Simples essais d’histoire littéraire/02



SIMPLES ESSAIS
D’HISTOIRE LITTÉRAIRE.

II.

La seconde famille des romanciers — i. — M. de Balzac.


Le roman est la forme la plus séduisante et la plus complète qu’un écrivain puisse donner à sa pensée. Il se prête à toutes les passions du cœur et à tous les caprices de l’esprit ; il admet le drame et la satire. Aussi tous les hommes qui ont eu un génie fécond et expansif, même ceux que la nature de leurs études et de leurs loisirs semblait le plus écarter du pays de la fiction, ont choisi le large cadre des conceptions romanesques pour y placer leurs observations railleuses ou leurs inspirations éloquentes. C’est dans un roman que Rabelais a déposé les fantaisies merveilleuses que faisaient éclore en son cerveau les propos d’ivrognes et les disputes de docteurs ; c’est dans un roman que Rousseau nous a laissé une partie des ardentes rêveries qu’inspiraient à son ame la contemplation solitaire des champs, les méditations enthousiastes dans le creux des fossés, sous les grands arbres du chemin. Il existe donc une classe d’écrivains, parmi les romanciers, qui, poètes ou moralistes, philosophes ou rêveurs, se ressemblent par la même portée et la même élévation d’intelligence. Qu’ils composent Gargantua, Candide, la Nouvelle Héloïse ou Werther, c’est leur sourire ou leur douleur qu’ils nous transmettent ; c’est d’eux-mêmes, non point de personnages imaginaires, qu’ils ont voulu entretenir le public. Une pensée mélancolique les oppresse, une pensée pétulante et moqueuse leur demande à s’échapper ; s’ils écrivent un roman, c’est qu’ils craignent de ne pas avoir assez d’espace dans les étroites limites d’une satire ou d’une élégie.

Mais à côté de cette première famille de romanciers, à laquelle appartiennent Voltaire, Jean-Jacques et Châteaubriand, à côté de ceux qui animent des êtres fictifs pour en faire les interprètes de leurs jugemens ironiques ou de leurs sentimens exaltés, il existe un groupe d’écrivains dont la destinée est plus humble. Il est des hommes qui, amoureux de la fiction pour elle-même, ne poursuivent pas dans le roman d’autre but que celui d’offrir un délassement aux intelligences. En écrivant, ils se sont oubliés, comme ils désirent que leur lecteur s’oublie à son tour. Ils sont vis-à-vis de leurs personnages comme ces pères qui s’effacent devant leurs enfans et ne désirent plus vivre que de la vie qu’ils leur ont donnée. Qui ne devine les vingt-cinq ans et la chevelure flottante de Goethe en lisant Werther ? Qui devinerait la perruque ronde et les quarante ans de Richardson en lisant les lettres de Clarisse ? L’auteur de Werther et l’auteur de Clarisse représentent les deux races littéraires qui se partagent le domaine du roman. À l’une, la puissance d’ébranler les ames, le privilége si éclatant et si redoutable d’exercer parfois des influences sur un siècle entier ; à l’autre, le don de causer ces émotions délicates et éphémères qui sont nécessaires à la vie journalière du cœur.

Nous nous proposons d’étudier aujourd’hui les écrivains qui, de notre temps, appartiennent à cette seconde classe de romanciers. Jamais il n’y eut pour les conteurs époque plus favorable que la nôtre. Au XVIIe siècle, les femmes s’occupaient des éternelles disputes des jésuites et de Port-Royal. On parlait dans les ruelles d’Arnaud et de Nicole ; moitié par devoir de conscience, moitié par soumission à la mode, elles ne se permettaient de savourer un chapitre de la Clélie qu’après avoir lu quelque réponse de leurs confesseurs au dernier pamphlet de Pascal. Au XVIIIe siècle, il ne s’agissait plus de Jansénius, mais il s’agissait de Newton, de Condillac et de Locke ; les compas et les sphères avaient leur place dans les boudoirs, entre les pots de fard et les mouches. Alors les femmes étaient astronomes et philosophes. On causait à souper des travaux de Mme du Châtelet et du Traité des Sensations. À présent, les émotions qu’excitait chaque article de l’Encyclopédie ont passé comme l’enthousiasme qui accueillait les œuvres d’Arnaud ; on a relégué les philosophes dans leurs écoles et les astronomes dans leurs observatoires ; les seules questions qui s’agitent encore, en attendant qu’elles entrent à leur tour dans le néant, sont les questions politiques. Dieu merci, les femmes ont le bon goût de ne pas toucher à celles-là. Les femmes appartiennent donc tout entières de nos jours à ceux qui composent des récits romanesques. La lecture des romans n’est plus pour elles, comme autrefois pour Mme de Sévigné, un plaisir qu’on goûte à la dérobée et en composant avec soi-même ; c’est leur lecture habituelle et hautement avouée. À ce charmant public, le vrai public des historiens du cœur, se joint plus que jamais un autre auditoire, fait aussi pour comprendre les romanciers, la jeunesse. Quand les journaux contenaient chaque matin un fragment d’épopée, quand des premiers Paris, commençant comme des chants d’Homère, racontaient la prise d’un étendard ou redisaient les dernières paroles d’un héros, qui se serait inquiété, parmi les lecteurs de vingt ans, d’un obscur récit de souffrances imaginaires enfoui sous des colonnes toutes remplies d’exploits glorieux ? Aujourd’hui la jeunesse n’a plus de ces distractions puissantes ; il ne se joue pas au dehors des scènes qui puissent rivaliser de grandeur et d’intérêt passionné avec les scènes éternelles qui se jouent au fond des ames. C’est à ceux qui reproduisent dans leurs innombrables péripéties les drames ensevelis sous toutes les poitrines, que se livrent les jeunes imaginations. Cherchons donc à savoir comment des écrivains que tant d’attention environne, au-devant desquels s’élancent tant de sympathies, se conduisent envers leurs lecteurs et envers eux-mêmes.

Il est des égaremens presque légitimes dans les premières années de la vie littéraire, non pas ceux qui tiennent à la conscience, je ne sais point une condition humaine où la jeunesse puisse servir d’excuse à une lâcheté, mais ceux qui tiennent à l’essor impétueux et naturel des rêves de l’ambition. Pour aborder la carrière de l’écrivain, il faut sentir en soi une force de passion capable de dompter tous les obstacles et de braver tous les dégoûts ; doit-on s’étonner si cette force, avant d’être contenue et dirigée par l’expérience, jette ceux qui en sont doués dans d’étranges écarts ? Tant qu’on n’a pas reçu les sévères leçons du blâme et la leçon plus sévère encore de l’indifférence, il est permis de croire à l’infini de son talent et de sa renommée. Comment en vouloir à ce jeune homme au regard ardent et candide qui, une prédiction de maîtresse ou d’ami au fond du cœur, rêve la gloire de Goethe ou de Byron ? Pour tous ceux qui méritent le nom d’artiste, depuis les plus humbles jusqu’aux plus grands, il est une époque d’orageuses incertitudes, où, à chaque impulsion de son ame, l’on donne des solutions nouvelles et contradictoires au problème de sa destinée. Parce qu’il faut savoir comprendre et excuser ceux qui s’aventurent dans de fausses routes à ces jours de dangereuses espérances et de dangereuses tristesses, doit-on aussi de l’indulgence aux hommes qui, plus tard, dans la maturité de leur âge, cherchent à tromper sur l’étendue de leur esprit le public et leur conscience ? Non, certainement. Il vient un instant où une lumière, quelquefois cruelle, mais certaine, succède pour l’artiste aux lueurs changeantes qui le troublaient. Il voit le chemin qui lui est interdit et le chemin qu’il peut suivre. Si la route permise est celle qu’arpenta l’abbé Prévost, et la route interdite celle que parcourut Voltaire, il n’est pas impossible que son orgueil se révolte ; alors il entreprend contre son destin une partie qu’il doit perdre infailliblement, et dont son talent est l’enjeu.

En ouvrant par ses batailles des voies nouvelles et triomphantes à l’enthousiasme, la république mit un terme aux ovations effrénées des gens de lettres. La voix du canon, qui grondait sur toutes nos frontières, étouffa le bruit des dernières acclamations poussées autour des bustes de Voltaire et de Rousseau. Ce n’était point l’empire qui pouvait rendre à la littérature son prestige évanoui. Hors le cénacle fugitif où Mme de Staël rassemblait tantôt sous les ombrages de Coppet, tantôt sous les lambris des salons de Vienne, quelques penseurs proscrits et menacés comme elle, il n’y avait point alors d’asile où l’esprit osât revendiquer sa royauté. Nul salon ne rappelait celui de Mme Geoffrin ou de Mme du Deffand. Votre nom écrit dans le Moniteur, au milieu de tous ces noms obscurs et sacrés que fait rayonner une victoire, vous donnait plus d’éclat que les cinq actes d’une tragédie jouée par les comédiens de l’empereur. Les yeux des femmes vous disaient de vous battre et non pas de faire des vers. Quand revinrent les années de paix, le monde militaire disparut à son tour, tandis que le monde littéraire sortait de l’oubli. De l’autre côté de la Manche, dans ce pays qui, à la fin du siècle dernier, nous avait envoyé déjà ses historiens et ses philosophes, il s’éleva un poète qui, par l’incroyable puissance d’une imagination dominatrice, exerça presque autant d’influence parmi nous sur une jeunesse au milieu de laquelle il n’était pas né et dont il ne parlait pas le langage, que le grand captif de Sainte-Hélène en avait exercé pendant quinze ans sur les générations qui tombaient en l’adorant au pied de ses drapeaux. Byron replaça le laurier au front des poètes. Les jeunes filles ne rêvèrent plus de colbacks et de dolmans, mais de manteaux flottans et de chevelures en désordre. Avec d’autres costumes pour le corps et pour la pensée, on reprit le XVIIIe siècle, et on le continua au bénéfice des vanités littéraires. On vit se rouvrir des salons où des triomphes renouvelés chaque soir étaient décernés aux écrivains en vogue ; en un mot, la littérature hérita en France de tout l’éclat, de toute la force, de toute la vie qui s’étaient retirés de la carrière des armes. Il y a douze ans, l’odeur de cartouches qui parfuma Paris pendant trois jours réveilla quelques instincts militaires ; il y eut une génération qui sortit toute frémissante des écoles, croyant avoir grandi pour les batailles. On sait avec quelle force l’image de Bonaparte se représenta alors comme par enchantement à l’esprit du peuple ; on crut qu’on allait voir renaître au bruit du tambour les merveilles évanouies de l’empire. Tant qu’on entendit dans le lointain le canon de détresse qui annonçait le naufrage de la révolution polonaise, nul homme, parmi ceux qui avaient deux bras valides au service de leur cœur, ne put savoir s’il serait ou ne serait pas soldat. Mais ces émotions guerrières s’éteignirent dans un calme devenu bientôt aussi profond que celui de la période dont on sortait. Alors la puissance fut définitivement conférée aux lettres. Il y eut, chez ceux qui écrivent, quelques fortunes éclatantes comme il y en avait eu autrefois chez ceux qui combattaient. Les hommes qui voyaient sous la république leurs camarades de la veille devenir leurs généraux du lendemain ne devaient-ils pas rêver tous un semblable sort ? Aujourd’hui qu’on a vu les portefeuilles de ministres tomber dans les rangs des écrivains, le dernier soldat de cette grande et impétueuse armée, si prompte aux pensées ambitieuses, ne doit-il point se promettre d’avoir à son tour sa part de grandeur et de puissance ? La marotte de presque tous ceux qui tiennent une plume en ce temps-ci, c’est d’aider et de diriger la société dans sa marche. Si la jalousie, l’aveuglement et l’injustice des gens qui gouvernent ne vous retirent point de la foule, du sein de cette foule on essaiera de faire entendre sa voix. On chargera un drame ou un roman d’exprimer ses idées sociales, puis le drame pourra être sifflé, le roman pourra demeurer enseveli dans la boutique du libraire : on n’en sera pas moins convaincu de sa mission réformatrice ; on attendra le moment du triomphe en protestant contre ses juges du jour. Il n’est point de natures, même parmi celles que Dieu lui-même a trempées pour les luttes du génie, qu’un semblable esprit d’orgueil ne puisse parvenir à fausser ; que deviendront donc les natures molles et fragiles quand elles se laisseront assaillir par les conseils de cette extravagante ambition ? C’est dans la classe d’écrivains qui nous occupe aujourd’hui que les suggestions de la vanité ont fait le plus de ravages. Si Goldsmith avait voulu que son Vicaire de Wakefield servit à résoudre un problème social, si l’abbé Prévost avait prétendu que sa Manon Lescaut démontrât une vérité politique, certes nous aurions eu des œuvres informes à la place de ces délicieux romans. Eh bien ! parmi ceux qui pourraient, à présent, nous dire quelques-unes de ces histoires du cœur dont le plus grand charme doit être la candeur avec laquelle on les raconte, n’en est-il pas qui gâtent comme à plaisir leurs conceptions les plus gracieuses par de nébuleuses théories renfermées dans d’insupportables dissertations ?

Il existe encore chez les romanciers actuels une autre plaie que la vanité : c’est la soif insatiable du lucre. Les hommes qui donnent leur cachet à toute une littérature n’exercent pas seulement de l’influence par leur génie, ils en exercent aussi par la manière dont ils comprennent l’existence et l’accommodent aux caprices de leurs pensées. À combien de disciples obscurs de Jean-Jacques les Rêveries d’un promeneur solitaire et quelques pages des Confessions n’auront-elles point fait paraître faciles et doux les voyages à pied avec leurs déjeuners dans les fermes et leurs heures de repos au pied des arbres ! Plus d’un poète de la fin du XVIIIe siècle a dû faire avec bonheur un frugal repas en songeant au passage éloquent où Jean-Jacques maudit la cuisine des châteaux et vante avec une chaleureuse énergie l’omelette de la ménagère. Lord Byron a rendu bien pâle le charme des excursions pédestres ; il a fait monter la Muse à cheval. Coursiers arabes aux longues crinières, belles armes, coupes de cristal pleines d’un vin doré, voilà ce qu’il présente à l’imagination des poètes de notre époque. Cette vie superbe et voluptueuse, où les jouissances du luxe se confondent avec celles de la poésie, ces nuits splendides dans les palais de Venise, ces courses équestres sur les bords du lac de Genève, ces fastueux pèlerinages en Orient, toutes ces choses enfin qui rehaussent avec tant d’éclat la gloire du chantre de Childe-Harold, ont réveillé chez nos écrivains mille désirs inconnus. On a découvert que le génie pouvait contracter avec la fortune une alliance infiniment préférable à sa vieille alliance avec la pauvreté ; on a trouvé qu’au point de vue de l’art, comme à tous les points de vue possibles, il valait mieux parcourir en chaise de poste les grandes routes de l’Europe que d’aller d’un clocher à l’autre en portant sa valise sur le dos. Tout en croyant à cette poésie de la mansarde, qui donne tant de charme à quelques-unes des chansons de Béranger, je n’entends point dire que les enchantemens dont la puissance féerique de l’or peut remplir notre vie ici-bas ne soient pas merveilleusement utiles à entretenir les fantaisies de l’imagination. Seulement je ferai remarquer à ceux qui veulent pour leur existence les splendeurs de l’existence de Byron, que l’auteur de Don Juan appartenait à cette aristocratie anglaise dont les fortunes sont toujours préservées d’un complet naufrage par la constitution même du pays. La naissance de lord Byron lui ouvrait, dès ses premiers pas dans la carrière, ce monde dont l’accès vainement tenté cause à quelques écrivains ambitieux plus d’efforts qu’il ne leur en faudrait pour faire de bons livres. Le descendant des compagnons de Guillaume-le-Conquérant ne pouvait pas vivre pauvre dans cette Angleterre où son nom l’appelait à siéger parmi les lords de la chambre haute. La dot de miss Milbanke servit sans doute à réparer, en même temps que le vieux château de Newstead, bien des brèches faites d’avance par le jeune pair à la fortune qui ne pouvait manquer de lui venir un jour. Malgré les sommes énormes que dut rapporter à Byron la prodigieuse popularité de ses œuvres, on peut donc dire qu’il eut une vie de grand seigneur tout-à-fait indépendante de sa vie littéraire. Les gens qui veulent imiter aujourd’hui sa royale façon de répandre l’or n’ont pas, pour la plupart, d’autres sources de richesses que celles qui sont renfermées dans leur intelligence. Je me souviens du héros d’un conte de fées qui possède une rose d’où s’échappent, dès qu’on l’agite, ducats, sequins et doubles piastres ; leur talent est cette rose magique : malheureusement c’est une rose qui s’effeuille à force d’être secouée. Que dirait-on d’un homme qui voudrait toujours voir sa maîtresse dans de radieuses parures, mais qui entendrait qu’elle gagnât ces parures par un travail meurtrier ? Les romanciers actuels sont avec leur muse comme cet homme serait avec sa maîtresse : ils trouvent que le luxe lui sied ; ils veulent qu’elle se procure le luxe. L’imagination se prête avec peine aux obligations journalières d’un travail forcé ; la folle du logis sent qu’elle n’est point faite pour bailler des sacs d’écus à jours fixes comme un fermier normand, elle est de trop noble origine pour souffrir qu’on la rende taillable et corvéable à merci. Elle se révolte, et, si sa révolte est comprimée, elle se dégrade. Ainsi, la vanité et le désir du gain sont les deux fléaux de notre littérature. Ces fléaux, que nous rencontrerons sans cesse et que nous ne nous lasserons jamais de signaler, se sont exercés, on doit le reconnaître, sur de belles intelligences. Il est certain que toutes les expériences faites par nos pères et par nous-mêmes dans des années si peu nombreuses et cependant suffisantes pour nous faire voir l’impuissance de tant d’hommes et la vanité de tant de choses, ont développé chez la plupart des esprits de notre temps des facultés nouvelles de comprendre et de sentir. Ces facultés ont trouvé dans le roman de mœurs une de leurs applications les plus naturelles. L’homme que nous étudierons le premier est un de ceux qui avaient reçu au plus haut degré la puissance de sonder les caractères et de faire pénétrer une lumière saisissante dans leurs plus intimes profondeurs.

Le nom de M. de Balzac, puisque c’est de lui qu’il s’agit, vient d’être rappelé récemment au public par une entreprise, car je ne sais de quel autre terme appeler cette publication bizarre, où se confondent de la façon la plus malheureuse les deux esprits dont nous venons de parler, l’esprit de spéculation et l’esprit de vanité. Peut-être sera-t-il utile de faire remarquer à la librairie, en ce moment où elle pousse des cris de détresse, avec quel aveuglement elle dirige la plupart de ses efforts. Elle ressemble à ces gouvernemens inintelligens qui méconnaissent la force, la jeunesse et l’avenir, pour se livrer à une classe d’hommes affaiblie et corrompue. Tandis qu’elle redouble envers la vaillante cohorte des nouveaux venus ses plus décourageantes duretés, elle prodigue aux gens épuisés par de longues années d’une production hâtive des faveurs presque extravagantes. Ce qui jadis était réservé aux seuls chefs-d’œuvre de notre langue, le luxe des caractères et surtout le luxe des gravures, est employé maintenant dans le but de réveiller le public de son indifférence pour des ouvrages qu’il a repoussés toujours, ou sur lesquels sa curiosité est depuis long temps blasée. Le crayon du dessinateur doit constater le succès de l’écrivain, non point militer pour ce succès. Si, au lieu de donner une consécration nouvelle à des passages consacrés déjà par l’admiration générale, les images qu’on place dans un livre ne sont là que pour commenter le texte, quelquefois même pour le suppléer, elles nous reportent aux âges les plus grossiers de l’art. Telles sont les réflexions que nous a inspirées le livre où M. de Balzac a rassemblé, rajeunies par tous les gracieux artifices de l’illustration contemporaine, des œuvres évoquées de la retraite des in-octavo et des catacombes du feuilleton. Cependant, si la dernière publication de M. de Balzac n’était qu’une spéculation maladroite, nous la passerions sous silence ; mais, à côté de la question commerciale, elle soulève de nouvelles questions littéraires. Le titre seul, la Comédie humaine, révèle une des plus audacieuses prétentions qui se soient encore produites de nos jours, et je ne sais rien qui puisse surpasser en bizarrerie la préface par laquelle cette prétention est soutenue. Non, M. de Balzac ne se trompe pas quand il représente sa vie tout entière aboutissant à la Comédie humaine ; cette entreprise est tellement le terme fatal où l’ont conduit les écarts de son talent, qu’en le suivant dans sa carrière littéraire, nous verrons chacun de ses pas l’en rapprocher d’une façon inévitable. L’incroyable préface où il se déclare le législateur du siècle qu’il vient de doter d’une nouvelle édition de ses œuvres résume d’une manière si frappante toutes ses ambitieuses folies, que nous réserverons pour conclusion de ce chapitre l’examen de ce curieux morceau.

En 1834, un écrivain qui s’est fait dans la critique une réputation de tendre et spirituelle indulgence consacrait à M. de Balzac quelques pages de ce recueil. La Recherche de l’absolu venait de paraître. L’écrivain dont nous parlons, tout en félicitant l’auteur de ce livre d’un succès qui fixait définitivement sur lui les regards de la foule, lui rappelait avec une discrétion mélancolique les épreuves douloureuses d’un passé encore récent, et lui donnait quelques conseils bienveillans pour l’avenir. M. de Balzac était alors à cette grave époque de la vie littéraire où l’opinion se forme sur votre compte, où le public vous constitue en estime une espèce de dot sur laquelle il ne revient plus qu’avec des difficultés presque invincibles, surtout quand on veut la lui faire augmenter. Les gens arrivés à cet endroit de leur carrière ressemblent à des enfans qui viennent de toucher leur part de l’héritage paternel. Il faut qu’ils réfléchissent mûrement sur la manière dont ils vont gouverner la fortune qu’on vient de leur confier. S’il est peu d’hommes qui sachent gérer leur argent, il en est moins encore qui sachent gérer leur renommée. Cette réputation dont on s’est promis mille jouissances chimériques, dont on a fait le but suprême d’une vie où l’on a supporté et vaincu pour elle seule toutes les douleurs de la pensée ; cette réputation, quand on la recueille enfin, produit au cœur le même tumulte de sentimens opposés qu’un immense trésor tombé tout à coup entre vos mains. Tantôt on veut la couver comme un avare, tantôt on veut la répandre au dehors comme un prodigue. Les uns, poussés par une terreur aveugle, finissent par l’ensevelir ; les autres, poussés par des désirs insatiables, la jouent dans des parties hasardeuses, où il arrive presque toujours qu’ils la perdent. M. de Balzac fut de ces derniers. M. de Balzac devait être plus que tout autre sujet aux éblouissemens de la célébrité, car je ne sais nul homme qui l’ait conquise par plus de recherches inquiètes et de pénibles efforts. Dernièrement, il vient de désavouer, avec un superbe dédain, en tête du nouveau recueil de ses œuvres, tous les romans de Villerglé, de Saint-Aubin, de lord R’Hoone, et il déclare d’avance coupable de calomnie quiconque persisterait à les lui attribuer. À Dieu ne plaise que nous voulions encourir un pareil reproche ! Comme il l’a dit fort bien, il use d’un droit que nous ne prétendons pas lui contester. En feuilletant le code civil pour y chercher les articles oppresseurs contre lesquels protestent ses héroïnes, l’auteur des Scènes de la Vie privée a pu y rencontrer cet axiome : la recherche de la paternité est interdite. Nous trouvons, quant à nous, qu’il y a comme une grace digne et touchante à l’aveu sincère de l’écrivain qui, parvenu au but de ses désirs, rappelle avec attendrissement à son propre cœur et à quelques cœurs amis les premières et humbles filles de son imagination. Goethe, en nous parlant, dans ses mémoires, des épithalames qu’il composait aux premières années de sa jeunesse pour les bourgeois de Francfort, nous touche infiniment plus que s’il nous déclarait d’un ton superbe qu’il a commencé par le drame de Faust ou par les stances du Divan. Il n’est rien de plus naturel à l’ame d’un artiste que de conserver toujours une naïve tendresse pour les œuvres des débuts, œuvres informes, mais qu’on chargeait de tant d’espérances et qu’on a si franchement aimées. Je suis persuadé que plus d’un grand peintre garde dans le coin de son atelier, pour les contempler parfois d’un regard souriant et rêveur, des toiles imparfaites qui accusent les tâtonnemens de son génie. M. de Balzac a voulu effacer toute trace des hésitations de son talent ; cela lui est permis. En désavouant les œuvres qu’on lui attribue, il aurait pu nier en même temps qu’il eût jamais touché une plume avant le Dernier Chouan et la Physiologie du Mariage. C’est une déclaration qu’il avait aussi le droit de faire et que nous aurions certainement respectée ; mais comme il ne l’a pas faite, comme il avoue au contraire qu’il a effectivement écrit dans la période où la calomnie lui attribue le Vicaire des Ardennes, Annette ou le Criminel, l’Israélite, etc., nous dirons que, de 1821 à 1829 (je crois que c’est là le laps de temps renfermé dans cette période), M. de Balzac a publié une infinité de livres dont les noms nous sont entièrement inconnus. Cette complète, cette impénétrable obscurité, au sein de laquelle il s’est débattu pendant de si longues années, ne fait que mieux comprendre la joie mêlée de vertige qu’il dut éprouver en voyant enfin la lumière arriver à lui. Mais avant de suivre M. de Balzac dans ses périlleuses entreprises, sachons quelle était en 1834, à l’époque où paraissait un des livres qui mirent le sceau à sa réputation, la fortune littéraire qu’il a, sinon perdue, au moins tellement aventurée.

La Physiologie du Mariage, les Contes drolatiques, la Peau de Chagrin, plusieurs volumes des Scènes de la Vie privée, Eugénie Grandet et le Médecin de Campagne avaient déjà été publiés. Ainsi le talent de M. de Balzac s’était montré au public sous toutes ses faces. Dans la Physiologie du Mariage et dans les Contes drolatiques, on trouva, non pas cette brillante et hardie débauche de jeune homme qui inspira de si éclatantes pages à M. Alfred de Musset, mais un libertinage sournois et railleur de moine qui piqua par sa nouveauté. La Peau de Chagrin, que M. de Balzac dédia à la mémoire de Rabelais, comme un fils des grasses campagnes de la Loire à son compatriote, n’offre point pourtant ces traits de malice graveleuse qui distinguent l’esprit du romancier tourangeau. On y remarque un caractère commun à presque toutes les productions de l’époque où parut ce livre ; on y sent l’action violente du souffle qui passa sur notre littérature après les trois bruyantes journées de 1830. C’est une œuvre écrite sous l’empire de ces sentimens presque puérils à force d’être exagérés, qui firent faire à des écrivains imberbes un si prodigieux abus des mots adultère, courtisane et orgie. Dans les Scènes de la Vie privée, M. de Balzac se forma cette fameuse clientelle de femmes de trente ans qui lui attira tant de plaisanteries ; il créa un marivaudage sentimental et philosophique auquel je préfère de beaucoup pour ma part le marivaudage de Boufflers dans son charmant conte de Ah ! si… Toutefois, au milieu des prétentieuses afféteries de style et de pensée qu’on y rencontre à chaque instant, ces récits offrent pour la plupart un véritable mérite d’études intimes, et il en est un, l’Histoire intellectuelle de Louis Lambert, qu’il est impossible de lire sans une véritable émotion. Mais ce qui valut à M. de Balzac les approbations les plus précieuses, ce fut Eugénie Grandet. C’est dans ce livre que se révéla le côté original de son talent. On découvrit qu’il y avait en France un peintre qui pouvait rivaliser avec les vieux peintres de la Flandre. Si le style d’Eugénie Grandet était en rapport avec la science prodigieuse d’observation qui est déployée dans cette œuvre, nous aurions un roman qui égalerait le Vicaire de Wakefield. Il est un merveilleux tableau où Van Ostade nous représente toute une famille bourgeoise, une dynastie de bourgmestres dont les hommes mourront l’aune en main, et dont les femmes auront vécu sans avoir jamais livré à d’autres regards que ceux de leurs époux leurs charmes ensevelis sous les plis immobiles de leurs robes brunes : quelques pages d’Eugénie Grandet, où sont décrites les réunions d’une famille de province, nous rendent la savante couleur du maître flamand. Comme Eugénie Grandet a été rappelée sans cesse à M. de Balzac à l’occasion de ses écarts, l’auteur du Père Goriot s’est presque pris de mauvaise humeur contre ce succès, sous lequel il prétend qu’on veut étouffer tous ses succès postérieurs. En admettant qu’une critique injuste et malveillante ait réellement fait cet abus d’Eugénie Grandet pour soutenir contre M. de Balzac une guerre déloyale, cette tactique n’en prouverait que mieux la popularité du roman qui l’a produite ; Albert Savarus ou Ursule Mirouët n’en feront jamais naître une semblable. Le Médecin de Campagne fut la première révélation des ambitieuses manies de M. de Balzac ; c’est un livre où l’action est presque nulle et où les dissertations sociales reviennent à chaque page. On peut excuser de pareilles œuvres quand elles viennent d’une plume comme celle de Voltaire ou comme celle de Jean-Jacques. À force d’esprit ou à force d’éloquence, on fait passer les plus vaines théories. Mais il y a dans le Médecin de Campagne un certain personnage appelé Benassis, qui se permet une profession de foi aussi longue que celle du vicaire savoyard, dans le style de la Peau de Chagrin, et bien d’autres personnages dont je ne sais plus les noms, qui, toujours dans le même style, conversent entre eux aussi long-temps que le géomètre et l’homme aux cinquante écus. Quelques épisodes intéressans, quelques peintures exactes ne font point pardonner à ces gens-là leurs interminables discours.

Le Médecin de Campagne mérite le plus sérieux reproche qu’un roman puisse encourir : il est ennuyeux. Toutefois cet ouvrage, où l’on ne peut méconnaître des traces de soin, ne nuisit point à M. de Balzac ; et d’ailleurs, s’il eût causé des impressions fâcheuses, ces impressions auraient été dissipées par la Recherche de l’absolu, dont il fut presque immédiatement suivi. L’auteur d’Eugénie Grandet reparut tout entier dans la peinture de la maison Claës. Que de fois, en contemplant les tableaux de Gaspard Netscher et de Gérard Dow, n’avons-nous point désiré de pénétrer dans un de ces intérieurs aux vastes cheminées remplies d’une lueur rouge, aux dalles luisantes et aux murs tapissés de tentures à rosaces ! Quel bonheur si l’on pouvait toucher les porcelaines qui couvrent ce bahut en bois de chêne, et surtout pousser cette porte vitrée qui doit s’ouvrir sur quelque chambre curieuse ! Eh bien ! les rêves que nous avons tous faits dans un coin de la galerie du Louvre, M. de Balzac les accomplit ; il nous ouvre l’une après l’autre toutes les pièces d’une maison flamande ; nous pouvons regarder de près les moindres sculptures des corniches, les moindres dessins des tapisseries ; nous pouvons examiner derrière les flammes la sombre plaque du foyer ; rien ne nous empêche enfin d’aller coller nos yeux aux vitres de la première fenêtre qui s’offre à nous, et de plonger ainsi dans quelque cour hollandaise éblouissante de propreté. Après la Recherche de l’absolu, M. de Balzac avait définitivement conquis sa place dans la littérature contemporaine. Voici, je crois, en résumant les impressions que fait ressentir chacun de ces ouvrages, ce qu’on pouvait dire de lui en 1834 — M. de Balzac n’est ni un poète ni un penseur, parce qu’il ne possède pas l’ensemble des qualités nécessaires au poète et au penseur ; mais il a reçu au plus haut degré un don sans lequel on n’écrit ni livre de morale ni livre de poésie, le génie de l’observation. S’il lui manque ces impétueux élans du cœur qui font écrire la Nouvelle Héloïse et ce jet rapide de l’esprit qui fait écrire Micromégas, il a cette rêverie patiente qui soutient pendant le cours de douze volumes l’auteur de Clarisse et de Grandisson. Ses songeries sont celles qu’on a sur la fin d’un long repas, entre des verres à demi remplis, tandis qu’on écoute, sans chercher à la comprendre, quelque conversation verbeuse ; ne lui demandez pas ce qu’on rêve le soir, au bord de l’eau ou sur la lisière des bois. Le jour où il jouira de toute sa verve, il pourra tracer des figures comme en dessinaient Jacques Jordaens et Gérard Honthorts. Il peindra une famille en goguette sans oublier le chien qui mord la nappe et l’enfant à demi nu qui joue au milieu des plats. Le caractère de son talent est d’être sensuel, et d’une sensualité bourgeoise. S’il accepte franchement ce caractère, peut-être lui devrons-nous quelques pages qui exhaleront une bonne odeur rabelaisienne. Malheureusement, au lieu d’être contemporain de Nicolas Rapin et de Passerat, il est contemporain de l’auteur de Jocelyn et de la Chute d’un Ange. S’il s’obstine à mêler aux vagues et mystiques inspirations de la poésie moderne ses joyeuses réminiscences du vieux temps, on ne peut deviner quels monstres difformes sortiront de ce bizarre accouplement de pensées. Qu’il se défie encore plus cependant de l’orgueil que de la poésie de son siècle. Rien ne convient moins à son talent, fait pour scruter les mystères de la vie intime, que les grandes questions de la vie sociale. Il n’y a que deux espèces d’armes dont puissent se servir ceux qui veulent prendre part aux luttes que soulèvent ces questions : c’est la phrase inspirée et prophétique de l’Essai sur l’Indifférence, ou la phrase courte, familière et incisive du Simple discours sur Chambord. M. de Balzac peut-il jamais se flatter d’avoir en son pouvoir ces armes-là ? Son style, qui, après tant de laborieux efforts, n’a pas encore atteint la correction, finira peut-être par suffire aux besoins du roman ; mais est-il permis d’imaginer qu’il puisse jamais répondre aux exigences du pamphlet ? M. de Balzac est un peintre d’intérieurs et de portraits ; qu’il étudie le jeu des physionomies, les effets d’ombre et de lumière dans les chambres, et qu’il laisse reproduire à d’autres les champs où se heurtent les masses humaines. — Je pense que ces lignes auraient à peu près rendu le jugement qu’on portait sur M. de Balzac en 1834, et signalé les écueils qu’il lui était alors si facile d’éviter : voyons maintenant, à partir de cette époque, quelle carrière il a parcourue.

En décembre 1835, M. de Balzac publia le Livre Mystique. J’avoue que le mysticisme m’a toujours inspiré un invincible éloignement. L’esprit sainement religieux du XVIIe siècle le condamna à rester enfermé dans une coterie. Il inspira de mauvais vers à Mme Guyon, et il eût gâté Fénelon lui-même, si l’archevêque de Cambrai n’eût pas eu continuellement recours à la forte nourriture des lettres antiques. Au XVIIIe siècle, il commença par les ténébreuses rêveries de Saint-Martin et finit par les extravagances de Cazotte. Au commencement du siècle actuel, il se manifesta sous des apparences ambitieuses et théâtrales chez Mme de Krudner. Séparé de la religion, qui le croit dangereux, et de la philosophie, qui le trouve ridicule, il tient, comme la sorcellerie, de la folie et du charlatanisme. Maintenant, qu’il y ait dans le demi-jour de quelques élégans oratoires des ames romanesques et délicates de femmes auxquelles le mysticisme prête une sorte de grace maladive, c’est ce que je ne sais point ; mais ce qui est certain, c’est que cette maladie éthérée ne convenait pas plus au robuste tempérament de M. de Balzac que les attaques de nerfs ou les vapeurs n’auraient convenu à Nicole, la servante de Molière. Le Livre Mystique est une de ces orgueilleuses tentatives que M. de Balzac a voulu faire dans tous les genres. Celui qui plus tard voulait être Beaumarchais se prit à rêver tout à coup l’auréole de Swedenborg. Ce qui aurait dû être salutaire à l’auteur d’Eugénie Grandet, le froid accueil que ces obscures divagations reçurent du public, lui devint nuisible au contraire, car son ame, que tant d’idées et de sentimens confus encombraient déjà, s’ouvrit alors à une hautaine mélancolie de grand homme méconnu qui depuis se retrouva dans toutes ses œuvres. Le Lys dans la Vallée, qui parut la même année que le Livre Mystique, fut précédé d’une préface où M. de Balzac commence à parler des douleurs bafouées de l’artiste. Ce prélude plaintif est suivi d’un roman qui présente l’assemblage des défauts les plus opposés. On y voit un incroyable mélange de prétentions ascétiques et d’instincts matériels. L’héroïne entremêle les propos d’amour séraphique qu’elle tient à son amant de confidences sur les tyrannies conjugales de son mari. Ce qui achève de rendre ce livre étrange, c’est qu’à côté de ces défauts se retrouvent souvent, dans toute leur force, les qualités particulières à M. de Balzac. N’avez-vous point rencontré quelquefois à un étalage de brocanteur quelque tableau noirci dont le mystérieux aspect attirait vos regards ? D’abord vous ne distinguiez que des objets confus ; le grand air et le temps avaient amassé sur la toile tant de voiles sombres, qu’il était impossible de voir nettement les personnages que ces voiles devaient cacher ; puis, par un hasard de lumière favorable, grace à un point de vue heureusement trouvé, il se détachait pour vous, sur ce fond ténébreux, des formes saisissantes : d’abord c’étaient des yeux dont le regard allait au-devant du vôtre, puis une bouche bien accusée, puis un front éclairé savamment, enfin toute une tête saillante et lumineuse de vierge, d’apôtre ou d’alchimiste. Eh bien ! en lisant le Lys dans la Vallée, comme presque tous les romans de M. de Balzac, vous voyez se renouveler un phénomène de cette nature. L’incorrection, le faux goût, l’extravagance, tous les fléaux du style, ont entassé tant de ténèbres sur la pensée, qu’il est d’abord presque impossible de la découvrir ; mais trouvez un point de vue d’où l’œil puisse plonger dans ces ténèbres, et vous verrez apparaître des figures qui vous étonneront par la vigueur de leurs contours. En définitive, le plus grave reproche à adresser au Lys dans la Vallée, c’est d’avoir fait circuler un instant un jargon digne des filles de Gorgibus. Les romanciers en vogue frappent la monnaie sentimentale qui sert aux commerces amoureux de leur époque. M. de Balzac a fait bien pis que de parler le langage des précieuses ridicules de son temps, il a composé une langue tout entière à leur usage.

La préface du Père Goriot est encore plus amère que celle du Lys dans la Vallée. M. de Balzac y déclare à son époque qu’elle est lâche et voleuse, et que, s’il travaille pour elle, c’est qu’il faut obéir à la nécessité, dont les créanciers sont ici-bas les représentans. Le récit qui vient ensuite est tel qu’un pareil exorde peut le faire conjecturer. Suivant l’auteur du Père Goriot, la vie sociale est une énigme dont le bagne connaît seul le mot. M. de Balzac est poursuivi d’une idée fixe à laquelle il a consacré déjà plusieurs romans et ses deux drames : c’est que, pour réussir dans le monde, il est indispensable d’avoir un forçat au nombre de ses amis. Ni les dons heureux de l’esprit, ni les qualités entraînantes du cœur, ne lui paraissent suffire à frayer un passage à ceux qui débutent. L’axiome dont le Père Goriot fut un des premiers développemens, et que vient de nous rappeler Quinola, pourrait se formuler ainsi : Les portes ne s’ouvrent qu’avec de fausses clés. Le Père Goriot commença à exciter ces rumeurs qui éclatèrent avec tant de violence dans le public à l’apparition de Vautrin sur le théâtre. Il était temps encore pour M. de Balzac après la publication de ce roman de s’arrêter dans la voie funeste où il marchait ; mais il ne pouvait pas y avoir de paix entre lui et le siècle qui ne comprenait pas le Livre mystique. M. de Balzac voulut prendre en main le fouet d’Aristophane et infliger à son époque le terrible châtiment de la comédie satirique. On sait quel fut le sort de son premier drame. La chute éclatante de Vautrin marque le commencement d’une nouvelle période dans la vie de M. de Balzac. On connaît cette terrible frénésie qui s’empare du joueur après des échecs successifs ; plus la chance lui devient contraire, plus il s’obstine à vouloir gagner, et à chaque coup qu’il perd, il double sur un nouveau coup la somme qu’il a perdue. Ainsi fit l’auteur de Vautrin. Ce qu’il a sacrifié d’œuvres dans la partie désespérée qu’il se mit alors à jouer contre le public, c’est ce que je sais à peine. Il jetait si vite son enjeu sur le tapis, et cet enjeu disparaissait si vite, qu’il était presque impossible de savoir ce qu’il venait de risquer. Au milieu de tous les romans qui tombèrent de ses mains, il en est un pourtant dont j’ai gardé la mémoire, c’est Un grand Homme de province à Paris. On voit avec regret dans ce livre ce que le génie descriptif a de plus saisissant appliqué à des mœurs qu’on voudrait toujours ignorer. Autrefois on défendait aux jeunes gens les lectures romanesques, parce qu’on craignait le regard languissant et désenchanté qu’ils promenaient autour d’eux, après avoir vu s’évanouir les jardins magiques où ils avaient été transportés un instant ; ce n’est pas une crainte de cette espèce qui pourrait faire interdire la lecture d’Un grand Homme de province à Paris : il est un autre motif qui doit éloigner d’un semblable ouvrage, c’est qu’on est, après l’avoir fini, comme un homme qui sort au matin d’un lieu de débauche où il vient de passer la nuit. On s’est tellement pénétré de l’épaisse et brûlante atmosphère au milieu de laquelle on vient de vivre, que l’air et le jour vous font mal. Votre sang échauffé et votre cerveau appesanti ne sont plus propres à recevoir la vie salutaire qui circule dans la nature. Le ciel vous oppresse au lieu de vous réjouir.

Il est réellement impossible de résumer toutes les inquiètes ambitions qui ont tourmenté M. de Balzac. Il n’est point de grand homme dont il n’ait envié la gloire, point d’entreprise qu’il n’ait faite pour atteindre à je ne sais quelle chimérique domination. Ainsi, dans l’année où parut, je crois, Un grand Homme de province à Paris, en 1839, il y eut, à une cour d’assises de petite ville, un procès criminel dont le public s’occupa avec cette curiosité naïvement passionnée que ces sortes d’affaires éveillent dans toutes les classes de la société. Qu’imagina M. de Balzac ? Il voulut attacher son nom, comme le défenseur de Calas, à une cause célèbre, et il fit imprimer un plaidoyer à obscurcir l’innocence la plus évidente, tant il était effroyablement diffus. Heureusement pour l’auteur de Vautrin, qu’il put calmer sa conscience par le raisonnement renfermé dans cette phrase que se répète plus d’un médecin en revenant de voir mourir un de ses malades : « Rien ne pouvait aggraver son état, car il était condamné d’avance. » Son homme mourut entre ses mains en se justifiant à peine du crime dont on voulait à toute force le disculper. Si j’ai rappelé ce souvenir où sont déplorablement mêlés le grotesque et le lugubre, c’est pour montrer dans quelles fausses voies l’ambition peut pousser les hommes les plus spirituels quand elle n’est dirigée ni par les prudens conseils du tact, ni par les promptes et sûres inspirations du génie. Si cependant M. de Balzac n’avait fait que céder à un amour désespéré de la gloire, peut-être n’eût-il point gaspillé aussi promptement tous les trésors de son esprit. Malheureusement, à ce mobile s’en joignait un autre qui hâta encore la ruine de son talent.

Dieu nous préserve de chercher jamais dans la vie des écrivains autre chose que ce qu’ils veulent eux-mêmes nous montrer ! Qu’un roman soit destiné aux affaires d’argent ou aux affaires de cœur, à dénouer une intrigue amoureuse ou à satisfaire un créancier, c’est le secret de celui qui l’a écrit ; mais si le romancier veut, comme il a le droit de le vouloir, que ce secret soit respecté, qu’il n’explique pas lui-même les actes de son existence littéraire par ses infortunes d’amant ou de débiteur. M. de Balzac n’a pas su s’imposer cette réserve. C’est d’après les aveux qu’il fait en tête du Père Goriot et du Lys dans la vallée, que nous mettrons le besoin d’argent au nombre des causes de sa fécondité ; on devine ce que peut produire une fécondité puisée à de pareilles sources. La naissance du roman feuilleton fut une des plus funestes occurrences de sa vie. L’établissement dans la littérature d’un commerce ayant ses débouchés quotidiens, comme le commerce de draps et de coton, devait sourire à un homme pressé du désir ou tout au moins du besoin de gagner. M. de Balzac devint un des auteurs les plus actifs de ce nouveau genre d’industrie. Il fit mieux que de publier des romans coup sur coup, il publia plusieurs romans à la fois ; il faudrait une forte dose de patience pour dresser une simple statistique des ouvrages qu’il a fait paraître dans ces derniers temps. Il est une œuvre pourtant que nous avons remarquée au milieu de toutes ces œuvres, c’est le Curé de Village. Le Curé de Village, ainsi que l’auteur le déclare dans sa préface et comme le titre suffirait à l’indiquer, est destiné à servir de pendant au Médecin de Campagne. On y retrouve les mêmes rêveries humanitaires dans la même phraséologie, Comme un rayon de soleil colore des nuées et y fait apparaître pour les yeux mille brillans mirages, le foyer de poésie que possède M. de Lamartine jette sur les idées vagues, indécises et confuses amoncelées dans Jocelyn, mille éclatantes splendeurs dont l’imagination est charmée. Qu’on se représente ces idées sans les prestiges d’un art divin, et on aura les nuées sans soleil, c’est-à-dire un brouillard humide, épais et glacé au milieu duquel on se perd et l’on se morfond. Eh bien ! c’est ce brouillard qu’on rencontre à chaque instant dans le Curé de Village. Il y a dans le premier volume de ce livre une action qui offre de l’intérêt et quelques-unes de ces vivantes peintures comme l’auteur d’Eugénie Grandet en savait faire dans ses bons jours ; mais le second volume est marqué sur chacune de ses pages du triste cachet des œuvres avortées. M. de Balzac y veut décrire les grands spectacles de la nature, et c’est là ce qui lui est aussi impossible que de soulever les grandes questions de la morale. Ce qui manque à son esprit, c’est l’élévation, c’est cette intelligence des vastes horizons qui permet à un poète de faire une épopée au lieu d’une élégie, à un peintre de faire une fresque au lieu d’un tableau de chevalet. Il a reçu le don de peindre ce qui lui est nécessaire pour encadrer les scènes qu’il lui est permis de composer. S’il veut représenter une famille de paysans devant une chaumière, il saisira jusqu’aux moindres nuances du lierre qui grimpe autour des murailles, il n’oubliera ni la cage où chante la pie, ni la mare où nagent les canards, ni même le fumier qu’escaladent les poules : il saura rendre avec d’incroyables finesses de pinceau tous les objets qui entourent ses personnages ; mais ce qui termine les grands tableaux, la mer, les forêts, les montagnes, les belles lignes de peupliers, il ne lui sera jamais donné de le comprendre et de le reproduire.

Le Curé de Village, malgré les défauts qu’il est si facile d’y relever, méritait une sorte d’attention, parce que c’est peut-être le dernier livre de M. de Balzac où l’on trouve des indices de travail consciencieux ; car je ne crois pas qu’il faille attribuer à l’étude le style pénible et tourmenté dans lequel sont écrits ses autres romans. Il est des orateurs qui improvisent avec abondance dans un langage obscur et confus ; M. de Balzac court comme eux sans s’inquiéter des phrases boiteuses qu’il pousse devant lui. Ursule Mirouët, Une ténébreuse Affaire, Albert Savarus, appartiennent à la pire espèce des œuvres littéraires, à l’espèce médiocre et négligée. Chez les écrivains qui s’abandonnent à la vie du feuilleton, la vanité se fait complice de l’intérêt ; on se croit un talent capable de résister à tous les dissolvans. M. de Balzac, qui a fait tant d’études physiologiques, devrait savoir que l’organisation intellectuelle surpasse encore l’organisation animale en effrayante fragilité. Au moins le roman feuilleton aurait-il exercé une influence salutaire sur l’auteur du Livre mystique, s’il l’avait réconcilié avec son époque en le délivrant de ses prétentions à être un des martyrs de la pensée ; mais, tant que M. de Balzac ne se sera point fait voter par les chambres ce traitement de maréchal de France qu’il réclama si hautement un jour, il conservera contre son siècle une douloureuse indignation. L’industrie ne l’a point guéri de ses blessures ; il l’a considérée sous l’aspect que son imagination attristée prête à toutes les choses humaines. Quinola nous a fait entendre les plaintes d’un grand industriel méconnu. Il n’est pas besoin de rappeler comment fut accueilli ce drame, où se retrouve la morale de Vautrin.

Il paraît évident maintenant que M. de Balzac ne peut point chausser le brodequin comique sans tomber. Il en est des chutes qu’on fait au théâtre comme de toutes les chutes possibles : on se relève de bonne grace en tâchant de mettre les rieurs de son côté par sa belle humeur, ou l’on se relève sombre et courroucé, promenant des regards pleins d’anathèmes sur tous ceux qu’on croit surprendre avec une physionomie railleuse ; c’est de cette dernière façon que M. de Balzac s’est relevé. Il a voulu que le public apprît toute la puissance du génie qu’il venait d’outrager, et il a entrepris la publication gigantesque de la Comédie humaine. La Comédie humaine est accompagnée d’une préface où nous sont expliqués les mystères d’un travail immense de création que jusqu’alors nous avions eu sous les yeux sans parvenir à le comprendre. M. de Balzac a conçu le plan d’une œuvre qui embrasse à la fois l’histoire et la critique de la société, l’analyse de ses maux et la discussion de ses principes ; ce sont là ses propres expressions. Long-temps il n’a point daigné nous expliquer ce plan, qu’il n’a jamais perdu de vue ; seulement, quand on adressait un reproche à une de ses œuvres, il souriait dédaigneusement, comparant en lui-même ceux qui le blâmaient à des hommes qui reprendraient un architecte, dont les conceptions leur seraient inconnues, sur sa façon de poser ses premières pierres. À présent que son monument est presque achevé, que nous pouvons, en levant la tête et en nous tenant à distance, embrasser l’ensemble de l’édifice, il nous permet enfin un jugement dans lequel il consent à nous guider. M. de Balzac se jette alors dans un dédale de dissertations où je ne prétends certes pas le suivre : il parle de Geoffroy Saint-Hilaire et de Cuvier, de Kant, de Leibnitz et de Bossuet. Il examine la religion, le code civil et tous les systèmes de philosophie qui se sont succédé depuis que l’humanité s’est surprise à penser. Il n’est pas un de ses livres qui, à notre insu, n’ait confirmé ou combattu quelque illustre opinion. En lisant le Père Goriot ou la Vieille Fille, on lisait sans s’en douter une réfutation de Bacon ou de Montesquieu. L’auteur de Vautrin et de Quinola cite, en disant qu’il s’y est toujours conformé, le précepte de M. de Bonald : « Un écrivain doit se regarder comme un instituteur des hommes. » On l’a accusé d’immoralité ; mais c’est le reproche qui fut adressé également à Socrate et à Jésus-Christ. Une pareille préface n’est-elle point la fatale conclusion de toute la vie de M. de Balzac ? Son orgueil, en croissant toujours, a fini par l’amener au point où nous le voyons aujourd’hui. D’abord il n’avait la prétention que d’être un romancier comme Richardson ou Walter Scott, et c’était une prétention qu’il pouvait rendre légitime ; puis il a voulu être Saint-Martin, puis il a voulu être Beaumarchais ; puis enfin toutes ces ambitions ne lui ont pas suffi, il a rêvé la gloire de Dante : il a prétendu attacher son nom à un de ces monumens impérissables destinés à rester debout au milieu des débris du siècle qui les voit s’élever. La difficulté était de trouver des matériaux pour ce monument ; M. de Balzac a imaginé de construire sa nouvelle œuvre avec toutes les œuvres qu’il avait produites déjà. Le ciment qui doit réunir tous ces fragmens dissemblables, c’est ce merveilleux titre de la Comédie humaine. Grace à ce titre, les ouvrages qu’il a pu faire autrefois pour obéir à ses caprices d’artiste, et ceux que, d’après ses confessions, il fit pour obéir à ses créanciers, se trouvent tous avoir un même but qui en fait une épopée colossale, soumise dans toutes ses parties aux lois de l’unité. Quand M. de Balzac a eu entassé ainsi dans un ordre mystérieux ses romans sur ses romans, il a été ébloui par la grandeur de l’édifice qui se dressait devant lui, et c’est alors qu’il a écrit cette prodigieuse préface, où, de progression en progression, il arrive à marquer sa place parmi les législateurs de l’humanité. Malheur aux gens qui ne s’inclineront pas devant cette nouvelle chaire de morale ! Ceux qui calomnient la Physiologie du Mariage auraient calomnié le Phédon et l’Évangile. En vérité, toutes ces extravagances ont quelque chose qui est encore plus douloureux que grotesque, lorsqu’on songe au talent réel que M. de Balzac dépense dans de pareilles rêveries. Au moins, si la Comédie humaine était, comme Vautrin ou Quinola, une entreprise dont le sort se décide en quelques heures ; mais non : en supposant contre toute probabilité que M. de Balzac doive renoncer un jour à la chimère qu’il caresse à présent, il lui faudra plus d’une année pour arriver à ce sage parti, et, pendant ce temps, qui sait s’il n’aura pas réalisé l’effrayant engagement qu’il prend dans sa préface de nous donner la Pathologie de la vie sociale, l’Anatomie des corps enseignans et la Monographie de la Vertu ?

Aucune époque, je crois, n’a vu plus de tentatives ambitieuses que la nôtre. Heureusement que ces entreprises sont déjouées par le bon sens public. Depuis douze ans, quelquefois vaincu, bien plus souvent victorieux, le bon sens a soutenu en France une magnifique lutte. Il a combattu les maximes séditieuses en matière littéraire comme en matière de gouvernement et de morale. Nous lui devons le maintien de notre langue comme nous lui devons le maintien de nos institutions. L’arme qui a le plus contribué à ses victoires, c’est la raillerie, cette raillerie vive, prompte et sûre, que la comédie jouée devant nous par toutes les vanités qu’ont mises en jeu nos débats politiques a éveillée chez presque tous les esprits. Cette arme a fait à M. de Balzac des blessures auxquelles il succombe aujourd’hui : elle l’a attaqué dans sa pensée tour à tour mystique, pédantesque et graveleuse ; elle l’a attaqué dans son style obscur, précieux, diffus, chargé d’expressions scientifiques et de mots forgés. Aussi M. de Balzac se plaint-il avec amertume des progrès que l’esprit railleur a faits dans les masses. Il faut laisser ces plaintes à ceux qui ont, comme lui, leurs raisons pour les faire. Où en serions-nous, à une époque où des novateurs se sont efforcés de détruire tous les principes, même les principes du langage, si les spectateurs de ces dangereux efforts n’avaient pas eu pour les arrêter un sourire mille fois plus puissant que la menace et le courroux ? La raillerie est la sauvegarde de notre société, telle que l’a faite la douceur croissante des mœurs ; c’est un glaive invisible qui vaut souvent mieux que la grande épée qu’on place auprès du livre de la loi. Le bon sens guidé par la raillerie a fait autrefois la gloire de Molière ; aujourd’hui le bon sens se trouve plutôt dans le public que parmi les écrivains ; espérons pourtant qu’il n’a point abandonné notre littérature, et qu’il nous fera oublier un jour tant de phrases pesantes, boursoufflées, ténébreuses, par quelques pages écrites avec cet attrait de vivacité, de clarté et de grace, qui distingue l’esprit sain et agile qu’on a nommé l’esprit français.


G. de Molènes.