Similia similibus ou La guerre au Canada/Question de vie ou de mort

Imprimerie du Telegraph (p. 198-217).

XIV

QUESTION DE VIE OU DE MORT


La nouvelle de ces boucheries produisit l’effet d’une traînée de poudre d’un bout à l’autre du pays, jusque dans les concessions les plus reculées des comtés du Nord. Il n’y eut qu’une voix, qu’un cri pour réclamer le châtiment immédiat des coupables. On peut dire que la population entière était prête à se lever comme un seul homme pour débarrasser le territoire de ces monstres à face humaine.

Aussi le recrutement, qui naturellement n’avait pas encore pu être terminé après cinq ou six jours à peine d’alerte dans un pays aussi vaste que le Canada, marchait-il désormais tout seul.

Les agents recruteurs n’avaient plus à battre la grosse caisse, ni à dépenser des flots d’éloquence pour attirer et retenir les rassemblements qu’ils convoquaient aux différents chefs-lieux.

Les capitaines n’étaient plus obligés de faire des visites domiciliaires pour décider les parents à se séparer de leurs garçons et ceux-ci à quitter le foyer paternel ; encore moins de faire des battues dans les bois à la recherche des récalcitrants.

Aux abords des bureaux de recrutement, on n’entendait plus que des conversations comme celles-ci :

— Vous savez ce que ces satanés d’Allemands viennent de faire dans les environs de Québec ?

— Oui, croyez-vous si c’est effrayant, des abominations comme ça ! C’est donc pas du monde humain que ces gens-là ! Des vrais sauvages ! Faut les écraser comme des vermines qu’ils sont.

Ou encore :

— Eh ben, Baptiste, diras-tu encore qu’il ne faut pas crier aïe ! aïe ! avant d’avoir le mal, et que les querêles des vieux pays ne nous conçarnent pas ?

— Non, vois-tu, j’ai été trompé par ces beaux parleurs qui faisaient des discours à la brasse pour nous prouver que c’était à l’Angleterre de défendre ses colonies. Mais je vois ben à l’heure qu’il est que c’est pas seulement à l’Angleterre et à la France que l’Allemagne en voulait, mais au monde entier. Quand ben même le Canada ne serait pas allié à l’Angleterre, quand même nous aurions été annexés aux États-Unis, encore ben mieux si nous avions déclaré l’Indépendance, le Canada était une trop belle bouchée pour ne pas tenter ces gourmands d’Allemands, qui se croient supérieurs à toutes les autres races, et qui par-dessus le marché sont assez bêtes pour le crier sur les toits. Eh ben ! ces safres-là, on va leur en faire avaler jusqu’à ce qu’ils en crèvent. J’ai pour ma part deux garçons d’enrôlés ; ils partent aussi enragés que moi-même. Je voudrais être à leur place, et si mon tour arrive, je t’assure qu’un homme fier, ce sera Baptiste !…

Si l’enthousiasme était à ce point monté dans les campagnes, que dire donc des grands centres ? L’immense ville de Montréal, sur son demi-million de population, fournissait à elle seule chaque jour des milliers de jeunes soldats. Étudiants, employés de commerce, ouvriers, riches et pauvres, c’était à qui passerait le premier à l’examen. Comme la plupart avaient déjà fait l’exercice, soit à l’école comme cadets ou comme volontaires à l’époque des camps annuels de milice, ils étaient naturellement les premiers prêts à partir pour le front.

Tous les jours, le Champ-de-Mars voyait passer en revue de nouveaux régiments parfaitement équipés en guerre, et lorsqu’ils défilaient par les grandes rues qui conduisent aux gares, c’était au son de brillantes fanfares, au milieu d’assourdissantes acclamations ; les femmes leur jetaient des fleurs du haut des balcons, au passage leur distribuaient force cadeaux de tabac et de bonbonnières. On se serait cru en France, dans les grands jours où la Patrie en danger appelle tous ses enfants à son secours.

Le cri favori de ces foules presque folles d’exaltation était : « À Québec ! à Québec ! » car si l’ennemi menaçait un peu de tous les côtés, c’était avant tout de Québec qu’il fallait commencer par le déloger. Jamais le sentiment de solidarité nationale ne s’était aussi spontanément imposé à tous les esprits.

La population de Montréal, fière à bon droit de sa supériorité matérielle, n’avait jamais aussi bien senti que, si cette métropole commerciale était la tête de la nation, le vieux Québec en était le cœur. Et c’était ce cœur qui saignait !

Entendons-nous. Ce qui se passait à Québec était très étrange. Pendant que les campagnes environnantes goûtaient de la Terreur prussienne, la ville elle-même avait été ménagée.

Pourquoi ? Probablement parce que d’abord le commandant militaire de la place ne se sentait pas de force à terroriser et à pousser au désespoir une population de cent mille âmes, avec les deux ou trois mille hommes qu’il avait sous la main et qu’il était obligé de disséminer sur plusieurs points à la fois ; il attendait pour cela du renfort, qui n’arrivait pas assez vite à son gré.

Ensuite, parce qu’on lui avait déjà signalé, sous la surface en apparence limpide et placide de la résignation populaire, un bouillonnement à peine perceptible, certains agissements ténébreux dont ses espions, malgré leur flair infernal, n’avaient pas encore pu saisir les fils. Il y avait certainement conspiration quelque part, mais où ? et quels en étaient les meneurs ?

Ce n’était assurément pas le maire, gardé à vue à l’Hôtel de Ville, où il était bravement retourné et avait repris l’exercice de ses fonctions comme si de rien n’eût été. Il avait réussi à négocier un emprunt temporaire qui lui avait permis de verser au trésor militaire la rançon de deux cent mille piastres imposée à la ville.

En échange, il avait obtenu, non sans peine et misère, après force pourparlers où il avait énergiquement tenu son bout, le rétablissement de la circulation des tramways à certaines heures du jour, ainsi que la reprise du service d’éclairage limité à quelques grandes rues seulement et aux usages domestiques.

Il ne cessait de défendre les intérêts de ses concitoyens et sa propre dignité contre les continuelles vexations du pouvoir militaire. Celui-ci avait exigé qu’on logeât un officier avec douze soldats dans l’Hôtel de Ville. Le commandant avait ordonné d’y installer treize lits. « Mettez-en quatorze », avait ajouté le maire.[1] Et il s’était lui-même installé en permanence, jour et nuit, dans ses appartements officiels. Surveillé comme il l’était, ce n’était donc pas lui qui pouvait rien tramer dans l’ombre.

Non plus les membres du gouvernement, qui étaient détenus comme de vulgaires prisonniers dans les baraques provisoires de la citadelle, où ils n’avaient la permission de recevoir personne autre que les gardiens qui leur apportaient à manger à heures fixes.

Outre les corps de garde établis aux différents postes de police de la ville, des agents secrets, les seuls permissionnaires de nuit, faisaient le guet un peu partout, surtout dans les quartiers excentriques, qui généralement, cause de leur isolement, sont les plus suspects dans les temps de guerre et de conspiration.

L’attention de ces argus de gouttière était parfois mise en éveil par des éclats de voix perçus à travers les persiennes de quelque habitation d’apparence louche.

Comme ils avaient pleins pouvoirs, ils se faisaient ouvrir bon gré malgré, entraient comme chez eux, furetaient d’une pièce à l’autre, n’y découvraient le plus souvent qu’un paisible ménage en train de faire la partie de cartes ou d’écouter la lecture du feuilleton d’un vieux numéro de journal ; alors ils s’en retournaient bredouille, mais toujours en se grattant l’oreille, se demandant s’ils n’avaient pas été dépistés.

Si les fameux plans détaillés de la cité de Québec que le Service d’intelligence secrète s’était procurés avec tant de peine n’eussent pas été littéralement superficiels, l’état-major aurait su qu’à une certaine profondeur au-dessous du niveau de certaines rues, non pas dans les faubourgs excentriques, mais au cœur même du quartier des affaires, il existe encore sous certains immeubles des voûtes en solide maçonnerie comme on savait les faire il y a un siècle ou deux, structures souterraines, à plafond cintré, souvent assez spacieuses et toujours remarquablement sèches, pas trop hantées par les rats et adroitement aérées.

C’est dans une de ces cachettes que nous retrouvons enfin deux vieilles connaissances sur lesquelles, nous le craignons, le lecteur commençait à avoir de sérieuses inquiétudes, car il y a déjà un certain temps que nous n’en avons parlé : Oreste Belmont et Pylade Smythe.

Ils n’ont pas l’air heureux. Le ton de leur conversation du moment est celui de la mauvaise humeur, et pour cause.

Depuis deux ou trois jours, c’est-à-dire depuis l’instant où l’état-major d’occupation a lancé ses bandes dans les comtés environnants, toutes les routes y compris l’impasse qui n’en était pas une pour nos deux confrères, sont infestées de casques à pointe et de baïonnettes. En termes de guerre, on leur a coupé leurs communications.

La dernière fois qu’ils avaient tenté une sortie, juste au moment où ils allaient débusquer hors de leur petit bois familier, ils virent la clairière où ils allaient s’engager, et de fait toute la vallée aussi loin que la vue pouvait porter, illuminées çà et là de ce qui leur parut tout d’abord de grands feux de joie.

Au cri de stupeur que tous deux poussèrent à la fois, répondirent des détonations d’armes à feu, évidemment en leur honneur, car tout autour d’eux les arbres se mirent à siffler et à répandre sur leurs têtes une pluie de feuilles déchiquetées.

Au même moment, ils apercevaient, à quelques centaines de pas, à la lueur d’une grange en feu, des silhouettes pointues qui venaient à leur rencontre. Ils ne mirent pas de temps à comprendre qu’ils assistaient sans payer à un feu d’artifice made in Germany, et, comme ils n’y avaient pas été invités, ils en mirent encore moins à détaler.

Les longues gigues de l’Anglais et l’agilité naturelle du Canadien leur furent d’une merveilleuse utilité ; connaissant bien tous les sentiers du fourré qu’ils fréquentaient toutes les nuits depuis près d’une semaine, ils n’eurent pas de peine à dépister ceux qui les pourchassaient.

Ils n’avaient pas été les seuls spectateurs de ces fêtes de nuit. Québec est une ville drôlement bâtie, à plusieurs étages ; de ce vaste amphithéâtre, la plupart des fenêtres donnent de haut sur un parterre de villages et de montagnes ; la vue porte à vingt milles à la ronde.

L’eussent-ils voulu, les maîtres temporaires de la place ne pouvaient donc pas lui cacher leur crime. Ces incendies allumés un peu partout dans la plaine avaient de sanguinolentes rutilances.

La conséquence fut que la même pensée vint à tout le monde : puisque c’était une question de vie ou de mort, mourir pour mourir, une population de cent mille âmes devait être capable de se débarrasser, par un vigoureux coup d’épaule, de cette canaille étrangère qui faisait la guerre à la manière des Sauvages.

Tous ne rêvèrent que vêpres siciliennes. Bref, les esprits étaient préparés, il ne manquait plus qu’un Jean de Procida pour donner le signal et mettre le feu aux étoupes.

Les deux « inséparables » ne furent pas les derniers à songer aux moyens héroïques. La preuve, c’est qu’au moment où nous les retrouvons au fond d’une cave, secrète pour bien des gens de la place même, ils y attendent d’une minute à l’autre un certain nombre de citoyens, triés avec soin parmi leurs principaux amis dans les différents quartiers, qu’ils ont discrètement convoqués pour délibérer sur la situation et surtout, dans leur pensée, pour organiser un soulèvement général.

Ils appellent cela leur conseil de guerre, et ce sera aussi l’Entente Cordiale puisque, sur l’invitation de Jimmy et de Paul, il y aura un égal nombre de Canadiens Anglais et Français.

Drôle d’Entente Cordiale tout de même, à en juger par le ton de plus en plus acariâtre de la discussion qui s’est élevée entre les deux confrères. L’Anglais venait d’exprimer des doutes sur le succès de l’entreprise, parce que, disait-il, il va falloir un mouvement d’ensemble parfait, chose à ses yeux impossible dans une population en majorité française, c’est-à-dire un peu trop tête chaude.

— Tes gens, continue-t-il, ont horreur de l’unité d’action, de la méthode, de tout ce qui est système et ce qui sent l’organisation. D’après les historiens, ce sont eux qui vous ont fait perdre la bataille des Plaines d’Abraham par leur tir désordonné, par la confusion qui s’en est suivie dans les rangs de l’armée de Montcalm.

— Non, se récrie Belmont, la vérité historique est que ceux qui tirèrent avant le temps et qui rompaient les rangs en s’arrêtant pour recharger leurs armes, étaient les bandes de Sauvages qu’on avait malheureusement distribuées entre les régiments réguliers. Vas-tu me faire croire, mon cher Saxon, que mes compatriotes ont dégénéré, que le temps a tué chez eux l’esprit chevaleresque, la noble vaillance qu’ils tiennent de leurs pères ? — Je ne dis pas cela, répond Jimmy, bien que cent années de prosaïque paix puissent avoir un peu cet effet sur le tempérament particulier à ta race. En deux mots, tes gens ne se battent bien que lorsqu’ils sont en colère, et cela prend pas mal de temps pour les faire fâcher. J’ai peur de les voir hésiter, reculer, chercher des biais lorsque tout à l’heure nous leur proposerons à froid de monter le grand coup.

— Parle pour toi-même, interrompt la voix irritée de Paul. Pour être bons organisateurs, ah ! oui, vous en êtes de fameux, vous autres les Angliches… à condition de pousser les autres en avant.

Dont’ you get excited, old boy! dit froidement l’Angliche. Oui, c’est vrai, nous avons la bosse de l’organisation, et c’est ce qui fait notre supériorité.

— Oh ! oh ! reprend Belmont, nous y voilà revenus, à cette vieille histoire de race supérieure. Eh bien, mire-toi ! Sais-tu ce que tu vas combattre chez les Prussiens ? Précisément tes péchés originels : cet esprit d’arrogance autoritaire ; cette manie de dominer, de régenter, de refaire le monde à votre image, de vouloir loger toutes les têtes dans le même bonnet ; cette prétendue supériorité dans l’ordonnance des choses, qui n’est après tout que de la vile arithmétique…

Smythe commence à s’échauffer. D’un ton concentré, où perce une pointe d’émotion, il s’écrie :

— Oser nous comparer aux Allemands ! Tu sais pourtant bien, Paul, que leur empire est fondé sur la force brutale, tandis que le nôtre repose…

— Sur la contrainte légale, ce qui est presque dito sous un autre nom, achève Paul. Parce que vous êtes la majorité ailleurs qu’à Québec, est-ce une raison pour imposer votre langue, vos coutumes, vos caprices à des gens qui nous veulent point et qui ont droit de n’en point vouloir ? Apprenez donc une bonne fois que vous n’êtes pas tout seuls au monde ; il n’est pas de races vraiment supérieures en tout, chacune a ses qualités et ses défauts et toutes ont besoin les unes des autres. Ah ! que n’êtes-vous tous aussi broadminded que l’un de vos hommes d’État, aujourd’hui disparu[2], qui, lui, ne craignait pas d’affirmer publiquement que le Canadien de langue française, le pionnier de ce pays, avait droit d’être admis de moitié dans la formation du sentiment national !

Broadminded! Narrowminded! nasilla Smythe d’un ton gouailleur. Grands mots qui au fond ne signifient pas grand’chose. Ignores-tu que, quand une rivière est large, c’est aux dépens de sa profondeur. J’aime mieux, pour ma part, passer pour narrowminded, et être…

— Creux ! riposta Paul, encore plus sarcastique.

Cette dispute acrimonieuse n’aurait pas eu de fin si les convoqués n’avaient commencé à se glisser discrètement dans le souterrain par un couloir latéral.

Un instant auparavant, ces sombres conspirateurs étaient en apparence d’honnêtes clients de l’établissement d’au-dessus, qui, sous prétexte de faire un meilleur choix, avaient demandé d’aller voir les marchandises dans les caves. Sur un signe convenu, on leur avait ouvert un panneau adroitement dissimulé derrière une pile de caisses vides, pour masquer l’escalier obscur qui accédait aux voûtes.

C’est notre ami Belmont qui, autrefois, dans ses courses de reportage avait découvert cet antre sur lequel il avait bâti tout un roman, sans se douter qu’un jour le roman serait la tragique réalité.

L’apparition des nouveaux venus n’avait pas seulement brusquement coupé court à la dispute des deux journalistes, elle leur avait aussi changé l’humeur en un clin d’œil.

Eux qui, il n’y a pas une minute, étaient à couteaux tirés, les voilà tout sourire, compères compagnons, les deux doigts de la main. La transfiguration était si complète que ceux mêmes qui étaient arrivés assez vite pour entendre leurs derniers mots aigre-doux les félicitaient sur leur bonne entente, les montraient du doigt à leurs compagnons en disant : « Voilà deux vrais amis ! »

Bientôt, ce caveau nu, à voûte cintrée, où l’obscurité était mal combattue par quelques chandelles fumeuses, fichées dans le goulot de bouteilles vides qu’on avait à la hâte disposées tant bien que mal sur les saillies de la maçonnerie, avait tout à fait l’air d’un de ces rendez-vous de conspirateurs comme on n’en voit généralement que dans les romans.

Bientôt en effet, l’assemblée était presque au complet ; on s’était compté, il ne manquait que trois ou quatre noms à l’appel.

À l’étonnement marqué de Jimmy Smythe et à la vive satisfaction de son ami, l’élément français était en ordre de bataille, c’est-à-dire dans un état de surrexcitation voisin de la rage. On avait eu des nouvelles plus ou moins complètes des horribles scènes qui se déroulaient dans un large rayon autour de la ville. Au milieu du brouhaha des voix irritées, un vieux citoyen de Saint-Roch prit la parole.

— S’ils pensent nous faire peur, cria-t-il assez haut pour imposer le silence, ils se mettent le doigt dans l’œil, ces suppôts de l’enfer. Dans toute la ville, si j’en juge par ce que je viens de voir, on ne parle que de marcher en masse sur la Citadelle et d’y étouffer la garnison. Ces massacreurs se prennent pour des héros parce qu’ils ont une baïonnette au côté, un fusil sur l’épaule et un paratonnerre sur la tête. Mais qu’étaient-ils, eux, avant d’endosser leur sale défroque ? Des bourgeois, des ouvriers comme nous autres. Notre peau vaut la leur. Les vrais héros sont ceux qui se battent pour défendre leurs foyers. Il s’agit de savoir si nous allons attendre que ces sacripants viennent nous assassiner pendant notre sommeil, violenter nos femmes et nos filles, mettre le feu à nos maisons, fusiller les citoyens comme ils viennent de le faire autour de Québec. Ils ont la Force, mais nous avons le Droit, et par dessus le marché le Nombre. Pour ma part, je suis prêt à me mettre à la tête des hommes de mon quartier, à donner la dernière goutte de mon sang pour délivrer la ville de ces bêtes féroces. Nous savons qu’une armée vient à notre secours, mais il sera peut-être alors trop tard. N’attendons pas une journée de plus. C’est une question de vie ou de mort ! Voilà mon avis.

C’était aussi l’opinion unanime de l’assemblée. Tous avaient la même idée, la même conscience du danger, la même solution à proposer : un coup de main général.

Dès la nuit prochaine, à une heure convenue, on créerait une fausse alerte à l’une des extrémités de la ville pour y attirer une partie de la garnison ; tous les hommes se rassembleraient, s’empareraient des corps de garde, puis marcheraient par milliers, les uns au Château pour y égorger l’état-major, les autres sur la Citadelle, bien décidés à écraser par le nombre ceux qui y seraient restés, puis à délivrer les ministres qu’ils ramèneraient en triomphe.

Le plan était hardi ; il donnait à réfléchir. Il y eut un court moment de silence pendant lequel quelqu’un se mit à dire :

— Ah ! si seulement nous avions mille fusils !

— Mille fusils ! vous les aurez ! éclata tout à coup une sorte d’écho qui semblait partir d’un coin de la salle.

Tous se retournèrent et restèrent bouche bée, comme pétrifiés.

Deux ombres, dont l’une en costume d’officier allemand, venaient d’apparaître à l’entrée du couloir de communication.

Le second mouvement des conjurés fut de se jeter sur le Prussien pour l’écharper.

Mais lui s’avança gaiement au-devant d’eux, en les arrêtant d’un geste et en disant :


Chs. Huot del.
Êtes-vous fous ? je suis Canadien comme vous autres !

— Êtes-vous fous ? Je suis un Canadien comme vous autres.

Celui qui l’accompagnait dit avec un fort accent yankee :

Don’t get ruffled, gentlemen! we’re friends!

  1. Mot du bourgmestre de Bruxelles, août 1914.
  2. Feu (Sir) Oliver Mowat, ancien premier ministre d’Ontario.