Simon
SimonJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 6 (p. 10-14).
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V.

Pendant qu’à la faveur des ombres de la nuit, et en suivant un chemin dont le comte avait conservé le plan dans un des mille recoins de sa méthodique mémoire, les voyageurs longeaient le village et se glissaient incognito vers la demeure de M. Parquet ; l’avoué, monté sur sa mule et portant sa fille en croupe, revenait aussi à Fougères, murmurant un peu contre l’activité inquiète de son hôte.

« Après tout, disait-il à la mélancolique mademoiselle Bonne, j’approuve fort le bon sens qu’il a eu de se soustraire à la cérémonie grotesque qu’on lui réservait, mais, quant à moi, j’aurais voulu voir cela, ne fût-ce que pour me désopiler un tant soit peu la rate. Ce Fougères est un bon diable, pas trop ridicule, et ne manquant pas de sens à certains égards. Mais quand, après tout, il aurait essuyé les salves d’artillerie du village avec leurs fusils sans batteries, quand il aurait avalé la harangue du maire, celle du curé et celle du garde champêtre, ce n’eût pas été trop payer le bonheur qu’il a eu de ne perdre que cent mille francs sur son marché. Le pauvre comte ! il était bien tranquille et bien heureux là-bas dans son pays d’Istrie, où il vendait de la belle et bonne chandelle, d’excellent amadou, du savon, du poivre…, car, il ne faut pas gazer, notre cher comte était épicier. Qu’on appelle ce commerce-là comme on voudra, et qu’on y gagne tout l’argent du monde, ce n’est pas moins le même commerce que fait en petit la mère L’Oignon à Fougères.

— Comment, épicier ! reprit naïvement mademoiselle Parquet j’avais cru lui entendre dire qu’il était armateur

— Eh ! sans doute, armateur en épiceries. Eh ! mon Dieu ! à présent il va faire le commerce des bestiaux. Je ne sais pas lequel est moins noble du mouton ou de sa graisse, du bœuf ou de sa corne, de l’abeille ou de son miel. Cependant ces gens-là s’imaginent que la propriété d’une terre les relève, surtout quand il y a quelque vieux pan de muraille armoriée qui croule sur le bord d’un ravin. Jolie habitation, ma foi ! que celle du château de Fougères ! Avant de la rendre supportable, il lui faudra encore dépenser cinquante mille francs. Je parie qu’il avait là-bas une bonne maison bien close et bien meublée, sur la vente de laquelle il aura perdu moitié, dans son empressement de revoir ses tourelles lézardées et ses belles salles délabrées, où les rats tiennent cour plénière.

— Il m’a pourtant semblé, reprit Bonne, être un homme dégagé de tous ces vieux préjugés.

— Est-ce que tu le crois sincère ? répondit vivement M. Parquet. Il se peut qu’il aime l’argent, et j’ai cru m’en apercevoir, malgré la sottise qu’il a faite de racheter son fief… mais sois sûre qu’il est encore plus vaniteux que cupide. Quand tu verras un noble cracher sur son blason, souviens-toi de ce que je te dis, Bonne, tu verras ton père travailler gratis pour les riches.

— Avez-vous fait attention à sa fille, mon père ? dit mademoiselle Parquet en sortant d’une sorte de rêverie.

— Eh ! eh ! si j’avais seulement une trentaine d’années de moins, j’y ferais beaucoup d’attention. Ce n’est pas qu’il faille croire les mauvaises plaisanteries de nos amis, Bonne, entends-tu ? J’ai toujours été un homme sage et donnant le bon exemple ; mais je veux dire que mademoiselle de Fougères est une gaillarde bien tournée et qui a une paire d’yeux noirs… Je n’ai jamais vu d’yeux aussi beaux, si ce n’est lorsque Jeanne Féline avait vingt-cinq ans.

— Il y a longtemps de cela, mon père, interrompit Bonne en souriant.

— Eh ! sans doute, il y a longtemps, répondit l’avoué. Je n’avais que quinze ans alors. Je la regardais lorsqu’elle allait à l’église ; c’était un ange, belle comme mademoiselle de Fougères, et bonne comme toi, ma fille.

— Et croyez-vous, mon père, que mademoiselle de Fougères ne soit pas aussi bonne qu’elle est belle ?

— Oh ! cela, je n’en sais rien ; si elle est bonne, c’est de trop : car elle a de l’esprit comme un diable et tout le jugement qui manque à son père.

— Elle ne me paraît pas approuver beaucoup son obstination à revoir Fougères, et le séjour de notre village paraît la tenter médiocrement, » ajouta mademoiselle Bonne.

Tandis que le père et la fille devisaient ainsi, la mule, arrivée à la porte du logis, s’était arrêtée, et M. Parquet, en mettant pied à terre pour ouvrir cette porte et en cherchant les clefs dans ses poches, continuait la conversation sans faire attention à Simon Féline, qui était à deux pas de lui, appuyé contre la haie de son jardin.

« Sans doute médiocrement, répétait l’ex-procureur. Une fille de cet âge-là, qu’on amène en France, doit avoir laissé sur la rive étrangère quelque damoiseau épris d’elle. Si j’avais été le galant d’une si belle créature, je ne me la serais pas laissé enlever.

— Est-ce votre avis en pareille matière, monsieur Parquet ? dit Simon en souriant.

— Au diable, grommela M. Parquet. Oh ! bonsoir, voisin Simon, répondit-il ; vous écoutiez ? Vraiment, pensa-t-il en faisant entrer dans sa cour le mulet qui portait Bonne, je ne viendrai donc jamais à bout de me persuader que je suis vieux et que ma fille est jeune ? Ah ! qu’il est difficile de parler convenablement à une fille dont on est le père. »

Tandis que M. Parquet donnait des ordres à l’écurie, mademoiselle Bonne en donnait à la cuisine, et s’occupait avec activité de préparer le lit et le souper de ses hôtes. Ils arrivèrent peu d’instants après. Ce n’était pas un petit embarras pour l’avoué que d’héberger ces illustres personnages à la ville et à la campagne. La maison du village était très-petite ; cependant elle était très-confortable, comme tout ce qui devait contribuer à embellir l’existence de M. Parquet. M. Parquet était à la fois le plus poétique et le plus positif de tous les hommes. Quand il avait les pieds bien chauds, un fauteuil bien mollet, une table bien servie, de bon vin dans un large verre, il était capable de s’attendrir jusqu’aux larmes, et de déclamer un sonnet de Pétrarque en regardant du coin de l’œil la vieille Jeanne Féline, occupée gravement à tourner son rouet sur le seuil de sa porte. Quoiqu’il fût encore actif, alerte, bien qu’un peu gros, et préservé de toute infirmité, il prenait parfois le ton plaintif et philosophique pour célébrer en petits vers, dans le goût de La Fare et de Chaulieu, la solennité de la tombe, qui s’entr’ouvrait pour le recevoir, et sur le bord de laquelle il voulait encore effeuiller les roses du plaisir.

Mais le mérite de M. Parquet ne se bornait pas à l’aimable humeur d’un vieillard anacréontique. C’était un homme généreux, un ami sincère, un voisin cordial, et, qui plus est, un homme d’affaires voué, depuis le commencement de sa carrière, au culte de la plus stricte probité. Il avait trop d’esprit et de sens pour n’avoir pas su arranger sa vie de manière à contenter les autres et soi-même. Sa grande pratique, sa profonde et impitoyable connaissance des roueries de la procédure, et son activité infatigable, en avaient fait, dans la province, l’homme de sa classe le plus important et le plus recherché. À ces talents il joignait, tant bien que mal, celui de la parole ; car M. Parquet cumulait les fonctions d’avoué et celles d’avocat. Il s’exprimait en bons termes, pérorait avec abondance, et dans les affaires civiles, grâce à une dialectique serrée et à une obstination puissante, il était presque toujours sûr du succès. Il est vrai qu’au criminel il produisait des effets de moins bon aloi. Comme tout avocat de province, il aimait de passion les discours de cour d’assises ; c’est l’occasion d’arrondir des périodes sonores, et de lancer des métaphores chatoyantes. Les juges et le gros public en étaient émerveillés ; les dames de la ville pleuraient à chaudes larmes, et pendant trois jours, maître Parquet, rouge et bouffi, conservait dans son ménage l’accent emphatique et le geste théâtral. Il faut avouer que, dans cet état d’irritation et de triomphe, il était beaucoup moins aimable que de coutume. Il s’enivrait de ses propres paroles et tombait dans des divagations un peu trop prolongées ; ou bien il se maintenait dans un état de colère factice qui faisait trembler ses chiens et ses servantes. À l’entendre alors demander son café d’une voix tonnante, ou s’emporter, à la lecture du journal, contre les abus de la tyrannie, on l’eût pris pour un Cromwell ou pour un Spartacus. Mais mademoiselle Bonne, qui connaissait son caractère, s’en effrayait fort peu, et ne craignait pas de l’interrompre pour lui dire :

« Mon père, si tu parles si fort, tu seras enroué demain matin et tu ne pourras pas plaider.

— C’est vrai, répondait l’excellent homme avec douceur. Ah ! Bonne, le ciel t’a placée près de moi comme un ange gardien, pour me préserver de moi-même. Fais-moi taire et emporte les liqueurs. Que sommes-nous sans les femmes ? des animaux cruels, livrés à de funestes emportements. Mais elles ! comme des divinités bienfaisantes, elles veillent sur nous et adoucissent la rudesse de nos âmes ! Allons, Bonne, laisse-moi m’attendrir, et verse-moi encore un peu d’anisette.

— Non, mon père, c’est assez, disait la jeune fille ; vous avez déjà mal à la gorge.

— Ô mon enfant ! reprenait l’avocat d’une voix plaintive et d’un regard suppliant, refuseras-tu les consolations du dieu de l’Inde et de la Thrace à un vieillard infortuné dont les forces s’éteignent ? Vois, ma tête s’affaiblit et se penche vers la tombe, ma voix tremblante se glace dans mon gosier par l’effet de l’âge et du malheur… »

Si, au milieu de ces lamentations élégiaques, un client importun venait interrompre maître Parquet, il bondissait comme un lion sur son fauteuil, et s’écriait d’une voix de stentor :

« Laissez-moi tranquille, laissez-moi jouir de la vie ; je vous donne tous au diable ! Je ne veux pas entendre parler d’affaires quand je dîne. »

Cependant, si quelque lucrative occasion se présentait, ou s’il s’agissait de rendre service à un ami, maître Parquet revenait à la raison comme par enchantement. Toujours sage dans sa conduite et entendant bien ses intérêts, toujours bon et prêt à se dévouer pour les siens, il passait des fumées du souper aux subtilités de la chicane avec une aisance merveilleuse. Quelques-uns de ceux qui ne le connaissaient qu’à demi le croyaient égoïste, parce qu’ils le voyaient sensuel. Ils ne saisissaient qu’un côté de cet homme richement organisé pour jouir de la vie, jaloux d’associer les autres à son bonheur, et prêt à quitter les douceurs du coin du feu afin d’avoir la volupté d’y revenir, le cœur rempli du témoignage d’une bonne action. C’est ainsi qu’il était épicurien, disait-il gaiement. Il pratiquait en grand la doctrine.

Du reste, quand il avait affaire aux fripons ou aux ladres, c’était le plus fin matois et le plus impitoyable écorcheur qu’eût jamais enfanté son ordre. Autant il se montrait modeste et généreux envers les pauvres, autant il rançonnait les riches. À l’égard des avares, il était sardonique jusqu’à la cruauté. Il avait coutume de dire que l’argent du pauvre n’avait pour lui qu’une mauvaise odeur de cuivre ; mais le cuivre même du mauvais riche avait une couleur d’or qui l’affriandait.

Ce n’était donc pas par déférence pour son rang ni par pur esprit d’hospitalité qu’il se faisait l’homme d’affaires et l’aubergiste du comte de Fougères. Sans flatter ses travers, il avait le bon goût de ne point les choquer, et disait tout bas à sa fille que cet homme devait avoir les poches pleines de sequins de Venise, dont il ne lui serait pas désagréable de connaître l’effigie. Bonne, dont le rôle était plus désintéressé, regardait comme un point d’honneur de recevoir convenablement ses hôtes, et surtout de montrer à mademoiselle de Fougères qu’elle possédait à fond la science de l’économie domestique. La candide enfant s’imaginait que, dans toutes les positions de la vie, les soins du ménage sont la gloire la plus brillante de la femme. Mais, hélas, la jeune étrangère ne s’apercevait pas seulement de la manière dont le linge était blanchi et parfumé. Elle n’accordait pas la plus légère marque d’admiration à la cuisson des confitures. Elle se contentait de dire, en prenant la main de Bonne, chaque fois qu’elle lui présentait quelque chose : «C’est bon, c’est bien. On est bien chez vous ; vous êtes bonne comme un ange ; » et la fille de l’avoué, étonnée de ce ton brusque et affectueux, ne pouvait s’empêcher d’aimer l’Italienne, bien qu’elle renversât toutes ses notions sur l’idéal de la sympathie.

M. Parquet, ayant appris, de la bouche de M. de Fougères, sa rencontre et sa connaissance avec Simon Féline, voulut, moins pour faire honneur à son hôte que pour se désennuyer d’une société qui le gênait un peu, aller chercher son voisin et le faire souper chez lui ; mais il ne put y déterminer Simon. Le jeune républicain eût trop craint de paraître rechercher la faveur du puissant.

« Je sais que le seigneur est affable, répondit-il aux instances de Parquet, mais je sens que j’aurais de la peine à l’être autant que lui ; et n’étant pas disposé à lui accorder une dose de bienveillance égale à celle qu’il me jette à la tête, je crois qu’il est bon que nos relations en restent là. »

Parquet fut obligé d’aller dire à M. de Fougères que son jeune ami, fatigué d’avoir chassé tout le jour, était déjà couché et endormi. On se mit à table ; mais, malgré les soins que l’on avait pris pour cacher l’arrivée du comte, il n’était pas possible qu’un aussi grand événement fût ignoré tout un soir, et une députation de villageois, ayant en tête le garde champêtre, orateur fort remarquable, se présenta à la porte et frappa de manière à l’enfoncer jusqu’à ce qu’on eût pris le parti de capituler et d’écouter le compliment. Après ceux-là arriva une seconde bande avec les violons, la cornemuse et les coups de pistolet ; puis un choeur de dindonnières qui chanta faux une ballade en quatre-vingt-dix couplets dans le dialecte barbare du pays, et présenta des bouquets à mademoiselle de Fougères. Enfin, l’arrière-garde des polissons et des goujats, qui s’attendaient bien à prendre la truelle pour recrépir le vieux château, ferma la marche avec des brandons, des pétards et des cris de joie à faire dresser les cheveux sur la tête. Par émulation, le sacristain courut sonner les cloches, tous les chiens du village se mirent à pousser des hurlements affreux auxquels répondirent du fond des bois tous les loups de la montagne. Jamais, de mémoire d’homme, on n’avait entendu un pareil vacarme dans le vallon de Fougères. En vain le comte supplia qu’on lui épargnât ces honneurs ; en vain le procureur furieux menaça de faire jouer la pompe-arrosoir de son jardin sur les récalcitrants ; en vain les deux demoiselles se barricadèrent dans leur chambre pour échapper au bruit et à l’ennui de ces adorations. On vit dans cette mémorable soirée combien l’amour des peuples est ardent pour ses maîtres quand il ne les connaît pas. Les pétards, le désordre et les chants se prolongèrent bien avant dans la nuit. Le comte avait donné de l’argent qu’on alla boire au cabaret. Personne ne put dormir dans le village. La mère Féline en eut un peu de mécontentement, et Simon en témoigna beaucoup d’humeur.

Simon se leva au point du jour et alla chercher, dans les retraites les plus désertes des ravins, le repos et le silence que la présence des étrangers avait chassés du village. Dans ses rêves de philosophie poétique, l’état rustique lui avait toujours semblé le plus pur et le plus agréable à Dieu ; lorsque, dans les villes, il avait été choqué des désordres et de la corruption des hommes civilisés, il avait aimé à reporter sa pensée sur ces paisibles habitants de la campagne, sur ce peuple de pâtres et de laboureurs qu’il voyait au travers de Virgile et de la magie des souvenirs de l’enfance. Mais à mesure qu’il avait avancé dans les réalités de la vie, de vives souffrances s’étaient fait sentir. Il voyait maintenant que, là comme ailleurs, l’homme de bien était une exception, que les turpitudes que l’on ne pouvait commettre faute de moyens d’exécution étaient effectivement les seules qu’on ne commît pas ; que ces hommes grossiers n’étaient pas des hommes simples, et que cette vie de frugalité n’était pas une vie de tempérance. Il en était vivement affecté, et par instants sa douleur tournait à la colère et à la misanthropie.

C’est une crise grave, une épreuve terrible dans la destinée d’un jeune homme, que cette époque de transition entre les beaux rêves de l’adolescence contemplative et les expériences tristes de la vie d’action ! Presque tous ceux qui la subissent y succombent. Il faut une âme forte et riche en générosité pour résister au découragement qui naît de la déception. Les esprits faibles, en pareille occasion, se dégradent et se corrompent ; les imaginations vives et superbes s’endurcissent et se dessèchent. Il n’appartient qu’aux hommes d’intelligence et de coeur de résister à la tentation qu’ils éprouvent de haïr ou d’imiter la foule, au besoin de se détacher de l’humanité par le mépris, ou de se laisser choir à son niveau par l’abrutissement. Simon sentit qu’il fallait combattre de toute sa force l’amertume empoisonnée de ce calice. Son organisation ardente lui eût ouvert assez volontiers l’accès du vice ; son intelligence élevée lui eût également suggéré le dédain de ses semblables. Sa perte était imminente, car il était de ces hommes qui ne peuvent se perdre à demi. Il n’avait pas à choisir entre le rôle de la sensualité qui se vautre dans le bourbier et celui de la raison orgueilleuse qui s’en prend à Dieu et aux hommes de sa chute. Il lui fallait jouer ces deux rôles à la fois, sans pouvoir abjurer une des deux faces de son être. Heureusement, il en possédait une troisième, la bonté du cœur, le besoin d’amour et de pitié. Celle-là l’emporta. C’est elle qui lui fit verser des larmes abondantes au fond des bois, et qui lui donna la force d’y rester pour ne pas voir la sottise et l’avilissement de ses concitoyens, pour n’être pas tenté de maudire ce qu’il ne pouvait empêcher.

Il prit le parti d’aller voir un parent qui demeurait dans la montagne. Il fit ce voyage à pied, le long des ravins, lits desséchés des torrents d’hiver. Il resta plusieurs jours absent, et, quand il revint au village, M. de Fougères était parti. Depuis cette époque jusqu’au printemps suivant, le comte habita la ville. Il y loua une maison et y reçut toute la province. Il trouva la même servilité dans toutes les classes. Il était riche, sagement honorable, et, pour des dîners de province, ses dîners ne manquaient pas de mérite. Il était en outre assez bien en cour pour faire obtenir de petits emplois à des gens incapables, ou pour prévenir des destitutions méritées par l’inconduite. Les créatures servent mieux la vanité que les amis. M. de Fougères put bientôt jouir d’un grand crédit et de ce qu’on appelle l’estime générale, c’est-à-dire l’instinct de solidarité dans les intérêts bourgeois. Dès le lendemain de son arrivée à Fougères, il avait mis les ouvriers en besogne. Comme par esprit de représailles, la maison blanche des frères Mathieu avait été convertie en grange, et les greniers à blé du château redevenaient des salles de plaisance. Les grosses réparations furent peu considérables ; la carcasse du vieux donjon était solide et saine. Les maçons furent employés à relever les tourelles qui pouvaient encore servir de communs autour du préau, à déblayer les ruines qui gênaient, à rétrécir et à régulariser autant que possible l’ancienne enceinte. Avec tous ces soins on réussit à faire du château un logis assez laid, fort incommode encore, très-froid, mais vaste, et meublé avec une richesse apparente. Comme on vit passer beaucoup de dorures et d’étoffes hautes en couleur, on ne manqua pas de dire d’abord que M. de Fougères déployait un luxe éblouissant ; mais un connaisseur eût facilement reconnu que, dans tous ces objets de parade, il n’y avait aucune valeur réelle. M. de Fougères tenait, dans ses choix, ce milieu entre l’ostentation des anciens nobles et l’économie du marchand d’épices. Il eut pendant ce semestre une vie très-agitée et qui semblait convenir exclusivement à ses habitudes de tracasserie commerciale. Il allait de Paris à Guéret, de Limoges à Fougères, avec autant de facilité que ses ancêtres eussent été de leur chambre à coucher à la tribune de leur chapelle. Il achetait, il revendait, il spéculait sur tout ; il étonnait ses fournisseurs par sa finesse, sa mémoire et sa ponctualité dans les plus petites choses. On s’aperçut bientôt dans le pays qu’il n’y avait pas tant à gagner avec lui qu’on se l’était imaginé. Il était impossible de le tromper ; et quand il avait supputé, à un centime près, la valeur d’un objet, il déclarait généreusement que le gain du marchand devait être de tant. Ce tant, tout équitable qu’il était, la plume à la main, était si peu de chose au prix de ce qu’on avait espéré arracher de sa vanité, qu’on était fort mécontent. Mais on n’osait pas le dire : car on voyait bien que le comte était encore généreux (retiré des affaires comme il l’était) de discuter tout bas les secrets du métier et de ne pas les révéler à ses pareils. À ces vexations honnêtes, il joignait les formes d’une obséquieuse politesse contractée en Italie, le pays des révérences et des belles paroles. Les mauvais plaisants de l’endroit prétendaient que lorsqu’on allait lui rendre visite, dans la précipitation avec laquelle il offrait une chaise et sa protection, il lui arrivait souvent encore de faire à la hâte un cornet de papier pour présenter la cannelle ou la cassonade qu’il était habitué à débiter. Du reste, on le disait bon homme, serviable, incapable d’un mauvais procédé. On avait espéré trouver en lui un supérieur avec tous les avantages y attachés. Il fallait bien se contenter de n’avoir affaire qu’à un égal. Les ouvriers de Fougères employés à la journée étaient les plus satisfaits ; ils étaient surveillés de près, à la vérité, par des agents sévères, mais ils avaient leurs deux sous d’augmentation de salaire, et chaque fois que le comte venait donner un coup d’œil aux travaux, ils avaient copieusement pour boire. Il eût pu avoir tous les vices, on l’eût porté en triomphe s’il l’eût voulu.

Quant à mademoiselle de Fougères, on n’en disait absolument rien, sinon que c’était une très-belle personne, ne parlant pas français. On attribuait à cette ignorance de la langue sa réserve et son absence de liaison avec les femmes du pays. Cependant quelques beaux esprits, qui prétendaient savoir l’italien, ayant essayé de lier conversation avec elle, ne l’avaient pas trouvée moins laconique dans ses réponses. M. de Fougères, qui semblait inquiet lorsqu’on parlait à sa fille, non de ce qu’on lui disait, mais de ce qu’elle allait répondre, cherchait à pallier la sécheresse de ses manières en disant aux uns qu’elle était fort timide et craignait de faire des fautes de français ; aux autres, qu’elle n’était pas habituée à parler l’italien, mais le dialecte de Venise et de Trieste.

Simon, pressé par M. Parquet de faire son début au barreau, s’en abstint pendant tout l’hiver. Ce ne fut chez lui ni l’effet de la paresse ni celui du dégoût. Le métier d’avocat lui inspirait, il est vrai, une extrême répugnance, mais il ne voulait pas se soustraire à la tâche pénible de la vie. Aux heures où les flatteries de l’ambition faisaient place au spectacle de la nécessité aride, quand cette montagne d’ennuis et de misères s’élevait entre lui et le but inconnu et chimérique peut-être de ses vagues désirs, il se raidissait contre la difficulté et comparait sa destinée au calvaire que tout homme de bien doit gravir courageusement, sans se demander si le terme du voyage sera le ciel ou la croix, la potence ou l’immortalité.

Le retard qu’il voulait apporter à ses débuts ne fut fondé d’abord que sur le besoin de repos physique et intellectuel, puis sur la crainte de n’être pas suffisamment éclairé touchant les devoirs de sa nouvelle profession. Il avait jusque-là étudié la lettre des lois ; maintenant il en voulait pénétrer l’esprit, afin de l’observer ou de le combattre, selon qu’il conviendrait à sa conscience et à sa raison de le faire. Enfermé dans sa cabane, durant les soirs d’hiver, avec les livres poudreux que lui prêtait M. Parquet, il lisait quelques pages et méditait durant de longues heures. Son imagination se détournait bien souvent de la voie et faisait de fougueux écarts dans les espaces de la pensée. Mais ces excursions ne sont jamais sans fruit pour une grande intelligence, elle y va en écolier, elle en revient en conquérant. Simon pensait qu’il y a bien des manières d’être orateur, et que, malgré les systèmes arrêtés de M. Parquet sur la forme et sur le fond, chaque homme doué de la parole a en soi ses moyens de conviction et ses éléments de puissance propres à lui-même. Ennemi-né des discussions inutiles, il écoutait les leçons et les préceptes de son vieil ami avec le respect de la jeunesse et de l’affection ; mais il notait, dans le secret de sa raison, les objections qu’il eût faites à un disciple, et renfermait le secret de sa supériorité autant par prudence que par modestie. Une seule fois, il s’était laissé aller à discuter un point de droit public, et Parquet, frappé de la hardiesse de ses opinions, s’était écrié : « Diable ! mon cher ami, quand on pense ainsi, il ne faut pas le dire trop tôt. Avant de faire le législateur, il faut se résoudre à être légiste. Si un homme célèbre se permet de censurer la loi, on l’écoute ; mais si un enfant comme vous s’en avise, on se moque de lui.

— Vous avez raison, répondit Simon ; et il se tut aussitôt.

Cependant, décidé à ne pas suivre une routine pour laquelle il ne se sentait pas fait, il voulait se laisser mûrir autant que possible. Rien ne le pressait plus de se lancer dans la carrière, maintenant qu’il était reçu avocat, qu’il n’avait plus de dépense à faire, et qu’il était sûr de s’acquitter quand il voudrait. D’ailleurs, il travaillait à faire des extraits, des recherches et des analyses, pour aider M. Parquet dans son travail, et celui-ci s’en trouvait si bien qu’il était obligé de faire un effort de générosité et de désintéressement pour l’engager à travailler pour son propre compte.

Durant cet hiver, qui fut assez doux pour le climat, Simon eut soin d’éviter la rencontre du comte de Fougères. Malgré les prévenances dont l’accablait ce gentilhomme, il ne sentait aucune sympathie pour lui. Il y avait dans son extérieur une absence de dignité qui le choquait plus que n’eût fait la morgue seigneuriale d’un vrai patricien. Il lui semblait toujours voir, dans les concessions libérales de son langage et dans la politesse insinuante de ses manières, la peur d’être maltraité dans une nouvelle révolution et d’être forcé de retourner à son comptoir de Trieste.

Mademoiselle de Fougères menait une vie assez étrange pour une jeune personne. Elle semblait aimer la solitude passionnément, ou goûter fort peu la société de la province. Du moins elle ne paraissait dans le salon de son père que le temps strictement nécessaire pour en faire les honneurs, ce dont elle s’acquittait avec une politesse froide et silencieuse. Elle n’accompagnait pas son père dans ses fréquents voyages, et restait enfermée dans sa chambre avec des livres, ou montait à cheval escortée d’un seul domestique. Quelquefois elle venait à Fougères faire une visite à mademoiselle Parquet, ou donner un coup d’œil rapide aux travaux du château. Il lui arrivait parfois alors de sortir avec Bonne pour faire une promenade à pied dans la montagne, ou même de s’enfoncer dans les ravins, à cheval et entièrement seule.

Simon, qui, malgré le froid et les glaces, continuait son genre de vie errante et rêveuse, la rencontra quelquefois dans les lieux les plus déserts, tantôt galopant sur le bord du torrent avec une hardiesse téméraire, tantôt immobile sur un rocher, tandis que son cheval fumant cherchait, sous le givre, quelques brins d’herbe aux environs. Lorsqu’elle était surprise dans ses méditations, elle se levait précipitamment, appelait son cheval, qu’elle avait dressé comme un chien à venir au nom de Sauvage, lui ordonnait de se tendre sur les jambes afin qu’elle pût atteindre à l’étrier sans le secours de personne, et, se lançant au milieu des rochers ou sur le versant glacé des collines, elle disparaissait avec la rapidité d’une flèche. Ces rencontres avaient un caractère romanesque qui plaisait à Simon, quoiqu’il n’y attachât pas plus d’importance que ces petits incidents ne méritaient.

Cependant, malgré le sentiment d’orgueil qui l’empêchait de s’abandonner à l’attrait d’une beauté placée hors de sa sphère, et destinée sans doute à n’avoir jamais pour lui qu’un dédain insolent s’il essayait de franchir la ligne chimérique qui les séparait, Simon ne pouvait défendre son imagination d’accueillir un peu trop obstinément l’image de cette personne fantastique. C’était une si belle créature, que tout être doué de poésie devait lui rendre hommage, au moins un hommage d’artiste, calme, désintéressé, sincère ; et Simon était plus poëte et plus artiste qu’il ne croyait l’être.

Peu à peu cette image devint si importune, qu’il désira s’en débarrasser, et appeler à son secours l’impression pénible qu’elle lui avait faite au premier abord. Il chercha un motif d’antipathie à lui opposer et fit des questions sur son compte, afin d’entendre répéter qu’elle semblait hautaine et froide. En outre, on blâmait beaucoup dans le pays ses courses à cheval et son genre de vie solitaire. En province, tout ce qui est excentrique est criminel. Cependant l’attrait de curiosité qui, chez Simon, se cachait sous ses efforts d’aversion, ne fut pas satisfait par les réponses vagues qu’il obtint. Il se résolut à presser de questions mademoiselle Bonne, qui seule semblait connaître un peu l’étrangère. Jusque-là, Bonne avait détourné la conversation lorsqu’il s’était agi de sa mystérieuse amie ; mais, lorsque Simon insista, elle lui répondit avec un peu d’humeur :

« Cela ne vous regarde pas. Quel que soit le caractère de mademoiselle de Fougères, il ne lui plaît pas apparemment qu’on le juge, puisqu’elle ne le montre pas. Elle m’a priée, une fois pour toutes, de ne jamais redire à personne un mot de nos conversations, quelque puériles et indifférentes qu’elles pussent être. Il y a bien des choses dans son caractère que je ne comprends pas ; elle a beaucoup plus d’esprit que moi. Qu’il vous suffise de savoir que c’est une personne que j’estime et que j’aime de toute mon âme. » Simon essaya de la faire parler en piquant son amour-propre. « Si vous voulez que je vous dise ma pensée, chère voisine, reprit-il, vous saurez que je doute fort de votre intimité avec mademoiselle de Fougères. Je croirais presque qu’il y a de votre part un peu de vanité, je ne dis pas à être liée avec notre future châtelaine, mais à être la seule confidente d’une personne si réservée dans sa conduite et dans ses paroles. D’abord, permettez-moi de vous demander en quelle langue s’expriment ces épanchements de vos âmes, car mademoiselle de Fougères ne sait pas, à ce que l’on dit, assembler trois phrases de la nôtre. »

Mais cet artifice ne réussit point. Bonne se prit à sourire et lui répondit : « Êtes-vous bien sûr que je ne sache pas l’italien ? » Il fut impossible d’en obtenir autre chose.