Nouvelles Histoires extraordinaires/Silence

Traduction par Charles Baudelaire.
Nouvelles Histoires extraordinairesA. Quantin (p. 259-263).


SILENCE


La crête des montagnes sommeille ; la vallée, le rocher et la caverne sont muets.
Alcman.


« Écoutez-moi, — dit le Démon, en plaçant sa main sur ma tête. — La contrée dont je parle est une contrée lugubre en Libye, sur les bords de la rivière Zaïre. Et là, il n’y a ni repos ni silence. »

Les eaux de la rivière sont d’une couleur safranée et malsaine ; et elles ne coulent pas vers la mer, mais palpitent éternellement, sous l’œil rouge du soleil, avec un mouvement tumultueux et convulsif. De chaque côté de cette rivière au lit vaseux s’étend, à une distance de plusieurs milles, un pâle désert de gigantesques nénuphars. Ils soupirent l’un vers l’autre dans cette solitude, et tendent vers le ciel leurs longs cous de spectres, et hochent de côté et d’autre leurs têtes sempiternelles. Et il sort d’eux un murmure confus qui ressemble à celui d’un torrent souterrain. Et ils soupirent l’un vers l’autre.

Mais il y a une frontière à leur empire, et cette frontière est une haute forêt, sombre, horrible. Là, comme les vagues autour des Hébrides, les petits arbres sont dans une perpétuelle agitation. Et cependant il n’y a pas de vent dans le ciel. Et les vastes arbres primitifs vacillent éternellement de côté et d’autre avec un fracas puissant. Et de leurs hauts sommets filtre, goutte à goutte, une éternelle rosée. Et, à leurs pieds, d’étranges fleurs vénéneuses se tordent dans un sommeil agité. Et sur leurs têtes, avec un froufrou retentissant, les nuages gris se précipitent, toujours vers l’ouest, jusqu’à ce qu’ils roulent en cataracte derrière la muraille enflammée de l’horizon. Cependant, il n’y a pas de vent dans le ciel. Et, sur les bords de la rivière Zaïre, il n’y a ni calme ni silence.

C’était la nuit, et la pluie tombait ; et quand elle tombait, c’était de la pluie, mais quand elle était tombée, c’était du sang. Et je me tenais dans le marécage parmi les grands nénuphars, et la pluie tombait sur ma tête, — et les nénuphars soupiraient l’un vers l’autre dans la solennité de leur désolation.

Et tout d’un coup, la lune se leva à travers la trame légère du brouillard funèbre, et elle était d’une couleur cramoisie. Et mes yeux tombèrent sur un énorme rocher grisâtre qui se dressait au bord de la rivière, et qu’éclairait la lueur de la lune. Et le rocher était grisâtre, et sinistre, et très haut, — et le rocher était grisâtre. Sur son front de pierre étaient gravés des caractères ; et je m’avançai à travers le marécage de nénuphars, jusqu’à ce que je fusse tout près du rivage, afin de lire les caractères gravés dans la pierre. Mais je ne pus pas les déchiffrer. Et j’allais retourner vers le marécage, quand la lune brilla d’un rouge plus vif ; et je me retournai, et je regardai de nouveau vers le rocher et les caractères ; — et ces caractères étaient : désolation.

Et je regardai en haut, et sur le faîte du rocher se tenait un homme ; et je me cachai parmi les nénuphars afin d’épier les actions de l’homme. Et l’homme était d’une forme grande et majestueuse, et, des épaules jusqu’au pieds, enveloppé dans la toge de l’ancienne Rome. Et le contour de sa personne était indistinct, — mais ses traits étaient les traits d’une divinité ; car, malgré le manteau de la nuit, et du brouillard, et de la lune, et de la rosée, rayonnaient les traits de sa face. Et son front était haut et pensif, et son œil était effaré par le souci ; et, dans les sillons de sa joue, je lus les légendes du chagrin, de la fatigue, du dégoût de l’humanité, et d’une grande aspiration vers la solitude.

Et l’homme s’assit sur le rocher, et appuya sa tête sur sa main, et promena son regard sur la désolation. Il regarda les arbrisseaux toujours inquiets et les grands arbres primitifs ; il regarda, plus haut, le ciel plein de frôlements, et la lune cramoisie. Et j’étais blotti à l’abri des nénuphars, et j’observais les actions de l’homme. Et l’homme tremblait dans la solitude ; — cependant, la nuit avançait, et il restait assis sur le rocher.

Et l’homme détourna son regard du ciel, et le dirigea sur la lugubre rivière Zaïre, et sur les eaux jaunes et lugubres, et sur les pâles légions de nénuphars. Et l’homme écoutait les soupirs des nénuphars et le murmure qui sortait d’eux. Et j’étais blotti dans ma cachette, et j’épiais les actions de l’homme. Et l’homme tremblait dans la solitude ; — cependant, la nuit avançait ; et il restait assis sur le rocher.

Alors, je m’enfonçai dans les profondeurs lointaines du marécage, et je marchai sur la forêt pliante de nénuphars, et j’appelai les hippopotames qui habitaient les profondeurs du marécage. Et les hippopotames entendirent mon appel et vinrent avec les béhémoths jusqu’au pied du rocher, et rugirent hautement et effroyablement sous la lune. J’étais toujours blotti dans ma cachette, et je surveillais les actions de l’homme. Et l’homme tremblait dans la solitude ; — cependant, la nuit avançait ; et il restait assis sur le rocher.

Alors, je maudis les éléments de la malédiction du tumulte ; et une effrayante tempête s’amassa dans le ciel, où naguère il n’y avait pas un souffle. Et le ciel devint livide de la violence de la tempête, — et la pluie battait la tête de l’homme, — et les flots de la rivière débordaient, — et la rivière torturée jaillissait en écume, — et les nénuphars criaient dans leurs lits, — et la forêt s’émiettait au vent, — et le tonnerre roulait, — et l’éclair tombait, — et le roc vacillait sur ses fondements. Et j’étais toujours blotti dans ma cachette pour épier les actions de l’homme. Et l’homme tremblait dans la solitude ; — cependant, la nuit avançait ; et il restait assis sur le rocher.

Alors, je fus irrité, et je maudis de la malédiction du silence la rivière et les nénuphars, et le vent, et la forêt, et le ciel, et le tonnerre, et les soupirs des nénuphars. Et ils furent frappés de la malédiction, et ils devinrent muets. Et la lune cessa de faire péniblement sa route dans le ciel, — et le tonnerre expira, — et l’éclair ne jaillit plus, — et les nuages pendirent immobiles, — et les eaux redescendirent dans leur lit et y restèrent, — et les arbres cessèrent de se balancer, — les nénuphars ne soupirèrent plus, — et il ne s’éleva plus de leur foule le moindre murmure, ni l’ombre d’un son dans tout le vaste désert sans limites. Et je regardai les caractères du rocher, et ils étaient changés ; — et maintenant ils formaient le mot : silence.

Et mes yeux tombèrent sur la figure de l’homme, et sa figure était pâle de terreur. Et précipitamment il leva sa tête de sa main, il se dressa sur le rocher, et tendit l’oreille. Mais il n’y avait pas de voix dans tout le vaste désert sans limites, et les caractères gravés sur le rocher étaient : silence. Et l’homme frissonna, et il fit volte-face, et il s’enfuit loin, loin, précipitamment, si bien que je ne le vis plus.

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— Or, il y a de biens beaux contes dans les livres des Mages, — dans les mélancoliques livres des Mages, qui sont reliés en fer. Il y a là, dis-je, de splendides histoires du Ciel, et de la Terre, et de la puissante mer, — et des Génies qui ont régné sur la mer, sur la terre et sur le ciel sublime. Il y avait aussi beaucoup de science dans les paroles qui ont été dites par les sibylles ; et de saintes, saintes choses ont été entendues jadis par les sombres feuilles qui tremblaient autour de Dodone ; mais, comme il est vrai qu’Allah est vivant, je tiens cette fable que m’a contée le Démon, quand il s’assit à côté de moi dans l’ombre de la tombe, pour la plus étonnante de toutes ! Et, quand le Démon eut fini son histoire, il se renversa dans la profondeur de la tombe, et se mit à rire. Et je ne pus pas rire avec le Démon, et il me maudit parce que je ne pouvais pas rire. Et le lynx, qui demeure dans la tombe pour l’éternité, en sortit, et il se coucha aux pieds du Démon, et il le regarda fixement dans les yeux.