouciance des idées n’existe plus, qu’à l’époque où on la blâmait si fort, elle était, en effet, le mal le plus pressant, mais que les choses sont bien changées, et que poètes et romanciers, au contraire, se sont partagé les systèmes et les théories pour les prêcher à tous les coins du monde. L’objection ne m’embarrasse guère, et c’est précisément là que je voulais en venir ; car si quelque chose prouve l’absence d’idées dans notre littérature, s’il y a un symptôme évident qui mette à nu l’indifférence des écrivains à la mode, leur dédain de la pensée, et même, osons le dire, le mépris et la haine qu’ils professent pour elle, c’est assurément le brusque changement qui s’est opéré tout à coup dans leur conduite. Ce changement subit, ces évolutions rapides, accomplies avec une merveilleuse prestesse, n’avaient rien de très surprenant, après tout, pour les esprits qui ne sont pas dupes. Cet imprévu était inévitable, et il ne s’est rien passé qui ne fût la conséquence nécessaire des erreurs de la veille. Qu’est-il arrivé en effet ? C’était le moment où des joueurs habiles venaient d’engager une partie singulière avec la pensée publique, et bouleversaient déjà, avec une audace que l’histoire jugera, les mœurs politiques et la constitution de la presse. Pour réussir dans leur entreprise, ils avaient besoin d’occuper la foule aux longs enivremens de la fiction ; il leur fallait des romanciers toujours prêts, des plumes obéissantes et fécondes, des écrivains surtout qu’une indifférence complète laissât libres de suivre en toutes ses fluctuations le caprice de la foule, et de servir la mode, de la devancer même, à toute heure, à tout instant, comme fait un magasin richement approvisionné. Figurez-vous Voltaire, Diderot, Rousseau, ces puissans défenseurs d’une cause sainte, ces cœurs ardens qui battent pour une idée, figurez-vous-les, je vous prie, en face d’un spéculateur qui voudrait affermer leurs noms et leurs écrits ! Tâchez de vous représenter les financiers, les intendans, les fermiers-généraux du XVIIIe siècle, qui viennent enrégimenter l’auteur du Pauvre Diable, l’auteur de la Nouvelle Héloïse ! Est-il possible seulement d’y songer ? Les Turcarets cependant auraient pu réaliser d’assez beaux bénéfices, et, sans parler des abonnés, sans parler des lecteurs de Voltaire qui ne se comptaient pas mesquinement par vingt mille, ils eussent rendu là, convenez-en, un immense service à cette monarchie qui croulait. Par malheur, cette savante tactique, il y a cent ans, était interdite aux plus habiles, et les financiers de Louis XV ne sont guère coupables de l’avoir négligée. Aujourd’hui c’est tout le contraire, et la grande découverte des agens supérieurs de l’industrie littéraire ne doit pas les rendre bien orgueilleux, puisqu’elle leur a été suggérée tout naturellement par l’état des choses et l’incurable indifférence des écrivains à la mode. Non, ces spéculateurs redoutés ne sont vraiment pas si terribles ; je ne leur fais pas l’honneur d’imputer à leur adresse toutes les hontes auxquelles nous assistons. Nos romanciers faisaient fi de la pensée ; ils écrivaient pour occuper les oisifs, pour désennuyer les vieillards, pour amuser les enfans et les femmes ; ils n’avaient jamais entendu l’appel impérieux de la Muse, de la Muse qui croit au vrai et se passionne pour le bien ; ils n’avaient pas dans leur ame un foyer où puiser sans cesse, et au-dessus de leur tête une lumière, un idéal qui fût la règle et le but de leurs travaux. Voyant cela, les spéculateurs se présentèrent en foule, et le marché fut bientôt conclu.

Une fois ce contrat passé, il était inévitable que les écrivains affermés prissent des habitudes nouvelles. La situation se compliquait toute seule par la force même des choses. En vain ces habiles conteurs étaient-ils prêts à tout, en vain croyaient-ils que leur trésor ne s’épuiserait jamais : les tempéramens les plus robustes (il ne s’agit plus de la pensée) ne peuvent suffire à cette improvisation de toutes les heures, à ce travail de fourneaux en feu. On n’assimile pas impunément l’intelligence humaine, ou seulement ce qui en est l’ombre, aux machines rugissantes. Quand la verve se lassa, quand l’invention, si peu scrupuleuse pourtant, ne trouva plus la moindre feuille sèche, le plus léger fétu de paille pour allumer son triste feu de joie, il fallut bien se mettre en quête d’idées et aller frapper à la porte des systèmes et des théories. Voilà le secret de cette conversion miraculeuse, et comment les plus frivoles des improvisateurs quotidiens se sont avisés un beau jour de prêcher la réforme sociale. Singulière foi qui ressemble bien aux ruses de la famine ! Vous croyez qu’ils sont touchés de la grace, que la puissances des idées les a subjugués enfin, qu’ils ont eu honte de leur dilettantisme banal, et qu’ils essaient de se rattacher, tant bien que mal, à la grande tradition française, laquelle n’a jamais pu se passer de la foi en la pensée ; que diriez-vous si cette prétendue conversion n’était que le cri de détresse de leur imagination appauvrie, le dernier expédient de leur fantaisie aux abois ?

Voyez en effet ce qu’a produit cette transformation subite ! Ils se sont partagé les théories comme une terre de labour, comme un domaine généreux, où les contes et les romans allaient pousser ainsi que les vignes au soleil. Le partage s’est fait un peu au hasard, il est vrai, et ils écriraient peut-être la meilleure page de leurs œuvres complètes, s’ils voulaient bien nous raconter l’instant qui a décidé de leur destinée ; mais c’est un secret qui leur appartient. Celui-ci, homme du monde et de loisir, esprit élégant, dédaigneux, très bien informé des charmantes minuties de la vie aristocratique, blasé déjà et parvenu ainsi aux dernières limites de la perfection mondaine, s’approprie tout à coup les doctrines socialistes et les met en action. Il avait suivi jusque-là une voie toute différente ; on a de lui, si j’ai bonne mémoire, d’assez violentes déclamations contre les impiétés du XVIIIe siècle, et n’avait-il pas essayé de réhabiliter Louis XV, ce bon roi, ce parfait gentilhomme, tant il obéissait volontiers à la phraséologie des salons ? Aujourd’hui c’est le socialisme qui l’inspire, et à ses études d’économie politique, de statistique industrielle, d’organisation, il emprunte des drames secrets, des révélations terribles, hideuses, qui ont réveillé un instant l’attention épuisée de ses lecteurs. Était-ce là seulement ce qu’il voulait ? N’a-t-il cherché autre chose que des acteurs nouveaux pour ses romans devenus vides ? A-t-il invoqué la protection des utopies philanthropiques pour exhiber plus facilement ces obscènes tableaux que la police dérobe aux yeux des passans ? La pensée, la philosophie, si mauvaise qu’elle puisse être, n’est-ce pour lui qu’un moyen, un instrument, un magasin de costumes ? Je voudrais ne pas le penser : il est possible, après tout, que ces vives imaginations finissent par croire sincèrement à des idées qui d’abord les séduisaient surtout par des motifs où la foi n’entrait pour rien ; mais, cette concession faite, une objection plus sérieuse se présente. La critique a droit de demander à ces romanciers frivoles, devenus tout à coup des tribuns, s’ils ont bien songé aux conditions souveraines de leur art, s’ils ont réfléchi, comme ils le devaient, aux relations mutuelles de la philosophie et de la poésie, de la science et de l’imagination. Dans la première période de leur vie, ils écrivaient sans se soucier de la pensée ; maintenant, enchaînés à un système, ils ont sacrifié la liberté de l’invention, ils prêchent, ils dogmatisent. Au lieu de cacher la leçon sous une fable animée, au lieu de créer des personnages vivans, passionnés, vraiment émus, ils font paraître et disparaître des silhouettes qui viennent, chacune à son tour, apporter une leçon de morale socialiste, une citation de Fourier. Hier, c’est le penseur que je regrettais ; aujourd’hui, c’est l’artiste. Hier et aujourd’hui, je cherche vainement un poète.

Certes, on le voit, j’emploie tous mes soins à éviter les questions de personne ; je sens qu’il ne m’appartient pas d’interroger les consciences, et je voudrais être persuadé que l’auteur des Mystères de Paris ne s’est pas attaché aux utopies qu’il défend comme à une ressource inespérée. Je fais pour cela mille efforts, et vraiment c’est avec la meilleure volonté du monde que je chasse de mon esprit tous ces vilains soupçons. Eh bien ! non, je ne puis ; cette question fatale me harcèle sans cesse. Suis-je libre d’y échapper ? suis-je libre de ne pas voir que nos maréchaux s’établissent chacun dans une philosophie différente, comme un régiment affamé dans une grasse Lombardie, et qu’ils en tirent tout ce qu’ils peuvent ? Ils sont campés, celui-ci au nord, celui-là au midi ; ils défendent, chacun de son côté, des théories, je ne dis pas diverses, je dis hostiles et irréconciliables. Ne craignez pas cependant qu’ils tirent les uns sur les autres, qu’ils engagent une lutte, comme cela arriverait infailliblement entre des esprits convaincus. Non ; la paix ne sera pas troublée dans notre société féodale. Si ces nobles princes s’étaient concertés par avance pour exploiter à loisir les doctrines qu’ils ont choisies, à coup sûr ils n’agiraient pas autrement. Le peintre des Mystères de Paris met en œuvre les théories socialistes ; l’auteur de Vautrin se souvient tout à coup qu’il est philosophe, législateur, homme d’état, et, tandis que M. Sue écrit le roman du phalanstère, M. de Balzac emprunte à M. de Maistre ou à M. de Bonald les considérations supérieures qui peuvent seules expliquer le Père Goriot et les Mémoires de deux jeunes Mariées. Je ne demande pas qui l’on trompe ici, je demande qui l’on espère tromper et à qui s’adressent ces superbes bouffonneries. Personne n’est dupe cependant ; ces idées dont vous prétendez vous couvrir, nul n’y croit ; on y croirait, soyez-en sûrs, si elles inspiraient sincèrement un esprit loyal et fier. Aussi, voyez ce qui arrive : le lecteur avide d’émotions, le gros public qui va se désaltérer dans ces eaux troubles, passe tout naturellement d’un récit à l’autre ; il abandonne le conteur démocratique ou soi-disant tel pour le romancier ultramontain ; il va de l’utopie ardente du socialiste aux regrets du gentilhomme catholique, de Fourier à M. de Bonald, de M. Sue à M. de Balzac, sans s’apercevoir un instant qu’il a changé de terrain. Il a vraiment raison de ne pas s’en apercevoir, et bien lui prend de ne chercher dans ces contes que le conte même. Le public trahit ici ceux qui l’amusent, et, dans sa naïve gloutonnerie, il montre assez ce qu’est la philosophie de ces hardis penseurs. Ainsi s’explique l’incroyable indifférence des journaux de toute couleur, quand ils acceptent tous les romans possibles, et ceux-là même qui se prétendent inspirés par les doctrines les plus opposées à leur politique. Pourquoi s’en étonner ? Ils savent que ces idées ne sont pas bien redoutables, n’étant pas soutenues par la foi qui illumine la plume et communique au langage une force invincible. Les journaux font comme le public ; ils croient peut-être à la verve, à la vigueur mélodramatique de l’écrivain, ils ne croient pas à la sincérité, à la puissance du penseur.

Cette indifférence des journaux pour les idées de leurs conteurs ordinaires est un signe de dédain, qui m’a toujours paru la plus sanglante des punitions. Aussi, quand une ame sérieuse et convaincue (il y en a encore), quand un esprit ardent se fourvoie dans une telle assemblée, pense-t-on qu’il y puisse conserver son autorité tout entière ? Ce serait vraiment un privilège inoui. Personne ne s’était jamais avisé de refuser à l’auteur de Lélia et de Spiridion une enthousiaste sincérité. On pouvait bien sans doute lui demander compte de cet enthousiasme, on pouvait discuter ses croyances, et il était permis de ne pas s’y associer ; on pouvait aussi, dans l’intérêt de l’art, adresser à ses derniers romans des reproches considérables, et rappeler au conteur que l’union de la philosophie et de l’émotion dramatique est un des plus difficiles problèmes littéraires. Il ne suffit pas de dogmatiser pour créer une œuvre belle ; un prédicateur n’est pas un artiste. Voilà ce que la critique avait le droit de discuter avec George Sand, comme avec un éminent écrivain ; mais, je le répète, elle n’avait ni le droit ni la pensée de contester la franchise de ses inspirations et l’ardente loyauté de son ame. Croit-on que l’éloquent romancier ait gardé aujourd’hui ce prestige qui le défendait hier ? Pense-t-on qu’il n’ait pas fini par des fautes graves à l’intégrité de cette bonne réputation ? Qu’il s’interroge lui-même sincèrement, sévèrement, après avoir relu quelques-unes de ces nobles Lettres d’un Voyageur, où éclate l’admirable franchise de la jeunesse ; qu’il se fasse cette question, et qu’il y réponde. Pour nous, lorsque nous avons vu le nom de George Sand au bas d’un journal où ne l’appelaient ni les sympathies littéraires ni les sympathies politiques, qu’avons-nous dû penser ? Quelle conclusion tirer de là ? Était-ce simplement légèreté, condescendance trop facile ? Était-ce désir d’une publicité plus considérable ? Mais comment admettre une pareille défense chez un écrivain si populaire ? Quelle excuse, quelle séduction invoquer ? N’y en avait-il aucune, et faut-il revenir toujours à la plus vulgaire, à la plus affligeante des explications ?

Tel est le service qui a été rendu aux idées. Non-seulement on les a dédaignées long-temps, on a cru pouvoir s’en passer, mais quand on y est revenu, quand on s’est adressé à elles, les écrivains frivoles les ont flétries par un emploi banal, les écrivains sérieux les ont discréditées en les jetant au hasard dans le gouffre sans cesse ouvert de la littérature marchande. L’art dégradé n’a plus servi, en un mot, qu’à énerver l’opinion. Dites-moi maintenant si ce brusque passage de la poésie indifférente à la poésie socialiste a été un progrès utile et une conversion heureuse ! Je suppose que le trop facile dramaturge des Trois Mousquetaires devienne tout à coup, lui aussi, un romancier à grandes prétentions philosophiques ; je suppose que son esprit fatigué, que sa verve devenue stérile (ô fatigue ! ô stérilité trois fois bénie !) ait besoin d’un aliment, d’une matière féconde où il y ait largement à puiser, je suppose que, las de défigurer l’histoire, il veuille mettre en drames ou en romans une doctrine politique, religieuse, sociale, et que l’on trouve enfin dans ses contes cet élément nouveau, inattendu, une idée ! je suppose, — excusez-moi, — je suppose cette transformation impossible ; eh bien ! faudra-t-il s’en réjouir beaucoup ? faudrait-il y voir un progrès ? L’insouciant fournisseur de contes aura-t-il pris rang parmi les écrivains dont la patrie n’oubliera pas les noms ? Hélas ! vous venez de voir ce que l’on peut attendre de ces conversions et quel bien en résulte pour la pensée publique. Insouciance d’abord, puis haine et mépris des idées, voilà les caractères de notre littérature, au moment même où nous faisons un prodigieux abus de ces mots sacramentels : mission de l’art, sacerdoce de l’art, ouvriers de la pensée !

Un écrivain allemand a imaginé quelque part une belle scène : c’est le poète, c’est le penseur au fond de sa retraite. De cette laborieuse cellule sont sortis les enseignemens profonds, les idées sublimes, filles austères de son ame ; mais le monde les a mal accueillies. Or, tout à coup elles reviennent, blessées, mourantes, et elles remplissent de lamentations suprêmes la maison désolée. Nous assistons alors aux doutes, aux regrets, au désespoir du poète. Pauvre et malheureux artiste ! a-t-il bien rempli sa tâche ? a-t-il donné à ces filles d’en haut, que Dieu lui confiait, l’immortelle beauté qui devait séduire les hommes ? Si elles ont été repoussées partout, si elles n’ont trouvé nulle part un asile hospitalier, n’est-ce pas sa faute et son crime ? Ainsi se déroule ce drame intérieur, ce combat sublime d’une pensée que possède un immense amour. Voilà une noble scène, une scène forte, émouvante, pleine d’une majesté religieuse. Hélas ! ce n’est pas précisément à ces luttes de l’ame que nous sommes initiés aujourd’hui. Nous ne voyons pas entre les poètes et les idées ces solennels embrassemens. Quel conteur, quel romancier connaît ces voluptés saintes, ces enivremens de l’intelligence qui crée, et aussi ces angoisses terribles, ces augustes douleurs du père frappé dans ses enfans ? Ce sont eux, au contraire, qui ont maltraité les filles célestes. Si la pensée semble vaincue, si elle est poursuivie jusque dans les régions où elle régnait toute seule, si elle y meurt misérablement, qui faut-il accuser ? Ceux-là précisément qui s’attribuent si haut une influence sociale, ces frivoles conteurs qui amusent les oisifs et qui ont fait d’Athènes une Byzance énervée.


IV.

Ce que je viens de dire s’applique surtout au roman, puisque ce genre est décidément le plus fêté désormais, je veux dire le plus tourmenté par l’industrie, le plus ravagé par les passions mauvaises. En vain quelques maîtres discrets et charmans nous consolent-ils par des productions trop rares : cette forme heureuse, qui se prête si bien aux études les plus fines et aux plus pathétiques inventions est aujourd’hui, osons le dire, le vrai camp des barbares ; c’est là que l’invasion est maîtresse. Cependant que devient le théâtre ? Ici encore que nous sommes loin des hardis projets, des nobles espérances de la génération qui a inauguré notre siècle ! Comme il est urgent d’interroger ce brillant programme, annoncé avec tant d’enthousiasme il y a bientôt trente ans, renié aujourd’hui par les maîtres et les disciples ! On voulait, nous l’avons dit, renouveler les trois grandes formes de l’art ; la poésie lyrique, le roman, le théâtre, devaient être régénérés par des créations originales. L’inspiration lyrique a été conquise, et il est fort heureux que les maîtres aient achevé leur tâche avant l’irruption violente de l’industrie. Le roman se développait avec grace et grandeur, quand il a été surpris et bouleversé par cette soudaine attaque ; s’il n’a pas donné la moitié des chefs-d’œuvre promis, c’est qu’un vent de mort a soufflé et que la végétation interrompue a été flétrie sur les jeunes branches. Mais au théâtre qu’avons-nous fait ? Où sont les inspirations que le culte de Shakespeare devait féconder chez nos poètes ? Faut-il rayer de notre programme les promesses de rénovation dramatique ? Faut-il se résigner à voir mourir la plus haute forme de la poésie nationale, cette forme si belle, illustrée par tant de chefs-d’œuvre, et que des artistes sérieux pouvaient renouveler par une imagination plus libre et des créations plus vivantes ?

C’est là surtout que l’état n’a pas fait le bien qu’il lui était permis d’accomplir ; partout ailleurs son influence sur le mouvement des lettres ne pouvait être immédiate et directe, ici, il avait le frein qui réprime les désordres, et il dépendait de lui que le champ de la spéculation ne s’agrandît pas. Venir en aide au théâtre, menacé et déjà compromis par les dévergondages du roman-feuilleton, ce n’était pas seulement se ménager une excellente position pour combattre la littérature marchande ; c’était aussi pour l’état un moyen d’agir directement sur le travail littéraire, qui de mille côtés lui échappe. Pour atteindre ce but, pour sauver la forme la plus élevée de la poésie, il était nécessaire, je le sais, de braver résolûment des difficultés très grandes ; la lutte était pénible, mais je m’assure que le succès pouvait être décisif.

Le mal que le roman-feuilleton a produit dans les lettres est incalculable. Toutes les branches sérieuses de l’art en ont souffert. Depuis que les écrivains ont trouvé dans la spéculation des complaisances, des excitations funestes, tout travail sévère, honorable, consciencieux, doit rebuter ces indolens épicuriens. De telles habitudes sont désastreuses le mal perfidement inoculé corrompt bien vite les germes les plus heureux. Certes, il paraît impossible de convier aux rudes labeurs de l’art ceux que le facile travail de l’improvisation quotidienne comble de grossières faveurs ; mais du moins, si le journal semblait décidément envahi par ces tristes influences, on trouvait au théâtre, nous le répétons, un terrain meilleur pour lutter contre l’esprit de spéculation. Le journal est le plus souvent une entreprise industrielle qui paie largement la popularité d’un conteur à la mode ; que l’ouvrage soit bon ou mauvais, qu’il y ait succès ou non, l’écrivain ne court aucun risque. Le théâtre, au contraire, ne peut et ne doit offrir à l’écrivain qu’une rétribution éventuelle ; l’auteur est rétribué par son succès, c’est-à-dire par lui-même, par son œuvre. Cette association du théâtre et du poète, si profitable à la dignité, ne l’est pas autant à la convoitise et aux mœurs nouvelles qui nous sont faites. Si cependant les théâtres se multipliant, la concurrence développe là aussi une activité factice ; si de vulgaires procédés se substituent à la pratique sérieuse de l’art et de grossiers divertissemens aux fêtes de l’esprit, les rapports du poète et du théâtre se trouveront changés comme ceux de l’écrivain et de l’éditeur. Des deux côtés, la pensée aura perdu son rang et méconnu sa mission. Eh bien ! c’est ce qui arrive aujourd’hui. Les théâtres, déjà trop nombreux, n’étaient que trop exposés aux périls qui dégradent les lettres. Il en fallait à peine dix ; il y en a vingt-cinq. Toutes les forces vives qui se dispersent dans l’improvisation quotidienne, qui se détruisent dans les rouages sans nombre du journalisme, devaient être réunies sur ce point et ranimées avec vigueur ; on les a divisées, on les a disséminées de nouveau. Aussi, que voyons-nous ? Les théâtres livrés à la concurrence du cynisme, de folles ébauches acceptées sans contrôle, souvent même érigées en œuvres inviolables, en un mot tous les excès, toutes les vanités littéraires, et peu ou point de littérature. A voir le nombre des théâtres et la liste énorme des écrivains qu’ils emploient, on croirait, en vérité, que les fêtes de l’imagination se renouvellent continuellement, et que nulle époque n’a été plus féconde en poètes, plus riche en créations glorieuses. C’est le contraire qui est vrai. Ce qui semble un signe de prospérité pour la poésie dramatique est précisément ce qui fait sa faiblesse. Plus le nombre des théâtres s’accroît, plus aussi les causes de ruine se multiplient. On est comme enfermé dans un cercle vicieux, dans un cercle qui a ses degrés, et chaque jour on descend plus bas dans l’erreur. Où s’arrêtera-t-on dans cette voie désastreuse ? D’un côté, les esprits élevés, les intelligences prévoyantes, signalent le mal, réclament énergiquement des réformes, demandent la réduction du nombre des théâtres[1] ; de l’autre, les spéculateurs et les dramaturges, les hommes de désordre calculé ou de fantaisie turbulente, implorent l’anarchie dont ils ont besoin : ce n’est malheureusement pas les premiers qu’on écoute.

La législation théâtrale ne saurait être l’objet d’une étude trop attentive. Cette poésie, qui s’adresse à la foule assemblée, est à la fois la forme la plus haute de l’art et celle qui touche le plus intimement aux intérêts publics. Abandonner sur ce point l’action de l’état, fermer les yeux au mal, faire des concessions à l’esprit de négoce, c’est livrer une des plus hautes tribunes qu’il y ait au monde. Dans une société forte et régulière, le théâtre est une institution presque sacrée. Le drame doit se souvenir de son origine : né dans l’église, il doit toujours conserver, malgré les changemens inévitables, une autorité élevée et un religieux sentiment de sa mission. Il a été dans la Grèce l’expression sublime de la religion et de la patrie ; le monde moderne lui a fourni aussi de grands triomphes : au XVIIe siècle, il s’est associé aux pompes splendides de la royauté et il a enchanté une société brillante. N’a-t-il pas, dans notre société démocratique, des devoirs austères à remplir ? Les hardis législateurs de la convention avaient bien compris la gravité de ce problème, quand ils confièrent la surveillance des théâtres à la commission d’instruction publique. Il y a dans ce seul acte un système tout entier et un magnifique programme. Qu’on y réfléchisse il faut une protection éclairée, active, à cette grande littérature dramatique dont la décadence serait fatale à la poésie, dont la corruption abaisserait les mœurs publiques. L’indifférence et la faiblesse ne sont plus possibles. Le mal n’est pas dans l’avenir, il est là, il nous presse. Ce n’est pas une conséquence lointaine qu’il faut prévoir et détourner, c’est un ennemi présent qu’il faut combattre.

Nous avons peut-être le droit d’élever ces plaintes avec quelque vivacité ; cette question est décisive pour la critique, et nul autre problème littéraire n’a les mêmes titres à notre attention inquiète. Il s’agit de savoir si les projets de l’ardente génération qui a ouvert ce siècle seront décidément abandonnés. Des trois réformes qu’on avait rêvées alors, une seule a été menée à bien ; une autre, inaugurée d’abord avec éclat, est arrêtée en ce moment et compromise par de déplorables erreurs ; la troisième, la réforme du théâtre, a été seulement indiquée. Sur ce point, il y a tout à faire. Les brillantes tentatives de M. Hugo, de M. de Vigny, les premières œuvres de M. Dumas, ont donné de légitimes espérances ; mais il n’y a pas eu au théâtre, comme dans la poésie lyrique, comme dans le roman, une seule production vraiment achevée, une seule de ces œuvres privilégiées qui attestent une conquête définitive. Lorsque Lessing entreprit de régénérer le théâtre allemand, ce furent la volonté et la constance qui triomphèrent ; bien que l’auteur de Nathan-le-Sage eût indiqué le but sans l’atteindre, il ne se découragea pas ; cette ardeur opiniâtre porta ses fruits : Schiller et Goethe réalisèrent l’idéal du grand critique. Il y a quelques années, notre situation était assez semblable à ces premiers commencemens de la scène allemande. On cherchait avec ardeur la solution du problème : l’auteur d’Hernani, l’auteur de Henri III, L’auteur de Chatterton, s’avançaient courageusement, chacun de son côté, chacun par des voies qui lui étaient propres et avec des chances diverses. M. Charles Magnin partageait entre la critique et l’histoire du théâtre la curiosité, la sagacité de son esprit, l’autorité de sa rare érudition. M. Gustave Planche, discutant la réforme théâtrale, montrait de quel côté devaient se porter les efforts ; il indiquait les victoires dont l’école nouvelle avait besoin pour que ses idées fussent définitivement traduites dans des œuvres durables. Il annonçait même les phases progressives que traverserait l’invention dramatique, et semblait saluer dans l’avenir le poète qui représenterait ce développement plus heureux. Les espérances de la critique ont été singulièrement trompées. Cette généreuse ardeur s’est évanouie, et la réforme dramatique, à peine commencée, a été interrompue pour long-temps. Faut-il donc renoncer à cette réforme du théâtre qui devait couronner la poésie nouvelle ? faut-il abandonner, comme des illusions, les espérances des conseillers sévères qui cherchaient à maintenir les poètes dans la voie si heureusement ouverte ? Ce serait une humiliation trop cruelle. D’ailleurs, tous les maîtres, tous ceux du moins qui prétendent à ce titre, n’ont pas dit leur dernier mot. Il nous en coûterait trop de le croire, pour l’honneur même des écrivains qui s’annonçaient, il y a seize ans, comme les réformateurs du théâtre. Il faut qu’ils le sachent bien, les principes de la rénovation littéraire n’ont pas été consacrés à la scène, et les œuvres tant promises, le XIXe siècle les attend encore.

Qu’on n’objecte pas que les dispositions présentes du public soient mauvaises, ni que le moment soit défavorable. Le public, dans son instinct naïf, s’aperçoit confusément de ce qui nous manque. Il semble comprendre que la poésie dramatique a besoin d’être renouvelée avec éclat. Il cherche un succès, il le provoque, il est plus disposé à inventer les poètes qu’à les éconduire. D’où est venu, dans ces derniers temps, le succès extraordinaire de Lucrèce ? Précisément de cette disposition où nous sommes. Dans l’absence de toute œuvre vraiment inspirée, le public s’est attaché à la Lucrèce de M. Ponsard, et comme il y reconnaissait la trace d’un travail sérieux, il a cru y découvrir des qualités supérieures. L’estimable étude d’un écrivain soigneux a été prise un instant pour ce chef-d’œuvre que nous attendons tous. Voilà un symptôme rassurant. Ce n’est pas le public qui manquera aux poètes. Pourquoi les poètes, pourquoi les jeunes écrivains, les nouveaux venus surtout, lui manqueraient-ils ? Pourquoi, au lieu de recommencer les Méditations et les Orientales, au lieu de varier à l’infini les symphonies éclatantes ou les légères fantaisies de leurs devanciers, ne se donneraient-ils pas rendez-vous sur ce terrain fécond de la scène, où nulle gloire récente n’offusquera leurs efforts ? Si quelque grand poète lyrique se lève du sein des générations survenantes, il saura bien se faire sa place ; pourtant il y a plus de chances de succès là où le rameau sacré n’a pas été cueilli.


V.

Que conclure de tout ceci ? Quelles obligations résultent pour nous de cette situation des lettres ? quelle tâche nous est imposée ? Deux choses surtout doivent être évidentes pour tout le monde : d’un côté, les désastres qui nous menacent, de l’autre, les fécondes ressources qui nous restent et qui peuvent tout réparer. Après l’examen de ce qui s’est fait pendant cette première moitié du siècle, la critique a un double devoir à remplir ; il faut qu’elle pousse à la fois et un cri d’alarme et un cri d’espérance. Elle doit rappeler sur la scène de la vie active les esprits d’élite qui se sont retirés trop tôt, elle doit aussi adresser aux jeunes générations qui s’avancent une parole de foi et d’encouragement. Les écrivains qui annoncèrent, il y a plus de vingt ans, les principes de la réforme littéraire ne sont pas ceux qui ont donné le triste spectacle de l’agiotage et du métier. Les coupables, sauf de rares et déplorables exceptions, ce sont des hommes de second ordre qui sont venus se joindre à la brillante armée de 1828, et qui, n’ayant accepté les doctrines du nouveau siècle que comme un moyen de fortune, n’ont pas eu de peine à les abandonner pour obéir, selon l’occasion, aux caprices de la foule ou aux calculs des spéculateurs. Voilà ceux qui ont porté le trouble dans les lettres. Quant aux premiers, leur tort est surtout de n’avoir pas résisté avec énergie. Ils devaient se séparer hardiment de tous ces faux alliés, serrer leurs rangs et maintenir l’intégrité de leur drapeau. Ils devaient opposer aux envahissemens du mal soit une critique résolue, soit l’autorité de leurs travaux. Cette discipline, on l’a vu, a manqué trop souvent. La critique a détourné les yeux, les poètes se sont tus ; presque personne n’a fait tout ce qu’il avait à faire, ni tenu ce qu’il avait promis. On n’avait pas triomphé à Cannes, que déjà l’on s’oubliait à Capoue. Rien n’est perdu cependant ; les fautes peuvent être réparées ; les hommes ne sont-ils pas encore dans la maturité du talent ? On doit craindre de trop multiplier les noms propres en ces délicates matières ; on doit craindre surtout, après tant de mécomptes, d’évoquer avec trop de confiance, au milieu des tristesses du présent, les promesses et les souvenirs du passé. Qu’il me soit permis pourtant de demander à l’auteur d’Éloa et de Stello, si les maîtres, pendant de telles crises, ont le droit d’abandonner leur tâche. Il y a quatre ans, dans sa poétique et sombre scène de la Mort du Loup, M. de Vigny écrivait ici même ce beau vers :

Seul, le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.


Le chaste rêveur, le suave et harmonieux artiste voudrait-il aujourd’hui s’excuser lui-même par cette sentence trop dédaigneuse ? Je le crains. C’est surtout l’élégante fierté de ces nobles natures qui souffre le plus dans les vulgaires et bruyantes émeutes de la littérature industrielle. La véritable grandeur serait de demander ses consolations, ses vengeances, à la pratique assidue de la poésie. Si vous ne prenez le fouet du Christ pour chasser les vendeurs, restez au moins dans le temple, et entretenez sur l’autel la lampe qui ne doit pas s’éteindre. Qu’il serait beau de voir tomber ces lueurs saintes sur le front effaré des marchands ! M. Victor Hugo non plus n’a pas donné tout ce qu’on peut attendre de sa puissance et de sa volonté ; s’il est le maître le plus éclatant de la poésie lyrique, la scène ne lui a pas encore fourni ce triomphe suprême qu’il a poursuivi quelque temps avec vigueur. La haute place qu’occupe M. Hugo dans les lettres contemporaines lui impose de grandes obligations. Qu’il y songe ; chaque empiétement de l’esprit de négoce est une défaite et une honte pour les artistes. Des dissentimens particuliers, des différences de goût et d’inspiration ne devraient plus séparer les poètes ; ce serait le moment ou jamais de reformer avec une décision plus énergique la phalange d’autrefois. M. de Musset n’a-t-il rien aussi à se reprocher ? Pourquoi a-t-il reçu des dons, si charmans, pourquoi cette franche imagination, ce style si original et si vif, pourquoi tant de privilèges, si l’heureux poète s’endort dans l’indifférence ? Il y avait, il y a chez M. de Musset quelque chose de fier et de vaillant ; il y a une grace intrépide qui ne devrait pas redouter la lutte. Je me fie, pour la justesse des coups, à celui qui a jeté au milieu de nos vices la vigoureuse satire sur la Paresse. Le mal est si grand, qu’il inspirera peut-être de salutaires répugnances aux écrivains même dont le noble talent a quelquefois cédé à de funestes séductions. Je voudrais que la Mare au diable fût le symptôme d’un repentir sincère chez l’auteur égaré de Consuelo et d’Horace. La simplicité savante de ce récit, la perfection accomplie des détails, forment un contraste bien éloquent avec les inventions dont on repaît la foule. Je n’ai vu nulle part une condamnation plus décisive de notre littérature courante. Tant de bons instincts seront-ils perdus ? On a souvent reproché à George Sand la faiblesse qui dépare chez elle un talent si vrai ; on lui a reproché les influences souvent contraires qu’elle a subies tour à tour avec une facilité trop prompte ; il serait beau pour l’éloquent romancier d’acquérir enfin cette indépendance qui ne se soumet qu’aux principes. Lutter contre leurs indécisions, affermir leurs doctrines et armer leur volonté, voilà la tâche que doivent s’imposer surtout les écrivains d’aujourd’hui.

Il faut espérer dans les esprits d’élite, que leur passé engage, il faut espérer aussi dans les jeunes générations qui sont en marche. L’avenir est le refuge de ceux que le présent ne saurait satisfaire ; comment nous refuserions-nous cette consolation et cet espoir ? Comment pourrions-nous manquer de confiance dans les futures destinées de la poésie ? Les débuts de ce siècle ont été glorieux ; la triste période commencée il y a une dizaine d’années touche sans doute à son terme, et, dût-elle se prolonger encore, il ne faut pas qu’elle nous fasse oublier ce que nous avons déjà produit. De 1825 à 1835, nos titres sont sérieux et considérables ; le XVIIe siècle n’en avait pas autant, arrivé à la moitié de sa course. S’il possédait déjà, en 1647, tout Descartes et les plus beaux chefs-d’œuvre de Corneille, il ignorait les richesses plus brillantes qui ont consacré sa gloire. Pascal, occupé d’enrichir les sciences physiques, ne s’était pas encore armé de cette plume immortelle qui a fixé la langue ; Bossuet était le petit Bossuet de Dijon, dont parle Tallemant des Réaux ; Racine commençait à étudier le grec sous le sacristain Lancelot ; La Fontaine se cherchait lui-même, sans trop se hâter, et suivant volontiers le chemin le plus long ; Boileau avait onze ans, et qu’était Molière, sinon un comédien obscur, parti de Paris la veille et courant les grandes routes avec ses compagnons ? Je doute qu’il y eût un œil assez clairvoyant pour découvrir dans des conditions si diverses cette famille dispersée qui devait un jour représenter le grand siècle. Parmi les maîtres, deux seulement avaient parlé. Quant aux écrivains qui composaient le monde littéraire d’alors, quant à cette foule qui faisait si grand bruit, n’était-ce pas une menace plutôt qu’une promesse ? Quel désordre ! quelle stérilité prétentieuse ! quelle emphatique médiocrité dans cette période de Louis XIII ! Ne soyons donc pas si prompts à nous décourager ; prenons garde d’obéir à un lieu commun et d’abaisser inconsidérément notre siècle. Encore une fois, il a bien commencé et ne doit rien envier au début des plus belles époques ; maintenons ce point, maintenons cette position noblement conquise. Nous avons derrière nous un rempart déjà glorieux, rallions-y toutes nos forces ; c’est là qu’il faut préparer les sérieuses victoires qui décideront de nous, les conquêtes définitives qui doivent marquer le nom de ce siècle.

Ces poètes inconnus, ces imaginations heureuses qui relèveront un jour la fortune littéraire de ce temps-ci, se préparent sans doute en silence ; peut-être ont-ils déjà pris rang dans la génération qui s’avance. On ne peut méconnaître des dispositions vives et brillantes chez un grand nombre de nos jeunes écrivains ; les facultés précieuses ne leur manqueront pas plus qu’à leurs aînés. Qu’ils profitent donc de l’expérience commune ; qu’ils assurent leur foi et ne livrent pas la Muse ! Ils ont vu combien l’orgueil de l’esprit a troublé les ames les mieux douées, dans quelle confusion elles se sont perdues, et comme elles ont été entraînées de fautes en fautes jusqu’aux scandales de la vénalité. Ils demanderont à l’étude et à leurs convictions honnêtes cette dignité morale qui réparera nos ruines. L’infatuation n’aura pas de prise sur ces fermes caractères ; leur sérieux amour de la poésie les préservera aussi de la frivolité ; ils ne gaspilleront pas leur intelligence en des œuvres puériles, et leurs travaux exprimeront toujours une pensée. C’est ainsi qu’ils seront fidèles à l’esprit de leur temps et à la mission dont l’a chargé la Providence.

Qu’y a-t-il de plus beau que l’harmonieux développement d’un siècle ? Chaque génération apporte avec elle je ne sais quels trésors printaniers et comme une gracieuse odeur de renouveau. Quand cette renaissance périodique disparaît, quand on n’aperçoit pas cette floraison régulière, il semble que le mouvement de la vie s’arrête et qu’une vieillesse anticipée nous menace. Voyez, au temps de Corneille et de Molière, ces transformations successives, ce perfectionnement continu d’un même esprit : le siècle naît, il est jeune, il grandit et il règne. Sa forte adolescence profite des troubles de la fronde, des inspirations espagnoles, et produit le Cid, Horace, Polyeucte. — La génération suivante amène Pascal, Molière, Bossuet ; une autre, peu de temps après, Racine, La Fontaine, Boileau et Fénelon. — N’admirez-vous pas aussi comme le grand concert du XVIIIe siècle monte et s’accroît avec une prodigieuse harmonie ? D’abord ce sont les railleries insouciantes, les hardiesses légères de Voltaire dans sa première période ; puis arrive Montesquieu, puis Buffon, Diderot, d’Alembert, toute l’Encyclopédie, c’est-à-dire la puissance et l’audace ; et, quand tout a été osé, voici Rousseau qui vient donner à ce siècle ce qui lui manquait, le spiritualisme, l’élan religieux, l’amour de la nature : il suscite une génération enthousiaste qui applaudira Mirabeau. Depuis les Lettres sur les Anglais jusqu’en 1789, et malgré toutes les frivoles distractions de cette société mondaine, le siècle s’avance avec une suite, une vigueur, un accroissement irrésistible. Chez nous, ce développement est indiqué par l’idéal entrevu au début de l’époque actuelle. Nous n’avons à recommencer ni la royale littérature de l’ancienne monarchie, ni les victorieux assauts du dernier siècle. Enfans d’un monde régénéré, nous devons donner à la démocratie l’élévation qui lui manquerait bientôt, si les arts ne balançaient l’influence de l’industrie et de la politique. Embellir et élever la société qui se forme, maintenir l’éternel idéal, perpétuer la grandeur de la France et sa supériorité intellectuelle, voilà le but sacré que doit poursuivre la littérature du XIXe siècle. Les esprits infatués d’eux-mêmes et insoucians des idées, les écrivains qui abaissent les lettres devant l’industrie, quels que soient leurs noms, trahissent la France et compromettent la plus belle des causes. Tous ceux, au contraire, qui se souviendront du programme annoncé au commencement de ce siècle, qui le reprendront avec force et affermiront en leurs ames l’amour de l’art sérieux, ceux-là seront vainqueurs ; ils auront rempli une mission que la patrie n’oubliera pas. C’est pour cela que nous avons dénoncé résolûment les vices qui nous déciment ; c’est pour cela aussi que nous avons rappelé à leur poste les écrivains d’élite et que nous nous adressons aux générations qui s’approchent. L’armée se ralliera, plus forte, plus sûre d’elle-même ; la dignité de l’esprit sera sauvée, et la société nouvelle, triomphant de l’industrie et des influences vulgaires, ne sera pas inférieure aux sociétés qu’elle remplace.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez l’excellent article de M. Vivien sur les Théâtres, livraison du 1er mai 1844.