Simples essais d’histoire littéraire/09

Simples essais d’histoire littéraire
Revue des Deux Mondes, période initialetome 19 (p. 909-924).
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SIMPLES ESSAIS


D'HISTOIRE LITTERAIRE




DE L'ESPRIT CRITIQUE EN FRANCE.




L’esprit critique est, à proprement parler, l’esprit français ; mais cela ne veut pas dire, comme on l’a plus d’une fois prétendu, que nous ayons l’intelligence trop positive pour l’avoir poétique. Il est vrai que nous sommes, en général, plus capables d’observation que d’enthousiasme, que nous avons plus d’aptitude à juger qu’à inventer, à apprécier les contours du marbre qu’à le pétrir. Tout le monde en tombe d’accord ; cependant ce n’est pas une raison pour en conclure que l’imagination n’a pas chez nous ses grandes lettres de naturalisation ; qu’aimant les brumes du Nord, s’épanouissant au soleil de l’Espagne et de l’Italie, elle languit et s’éteint dans notre climat tempéré. Bien que l’esprit critique soit le fonds particulier de notre génie, l’imagination n’en a pas moins toujours eu en France son droit de cité, et souvent ses prospérités et ses triomphes. Eh ! de quel droit, après tout, ose-t-on dire que l’imagination et l’observation s’excluent, et qu’elles ne peuvent vivre côte à côte ! Ces deux facultés s’excluent si peu, qu’elles se complètent l’une par l’autre. La poésie et la critique sont les expressions différentes, non contradictoires, des choses de l’intelligence et de l’ame. Si l’une voit de plus haut, rien ne doit échapper à l’autre, et ce n’est qu’en les associant qu’on obtient la vérité tout entière. L’aigle voit à sa façon, le lynx à la sienne, mais tenons pour certain que l’œil de l’aigle et celui du lynx réunis formeraient cet οφθαλυος des Grecs, qui est le symbole de la perfection idéale dans l’art.

En vivant toujours d’accord, la poésie et la critique feraient donc merveille : ce serait un âge d’or. Malheureusement les mésintelligences surviennent souvent entre ces deux puissances. Obligées à la vie commune, elles ne comprennent pas tout le charme qu’elles trouveraient à faire bon ménage ; elles se querellent, se déchirent, se calomnient, et la poésie pousse quelquefois les choses si loin, qu’elle ne veut reconnaître aucune utilité à la critique, et qu’elle la chasserait sans façon de la république, si elle avait le pouvoir en main. Cependant la justice n’est pas plus indispensable dans un gouvernement que la critique dans une littérature. N’est-ce pas, en effet, la critique qui est appelée à maintenir l’ordre dans ce pays de l’imagination où les troubles pénètrent si facilement, et où, pour un grand et véritable révolutionnaire qui apparaît de loin en loin, on rencontre à chaque coin de rue des centaines d’émeutiers ? N’est-ce pas la critique qui se charge de faire respecter la propriété d’autrui et de restituer à chacun ce qui lui appartient, au milieu des fraudes continuelles et des larcins qui se commettent dans ce pays, soit dans l’ombre, soit en plein jour, car, s’il y a des voleurs honteux, il y a aussi des voleurs impudens ? Quand les vastes domaines de l’art, avec leurs forêts touffues et profondes, leurs blondes et abondantes moissons, sont la proie de quelque pillage, — et il y a toujours à craindre quelque jacquerie de ce côté, — n’est-ce pas la critique qui s’oppose à la fureur des pillards, qui les combat pendant l’action et qui les juge après coup ? De même, quand ce n’est plus la destruction et l’incendie qui menacent ces beaux domaines, mais la pauvreté et la disette ; quand les vieux sillons sont en friche et qu’on ne cherche pas à en creuser de nouveaux, n’est-ce pas encore la critique qui demande une levée de bras, indique les terrains féconds et donne du cœur aux travailleurs ? Elle n’est donc pas si inutile, et la poésie a tort, au moins dans ce reproche. A-t-elle raison lorsque, transportant ailleurs la querelle, elle condamne la critique à un labeur secondaire et l’accuse de médiocrité d’esprit ?

Sans doute l’éclat reluysant, pour parler comme Amyot, appartient au poète. Le critique n’a pas une auréole aussi rayonnante et ne parle pas au milieu de tant d’éclairs. Doit-on en induire que la médiocrité d’esprit est irrévocablement son partage ? Ce serait ne pas se rendre compte des qualités nécessaires pour constituer un grand critique, et, au lieu de songer à Aristote, ce serait songer à l’abbé Le Batteux. Pour comprendre les lois de l’art, les restreindre et les agrandir à propos, ne faut-il pas être doué d’une intelligence passablement philosophique ? Pour apprécier à leur valeur les créations des poètes, pour savoir jusqu’à quel point elles sont vraisemblables et réelles, ne faut-il pas être un assez profond moraliste et voir assez clair dans le cœur humain ? Pour comparer les littératures entre elles, pour saisir les points de contact et les différences, ne faut-il pas posséder une sagacité peu commune et une érudition assez vaste ? N’est-ce rien que tout cela ? Et, si l’on ajoute que le critique, avant tout, doit être armé d’un goût sûr et d’une plume excellente, on conviendra que ce n’est pas faire preuve de trop grande médiocrité d’esprit que de réussir dans cette carrière et d’y tenir la campagne avec honneur. Je dis plus, je dis que, pour occuper seulement le second rang en critique, ce n’est pas trop de beaucoup de talent. Quant à être un critique complet, le critique idéal, c’est-à-dire un écrivain qui à la profusion lumineuse de Bayle joindrait le trait ineffaçable de Pascal, c’est plus que du talent, c’est du génie qu’il faudrait, et le génie a toujours été rare ; il l’est même aujourd’hui, quoi qu’on en dise. Peut-être même est-il rare des deux côtés.

L’esprit critique, pris dans l’acception générale, s’applique à tout, et, à côté du domaine de la poésie, son domaine est immense : l’art, l’histoire, la philosophie, la politique, sont des provinces qui relèvent de lui, car, en somme, il n’y a que deux familles d’esprits dans le royaume de la pensée, les observateurs et les inspirés, ceux qui étudient et ceux qui chantent ; mais je ne parle ici que de l’esprit critique appliqué purement aux lettres, et je crois que c’est de celui-là surtout qu’on peut dire qu’il est le produit le plus naturel et le plus franc de notre terroir. Il est toujours alerte, vigoureux, résolu, s’engageant dans les défilés sans s’y égarer, fouillant sous les décombres sans s’y engloutir, et ne se perdant jamais dans les nuages comme son cousin d’Allemagne. Il sait ce qu’il veut et où il va ; en un mot, il est, avant tout, raisonnable. C’est là sa gloire, et elle en vaut bien une autre, car la raison, à part ses qualités solides, ne manque pas de piquant ; le bon sens a des flèches acérées quand il veut, et en France son carquois a toujours été inépuisable. Qu’on ne se méprenne pas, quand je parle du bon sens, qui est notre originalité et notre gloire, je ne fais pas allusion à ces évocations récentes du passé, à ces théories qui, sous prétexte de bon sens, poussent à l’apothéose du lieu commun. Entendons-nous, il y a le grand et le petit bon sens, ce qui est plus vrai que la grande et la petite morale. Or, si le petit bon sens peut souvent être rétrograde, le grand appartient toujours à son époque, quand il ne la devance pas.

Dans toute littérature, la critique n’apparaît qu’après la poésie, elle ne l’annonce pas, elle la suit ; la poésie n’a pas de précurseur, elle naît d’elle-même. Comment les critiques pourraient-ils venir avant les poètes ? On ne peut songer à donner des règles à un art que lorsqu’il existe déjà. Ainsi, en France, la critique ne se montre qu’au XVIe siècle. A la vérité, elle sort alors de partout ; elle est confuse, obscure, mais pleine d’éclairs ; c’est un chaos d’où s’échappent des jets abondans de lumière. Elle envahit jusqu’à la poésie. La pléiade n’accomplit-elle pas une œuvre critique autant que poétique ? C’est que la muse française avait besoin désormais d’une charte pour vivre, et l’on sait comment se font les chartes. Quand on ne les reçoit pas toutes faites et comme un don gracieux, ou on les arrache par lambeaux, ou on les improvise d’un coup, ou on les emprunte. Ici on improvisait et on empruntait à la fois, deux procédés périlleux. La prose également cherchait ses lois, et Montaigne, sans les lui donner, la mettait à même de les recevoir. Malgré les incorrections qui foisonnent dans son immortel fouillis, l’admirable discoureur des Essais a contribué puissamment, à force de grace, de tours imprévus, de familiarité éloquente, à la formation de cette langue qui ne devait être définitivement fixée qu’au siècle suivant, non pas au début encore et d’emblée : il fallut traverser l’hôtel de Rambouillet pour arriver à Port-Royal. Et qu’on n’aille pas croire que je partage le préjugé vulgaire touchant l’hôtel de Rambouillet. Je sais que Mme la marquise de Rambouillet et Mme la duchesse de Montausier assistèrent à la première représentation des Précieuses ridicules, et applaudirent de tout cœur, ce qui prouve suffisamment qu’elles étaient de l’avis de Molière sur le compte de Cathos et de Madelon. Mais enfin, quoi qu’on die, l’hôtel de Rambouillet n’était pas l’asile du goût sévère, et il y avait loin du salon bleu à Port-Royal, cette école souveraine de critique, d’où sortirent la prose la plus forte et la poésie la plus parfaite, c’est-à-dire la prose de Pascal et la poésie de Racine.

C’est dans la vallée de Chevreuse qu’est la source profonde où le XVIIe siècle puisa sa principale grandeur. C’est à la haute école des solitaires que ce siècle doit en partie d’avoir été l’intime et magnifique alliance de l’esprit critique et de l’esprit créateur, car il a été cela ; les paradoxes modernes n’ont pas diminué sa gloire, et ils ne prouvent rien contre lui, s’ils prouvent beaucoup contre nous. Du reste, ces paradoxes sont aujourd’hui tombés à plat, et si le XVIIe siècle reçoit encore quelquefois des éclaboussures, c’est de la part de quelque insulteur attardé. Il est, pour tout le monde, la raison à sa plus haute puissance, et l’on est revenu à l’admiration pure et simple pour une époque littéraire où les plus grands poètes ne rompent jamais avec le bon sens, et sont eux-mêmes, quand ils veulent s’en donner la peine, de parfaits critiques, ce qui les distingue un peu des nôtres. Sans parler de ce pauvre et grand Boileau, qui, lui, fait profession de maître en matière de goût, prenez les courtes préfaces de Corneille et de Racine ; ne sont-elles pas d’excellens traités de critique en quelques lignes ? Nos illustres contemporains sont plus longs. Voulez-vous une page de la critique la plus mordante, la plus vive et en même temps la plus sensée ? lisez la Critique de l’École des Femmes. Et la lettre de Fénelon à l’Académie (je crois avoir le droit de placer l’auteur de Télémaque parmi les inventeurs), y a-t-il dans Quintilien un plus admirable chapitre que celui-là ? Heureux temps où l’imagination signe d’aussi belles pages sur les règles de l’art, et où, parmi les écrivains qui ont pris le brevet et mis l’enseigne d’expert en littérature et en érudition, on rencontre le plus pénétrant, le plus compréhensif, le plus infatigable des critiques, je veux dire Bayle ! Heureux temps ! mais il eut aussi ses scories. Un siècle, si grand qu’il soit, n’est beau d’une beauté irréprochable qu’à distance, et lorsque le crible de la postérité a dégagé le bon et rejeté le mauvais. Le XVIIe eut sa part de mauvaise critique, sans compter les injustices faites au Cid, qui étaient antérieures au triomphe définitif de la raison et du goût. Qu’on ne l’oublie pas, c’est au milieu de l’épanouissement le plus complet du génie de nos grands hommes qu’eut lieu un débordement de sentimens et d’idées absurdes et rétrogrades ; il n’y eut pas de chef-d’œuvre qui ne fît naître des centaines d’injurieux libelles, à peu près comme un rayon de soleil fait pousser des milliers d’insectes. Oui, en plein Louis XIV, il y eut une critique inintelligente, sans goût, criarde, éhontée ; nous avons alors un peu moins le droit de nous plaindre aujourd’hui, et cela doit nous consoler un peu.

Comme le XVIIIe siècle avait une autre mission que le siècle précédent, et qu’à une époque heureuse et réglée succédait une époque inquiète et turbulente, l’esprit critique dut changer de caractère et prendre d’autres développemens. Ses développemens furent tels, qu’il devint la littérature tout entière, — une littérature sociale. Les gens de lettres passèrent tous à l’état de philosophes, et, si la poésie perdit beaucoup à cette transformation, il faut se consoler de ce malheur en songeant qu’il sortit de là la révolution française. Ce que nous perdîmes en poésie, nous le gagnâmes en liberté ; il y eut compensation. Ce siècle est donc le siècle critique par excellence : il veut tout démolir du passé vermoulu, et, non content de placer la mine sous l’édifice, il lance un bélier contre chaque pierre ; mais, contradiction remarquable ! le roi de ce temps-là, Voltaire, voulut tout renouveler, excepté l’art, qu’il faut renouveler toujours. En changeant le monde, il ne demandait pas mieux que d’immobiliser la poésie, dont le principal caractère est de changer à mesure que le monde change. Personne n’eut plus de goût que Voltaire, et personne n’eut autant d’esprit, mais il manqua d’étendue et de grandeur ; il méprisa Shakespeare, et ne comprit pas tout Corneille. Diderot, lui, était plus conséquent : il fut révolutionnaire sous toutes ses faces. En travaillant avec sa verve d’hiérophante à la démolition de l’ancienne société, il rêvait un art moderne pour la nouvelle, il inventa le drame, et sema d’aperçus nouveaux, mêlés de faux et de vrai, ses livres et l’Encyclopédie. Or, si l’Encyclopédie est maintenant un tombeau, c’est du moins un tombeau à la façon des pyramides, qui atteste la puissance de ceux qui sont couchés dessous.

Lorsqu’une littérature est politique et sociale, il est bien difficile que la critique ne soit pas une critique de parti. Tout écrivain est forcé de prendre cocarde, s’il veut être compté pour quelque chose ; et, dès qu’on est enrôlé sous un drapeau, ne faut-il pas faire feu sur tous ceux qui sont dans le camp opposé ? Dès-lors l’impartialité et le goût n’ont plus voix au conseil, et la passion seule dirige les coups. C’est ainsi que Desfontaines et Fréron livrèrent à Voltaire ce combat acharné qui le mettait hors de lui. En cela, Voltaire ne fut pas habile : au lieu de désarmer ses détracteurs par le dédain, il leur fit beau jeu par ses colères, et il fut aussi mal inspiré, convenons-en, en faisant un procès à Desfontaines fontaines qu’en faisant l’Écossaise contre Fréron. Il éveilla la curiosité autour d’eux, et l’auteur de Candide (que cela doit donner à réfléchir aux poètes !) fit plus d’une fois passer les rieurs du côté de ses critiques. Aujourd’hui Desfontaines est oublié, ou à peu près ; Fréron ne l’est pas, et même, en ces derniers temps, on a essayé de le dresser sur un piédestal ; mais le piédestal n’avait pas de fondemens assez solides, et il s’est vite écroulé. Fréron, qu’on a voulu d’autres fois traîner aux gémonies, ne mérite pas plus d’ailleurs les gémonies que le Panthéon : c’était un bon esprit qui s’entêta dans une injustice, et c’est à cette longue perpétration d’une injustice qu’il doit presque toute sa renommée. Je ne conseille pas cependant de suivre cet exemple : se créer une célébrité de critique en niant de parti pris un grand écrivain, et en le visant toujours à la tête et au cœur, me paraît un procédé d’une moralité plus que suspecte. Je ne conseille pas davantage le procédé de l’abbé Prévost, qui écrivit vingt volumes de critique avec l’intention de ne déplaire à personne et de ne blesser aucune vanité. S’il y réussit, ce dont je doute, il put se vanter d’avoir accompli la tâche la plus difficile que puisse entreprendre un écrivain. En tout cas, à ce procédé qui contraignait l’abbé Prévost à de sèches analyses, le lecteur devait perdre beaucoup, et il se serait sans doute fort ennuyé aux vingt volumes du Pour et le Contre, si l’abbé Prévost n’eût imaginé d’entremêler son journal critique de quelques histoires comme il savait en faire. Remarquons en passant que ce sont là les véritables premiers romans-feuilletons. O bon Prévost d’Exiles, vous ne saviez pas très certainement quel fléau vous mettiez au monde ! Mais vous avez créé Manon, et il faut beaucoup vous pardonner.

Il y eut, au XVIIIe siècle, un homme qui eût été un excellent critique s’il l’eût voulu. Ce n’est certes pas le pauvre abbé Trublet, ni l’abbé Le Batteux, ni Marmontel ; c’est Rivarol. Et ce n’est pas que j’aime son Petit Almanach des grands hommes, ce livre dont l’ironie continuelle est si fatigante, et qui est comme une pirouette éternelle sur la même planche et sur le même pied. Mais que d’éclat et de pénétration dans tout ce qu’il a écrit d’un genre un peu élevé ! Malheureusement ce brillant esprit manqua de volonté et de conduite ; il se dissipa, il se gaspilla, et l’on dirait un écrivain de notre temps. La Harpe, au contraire, sut toujours ramasser ses forces, et son Cours de Littérature a été trop diminué, comme le disait dernièrement un maître, M. de Rémusat, Sans doute La Harpe est léger d’érudition ; il parle des hautes sources sur la foi d’autrui, et on ne l’eût pas embrassé pour l’amour du grec. Il ignore le moyen-âge, et ne sait que médiocrement le XVIe siècle. Il a de la morgue, il est tranchant, il est souvent très injuste ; il a des admirations et des haines de parti pris ; ainsi il trouve admirable ce vers prétentieux

On para mes chagrins de l’éclat des grandeurs,


parce qu’il est de Voltaire, et il trouve ridicule ce beau vers :

Fouetter d’un vers sanglant ces grands hommes d’un jour,


parce qu’il est de Gilbert. Eh bien ! malgré tout cela, La Harpe est un juge littéraire d’une haute compétence, un arbiter elegantiarum comme il y en a peu. Il a rendu au goût des services signalés, il a mis beaucoup de vanités à leur place, car il avait le courage de son opinion, et, si tous les mauvais écrivains qu’il a frappés en plein cœur étaient venus à sa porte en découvrant leurs blessures, cela eût ressemblé à une ambulance.

Avec La Harpe aurait dû finir la critique du XVIIIe siècle. Le temps avait marché, et l’on se trouvait en présence d’une société nouvelle. La critique devait donc se rajeunir, et elle ne le fit pas. Elle eut grand tort, car elle devint étroite, mesquine, sans points de vue. Elle contracta les défauts ordinaires de la vieillesse, idolâtre du passé, et presque toujours, malgré qu’elle en ait, ennemie de l’avenir, qu’elle ne doit point voir. Elle s’enferma dans la tradition comme dans une forteresse, et, ne voulant pas faire un pas au dehors, elle se contentait de regarder par les meurtrières. Au lieu d’être en éveil, de prêter l’oreille à tous les bruits précurseurs de l’avenir, et d’encourager toutes les tentatives d’une audace heureuse, elle s’obstina à combattre tout ce qui lui paraissait nouveau, elle eut horreur de l’originalité, et se livra, avec une passion digne d’une meilleure cause, à la chasse minutieuse et ridicule des mots. Pour tout dire, la critique descendit alors au rang d’une critique de collége, et les abbés au petit collet affluèrent sur la place. Lorsque parut Atala, n’eut-elle pas, la poétique fille des savanes, à essuyer la colère de cent pédans conjurés ? Comment fit-elle pour échapper aux fureurs sans cesse renaissantes de M. l’abbé Morellet ? Au reste, parmi les critiques de cette époque, Morellet n’est qu’en seconde ligne, c’est Geoffroy qui occupe la première place ; mais Geoffroy n’eut-il pas, en réalité, plus de bonheur que de talent ? Si ses feuilletons, qui seraient peu lus aujourd’hui et qui étaient dévorés entre deux victoires, eurent tant de célébrité, n’est-ce pas parce qu’ils étaient le seul aliment que le despotisme impérial permettait aux lecteurs de journaux ? Je le crains pour la gloire de Geoffroy, qui, après tout, ne fut que l’ombre de Fréron colletant l’ombre de Voltaire.

Malgré tous les critiques en rabat, l’avènement de M. de Châteaubriand fut une date et le commencement d’une ère nouvelle. De son côté, dans le même moment, Mme de Staël remuait les idées avec l’enthousiasme d’une femme et une puissance toute virile. L’imagination reprenait ses droits (hélas ! elle en a singulièrement abusé depuis), de larges horizons s’ouvraient sur la littérature française. C’était comme une renaissance dans la poésie et dans la critique. Alors commença ce mouvement qui aurait pu être si fécond, et qui poussa tant de bons et brillans esprits à remonter aux sources véritables de l’antiquité, à étudier nos propres origines, si long-temps négligées, et les littératures étrangères, si long-temps méconnues. M. Villemain sortit tout armé de ce mouvement. On sait comment il parla et comment il fut écouté. L’on sait aussi que ses leçons, qui eurent tant d’éclat, sont devenues de beaux livres. Comme Mme de Staël avait passé le Rhin, M. Villemain passa le détroit, et il prouva par son exemple qu’on peut s’emparer des richesses d’une littérature étrangère en restant soi-même, en gardant son cachet. Sur ce point, tous les disciples n’ont pas imité le maître, et il en est qui ont oublié plus tard que les littératures ont aussi leur patriotisme.

L’école qui se forma autour de M. Villemain ; et qui entra en lice d’une façon éclatante dans les dernières années de la restauration, se distingua d’abord par son érudition saine et originale. Elle avait étudié et réfléchi, deux conditions dont on veut se passer maintenant et sans lesquelles il n’y a pas de critique possible : la réflexion et l’étude sont l’ame et le cœur de la critique. Cette école se distingua en outre par sa sympathie ardente pour la poésie, et la poésie le lui rendit bien. Poètes et critiques travaillèrent alors à l’œuvre d’un commun accord on chercha ensemble, on s’encouragea mutuellement, en un mot on partit sur le même navire pour la conquête de la même toison d’or. Malheureusement on se sépara dans la traversée, et je n’ai pas besoin de nommer les poètes qui renoncèrent à la grande expédition presque à la sortie du port, et sautèrent à bas du navire pour se jeter chacun sur son radeau et exploiter la côte prochaine. On ne connaît que trop, en effet, nos brillans écrivains d’imagination qui ont préféré à la gloire sérieuse la popularité facile, et qui ont fait du vulgaire, cette terreur d’Horace, une idole à laquelle ils sacrifient chaque jour de plus en plus.

Les conséquences du divorce entre la poésie et la haute critique ne se firent pas attendre, et elles furent désastreuses. Pouvait-il en être autrement ? Le caractère principal de la poésie de notre époque, n’est-ce pas le lyrisme ? Or, ne sait-on pas que les poètes doués de lyrisme peuvent être de véritables et puissans poètes, sans avoir pour cela l’esprit critique, tandis que d’autres poètes, les poètes dramatiques par exemple, n’auraient jamais ni force ni grandeur, s’ils ne portaient l’esprit critique avec eux ? Sans doute rien n’est plus beau que la poésie lyrique : son inspiration a quelque chose de divin ; mais on conviendra que cette inspiration sublime, au souffle en quelque sorte sacré, offre de grands périls, car elle trouble et éblouit souvent le poète, au point qu’il peut se faire complètement illusion sur les autres et sur lui-même, et qu’il s’égare on ne peut mieux, s’il ne consent à écouter l’humble mortel qui, tout en l’admirant, lui crie : Holà ! D’où il faut conclure qu’à une époque de poésie lyrique, la critique n’est pas seulement utile, elle est indispensable : c’est une moitié de l’art. Si l’on me permettait l’image, je dirais que, pour le ballon du poète lyrique, la critique est la soupape de sûreté ; sans cette soupape, le ballon peut s’élever très haut, mais il ne sait ni s’arrêter ni descendre, et il se brise dans sa chute.

Voilà pourquoi il est à jamais regrettable que la poésie moderne n’ait plus voulu écouter de conseils, et qu’elle se soit enivrée des éternelles louanges qu’elle faisait chanter en son honneur par les faux prêtres de la critique dans un olympe construit de ses mains. Les voix désintéressées n’ont pas fait défaut pourtant ; la haute et sévère critique, quoique dépassée et débordée à chaque instant, n’en a pas moins rempli sa tâche, qui sera assez glorieuse dans l’avenir. Réunissez tous les sérieux travaux de critique de ces quinze dernières années, et vous formerez un ensemble qui fera quelque honneur aux lettres françaises et qui ressortira surtout par le contraste avec le milieu où ces travaux se sont élevés.

Il n’est pas une branche de l’imagination qui n’ait rencontré de bons juges, à la fois hardis et modérés, ayant des idées et du style, et dignes en tout point d’être écoutés, car, on l’a dit, jugés par eux, les poètes étaient jugés par des pairs en intelligence. L’un a offert un parfait mélange d’esprit fin et d’imagination délicate, il a fait le tour des systèmes et des hommes avec autant de curiosité que de pénétration et de sympathie ; il a eu du Bayle et du Vauvenargue, et il a donné à sa critique l’attrait d’une création. L’autre a été sévère, inflexible : logicien intraitable, il s’est plu à surprendre l’imagination dans tous ses écarts et à la ramener d’une main vigoureuse ; il s’est plu à démontrer aux poètes, quand ils se sentaient devenir dieux, qu’ils étaient des hommes. S’il a rendu justice au talent, il n’a jamais fait grace à la vanité, et il n’a été le courtisan d’aucune faiblesse. Peut-être le premier, dans son poétique désir de tout comprendre et expliquer, a-t-il eu quelquefois trop d’indulgence et a-t-il introduit dans sa galerie d’élite des visiteurs qui n’auraient pas dû dépasser le vestibule ; peut-être le second a-t-il souvent poussé la sévérité jusqu’à la rudesse ; mais il n’est pas moins vrai que l’un et l’autre ont dignement porté le poids de la critique, et ont puissamment travaillé à contenir et à éclairer cette école moderne à laquelle ils appartiennent tous les deux.

En dehors de cette école, et dans une autre tradition, la critique honnête et élevée n’a pas manqué non plus. Veut-on une intelligence prompte, une plume alerte, un style piquant ? on trouvera tout cela chez ce maître ingénieux qui, du haut de sa chaire et du haut de son livre, a fait à l’art nouveau une si redoutable guerre. Je crois, pour mon compte, qu’il ne donne pas assez de liberté à la poésie et qu’il s’attache trop aux anciennes frontières ; mais que d’agrément et de raison il apporte dans toute cette lutte ! Son profond bon sens a l’allure si vive, qu’il en prend quelquefois des airs de paradoxe. A côté de ce spirituel écrivain, d’autres ont laissé des traces durables de leur passage, et j’en vois un qui, après avoir marqué au front d’un mot qui fit grand bruit la mauvaise littérature, élève patiemment à notre histoire littéraire un édifice dont les avenues ne sont peut-être pas assez larges, mais qui ne manque à coup sûr ni d’élégance, ni de solidité.

Ainsi le véritable esprit critique a eu, de nos jours, des représentans qu’on peut citer avec honneur et qu’il faut respecter même quand ils se trompent, parce qu’ils se trompent toujours consciencieusement. L’histoire, la poésie, le roman et le théâtre, à chacune de leurs tentatives, ont trouvé des juges impartiaux et éclairés ; mais ce ne sont pas ceux-là qui ont été le plus souvent écoutés, au contraire : on les a traités comme des gens inutiles et importuns. C’étaient les auxiliaires naturels de l’imagination, et elle ne voulut voir en eux que des ennemis. En revanche, elle fraternisait avec cette critique sans études, sans inspiration et sans conscience, qui consentait à devenir un instrument entre ses mains, et qui a laissé faire, en l’approuvant même, tout le mal que nous avons sous les yeux.

Certes, personne ne se fait illusion au point de croire que la critique puisse jamais être un champ réservé où l’on n’entre qu’avec de l’honneur, de l’esprit et du goût. Les faux érudits, les pédans, les envieux, les coquins et les sots sont de tous les temps. Il y aura toujours des gens qui aimeront à se prélasser dans leur érudition toute fraîche, et qui, allant faire chaque jour leurs provisions pour le lendemain comme la servante va au marché, voudront faire croire à des trésors amassés dès long-temps par eux et mis en réserve. Il y aura toujours des gens qui marcheront d’un pas lourd ; l’air gourmé, la voix doctorale, entourés de citations, hérissés de textes, exhalant une forte odeur de bibliothèque, et croyant manquer à la dignité de la science, s’ils ne la rendaient parfaitement ennuyeuse ; il y aura toujours des cœurs misérables que les succès d’autrui irriteront, et qui se vengeront du génie en le dénigrant. Le charlatanisme de la fausse érudition, le pédantisme de la véritable, les basses colères de l’envie, ne disparaîtront jamais du monde littéraire, de même qu’il y aura toujours un coin où prospéreront les sots, et des bas-fonds où fleuriront ces bravi qui mendient la plume au poing.

Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle a pris pied en France, cette famille des Figaro littéraires tenant boutique d’éloges et d’injures, et qui sont à celui qui les paie, consilio manuque. Les faiseurs de libelles du règne de Louis XIV, dont je parlais tout à l’heure, sont les nobles aïeux de cette famille, je dis nobles, très nobles, relativement à leurs descendans, car l’argent ne jouait pas encore le rôle qu’il a joué plus tard en littérature, et ils n’étaient que pleins de mauvais goût et d’envie. Mais où le libelliste est devenu véritablement le chevalier d’industrie littéraire, c’est au XVIIIe siècle, témoin le Pauvre Diable de Voltaire. A la vérité, est-on bien venu, dans cette occasion, à citer Voltaire en témoignage ? Le plus irritable des poètes doit-il être cru sur parole quand il dépose contre ses critiques ? et n’est-ce pas Voltaire qui a inauguré ce sybaritisme de la Muse, qui veut toujours être couchée par la critique sur un lit de fleurs, et qui s’irrite du pli d’une rose ? S’il n’y avait point d’autres preuves contre les critiques affamés et à escopette du XVIIIe siècle que le conte du Pauvre Diable et les comiques fureurs du vieil Arouet, je serais tenté de les absoudre ; hélas ! il y a beaucoup d’autres preuves, et il n’est que trop certain qu’il y avait alors dans beaucoup de recoins des critiques à gages vous calomniant à dire d’expert ou vous élevant au troisième ciel, le tout pour un petit écu. Or, la seule différence qui existe entre ces chevaliers d’industrie littéraire d’autrefois et ceux d’aujourd’hui, c’est que les nôtres sont plus raffinés et se font payer plus cher : il est vrai que tout a renchéri.

Personne donc, je le répète, à moins de croire à l’Eldorado, ne s’imagine que la mauvaise critique, sous ses diverses formes, pût disparaître entièrement. Aussi ce n’est pas la présence seule de la mauvaise critique au milieu de la littérature contemporaine qui doit alarmer, mais c’est le développement qu’elle a pris, c’est l’empire qu’elle exerce. Et en quel moment, grand Dieu ! à l’heure précisément où le rôle et le devoir de la critique s’agrandissaient ; car il ne s’agissait plus seulement pour elle de questions d’art, il s’agissait aussi de morale.

Quand une société est dans un état régulier et définitif, qu’elle a trouvé son assiette parfaite, et que les principes dominans, au lieu d’être battus en brèche chaque matin, sont entourés d’un respect universel, les lettres peuvent n’être qu’un noble jeu de l’esprit, le plus sérieux des délassemens, si on aime mieux. Au contraire, quand une société se trouve dans un état révolutionnaire, et que rien de ce qui existe n’est à l’abri des attaques violentes, quand un royaume ressemble à la cité voisine d’un volcan entre deux éruptions, et que chaque maison est construite avec de la lave à peine refroidie, la littérature n’est plus un passe-temps, et elle a charge d’intelligences. Dans de pareils momens, on le conçoit, la critique doit s’élever et grandir ; elle doit cesser d’être une critique purement littéraire, et ne doit pas moins s’appliquer à relever les erreurs de principes que les erreurs de goût ; mais si elle ne combat ni les unes, ni les autres, et si, au lieu de les combattre, elle les encourage, n’encourt-elle pas une grave responsabilité, et, en supposant qu’elle comparût devant un juge, n’aurait-elle pas de terribles comptes à rendre ? C’est pourtant ce qu’on a fait sous nos yeux avec un laisser-aller charmant et un parfait sang-froid. Vraiment la liste serait longue de tous les dangereux ouvrages de l’imagination contemporaine qu’une critique complaisante ou passionnée a poussés à la vogue ! Quelle mauvaise tendance, soit dans la poésie, soit dans le roman, soit dans l’histoire, cette perfide conseillère n’a-t-elle pas soutenue et caressée ? Quand les poètes, ne sachant pas se borner, délaient leur pensée à l’infini, ne leur dit-elle pas que c’est une preuve de fécondité et de puissance ? Quand les romanciers, s’inquiétant peu de corrompre le cœur, pourvu qu’ils piquent la curiosité, entraînent le lecteur dans les lieux suspects, ne s’enroue-t-elle pas à crier bravo ? Quand un historien de profession, un homme sérieux jusque-là, emporté par d’ardentes lubies, transforme l’histoire en un pamphlet fiévreux et puéril, essaie-t-elle de le ramener à la dignité et à la logique ? Elle l’applaudit de toutes mains. Et lorsqu’un écrivain d’un grand talent, transportant l’imagination dans l’histoire, compose un de ces ouvrages remplis de tant de beautés et de tant de défauts, qu’on peut appeler l’auteur, selon une expression qui est dans le livre même, un héros de la décadence, se contente-t-on de vanter cette œuvre avec quelques restrictions ? C’eût été bon autrefois. On met le livre au pinacle, on ceint le front de l’auteur du laurier vert.

Voilà de beaux états de service ! Ce qu’il y a de pire, c’est que peut-être tout cet enthousiasme n’est pas sincère. Quand on connaît l’esprit et l’ironie de quelques-uns de ces écrivains qui prodiguent ainsi l’enthousiasme, on sait à quoi s’en tenir ; mais la question est délicate, et il ne faut pas appuyer. On ne discute pas avec la critique qui n’est pas sincère, on la démasque. J’aime mieux passer à une autre espèce d’écrivains, espèce très répandue et assez à la mode, je veux dire les critiques légers. Ceux-là sont dangereux et font beaucoup de mal, sans être odieux au moins. Ils écrivent pour écrire ; ils disent le pour et le contre avec une facilité merveilleuse, et, quand ils attendent huit jours pour se contredire, ils méritent d’être loués pour la solidité de leurs convictions. Il n’est pas d’écrivain qu’ils n’élèvent et ne rabaissent à tour de rôle, pas d’opinion qu’ils ne soutiennent et ne combattent, et cela le plus souvent parce que, n’ayant aucune opinion, ils les ont toutes, et qu’ils manquent tout simplement de mémoire. Ils ne se souviennent pas de ce qu’ils adoraient hier, et ils le brûlent aujourd’hui ; ce n’est que défaut d’attention et étourderie. Mais quelle muse que l’étourderie pour un critique ! Que voulez-vous qu’on devienne avec une pareille inspiratrice, et quand on prend pour gaie devise ce qu’Hamlet murmurait d’une voix si triste : Des mots, des mots, des mots ? Que voulez-vous qu’on devienne, sinon un critique brouillant tout, confondant tout, et imitant ce juge de Rabelais qui sentenciait les procès au sort des dés ? Et n’oublions pas, pour dernier trait, que parmi ces critiques légers il y en a qui cachent de très vilains calculs sous l’apparence de l’étourderie, et dont les reviremens et les voltes-face ne sont pas des fautes de mémoire, au contraire. Ces derniers sont les plus coupables de l’espèce, car ils ont le défaut et pas l’excuse.

Comme de notre temps la fantaisie s’est mêlée à tout, elle ne pouvait pas manquer de se mêler à la critique, et il ne faut pas confondre l’école de la fantaisie avec celle de l’étourderie et de l’ignorance. Si la seconde va toujours au hasard, à droite ou à gauche, n’importe, la première sait très bien ce qu’elle veut et où elle va. Son invariable habitude est de prendre le contrepied de l’idée reçue. On devine à quelles extrémités doit pousser un pareil système, et que d’esprit il faudrait pour soutenir cette éternelle gageure contre le bon sens. Eh quoi ! toujours le paradoxe, et le paradoxe de sang-froid ! Quel régime ! Et comment la fantaisie, ne fût-ce que pour mériter son nom, ne fait-elle pas quelques infidélités au paradoxe pour revenir au sens commun ? Le paradoxe, d’ailleurs, vieillit si vite : à sa première ride il a cent ans. Pour amusante, la critique fantasque l’est sans doute quelquefois, et son éclat de rire ne manque pas d’originalité ; mais n’est-ce pas la plus étrange et la plus fausse des critiques, et ne faudrait-il pas plaindre sincèrement les bonnes gens qui prendraient pour de véritables règles du goût ces spirituelles extravagances ? Qu’on l’explique comme on voudra, la fantaisie n’avait pas le droit de s’établir au cœur de la critique ; elle pouvait tout au plus paraître sur ce terrain pour tenter un coup de main, faire quelque action d’éclat et se retirer aussitôt. En fait de folles équipées, les plus courtes sont les meilleures ; il n’y a même que celles-là qui soient bonnes.

Si, après la critique étourdie et la critique fantasque, j’abordais la critique ignorante proprement dite, que de remarques j’aurais à faire ! que de matériaux j’aurais sous la main ! car, il faut bien l’avouer, l’ignorance mêlée de fatuité a rarement été plus commune que de nos jours. Dès qu’on sait moins les choses, on le prend sur un ton d’autant plus haut. Et non-seulement on ne se donne pas la peine d’aller puiser à la source éloignée, on ne puise même pas à la source la plus prochaine, c’est-à-dire au livre dont on parle et dont on se contente de lire l’étiquette. Aussi les jolis contresens, les charmantes bévues qui se débitent ! Combien de fois le Pirée a-t-il été pris pour an homme ! Très sérieusement, dans la bouche d’un écrivain qui se donne pour érudit, le Périple d’Hannon n’est-il pas devenu tout un nom d’auteur ? Les choses ont été si loin en ce genre, que le monde, qui, pourtant, ne se pique pas d’érudition, a pris souvent cette ignorance arrogante sur le fait et en a ri. C’est là une des causes qui ont le plus contribué à discréditer la critique auprès des lecteurs, — l’ignorance et aussi le charlatanisme ; car il est bon de reconnaître que le charlatanisme n’y a pas mis de ménagemens, et que le monde, malgré son peu d’attention, a été forcé de voir que la critique se moquait de lui en cherchant à lui imposer des admirations qu’elle n’avait pas elle-même. Qu’on se rappelle à ce propos tous les brevets d’esprit et de talent qui se distribuent si facilement en certains endroits. Ah ! le bon billet qu’a La Châtre ! C’est bien de ces réputations qu’on peut dire : Vérité dans le feuilleton, erreur au-delà !

Le tableau est-il exagéré ? Il est plutôt adouci, et ceux qui savent le fond des choses avoueront que j’aurais pu appuyer davantage. Je ne veux insister que sur un point, c’est que la critique d’aujourd’hui se perd par l’excès et l’hypocrisie de l’éloge, comme celle d’autrefois se compromettait par le dénigrement et l’injure. C’est là sa maladie particulière. Jadis on poursuivait d’injures un chef-d’œuvre ; maintenant on s’emploie surtout à vanter à outrance des monstruosités. La critique est comme une conspiration organisée de l’éloge. Or, si le mal que produit le système du dénigrement et de l’invective est borné, celui que peut produire le système de la fausse louange est sans limites, surtout avec l’espace qu’il occupe et la place qu’on lui a faite.

Après toutes ces faiblesses de la critique, faut-il s’étonner du trouble profond qui règne dans la littérature actuelle, et qui, de la littérature, est passé dans le monde moral ? Faut-il s’étonner que nous soyons sur la mauvaise pente et que nous la descendions rapidement ? Le siècle avait pourtant bien commencé. Or, nous sommes au milieu, et, à ce sujet, je me rappelle un mot du cardinal de Bernis : « Il est plaisant, écrivait-il vers le milieu du siècle dernier, que la vanité s’élève à mesure que le siècle baisse. » N’en déplaise à M. le cardinal, cela était plus triste que plaisant ; mais enfin il constatait un fait, et je demande si ce qu’il disait de son temps n’est pas parfaitement applicable au nôtre ! Jamais la vanité fut-elle plus à la hausse ? Et quel est l’optimiste qui oserait prétendre que les grandes qualités ne sont pas en baisse ? On ne voit de tous côtés que défaillances dans les caractères, et, par une contradiction qui fait sourire le moraliste, la vanité exorbitante s’allie on ne peut mieux avec le manque continuel de respect envers soi-même. Cela ne se comprend guère, qu’on se prise si fort et qu’on se respecte si peu ; cela se voit pourtant. Tous les principes vacillent, les consciences s’élargissent, les ames perdent de plus en plus de leur virilité. De qui donc aujourd’hui l’historien de Duguesclin, Claude Mesnard, pourrait-il dire : « C’est une ame forte, nourrie dans le fer ? » S’il demandait des ames faibles, nourries dans l’or, à la bonne heure !

Comment en sommes-nous venus là ? Plusieurs causes nous y ont poussés sans doute, mais la littérature contemporaine y est pour sa bonne part. Qu’elle ne cherche pas à le nier, sa complicité est trop bien établie ; qu’elle cherche plutôt à réparer le mal qu’elle a fait à la société et à elle-même. Trouverait-elle par hasard que ce mal n’est pas assez grand encore ? Qui oserait le soutenir ? Le goût de l’horrible a été poussé si loin, que lorsqu’un crime effroyable vient nous épouvanter, il semble que c’est la réalité qui répond à l’imagination : n’est-ce pas tout dire ? Tout le monde sent que nous touchons aux limites extrêmes il n’y a, dès aujourd’hui, qu’une réaction qui puisse nous sauver d’une décadence, et cette réaction ne peut s’opérer que par un grand mouvement critique, analogue à l’éloquente levée de principes qui eut lieu, au commencement du siècle, sous l’inspiration de M. de Châteaubriand, Teucro duce, et à la renaissance qui eut lieu dans les dernières années de la restauration : ce sont là les deux dates glorieuses de notre émancipation littéraire.

Quand le siècle s’ouvrit et que M. de Châteaubriand inaugura une poésie nouvelle, il indiqua dès le premier jour, et comme du seuil, la mission littéraire de la France moderne. Cette mission, reconnaissons-le avec bonheur, s’est accomplie à travers beaucoup de vicissitudes et d’obstacles, et des œuvres originales, dans toutes les branches de la pensée, ont été produites en assez grand nombre pour que le XIXe siècle ait une belle place dans l’avenir. Le grand principe de la liberté dans l’art ne trompa point notre attente, et il porta d’abord de beaux fruits ; mais ce ne fut que sous la restauration qu’il apparut avec toute sa puissance, lorsque toute une génération ardente et studieuse l’inscrivit fièrement sur son drapeau. On comprit alors ce que, sous cette influence, pouvaient devenir la poésie, le théâtre et le roman. Tout s’éleva et s’agrandit, et l’on donna pour perspective à notre littérature tous les horizons des littératures de l’Europe. Il y a vingt ans de cela, et vingt ans sont une grande période dans l’histoire littéraire. Au bout de vingt ans, tout ce qui n’était empreint que d’un faux éclat a déteint, tout ce qui ne rayonnait que d’une fausse jeunesse a vieilli. Les engouemens et les antipathies ont disparu, on juge de sang-froid : c’est comme une première postérité. Eh bien ! cette postérité commençante est venue pour l’école moderne, et l’on peut affirmer que son jugement est favorable aux nombreuses tentatives brillantes et poétiques qui ont précédé le moment où les imaginations se sont affranchies de tout frein. Ce passé d’hier est donc sauvé, et il n’est pas sans gloire ; mais le présent ! le présent ! Il est en proie à tant de maux que la critique, si elle ne songeait pas à demain, pourrait presque dire, comme le médecin dans Macbeth : « Ce mal est au-dessus de mon art. » Mais non ; le mal, quel qu’il soit, n’est pas au-dessus de la puissance de la critique et cédera à une réaction, car il n’y a eu qu’abus et gaspillage de fores. Il est vrai que cette réaction, si elle ne veut pas arriver trop tard, ne doit pas se faire attendre : l’heure a déjà sonné. Elle avait depuis long-temps sonné pour le public, maintenant elle a sonné pour les poètes eux-mêmes, qu’il faudra déclarer incurables, s’ils s’obstinent à ne pas l’entendre.

En effet, tant que les écrivains d’imagination, en s’appuyant sur les critiques complaisans qui s’étaient faits leurs hérauts d’armes, avaient su conquérir et garder la popularité, on pouvait comprendre leur dédain pour la critique sérieuse. Ils préféraient la quantité à la qualité des suffrages : chacun son goût. Qu’est-il arrivé cependant ? Les défauts de ces écrivains, ne trouvant aucun contrôle, n’ont fait que croître et embellir. Ils ont grossi, Dieu sait ! Les flatteurs n’ont pas pour cela changé de ton, ils ont continué les mêmes louanges sur toute la ligne ; ils ont épuisé toutes les formules de l’éloge, et même ils redoublaient de coups d’encensoir à mesure que les défauts se développaient majestueusement, tant et si bien que le public a fini par ouvrir les yeux et par surprendre le secret de cette comédie où il était pris effrontément pour dupe. Géronte a mis la tête hors du sac, et il a vu manœuvrer Scapin ! Qu’on l’y reprenne maintenant ; il est édifié, il ne croit plus à cette critique de compères. On peut donc espérer que ce n’est plus désormais la fausse critique qui distribuera la popularité, ce sera la vraie critique. Pensez-vous que les poètes viendront la demander à celle-là ? Sans doute, puisqu’ils ne peuvent pas s’en passer. Ce jour-là, s’il vient, sera le commencement d’une ère nouvelle pour l’école moderne, et personne ne saurait dire combien pourrait être féconde cette nouvelle alliance entre la critique sérieuse et la poésie. Ce serait, en tout cas, magnifiquement inaugurer la seconde moitié du XIXe siècle.


PAULIN LIMAYRAC.