Similia similibus ou La guerre au Canada/Deux proclamations

Imprimerie du Telegraph (p. 65-75).

V

DEUX PROCLAMATIONS


Il n’arrive pas à tout le monde de se coucher loyal sujet du roi de Grande-Bretagne et d’Irlande, et de se réveiller à l’aurore sous le joug de fer de l’Empereur des Allemands.

C’est du moins ce brusque changement à vue que proclamait, au soleil levant, au lendemain des scènes que nous venons de raconter, le sinistre emblème qui avait remplacé le pavillon britannique au grand mat de la citadelle, visible île très loin de son poste aérien à trois cents pieds au-dessus du fleuve : trois larges bandes horizontales, noir, blanc et rouge, au centre desquelles se détachait crûment la silhouette d’un oiseau gigantesque couleur de suie, plutôt vautour qu’aigle, objet d’épouvante avec ses griffes écarquillées, son bec crochu et ses ailes d’apocalypse.

Si ceux qui s’étaient empressés d’afficher cette marque de prise de possession s’étaient fait une fête de l’effet de terreur qu’elle produirait, ils en furent quittes pour leurs frais d’étalage.

Le jour s’était levé paresseusement, enveloppé d’une buée tiède derrière laquelle le globe solaire rougeoyait comme à travers un verre fumé, présage d’une journée chaude.

Droit en face de cette morne aurore, sur la cime du Cap, le drapeau germanique, flasque et presque sans vie, avait plutôt l’air d’un drap mortuaire avec sa bande noire dominante.

Il avait beau chercher à s’exhiber ; à peine de temps à autre un léger souffle de vent parvenait-il à redresser ses longs plis ; mais cela ne durait qu’un instant, il retombait aussitôt en loque et pantelait accroché à ses drisses comme le corps affaissé et disloqué d’un pendu.

Du reste, cette fantastique apparition ce matin-là sembla passer inaperçue. Le peuple matinal se rendait à l’ouvrage comme d’habitude, à l’appel des sifflets de manufactures. On eût juré qu’il n’y avait rien de changé, qu’il ne s’était passé absolument rien d’anormal.

La ville reprenait son petit train-train ordinaire comme si le drame de la veille n’eût été qu’un mauvais rêve mis en déroute par la cloche du réveil comme les dernières brumes de la nuit le sont par le soleil levant.

À mesure que l’heure avançait, l’animation devenait plus bruyante dans les rues. Après le défilé des ouvriers, c’était le tour des employés de commerce, puis des patrons et des gens de profession de regagner leurs places d’affaires.

Et personne, dans cette foule empressée, dégringolant agilement les escaliers et les côtes escarpées qui conduisent à la ville basse, alors encore le centre du grand mouvement commercial, ne semblait même remarquer qu’un nouveau drapeau flottait sur la citadelle.

La population entière n’avait pas l’air plus émue à la vue de ces couleurs étranges qu’à la lecture de l’immense écriteau que des colleurs d’affiches étaient en train de placarder sur toutes les places publiques.

Ce curieux document, imprimé en épais caractères, portait pour titre le mot : Proclamation d’une noirceur effrayante — proclamation comme on n’en avait encore jamais vu à Québec. Il se lisait ainsi :


PROCLAMATION
À LA POPULATION DE QUÉBEC

Sur l’ordre de Sa Majesté l’Empereur des Allemands, une partie des armées qu’il a envoyées pour délivrer le Canada du joug de l’Angleterre s’est emparée de la forteresse et de la ville de Québec.

En ce moment, les armées de Son Impériale Majesté pénètrent victorieuses en France, en Grande-Bretagne, en Russie. Comme toute résistance est inutile, je m’adresse au bon sens de la population de Québec pour m’aider dans l’accomplissement de la tâche dont mon Auguste Souverain m’a chargé.

L’armée allemande fait la guerre aux soldats, non aux citoyens. Elle garantit aux habitants une entière sécurité pour leurs personnes et leurs biens, aussi longtemps qu’ils ne se priveront pas eux-mêmes, par des entreprises hostiles, de cette confiance.

Le Commandant de la Ville porte la connaissance publique les dispositions suivantes :

I — L’état de siège est déclaré dans la contrée occupée par les troupes allemandes.

II — Seront punis de la peine de mort toutes personnes

1o Qui prendront les armes contre les gens appartenant aux troupes allemandes ou faisant partie de leur suite ;

2o Qui détruiront les ponts, endommageront les lignes télégraphiques ou téléphoniques, les chemins de fer, les munitions, les provisions ou les quartiers des troupes, ou rendront les chemins impraticables ;

3o Qui arracheront ces affiches ;

4o Qui entreront en communication avec les troupes ennemies.

III — Il est défendu pour tous les habitants :

1o Tout attroupement dans les rues ;

2o De se promener dans les rues après 7 heures du soir ;

3o De quitter la Ville après 7 heures du soir ou avant 5 heures du matin, sans la permission de l’autorité allemande.

IV — Les autorités de la Ville et la police doivent venir se mettre à la disposition de l’autorité militaire allemande.

V — Les troupes allemandes ont l’ordre d’exécuter strictement toutes ces dispositions, par des sentinelles et des patrouilles, qui sont autorisées à tirer sur quiconque cherche à s’y soustraire.

Goelinger

Général commandant en chef

des troupes à Québec[1]

Les gens passaient devant cette monumentale pancarte, y jetaient un rapide coup d’œil et filaient sans mot dire, sans manifester la moindre émotion, pas même le moindre étonnement.

Les seuls qui ne bougeassent pas de ces centres d’attraction étaient des factionnaires fusil au bras, et quelques individus en tenue civile — des espions probablement, non moins probablement aussi appartenant à cette classe privilégiée mentionnée dans la proclamation comme « faisant partie de la suite des troupes allemandes ».

Ces derniers affectaient parfois de se mêler aux passants lorsque ceux-ci s’arrêtaient un instant devant l’affiche. Ils faisaient alors mine de lire attentivement et de commenter à haute voix certaines clauses de l’ordonnance, tout en reluquant de travers leurs voisins pour tâcher de découvrir sur leurs traits quelques signes d’effroi ou de mécontentement. Bernique ! toujours visages de bois.

Ce fut bientôt le tour de ces agents provocateurs de se livrer eux-mêmes à des manifestations trahissant l’extrême désappointement qui les agaçait de plus en plus. Ils ne comprenaient absolument rien à cette impassibilité, qui semblait générale.

— Drôle de populo ! se disaient-ils entre eux. Pas moyen d’en tirer un mot plus haut que l’autre. Quand on leur adresse directement la parole, ils répondent poliment, puis passent leur chemin, tout comme s’ils ne se rendaient pas compte de leur propre situation. On dirait, ma foi, que c’est naturel chez eux.

— Ah ! pour ça, dit l’un des affiliés, ça ne m’étonne pas du tout. Aux États-Unis d’où je viens, Québec a le nom d’avoir conservé intacte la courtoisie, la gentilhommerie du bon vieux temps.

— N’importe, fit un autre. Il y a là-dedans quelque chose d’extraordinaire. On dirait un mot d’ordre…

À celui qui fit cette dernière remarque, on aurait pu dire : L’anguille brûle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ceci nous ramène à nos jeunes amis Oreste et Pylade, que nous avons brusquement laissés hier soir, l’un entraînant l’autre dans une des rues les plus noires de la Haute Ville.

Ils n’ont pas perdu leur temps, on va le voir. Jimmy a conduit son confrère dans l’arrière-boutique de son imprimerie, où, à la lueur papillotante de quelques bougies, plusieurs ouvriers typographes s’étaient réunis en attendant les ordres des patrons.

Les longues explications sont inutiles entre ces deux fines mouches. Tous deux se comprennent à mi-mot. Ils ne prennent même pas le temps de se chamailler, cette fois.

— Qu’est-ce qu’il y a à faire ? demande simplement Jimmy, en allumant sa pipe.

Et Paul répond laconiquement :

— Le dire serait trop long. Je l’écris.

Au fur et à mesure qu’il griffonne, il jette sur la table où est accoudé son ami les feuillets, l’un après l’autre, qu’il a couverts de ses pattes de mouche. C’est une sorte de manifeste adressé à la population, plus concis, mais aussi beaucoup plus vibrant et plus certain d’être lu et goûté que la comminatoire proclamation du général allemand.

Jetons un regard par dessus l’épaule de Jimmy ; voici ce que nous lisons avec lui :


MOT D’ORDRE

Citoyens ! vous êtes victimes d’un odieux guet-apens.

La ville est aux mains d’une horde de forbans. Pour le moment elle est sans défense.

Nos chefs officiels sont prisonniers, incapables d’agir.

La direction qu’ils ne peuvent nous donner, c’est à nous de la prendre.

Ce qu’il y a à faire d’ici à nouvel ordre, le voici en peu de mots :

« Taisez-vous ! Méfiez-vous ! Les oreilles ennemies vous écoutent. »[2]

Retournez à vos occupations journalières. Évitez toute manifestation, toute dispute, tout esclandre. Surtout, gare aux agents provocateurs qui vous guettent au passage.

Patience vient à bout de violence : voilà le mot d’ordre.

Courage ! on veille sur vous.

Restez tranquilles, et attendez !

Le secours viendra. Il s’en vient !

Le Comité des Vigilants.

Et au-dessous de la signature, cette petite note :

« Détruisez cet avis après l’avoir gravé dans votre mémoire, et passez le mot d’ordre à vos amis ».

Begad ! s’écria l’Anglais, c’est exactement ce que j’avais en tête. Je me disais justement que, puisqu’il n’y avait personne au gouvernail, il fallait que quelqu’un prît la barre. Pourquoi pas nous deux ?

— C’est cela, dit Paul. Seulement, il faudra gouverner dans l’ombre.

Power behind the throne, fit Jimmy gaiement.

— C’est souvent celui-là qui est le plus à craindre, ajouta Paul d’un ton grave. Et maintenant, ho ! les typos, à l’ouvrage !

Ce ne fut pas long. En un tour de main, le manifeste fut composé à la casse en autant de multiples qu’il y avait sur place de presses à pédale pour en faire le tirage.

Et voilà comment il se fait que, de grand matin, à la place de la gazette absente, la plupart des dix mille ménages logés en ville recevaient ce sage avertissement qui semblait tomber du ciel, mais qui en réalité, sous l’apparence inoffensive d’une feuille volante de commerce, avait été adroitement distribué par des commissionnaires en chair et en os sans éveiller les soupçons de la patrouille.

Après l’avoir lu attentivement, en avoir bien pesé le sens, on avait grand soin de le jeter au feu, en bénissant du fond du cœur le bon génie invisible qui se dévouait ainsi pour le salut commun.

  1. Texte emprunté presque en entier à la proclamation affichée à Lunéville, en août 1914, pendant l’occupation prussienne.
  2. Copie textuelle d’un avis placardé par toute la France pendant la guerre, par ordre du gouvernement.