Similia similibus ou La guerre au Canada/« Dies iræ ! »

Imprimerie du Telegraph (p. 179-197).

XIII

« DIES IRÆ »


Encore de nos jours, lorsqu’on veut faire le plus bel éloge de quelque couple vénérable, modèle des vertus conjugales, vivant plaidoyer en faveur de l’indissolubilité des amours légitimes, autant dire contre le divorce, — deux noms, bien vieux pourtant et bien légendaires aussi, se présentent d’eux-mêmes, comme mus par un ressort : ceux de Philémon et Baucis, qu’Ovide a immortalisés dans ses Métamorphoses.

Il faut croire que les ménages exemplaires n’étaient pas très communs dans l’antiquité, puisque les païens ont pris la peine de diviniser celui-là.

La légende mythologique rapporte que Jupiter sauva Philémon et Baucis du déluge pour les récompenser de lui avoir donné l’hospitalité, et leur octroya la grâce de mourir de vieillesse ensemble. Leur mort même ne fut qu’une transformation : le mari modèle prit la forme du chêne altier, et la femme fidèle jusqu’à la mort devint un tilleul odorant.

Goethe, qui leur consacre une courte scène de sa fantasmagorique et interminable bacchanale de Faust, en bon allemand les fait tout simplement assassiner et rôtir dans leur cabane par la main du Diable en personne. Voici en quels termes mi-gouailleurs mi-sérieux Méphisto fait rapport du succès de son expédition :

« Mephistophélès et les trois. — Nous revenons au grand trot ; pardonnez ! les choses ne se sont point passées de la meilleure grâce. Nous avons frappé, nous avons cogné ; et jamais on ne nous ouvrait ; alors nous ébranlâmes la porte, nous heurtâmes et le vieux bois moisi tomba sur le carreau. Nous avions beau appeler à grande voix, menacer, on faisait mine de ne pas nous entendre, et, comme cela se présente en pareil cas, ils ne nous écoutaient ni ne voulaient ; mais nous, alors, sans perdre de temps, nous t’en avons débarrassé promptement. Le couple ne s’est pas beaucoup débattu ; ils sont tombés tout d’abord, pâmés de frayeur. Un étranger qui se trouvait là a voulu résister, nous l’avons étendu mort, et, pendant le court espace du combat furieux, les charbons ont allumé la paille dispersée alentour. Maintenant, cela flambe librement comme un bûcher préparé pour eux trois. »

Or, les Philémon et Baucis sont légion dans nos paisibles campagnes, avec cette petite différence qu’ils ont généralement beaucoup d’enfants. Le lecteur sera donc peut-être terrifié, mais non étonné, du sort qui leur était réservé dans la partie du pays temporairement occupée par les compatriotes de Goethe.

Ce sont ces derniers qui, pour l’occasion, font l’office de Méphistophélès, étant donné qu’ils ont à opérer sur une multitude de ménages à la Philémon, disséminés sur une assez vaste étendue de territoire.

Dans ces conditions, il fallait bien que le Diable, pour la bonne exécution des ordres supérieurs, se multipliât de manière à pouvoir entrer dans la peau de chacun des centaines d’Allemands qui allaient semer la grande Terreur dans un certain rayon autour de Québec pendant les lugubres journées dont nous avons à parler.

Nous ne le ferons pas du reste nous-même. Mieux vaut laisser la parole aux rapporteurs des commissions d’enquête qui eurent par la suite la triste mission de recueillir sur les lieux les détails circonstanciés de ces horreurs sans nom. De pareilles monstruosités demandent à être relatées dans le style froid et positif du document juridique, sans commentaires ; autrement, l’être le moins sensible n’en pourrait supporter la lecture.

« Ce matin-là, dit l’un des témoins sous serment, je vis entrer dans le village un parti de militaires costumés comme je n’en avais jamais vu. On me dit que c’étaient des Allemands. Ils étaient suivis d’un officier avec trois ou quatre soldats en moto-car. Ceux-ci firent signe à deux jeunes gens qui se trouvaient dans un champ le long du chemin. Effrayés, ceux-ci se mirent à courir ; les soldats alors tirèrent sur eux et en tuèrent un. »

Le meurtre de cet inoffensif garçon fut le prélude de l’incendie du village de… (village situé à une dizaine de milles au nord-ouest de Québec), ainsi que du fusillement au hasard, sans discernement, de non-combattants des deux sexes, en outre de l’exécution militairement organisée de nombreux groupes de prisonniers qu’on menait à la boucherie comme des moutons.

C’est ainsi qu’à Saint-…, une cinquantaine de personnes qui cherchaient à s’évader des maisons en flammes étaient saisies, traînées hors du village et fusillées. Dans un village voisin, quarante hommes eurent le même sort. Dans une maison seule, le père et la mère ont été abattus à coups de fusil, la fille est morte après avoir subi les derniers outrages et le garçon, l’unique survivant était gravement blessé.

Les enfants n’étaient pas exemptés. « J’ai vu, rapporte un autre témoin, empilés sur le seuil de leur maison les cadavres du père, de la mère et d’une fillette de neuf ans, qui avaient été évidemment tués l’un après l’autre à mesure qu’ils cherchaient à enjamber la porte ».

Dans un champ appartenant à un homme du nom de E…, cinquante-sept civils ont été mis à mort. L’officier allemand, en entrant dans le village, avait dit : « Vous avez tiré sur nous. » L’un des villageois ayant demandé la permission de parler, dit : « Si c’est là votre idée, tuez-moi, mais laissez aller ces hommes. » La réponse fut une volée de balles. Ceux qui ne tombèrent pas du coup furent baïonnettés.

La plupart des rapports de l’enquête constatent que les maisons et bâtiments de ferme sur le passage des patrouilles étaient systématiquement incendiés au moyen de benzine, et que nombre de familles furent brûlées vives dans leurs maisons, d’où on les empêchait de force de s’échapper.

Dans le carnet trouvé sur la personne d’un des soldats de la garnison allemande de Québec après la délivrance de la place, on lisait cette note qui prouve bien que la boucherie avait été ordonnée de haut : « Dans un logis, nous trouvâmes des armes à feu. Tous ceux qui l’habitaient sans exception ont été fusillés. Ce fut un spectacle navrant. Tous se mirent à genoux pour prier, mais il n’y avait pas de place pour la pitié ! Quelques coups de fusil, et tous tombaient à la renverse sur l’herbe tendre pour y dormir de leur dernier sommeil. »

Dans une localité sur les bords du Saint-Laurent, une centaine de personnes furent passées par les armes, quelques-unes fusillées à bout portant par les soupiraux des caves où elles cherchaient refuge. Dans une seule famille, huit hommes ont été ainsi assassinés. Un autre fut planté en face d’une mitrailleuse et en reçut la décharge à bout portant. Sa femme rapporta son cadavre chez elle dans une brouette. Les Allemands l’y suivirent et y firent bombance avec tout ce qu’ils y trouvèrent à manger et à boire.

Dans la paroisse de… le massacre des habitants dura plus de deux heures. On remarqua que la plupart des bandits étaient ivres, et il n’y avait personne pour les mater. Le lendemain matin, après une nuit d’orgie, les Allemands recommencèrent à vider les maisons. Hommes, femmes et enfants étaient menés en troupeau dans un champ, et là on les séparait selon leur sexe. Trois hommes furent tués à coups de fusil, un quatrième à coups de baïonnette.

À…, le maître d’école fut abattu d’un coup de pistolet par un officier. Avant de mourir, il demanda à son assassin la raison de son crime ; l’officier répondit qu’il avait perdu la tête parce que quelques gens de la place avaient tiré sur les Allemands à leur arrivée, fait dont la vérité n’a pu être établie.

Une femme jura avoir vu un jeune garçon de quinze ans tué d’un coup de fusil tout près de chez elle, et peu après, une fillette et ses deux petits frères, qui regardaient passer les soldats, abattus devant ses yeux sans le moindre motif apparent.

À Saint-… le même jour, un adolescent de dix-huit ans était tué d’une balle dans son jardin. Son père et son frère furent ensuite traînés hors de la maison et fusillés dans une cour voisine. Le fils fut fusillé le premier, après quoi le père fût forcé de se tenir debout tout près du corps encore chaud de son enfant et de le regarder fixement pendant qu’on s’apprêtait à tirer sur lui.

Dans une des petites villes au nord-ouest de Québec, on vit passer un détachement d’Allemands emmenant avec eux, entre deux câbles supportés à la tête, à la queue et au centre par les soldats, une vingtaine de civils, des otages, disait-on. Quelques-uns des troupiers portaient un insigne spécial, et l’on remarquait qu’en passant le long des maisons ils y jetaient des poignées de pastilles inflammables et explosives, qu’ils puisaient à pleines mains dans de grandes sacoches dont la courroie était passée à leur cou. Une cinquantaine de maisons furent ainsi détruites de fond en comble, sans que personne pût combattre le feu.

La veuve du maire de… a confirmé le récit que d’autres témoins avaient fait de l’exécution sommaire de son époux et de son fils avec plusieurs autres citoyens de l’endroit. Elle a raconté qu’en arrivant dans le village ce matin-là la troupe s’était rangée de chaque côté de la rue ; une couple d’heures après, entendant des coups de feu, elle courut à sa fenêtre et vit que les soldats tiraient dans les maisons. Elle retourna auprès de son mari, qui venait de rentrer. Tout à coup la porte s’ouvrit pour laisser passage à un militaire qui lui dit : « Le capitaine vient d’être tué ; où est le maire ? » Mon mari me dit alors : « Voilà qui ne sent pas bon pour moi. » — « Je dis au soldat : « Vous voyez par vous-même que ce n’est pas lui qui a tiré. » — « Cela ne fait pas de différence, répondit-il, il est responsable. » Alors mon mari fut entraîné au dehors. Mon fils me fit descendre avec lui à la cave. Le même individu revint bientôt, empoigna mon garçon et le fit marcher devant lui en lui assénant des coups de pied. Le pauvre enfant pouvait à peine marcher. Dans la matinée, lorsque les Allemands avaient commencé à tirer dans les fenêtres, il avait été atteint à la jambe par un ricochet de balle. Après le départ de mon mari et de mon fils, les soldats vinrent nous prendre de force, ma fille et moi, et nous forcèrent d’aller au dehors voir le cadavre de leur capitaine. Nous fûmes bousculées dans la rue, sans manteau ni coiffure. Nous dûmes rester là entourées de soldats, et assister à l’incendie du village. À une heure du matin, aux sinistres lueurs du feu, je vis passer mon mari et mon fils ligotés côte à côte ; mon beau-frère les suivait. On les menait au lieu de l’exécution. »

Dans un autre endroit, sous prétexte qu’on avait tiré sur eux du presbytère, les soldats s’emparèrent du curé et le traînèrent le long du mur de l’église, en le frappant à la tête. Il demanda en français qu’on lui permît de se tourner la face au mur ; ils refusèrent d’abord, puis le laissèrent se retourner, à condition qu’il se tînt les bras levés au-dessus de sa tête. Une heure plus tard, le témoin revit le curé encore dans la même position. Les soldats le forcèrent ensuite de marcher devant eux au milieu du village ; après quoi, le collant la face au mur d’une maison, cinq soldats le fusillèrent.

Toute une population, enfermée dans l’église de la paroisse à laquelle on finit par mettre le feu, y passa des heures d’angoisse indicible. Une femme fut prise de folie furieuse, plusieurs enfants moururent de peur, d’autres vinrent au monde prématurément.

Une femme avec un bébé dans les bras regardait passer les soldats ; l’un d’eux lui demanda à boire. Quand elle revint avec de l’eau, s’apercevant qu’ils traînaient avec eux un groupe de prisonniers, elle leur dit : « Au lieu de vous donner à boire, c’est des coups de fusil que vous mériteriez. » Le témoin de cette scène vit alors un des Allemands lever son revolver et d’un seul coup tuer la femme et l’enfant.

Sur le grand chemin qui va de Québec C…, un détachement allemand s’arrêta devant une pauvre maison de ferme, et, comme personne ne se montrait, l’officier commandant ordonna d’enfoncer la porte. Le paysan vint alors et demanda ce qu’on lui voulait. L’officier répondit qu’il n’était pas venu assez vite et qu’on allait le discipliner comme bien d’autres. On lui lia les mains derrière le dos, et on le fusilla sur-le-champ. Alors, une femme accourut portant un tout jeune enfant dans ses bras. À la vue de son mari mort, elle mit le petit sur le plancher et se jeta comme une lionne sur les Allemands, leur déchirant le visage avec ses ongles. L’un d’eux l’assomma d’un coup de crosse sur la tête. Un autre tira sa baïonnette, prit le temps de la fixer au bout de sa carabine et la plongea au travers du corps du bébé. Il porta alors son fusil à l’épaule avec la petite victime au bout ; le marmot ouvrit ses petits bras une ou deux fois, et ce fut tout. L’officier ordonna ensuite de mettre le feu à la maison, fit apporter de la paille sur laquelle furent jetés pêle-mêle les trois cadavres. Ceci se passait en présence de plusieurs habitants qu’on emmenait comme prisonniers. L’officier leur dit : « Je fais cela pour vous donner une leçon. Quand un Allemand vous donne un ordre, il faut aller plus vite que ça. »[1]

Dans ces abominables journées de saccage et de massacre, les églises, les presbytères, les couvents ne furent pas oubliés. La liste des victimes contenait les noms de treize prêtres et religieux qui avaient péri avec leurs ouailles.[2]

Si l’on demandait à quelque officier ayant l’air plus humain que les autres pourquoi toutes ces cruautés, il répondait froidement en fixant sur le curieux ses gros yeux blancs : « Que voulez-vous ? c’est la guerre ! »

Par la suite, les autorités allemandes ont osé affirmer que ces prétendues atrocités n’étaient que des histoires en l’air. Autant nier le soleil en plein midi ; des multitudes de gens avaient vu, de leurs yeux vu, des actes de barbarie dignes des pires peuplades sauvages.

Quelle dénégation peut tenir debout devant l’écrasant témoignage des victimes elles-mêmes, de ces cadavres qui dans leurs tombeaux portaient la trace ineffaçable des coups de baïonnette dont ils avaient été littéralement troués, ou des mutilations sans nom dont leur pauvre corps avait été l’objet ? L’un de ces infortunés, un tout jeune homme, avait été trouvé éventré, tenant dans ses deux mains crispées ses entrailles qui débordaient.

Pouvait-on davantage récuser le témoignage horrible à voir de ces nombreux jeunes garçons qui n’avaient plus que des moignons ensanglantés à la place des mains ? Presque partout en effet, les barbares semblaient avoir eu pour mot d’ordre de trancher le poignet, non seulement aux hommes, mais aussi aux petits garçons. Voyant l’un de ces misérables en train de martyriser de la sorte un bambin d’une douzaine d’années, quelqu’un cria : « Laissez-le donc, ce n’est pas un soldat ! » — « Il était pour en faire un », répondit l’Allemand sans se retourner.

On ferait un gros volume s’il fallait tout raconter : non seulement les tueries, les incendies, les pillages, mais les sacrilèges sataniques, les actes d’immoralité sans nombre, les hontes sans nom semées sur le passage de ces brutes déchaînées ; là-dessus, il n’y a qu’une chose à faire : jeter le voile.

Bornons-nous, pour compléter cette sinistre nomenclature, à deux ou trois autres faits saillants relevés à l’enquête.

Dans une des églises profanées par les vandales, la porte d’acier du tabernacle avait été trouée de balles. Quand une religieuse l’ouvrit, elle trouva le ciboire perforé.[3]

Le curé T…, arrêté avec le maire de sa paroisse, à qui l’un de ses confrères demandait pourquoi on l’emmenait, répondit : « J’ai fait des signes. » Après lui avoir donné un peu de pain, l’abbé charitable se retira ; mais à peine avait-il fait une trentaine de pas qu’il entendait une fusillade. C’étaient les deux prisonniers qu’on venait d’exécuter.[4]

L’un des derniers épisodes de ces affreuses journées fut celui qu’on va lire. Il mérite mention à cause du grand retentissement qu’il eut dans tout le pays, où la victime était connue comme l’un des plus distingués représentants de sa race. Nous nous contentons de copier le compte rendu officiel, si émouvant dans sa simplicité.

À cinq heures du matin, M. O…, le préfet du comté de… est arrêté chez lui, sous le prétexte, contre lequel il proteste, que quelqu’un de sa famille a tiré sur la troupe. Pendant qu’on l’emmène avec d’autres prisonniers, un ami le rejoint et lui propose d’aller chercher quelques notables capables d’intercéder en sa faveur. « C’est inutile, répond-il, ce sera assez d’une victime ». Conduit devant les officiers en commandement, le magistrat, pendant le trajet, est l’objet de brutalités odieuses. On lui arrache ses gants pour les lui jeter au visage, on lui prend sa canne et on l’en frappe violemment à la tête. Enfin, vers onze heures, on le fait comparaître devant trois officiers. L’un d’eux l’interroge, persiste à l’accuser d’avoir tiré ou fait tirer sur les Allemands, et le prévient qu’il va mourir. M. O… s’approche alors de ses compagnons de captivité, leur remet ses papiers et son argent, leur serre la main et, très dignement, leur fait ses adieux. Il revient, ensuite auprès des officiers. Sur l’ordre de ceux-ci, deux soldats l’entraînent à une trentaine de pas et lui mettent deux balles dans la tête. Les meurtriers creusent ensuite légèrement le sol et jettent sur le cadavre une couche de terre si mince que les pieds ne sont pas recouverts.[5]

À tant d’horreurs où la bête s’était surpassée, il fallait une réponse surhumaine. Ceux qui la trouvèrent n’étaient pas de grands savants, ne se prenaient pas eux-mêmes pour des surhommes. Ce furent de simples hommes des champs qui en eurent l’inspiration, dans un de ces moments extraordinaires où, mise carrément en face de l’inévitable, l’âme commence à briser les liens qui la rattachaient à la terre.

Ils étaient une dizaine que les massacreurs avaient arrêtés sous un prétexte quelconque. Sans autre forme de procès, on les menait au supplice. Ils le savaient sans qu’on leur en eût dit un mot, car pendant ces sanglantes journées ils avaient été témoins d’exécutions sommaires.


I. Brouilly del.
Leur dernier soupir serait un cri de miséricorde : — Parce, Domine !…

Au moment où, rangés côte à côte le long du mur d’une grange, ils se virent en face de dix carabines chargées qui n’attendaient qu’un signal pour se braquer sur eux, tout à coup une voix forte s’éleva de leur groupe, entonnant un chant solennel qui leur était familier sans doute, car tous, levant les yeux vers le ciel, firent chorus. Leur dernier soupir serait un cri de miséricorde : Parce, Domine[6] Parce populo tuo… ne in aternum

Le reste de cette sublime prière se perdit dans le crépitement des balles et dans le bruit étouffé produit par la chute des dix suppliciés sur la terre molle.

Après un court silence de mort, on crut entendre grincer le ricanement saccadé de Méphisto. Ce n’était peut-être que le craquement sec des éjecteurs qui, en s’ouvrant, crachaient par terre leurs cartouches vides. Tout de même — les Allemands sont forts en latin, dit-on — peut-être les assassins avaient-ils compris ? Il sembla que leurs visages joufflus étaient soudainement devenus d’une pâleur cadavérique.

  1. Tout ce qui précède n’est pas une invention. (Les noms seuls sont changés.) Ce sont des faits arrivés, dont la preuve a été faite sous serment devant une commission belge, et ensuite confirmée devant la commission anglaise présidée par le vicomte Bryce, dont le rapport fut simultanément rendu public à Londres et aux États-Unis le 12 mai 1915, cinq jours après le coulage du Lusitania.
  2. Voir la lettre pastorale du cardinal Mercier de Belgique, qui lui a valu à lui-même un emprisonnement de plusieurs jours.
  3. Sœur Julie, à Gerbéviller, 29 août 1914. (Rapport de la commission française.)
  4. Assassinat de l’abbé Thiriet et du maire Bajolet à Deuxville (Meurthe-et-Moselle), août 1914. (Même rapport.)
  5. Ceci est textuellement, mutatis mutandi, le compte rendu officiel de la mort héroïque de M. Odent, maire de Senlis, tel que consigné au rapport de la « Commission instituée en vue de constater les actes commis par l’ennemi en violation du droit des gens. » (Journal officiel de la République Française, en date du 8 janvier 1915.)
  6. Dans un drame populaire qui se joue à Paris, une autre victime des balles prussiennes entend bien différemment le pardon évangélique. Elle expire en disant : « Ne leur pardonnez point. Seigneur, car ils savent parfaitement ce qu’ils font ! »