Silva
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 49 (p. 959-960).
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LE DORMOIR DES VACHES.


Elles se reposaient à l’ombre des grands chênes.
Près d’elles arrivés, sur les mousses prochaines
Du dormoir notre pas s’arrêta quelque instant
Pour contempler l’effet du troupeau sommeillant.
À travers l’épaisseur des verdoyantes cimes,
Le soleil rayonnait, et ses lueurs sublimes,
Filtrant, glissant le long des troncs et des rameaux,
Parsemaient de points d’or le flanc des animaux ;
Puis le vent par bouffée avec ses fraîches ondes
Nous apportait l’odeur des laitières fécondes.

Cent vaches à peu près étaient là, pour gardien
Auprès d’elles n’ayant qu’un seul homme et son chien.
L’homme assis sur un tertre écorçait une branche ;
Quant au chien, à ses pieds, près de sa guêtre blanche
Il gisait étendu, toujours l’oreille au guet,
Et fixant sur son maître un regard inquiet.
Après quelques saluts et quelques mots honnêtes,
Nous dîmes au vacher : Pour mener tant de bêtes,
C’est bien peu qu’un seul chien ! — C’est vrai, surtout au bois,
Fit-il ; mais quand ce chien à lui seul en vaut trois,
C’est, pardieu, suffisant. Tenez, le soleil baisse,
Il faut que le troupeau quelque temps encor paisse,
Et s’il vous fait plaisir de le voir s’éveiller,
Mon chien vous montrera comme il sait travailler. —
Cela dit, il se lève et crie : Holà, Bonhomme !
Il nous faut déguerpir ! — C’est ainsi que se nomme
Ma bête, et d’un tel nom elle est digne vraiment. —
Allons, debout ! — Et puis il pousse un sifflement.
Bonhomme comme un trait part et court à l’ombrage
Où les vaches dormant confondaient leur pelage.
Quelque temps s’écoula sans que le moindre bruit,
Le moindre mouvement se fît au vert réduit ;
Mais bientôt commença le branle des clochettes,
Puis l’on vit remuer le flanc rouge des bêtes,
Puis un par un dans l’air montèrent leurs grands dos.
Enfin, toutes debout, l’animal en trois sauts
Reparut et revint, la gueule haletante,
Demander à son maître une œillade contente.
Or, comme il s’avançait, la jeune et blonde enfant
Qui marchait avec nous, d’un cœur compatissant,
Prit un morceau de pain au fond de sa corbeille,
Et le lui présenta, tout heureuse et vermeille.
L’animal s’élança pour le saisir. Soudain
Le vacher siffle encore. À l’ordre souverain,
Notre bon serviteur n’hésite pas ; il lâche
L’objet appétissant et revole à sa tâche.
En voyant ce rapide et noble mouvement,
Nous sentîmes au cœur un pur ravissement
Comme celui qui prend toute âme sympathique
À l’aspect imprévu d’un exploit héroïque.
Le terme, dira-t-on, est un peu fort : pourtant
En sa soumission ce chien nous parut grand ;
Car, depuis le matin peut-être sans pâture,
Il mettait le devoir avant la nourriture.

AUGUSTE BARBIER.

Fontainebleau 1863.