Silva
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 49 (p. 958-959).
SILVA
POESIES[1]


UN PASSAGE D’ABEILLES.


Tandis que, fatigué d’une route poudreuse,
Je goûte le repos sous de frais rameaux verts,
Abeilles en essaim, troupe mélodieuse,
Vont traversant les airs.

Quelque temps le doux bruit que font leurs vives ailes
Enchante mon oreille, et quelque temps aussi
Je vois leurs corps légers briller comme étincelles
Sur le fond obscurci.

Où vont-elles s’abattre ? En tous lieux où fleurettes
Exhalent leur parfum, étalent leur émail,
Car, depuis que l’aurore a blanchi leurs retraites,
Elles sont au travail.

O mouches ! votre corps est petit à l’extrême,
Mais votre esprit est grand, et vous tenez du ciel
Des ailes, bouche d’or, et la faveur suprême
De changer tout en miel.

Vous possédez le son, la couleur et le baume,
Et vous n’abusez pas de ces dons précieux.
Aussi tout ce qui sort de votre doux royaume
Est-il délicieux.


C’est là votre secret, délicates abeilles,
Mais il n’est pas le seul de votre ardent labeur ;
Vous connaissez encore où sont les fleurs vermeilles
À la plus fine odeur.

Croissent-elles au bois plutôt qu’au sein des plaines,
Ou sur les fiers sommets qu’enveloppe l’azur,
Et qui, plus rapprochés des clartés souveraines,
Boivent un air plus pur ?

Dites, car je voudrais, en suivant votre trace,
Cueillir sur les hauts monts ou sous les bois penchans
Ce qui peut infuser le plus d’âme et de grâce
Aux poétiques chants.

Peut-être alors pourrais-je, artiste moins débile,
Laisser quelques douceurs dignes des fleurs d’Hybla,
Même un peu de ce miel qu’aux bords latins Virgile
Savamment distilla.

Peut-être… Mais pourquoi caresser l’espérance
D’égaler dans mes soins votre travail doré ?
Abeilles, je n’ai pas votre sainte innocence,
Votre esprit mesuré.

Abeilles, j’aurai beau, parmi les fleurs de l’âme,
Choisir celles qui font les bouquets les plus doux,
Et pénétrer mes vers de la céleste flamme
Qui resplendit en vous ;

De vos concerts, mes chants n’auront jamais les charmes,
Leur miel ne vaudra pas votre miel pur et clair ;
Nos temps sont trop troublés, nos cœurs trop pleins d’alarmes,
Pour qu’il n’ait rien d’amer.

AUGUSTE BARBIER.

Fontainebleau 1863.

  1. L'ensemble des pièces réunies sous ce titre fait partie de poésies diverses que doit publier prochainement M. Auguste Barbier.