Similia similibus ou La guerre au Canada/Nuit blanche
IV
NUIT BLANCHE
Quelques mots sont ici nécessaires pour expliquer le singulier mélange de cordialité et de rudesse qui, d’après les derniers mots qu’on vient de lire, semble caractériser les relations de notre jeune ami Paul avec le personnage qui vient d’entrer en scène.
Il est bon de dire que Jimmy Smythe — tel est le nom du nouveau venu — et Paul Belmont sont deux confrères en journalisme, aux antipodes l’un de l’autre en politique, et, pour compléter l’antithèse, deux amis de cœur qui ne peuvent se souffrir, en apparence du moins.
Toujours pris comme chien et chat, n’empêche qu’ils ne peuvent se passer l’un de l’autre. Ils se rejoignent tous les midis à l’heure de l’apéritif, et c’est souvent ensemble, dans leurs bruyants tête-à-tête de la soirée, où de graves questions sont débattues sur un ton aigu, qu’ils aiguisent leur plume pour le duel du lendemain.
Quand on les voit passer dans la rue bras-dessus bras-dessous, on dit : Voilà Oreste et Pylade ! Ajoutons qu’Oreste Belmont avait prié Pylade Smythe, comme son " best man ", de lui servir de témoin à la célébration de son mariage, lorsqu’elle aurait lieu… Dieu sait quand maintenant.
Pour le moment, les deux inséparables se frayaient un passage à travers la foule massée sur la Place, lorsque tout-à-coup ils remarquèrent que le caquetage de tout ce monde, qui jusque-là les empêchait de continuer leur conversation aigre-douce à moins de s’invectiver à pleine tête, avait soudainement baissé par demi-tons et allait diminuendo d’un groupe à l’autre, comme il arrive dans les grandes assemblées populaires au moment où les discours vont commencer. Cette fois, il s’agissait de bien autre chose que d’éloquence.
Un chant bizarre, lointain d’abord, mais se rapprochant rapidement, semblait monter des rues étroites qui serpentent sur le flanc nord du promontoire et servent de communication entre les bords de la rivière Saint-Charles et la Haute Ville.
Chanter en un pareil moment ! qui pouvait se permettre une pareille monstruosité ? Était-on revenu aux temps barbares, où un Néron se faisait porter en triomphe, le luth à la main, à travers les carrefours de Rome incendiée par ses ordres ?
La stupeur générale fut encore plus profonde lorsqu’on vit déboucher le groupe des chanteurs à l’angle d’une des rues voisines à la lueur de torches flamboyantes brandies çà et là pour éclairer leur marche. Il se fit un grand mouvement parmi les spectateurs les plus rapprochés, comme pour aller couper court à cette scandaleuse mascarade.
de marche qu’ils continuaient à vociférer…
Mais les contre-manifestants reculèrent aussitôt. Ils s’étaient trouvés face à face avec toute une horde de gens armés, avançant militairement en colonne serrée, huit par huit, cadençant leur pas sur l’air de marche qu’ils continuaient à vociférer à pleine bouche. Quelques-uns portaient sur la tête une manière de casque de pompier surmonté d’une pointe dorée, mais la plupart des couvre-chefs étaient le melon de tous les jours, ou cette espèce de mitron qui sert de bonnet de police aux soldats allemands. Toute la bande paraissait très fière d’elle-même.
Du reste, le curieux instrument de musique que la plupart portaient sur l’épaule ou à la grenadière ne permettait à personne de douter de leur talent de société ; il leur garantissait à coup sûr toute liberté de donner des sérénades sans se soucier le moins du monde si leur chorale blessait les oreilles ou offensait, les sentiments de leurs auditeurs.
Quelques-uns d’entre eux se servaient déjà de ce drôle de saxophone pour bousculer rudement les jeunes gars que la curiosité attirait trop en dedans de la ligne de marche. Des cris de frayeur ou de douleur ajoutaient çà et là quelques notes de contralto à ce barytonage déjà terrifiant par lui-même.
L’ensemble de ces centaines de voix mâles, singulièrement gutturales, chantant dans un unisson parfait, ne manquait pas d’une certaine beauté. L’auditoire n’en pouvait dire autant de la mélodie elle-même, plutôt monotone et dont on ne comprenait pas un traître mot.
Entre chaque couplet, il y avait un intermède de quelques mesures où la cadence du pas militaire semblait répéter le refrain en sourdine, comme les batteries de tambours entre deux sonneries de clairons ; puis l’hymne reprenait sa dolente ascension du grave à l’aigu, avec ça et là un court motif rappelant quelque air de vieux cantique d’église, et tout cela se terminait platement par quelques notes prolongées sur lesquelles les voix semblaient s’attarder avec une ferveur toute particulière, comme si les paroles finales, d’une sonorité toute nasale, eussent eu la faculté de produire une griserie à elles propre.
— En voilà une drôle de complainte ! ne put s’empêcher de crier quelqu’un dans la foule.
Des gens qui avaient voyagé en Europe renseignaient leurs voisins. « Ce que vous entendez là, disaient-ils, c’est “Die Wacht am Rhein” (La Garde au Rhin), un air que les Allemands gueulent à tout propos depuis 1840, et dont ils ont fait leur hymne national. »
— Ah ! bien, fit un étudiant, mince d’hymne national, alorse… Nous avons mieux que cela.
Et d’une voix de stentor il entonna l’inspirante mélodie de Calixa Lavallée : Ô Canada !
Un autre groupe se mit à attaquer la Marseillaise. Et pendant quelques minutes ce fut un capharnaûm à ne plus s’entendre, une discordance à déchirer les oreilles.
On comprit bientôt l’impossibilité physique d’harmoniser les airs français sur un thème allemand. Les étudiants furent les premiers à abandonner la partie, et pour cause. Une section de la colonne des troubadours en marche avait fait mine de braquer sur eux une douzaine au moins de ses instruments de musique ; mais, sur un geste impérieux de celui qui marchait en tête de la section, apparemment l’un des chefs d’orchestre de cette parade nocturne, les clarinettes s’étaient remises au repos, et le cortège poursuivit sa marche et sa nasillarde mélopée.
Dans le petit mouvement de panique produit par cet incident, les premiers rangs de la foule s’étaient soudainement éclaircis, et Paul et son ami, qui s’étaient placés sur les marches du péristyle de la cathédrale pour mieux voir, se trouvèrent dégagés ; il n’y avait plus personne devant eux pour leur masquer la vue.
Tout à coup, Paul poussa un cri de stupeur. En tête de la troupe qui défilait en ce moment devant lui, il venait de reconnaître, à la lueur d’une torche, Biebenheim !… Biebenheim en chair et en os, plus raide que jamais, corsé dans une longue redingote que retroussait par derrière le bout luisant d’un fourreau de sabre, coiffé d’un casque surmonté d’une tête de pique qui le grandissait d’au moins deux pouces.
— Le Prussien ! s’exclama Paul.
Biebenheim se retourna vivement, comme à l’appel de son nom. À la vue du fiancé de Marie-Anne, sa face rubiconde s’éclaira d’un ricanement féroce ; sa main droite fouilla un instant l’intérieur de sa capote, en sortit aussitôt armée d’un long pistolet d’ordonnance, qu’il braqua sur Paul.
D’un geste violent, Smythe, au risque d’être atteint lui-même, poussa son ami derrière un pilier de la balustrade. La balle du Prussien alla frapper en pleine poitrine une pauvre femme qui, avec un enfant dans les bras, suivait de seuil de l’église cette scène sans y rien comprendre. Une longue clameur d’horreur s’éleva de toutes parts :
— Ce ne sont pas des Allemands, ce sont des Sauvages !
Le cri de Paul fut un rugissement de rage :
— Ah ! gueux de Prussien, je te retrouverai !
Le confrère Smythe, plus calme, le prit par le bras en lui disant tout bas :
— Come with me !
Et tous deux disparurent dans les ténèbres d’une ruelle voisine.
Jusqu’à ce moment, on peut dire que la ville entière ne savait rien, ne comprenait rien de ce qui se passait dans ses murs. On avait marché de surprise en surprise ; on était intrigué, ahuri, vaguement inquiet, effrayé sans savoir pourquoi, car en général on ne devinait pas le premier mot du drame qui se jouait.
Il faut plus que les deux ou trois heures qui s’étaient écoulées depuis les premières explosions qui avaient troublé les échos de ce beau soir d’été pour réunir dans une commune pensée, dans un mouvement d’ensemble, une population de cent mille habitants, dispersée aux quatre coins d’une grande ville, et subitement privée de toute communication téléphonique.
Mais, devant le corps ensanglanté et agonisant de la malheureuse femme du peuple tombée sous la balle d’un assassin devant le grand portail de la Basilique, avec un petit enfant gémissant à ses côtés, la réalité se fit tout d’un coup jour dans l’esprit des spectateurs, qui s’étaient rués dans cette direction, au moment où la queue du mystérieux bataillon disparaissait dans l’ombre d’une rue voisine.
La réalité, c’est qu’on assistait à la troisième prise de Québec. Depuis plus de cent cinquante ans, pareil événement ne s’était pas vu. C’était une des plus terrifiantes pages de l’histoire du monde qui allait s’écrire avec du sang !
Oui, avec du sang. Car le dernier mot n’était pas dit : si cette fois un ennemi qu’on ne se connaissait pas, qu’on avait reçu à bras ouverts, hébergé, subventionné même, avait pu, par une ruse infâme, par un coup de main sans précédent, s’emparer de la place pour ainsi dire sans coup férir, et se rendre maître d’une population sans défiance, sans armes, sans direction, un pareil crime, comme celui de Caïn, crierait vengeance au Ciel. Il ne resterait pas impuni.
Ce n’était que le premier acte du drame.
Maintenant qu’on en devinait les principaux acteurs, les fils de la trame se rattachaient à vue d’œil.
Depuis quelques jours, le grand hôtel à la mode regorgeait de monde, tantôt de soi-disant touristes en quête de belle nature, tantôt c’était un parti de riches capitalistes américains à la recherche de placements gigantesques pour leurs millions ; en réalité, c’était l’état-major de l’expédition.
Dans la journée même, il était arrivé des trains chargés de faux pèlerins de la Bonne Sainte Anne : leurs bâtons et béquilles étaient des carabines, leurs besaces des havresacs.
Ah ! le secret avait été supérieurement gardé ! Il fallait une habileté diabolique pour monter un pareil guet-apens sans éveiller les soupçons des autorités des deux côtés de la frontière. Des espions disséminés dans chaque quartier avaient adroitement entretenu la population dans une fausse sécurité ; c’étaient eux qui, dans la soirée, avaient donné le signal de l’invasion.
Le moment était bien choisi ; ils savaient combien de soldats de la garnison étaient en permission ce soir-là, que le service de police était concentré à l’une des extrémités de la ville, que tel ou tel représentant de l’autorité civile ou militaire était en villégiature. D’autres, le maire de la Cité, les principaux magistrats, étaient gardés à vue dans leurs maisons. En un mot, la ville avait été prise par surprise.
Telles furent les nouvelles qui se colportèrent de bouche en bouche, avec la rapidité du téléphone absent. L’effet n’en fut pas moins électrique. En un clin d’œil, sans transition, les paisibles citoyens de la cité de Champlain, bourgeois et ouvriers, tous sentirent s’opérer en eux une sorte de transfiguration.
Un feu nouveau sembla couler dans leurs veines avec le bon vieux sang gaulois et celtique dont les plus nobles races du Vieux Monde ont fécondé le sol de la Jeune Amérique. Tous, hommes, femmes et enfants, sentirent courir à fleur d’épiderme le singulier et délicieux frisson de la tragédie, symptôme physique des plus sublimes exaltations de l’âme.
Le père de famille, en rentrant au logis après cette soirée agitée, se voyait aussitôt entouré, pressé de questions, et pendant le récit des scènes dont il venait d’être témoin, il se sentait tout fier de lire, dans les grands yeux émerveillés, brillant d’un éclat inaccoutumé, de son épouse et de ses enfants, l’âpre résolution de ne pas se laisser abattre, advienne que pourra.
Tout de même, dans la bonne ville de Québec, à laquelle des malins avaient fait la réputation d’avoir le sommeil un peu dur, on ne dormit guère cette nuit-là ; ou, si on le fit, ce ne fut que d’un œil !