NRF (p. 73-103).

IV


Cette scène me troubla fortement. La nuit qui suivit, je songeai, moitié éveillé, moitié rêvant, aux images bibliques qu’elle avait fait apparaître. Au matin, j’eus le sentiment qu’un devoir m’était dicté : réparer l’injustice des hommes à l’égard de Silbermann. Il me fallait non seulement l’aimer, mais prendre son parti contre tous, si difficile et si ingrate que fût l’entreprise. D’ailleurs ses ennemis principaux n’étaient-ils pas les Saint-Xavier et n’avais-je pas toujours ressenti envers ceux-ci, Philippe Robin excepté, une inimitié naturelle ?

Je décidai de parler à Philippe afin de le détacher des adversaires de Silbermann.

Le jour même, j’allai le trouver. Je lui exposai combien étaient cruels les mauvais traitements infligés à Silbermann. « Je sais qu’il en souffre beaucoup », ajoutai-je. Et j’en appelai au bon cœur de Philippe pour qu’il les fît cesser.

Philippe m’avait écouté attentivement mais avec froideur.

— Moi aussi, repliqua-t-il, j’ai quelque chose à te dire à ce sujet. Il m’est très désagréable de voir un de mes amis se lier avec ce garçon.

— Et pourquoi ? demandai-je.

— Pourquoi ?… Parce qu’il est Juif.

C’était bien la raison énoncée par Silbermann. Philippe avait articulé durement ces quelques mots. On sentait que pour lui l’argument était décisif.

Cependant, cherchant une parole d’adoucissement, j’esquissai un geste d’insouciance.

— Oh ! je sais… reprit Philippe. Il se peut que pour vous autres cela n’ait pas d’importance.

Ce ton supérieur et cette allusion à ma religion me blessèrent au vif.

— C’est que nous autres, rîpostai-je d’une voix vibrante, nous ne falsifions pas la parole de Dieu.

Philippe haussa légèrement les épaules.

— En tout cas, affirma-t-il, il faut choisir entre lui et moi.

Dans l’instant, je songeai à tout ce que comportait l’amitié de Philippe : un sentiment doux et bien réglé, des joies faciles et approuvées… Devant ces images aimables, je fus près d’abandonner Silbermann. Mais, de l’autre côté, se présentait une tâche ardue ; j’entrevis une destinée pénible ; et exalté par la perspective du sacrifice, je répondis d’un souffle irrésistible :

— Lui.

Nous nous séparâmes.

Dès lors, je me dévouai entièrement à Silbermann. À chaque récréation, je me hâtais de le rejoindre, espérant le protéger par ma présence. Heureusement, l’hiver venu, sa situation s’adoucit un peu. En raison du froid, nous restions dans les classes, où l’on n’osait rien contre lui ; et le soir, à la sortie, il s’échappait à la faveur de l’obscurité.

Nous nous retrouvions dans la rue. Nous faisions chemin ensemble et je l’accompagnais jusqu’à sa porte. Quelquefois je montais chez lui et nous nous mettions à faire nos devoirs. Sa facilité au travail, autant que ses méthodes, m’émerveillait. Lorsqu’il faisait une version latine, je le voyais d’abord lire rapidement la phrase avec un regard tendu ; puis réfléchir quelques secondes, mordant fiévreusement ses lèvres ; enfin lire de nouveau en balançant la tête et les mains selon le rythme de la phrase ; et, ayant à peine consulté le dictionnaire, écrire la traduction. Assis en face de lui, dénué de toute inspiration, cherchant scrupuleusement le sens de chaque mot, j’avançais dans les ténèbres pas à pas.

Lorsque nous avions terminé, il allait vers la bibliothèque et me faisait part de sa dernière découverte. Car il n’y avait pas de semaine qu’il ne s’enthousiasmât sur une nouvelle œuvre. Enthousiasme désordonné, qui me faisait passer tout d’un coup, d’un sonnet de la Pléiade à un conte de Voltaire ou à un chapitre de Michelet. Il prenait le livre et lisait. Souvent il me tenait par le bras et, aux endroits qu’il jugeait beaux, je sentais l’étreinte se resserrer. Il ne voulait jamais s’arrêter. Une fois, il me lut en entier la Conversation du Maréchal d’Hocquincourt, figurant tour à tour avec des intonations particulières et des mines comiques le père jésuite, le janséniste et le Maréchal.

Bientôt nous passâmes ensemble tous nos jours de congé. C’était lui qui décidait comment ils seraient employés. Je ne faisais jamais d’objections. Je sacrifiais mes désirs aux siens sans regret. Mon rôle n’était-il pas de me consacrer entièrement à son bonheur et de racheter par cet acte les actes des méchants ? Lorsque le consentement me coûtait, je répétais en moi-même : « C’est ma mission. » Et cette pensée m’aurait fait accepter n’importe quel déplaisir.

Cependant, tout en le suivant, je m’efforçais de le guider sans qu’il y parût. Car j’estimais que ma mission était aussi de le débarrasser de certains caractères préjudiciables, de le réformer peu à peu. Je ne savais trop jusqu’où s’étendait ce plan, je ne faisais aucun calcul ; toutefois il m’arrivait souvent de passer exprès avec lui devant le petit temple protestant de Passy. Je ne disais pas un mot, je ne désignais même pas l’édifice ; mais j’avais l’arrière-pensée qu’un jour peut-être je l’y ferais pénétrer avec moi...

J’avais parlé de lui à mes parents. Ils désirèrent le connaître et je l’invitai à déjeuner chez nous. Ma mère qui était sensible et avait horreur de la violence s’était beaucoup apitoyée, d’après mes récits, sur la situation faite à Silbermann au lycée. Les sentiments de ma mère à l’égard des Juifs étaient difficiles à définir. Elevée dans un pays où catholiques et protestants se dressent encore les uns contre les autres avec passion, elle ressentait pour la cause des Juifs la sympathie qui unit généralement les minorités. En outre, elle se gardait de dédaigner pour la carrière de mon père l’appui du monde juif et elle comptait là de nombreuses relations. Mais précisément, j’avais toujours remarqué chez elle, lorsqu’elle se trouvait en présence d’une personne de ce milieu, une façon — oh ! presque imperceptible — de se mettre sur son quant-à-soi. Et une autre observation que j’avais faite par hasard m’avait mieux éclairé encore.

Il y avait dans un certain quartier de Nîmes — où nous nous rendions souvent d’Aiguesbelles — une maison que l’on appelait « la maison du Juif ». Elle était construite selon une orientation particulière qui la mettait en évidence. Lorsque nous passions devant, ma mère ne manquait pas de me rapporter l’histoire et les coutumes de la famille qui l’avait habitée autrefois. Il n’y avait jamais dans son récit la moindre marque de mépris ni la moindre intention sarcastique. Mais je sentais chez elle la même impression de mystère et le même mouvement de défiance que lorsque, évitant un peu plus loin, aux portes de la ville, un emplacement tout gâté par des ornières et des tas de cendres, elle me disait : « C’est l’endroit où campent les bohémiens. »

Aussi, n’avais-je mis aucune hâte à introduire Silbermann chez moi, ne sachant trop quelle figure on lui ferait. On va voir que je n’avais pas eu tort.

Lorsqu’il arriva, je me trouvais seul dans le salon. Il examina tout de très près. Apercevant un livre posé sur la table à ouvrage de ma mère, il le retourna pour en voir le titre. C’était, il m’en souvient le Journal intime d’Amiel. Silbermann eut un petit sourire que je ne m’expliquai pas mais qui me déplut. Il aborda mes parents avec un raffinement de respect, mais sitôt que la conversation s’engagea, j’eus un sentiment de malaise. À peine questionné, en effet, il se mit à discourir avec une volubilité qui, j’en étais assuré, était, au jugement de mon père, égal au pire ton. Il continua pendant le déjeuner, racontant toutes les histoires qui pouvaient le mettre en valeur. Il parla de ses lectures, de ses voyages, de ses projets… Je voyais ma mère l’envisager avec crainte, comme si elle avait soupçonné dans cette rare activité intellectuelle un principe diabolique.

Mon père ne faisait entendre que des monosyllabes.

Et le plus singulier était qu’à mes propres oreilles cette verve, qui d’ordinaire me ravissait, sonnait déplaisamment. Silbermann, par le désir de briller, recherchait des récits extraordinaires et des opinions paradoxales. Et rien n’était plus choquant que l’effet de ses paroles dans une atmosphère où je n’avais jamais entendu développer que des avis mesurés et le préjugé commun. Je souffrais véritablement en l’écoutant ; mes doigts étaient crispés. J’aurais voulu lui faire signe de se taire. Mais il ne se doutait aucunement de l’impression produite. Mon père et ma mère lui donnaient à tour de rôle un sourire forcé. Et il s’adressait successivement à l’auditeur gracieux.

Ce fut avec soulagement que je vis le repas prendre fin. Mon père se retira dans son cabinet de travail où, quelques moments après, Silbermann alla le saluer. Il considéra la bibliothèque, pleine de livres de loi et de répertoires juridiques, et dit :

— En somme, l’idée de justice ne serait-elle pas née, comme l’a écrit La Rochefoucauld, de la vive appréhension qu’on ne nous ôte ce qui nous appartient ?

Mon père fit avec une courtoisie glacée un geste d’incertitude.

Le soir, ma mère me dit :

— « Ton ami paraît très intelligent », du même ton que l’on dit d’un escroc : « Il est très ingénieux ».

Cet insuccès ne diminua pas Silbermann dans mon esprit. J’y vis plutôt la preuve d’une certaine insuffisance de la part de ma famille. L’espace où je vivais me parut borné, étroit, incapable de faire place à l’intelligence. De petits usages auxquels j’avais toujours été soumis m’apparurent ridicules. Je m’aperçus que bien des objets de notre intérieur, que je n’avais jamais jugés tant ils m’étaient familiers, étaient très laids. Je pris moins de plaisir à rester dans notre maison, et, soit par honte de ces choses, soit de peur qu’il ne remarquât les mauvaises dispositions de mes parents, je m’arrangeai pour que Silbermann y vînt le moins possible.

Mais nos rapports n’en souffrirent pas. Il semblait d’ailleurs que ma compagnie lui fût devenue indispensable. Il m’emmenait partout avec lui. Le dimanche, nous allions généralement au théâtre ; sitôt le rideau du dernier acte tombé, il prononçait sur la pièce et sur les acteurs un arrêt péremptoire, éloge ou condamnation qui fixait mon esprit lentement ému. Le jeudi, nous nous rendions chez quelque libraire ; il discutait éditions, reliures ; il marchandait, achetait, faisait un échange. Il avait toujours la poche pleine d’argent, et sa générosité à mon égard, quand nous sortions ensemble, me faisait souvent rougir. À la fin de la journée, après avoir inscrit mes comptes — habitude imposée par mon père — je m’amusais à calculer ce qu’il avait dépensé et me trouvais en présence de grosses sommes.

Nos entretiens n’étaient pas seulement sur l’art ou la littérature. Il suivait avec autant d’intérêt et d’expérience les événements politiques, le mouvement social, et aimait à discourir sur ces sujets.

Il m’entraîna un jour dans un quartier excentrique où avait lieu une manifestation populaire. Il avait décoré sa boutonnière d’une fleurette rouge et s’adressait fraternellement à ses voisins. Je le suivais dans la foule, très effrayé, et au bout d’un moment je le conjurai de rebrousser chemin. En revenant, nous passâmes par un point, situé au sommet de Montmartre, d’où l’on découvre Paris. Nous nous arrêtâmes. La vue de la ville à ses pieds provoqua chez Silbermann une excitation singulière. Lançant vigoureusement la voix dans l’espace, il développa ses théories et me fit un tableau de la société future. Il affirma sa croyance à l’amélioration du sort humain et au bonheur universel.

— Ces temps viendront, clama-t-il. Cela est aussi sûr qu’il est sûr que le soleil se lèvera demain.

Enivré par cette promesse, je suivais avec enthousiasme son doigt qui, pointé vers la ville, indiquait d’un signe destructif ce qui devrait disparaître et traçait le plan de la communauté nouvelle.

— Assurer le paradis matériel de l’humanité, qui aura cette gloire ? dit-il rêveusement.

Et ses yeux s’illuminèrent comme s’il avait eu l’éclair qu’il pourrait être ce Messie.

Ainsi passa l’hiver.

Au lycée, Silbermann remportait les mêmes succès dans ses études, bien qu’il fût souvent blâmé pour son manque de méthode. Notre professeur de français lui reprochait en outre l’abus qu’il faisait de ses lectures et l’habileté avec laquelle il s’appropriait les idées et le style des autres. Et il laissait voir que le procédé, venant de Silbermann, ne le surprenait pas.

Le printemps fut le signal de la reprise des hostilités contre Silbermann. Les jeux en plein air recommencèrent et chacun s’y livra avec une ardeur nouvelle. Dans la cour, on formait des rondes qui brusquement entouraient Silbermann et le tenaient prisonnier. Par des grimaces on singeait sa laideur, laquelle devenait de plus en plus frappante, car, à mesure qu’il se développait, il perdait cet air d’enfant précoce qui lui avait conféré une manière de grâce. Insulté, bousculé, ayant sans cesse un nouvel assaillant dans le dos, il tenait tête avec rage, répondant à l’un et puis à l’autre ; enfin, excédé, il tentait de rompre le cercle et roulait à terre.

Cette année-là, il y eut des élections. Elles furent préparées avec violence. Dans tous les quartiers les murs se couvrirent d’affiches, dont les vives couleurs attirèrent nos regards. Nous nous arrêtions pour les lire et arrivions au lycée tout excités par la dispute des partis. La ligue des Français de France prenait une part importante à la lutte. Par des proclamations, des réunions, des conférences, elle multipliait ses attaques contre les Juifs. Philippe Robin, pourvu par son oncle, distribuait à qui voulait des insignes et des libelles antisémites. Cette fureur trouva en Silbermann une victime. Sur les murs, à côté des affiches, on inscrivit son nom et on crayonna sa caricature. Enfin, au lycée, Montclar organisa contre lui une véritable bande.

C’était une figure singulière que celle de Montclar. La plupart de ses condisciples de Saint-Xavier, avec leurs membres grêles, leurs mains pâles et quelque signe distinctif reproduisant sur leur visage comme une pièce d’armoiries — un nez osseux et plat, un front resserré ou un galbe féminin — semblaient appartenir à une espèce caduque. Lui, tranchait par sa constitution normale et sa mine de chef.

D’un chef, il avait également l’âme. Il choisit en classe trois ou quatre garçons, parmi les plus brutaux, les plus épais, les plus serviles, et les excita contre Silbermann. Dans la cour il allait à leur tête vers celui-ci et se tenant à quelques pas, car il feignait de ne pouvoir s’approcher d’un être aussi abject, il se mettait à l’insulter :

— Juif, dis-nous quand tu retourneras à ton ghetto, nous ne voulons plus de toi ici… Juif, pourquoi as-tu les oreilles d’un bouc ?

Silbermann, tout en marquant des mouvements de crainte pareils à ceux d’une bête faible qui se sent traquée, répliquait bravement à chaque mot. Puis, sur un signe de Montclar, on se précipitait sur lui. Il était jeté à terre et roué, de coups. Si je tentais d’aller à son secours, j’étais arrêté et maintenu. De loin j’assistais à la bataille. J’entendais Montclar applaudir un de ses mercenaires et je voyais celui-ci reconnaître par un redoublement de brutalité cette faveur de son chef. J’apercevais Robin parmi les assaillants. Il ne frappait pas bien rudement et, avec sa chevelure blonde en désordre, il semblait un page à ses premières armes. Souvent, nos regards se rencontraient, mais le sien se détournait aussitôt comme pour esquiver la supplication du mien. Et c’était pour moi chose affreuse de voir la grâce de ce visage, naguère aimé, durcie maintenant dans une expression insensible.

Quelquefois Haase ou Crémieux se trouvaient par hasard auprès de la bagarre. Ils se gardaient d’intervenir, et même il n’était pas rare que Haase eût un mot de flatterie pour les agresseurs. Cependant on surprenait dans leurs yeux une lueur de sympathie secrète ou de vague inquiétude — on ne savait bien — qui faisait songer aux obscurs sentiments qui agitent les chiens lorsqu’ils voient battre un de leurs semblables.

Silbermann se relevait, les vêtements souillés de poussière et déchirés. Je m’empressais vers lui et rassemblais ses cahiers et ses livres épars. Tandis qu’il était maintenu, on avait collé sur sa figure ces étiquettes que la propagande antisémite apposait à profusion sur les murs. Son front et ses joues étaient tatoués de petits rectangles multicolores où on lisait : À bas les Juifs ! Je l’aidais à les enlever et essuyais son visage. Ses yeux étincelaient. Sa bouche écumait. D’un coup de main j’arrangeais ses cheveux qu’on avait tiraillés. Autour de nous on ricanait. Je n’y faisais pas attention. J’avais conscience d’accomplir ma mission et cette gloire m’élevait bien au-dessus des sentences humaines.

Mais à ce moment, Silbermann, qui n’était jamais abattu, ne pouvait se retenir de riposter. Encore tout frémissant de la défaite, il repartait à disputer, narguant par des gestes moqueurs ceux qui nous entouraient. C’était du courage si l’on veut ; c’était surtout l’espoir de vaincre, soufflé par un âpre orgueil ; c’était l’ambition, plus tenace qu’aucun sentiment, de prouver sa supériorité. Alors la bataille se rallumait. De nouveau on s’élançait vers lui. Et je le voyais, à terre, se débattre encore, comme le tronçon d’un ver remue sous le talon.

Je lui démontrais doucement ensuite, par un petit sermon, combien sa tactique était maladroite. Et il me répondait d’une voix rauque, avec une flamme dans le regard :

— Que veux-tu ! nous autres, plus on nous opprime, plus nous nous redressons.

C’était vrai. Je remarquais maintenant combien il était préoccupé de se venger. Toute occasion lui était bonne pour s’en prendre au parti adverse. Sa supériorité d’esprit le servait. Une fois elle faillit lui coûter cher.

Notre professeur de français nous avait donné liberté d’apprendre comme leçon telle pièce de vers qu’il nous plairait. J’avais appris des stances d’André Chénier que je venais de lire grâce à Silbermann et dont l’inspiration m’avait laissé tout brûlant. Je demandai à Silbermann quel était son choix, mais il me le tint secret.

— Ils vont voir… dit-il avec l’expression de quelqu’un qui prépare un bon tour.

La récitation commença. Les mauvais élèves, peu scrupuleux, s’étaient contentés de repasser quelque texte déjà connu d’eux à l’insu du professeur et riaient d’un effort qui leur avait coûté si peu. Les timides avaient été déconcertés par cette première liberté ; certains, en se levant, rougissaient de livrer leur préférence. On attendait avec curiosité Silbermann dont on savait les connaissances étendues et le goût original. Le professeur le nomma, puis lui demanda ce qu’il avait appris.

— Des vers de Victor Hugo, Monsieur… Un passage extrait de Dieu.

Il se leva et, enveloppant la classe d’un regard plein d’arrogance, il se mit à réciter :

Dieu ! J’ai dit Dieu. Pourquoi ? Qui le voit ? Qui le prouve ?
C’est le vivant qu’on cherche et le cercueil qu’on trouve.
Qui donc peut adorer ? Qui donc peut affirmer ?
Dès qu’on croit ouvrir l’être, on le sent se fermer.
Dieu cri sans but peut-être, et nom vide et terrible !
Souhait que fait l’esprit devant l’inaccessible !
Invocation vaine, aventurée au fond
Du précipice aveugle où nos songes s’en vont !
Mot qui te porte, ô monde, et sur lequel tu vogues !
Nom mis en question dans les sourds dialogues
Du spectre avec le rêve, ô nuit, et des douleurs
Avec l’homme…

Dès le début, l’apostrophe étonnante avait fixé l’attention générale sur Silbermann. Puis à mesure que s’élevait la voix claire et puissante qui donnait à chaque mot sa force, à chaque pensée sa gravité, tous, en classe, s’étaient entre-regardés avec une sorte de trouble. Devant cette vision apocalyptique, devant cet éclair illuminant un chaos, chacun avait songé à ses rêves, à ses doutes, à ses angoisses, et avait désiré être rassuré par le visage de son voisin. Mais bientôt, comme s’ils s’étaient sentis de force à se mesurer contre cet audacieux exterminateur, dressé parmi eux, ils firent entendre un grondement d’indignation. La voix de Silbermann domina ce bruit. À peine interrompu, il lança avec un son retentissant :

Dieu ! conception folle ou sublime mystère !

Un tapage furieux éclata sur tous les bancs. Le professeur intervint, fit asseoir Silbermann et, une fois le silence rétabli, lui dit avec une sèche ironie :

— Vous avez sans doute voulu prouver à vos camarades à quel point vous manquiez de tact, Monsieur Silbermann !

Mais qu’importait à Silbermann !

Je le regardai et je vis, malgré son calme apparent, combien il triomphait intérieurement. Il lançait des coups d’œil vers le groupe des Saint-Xavier, et l’orgueil dilatait ses narines.

La classe s’était ressaisie. Montclar fit passer furtivement un billet qui décidait des représailles contre Silbermann. Celui-ci se douta de la chose et, dès le roulement de tambour, il courut vers la porte et s’enfuit à travers la cour.

Mais d’autres avaient été plus prompts et l’attendaient. En pleine course il fut atteint d’un croc-en-jambe et culbuta net. Je le vis à terre, agitant les membres en tous sens. Ses traits étaient défigurés par l’angoisse ; sa bouche, grande ouverte, ne laissait échapper aucun cri : le choc extrêmement violent lui avait coupé la respiration. J’accourus et le relevai. Je l’emmenai à l’infirmerie. Elle se trouvait à l’autre bout du lycée. Il me laissait faire et ne parlait pas. Nous y allâmes lentement. Je le soutenais. À un moment, il se mit à haleter et s’arrêta. Son teint, brun d’ordinaire, était affreusement livide. Son regard était vague. Ses lèvres frémissaient ou murmuraient je ne sais quelle prière. Une goutte de sang coula d’une petite déchirure à son front.

À ce spectacle, une pensée me traversa : « S’il allait mourir !… » Mon imagination prompte à assembler des scènes tragiques conçut tout le drame et même ce qui s’en ensuivrait. Déjà je me voyais allant le lendemain au-devant des Saint-Xavier, ses bourreaux, et leur disant — de quel ton accablant !

— Eh ! bien, soyez contents, vous l’avez tué…

À ce moment, d’un mot qui me rassurait, Silbermann souffla sur ces songes. Nous reprîmes notre marche. Un peu plus loin il désira s’arrêter encore. Nous étions devant la chapelle du lycée. Là se trouvait un carré avec des bosquets de lilas et un banc. Silbermann s’assit. Il était appuyé contre le mur de la chapelle, au-dessous de vitraux qui représentaient un groupe d’anges. Ses deux mains soutenaient aux tempes sa tête inclinée ; et son ombre répétant ce geste dessinait sur le sol une silhouette mince et biscornue.

L’émotion avait si bien bouleversé ma raison qu’en le voyant à cette place, je me mis à rêver une étrange histoire mystique. De nouveau j’imaginai qu’il allait mourir. Et je pensai que c’était sans nul doute Dieu qui le frapperait afin de le punir de ses blasphèmes.

— Il va mourir ici, dis-je en moi-même, au seuil de cette chapelle.

Et, avec une inquiétude infime, je me demandais si l’élection par la puissance divine de cette église catholique comme lieu de châtiment ne serait pas un signe qui dût me faire abjurer...

La sœur qui nous reçut à l’infirmerie, dans une sorte de cuisine ornée d’objets de piété, était une petite vieille dont la figure toute ridée tremblotait. Silbermann me parut gêné pour s’adresser à elle. Aussi, je pris la parole et lui racontai la chute brutale en pleine course.

— Miséricorde ! dit-elle en joignant les mains. Qu’il se repose un moment. M. le docteur doit passer bientôt. En attendant je vais lui donner une tisane bien sucrée.

Silbermann s’était remis peu à peu de la commotion. Ses pupilles avaient repris leur vie et leur mobilité. Je croyais les voir sauter sur la cornette blanche de la sœur et sur les statuettes religieuses comme de noirs petits démons.

La sœur passa dans une autre pièce. Au bout d’un instant, Silbermann se leva et me força à en faire autant.

— Je me sens tout à fait bien, ce n’est pas la peine de rester. Allons-nous-en.

Je fus d’avis d’attendre le retour de la sœur. Il s’y refusa et m’entraîna dehors.

Nous refîmes le chemin en sens inverse. Il parlait avec abondance. Il avait retrouvé toute sa fierté et me demanda avec un air de triomphe si j’avais remarqué, pendant qu’il récitait, la longue figure toute scandalisée de La Béchellière. Puis il se mit à rire en pensant à la sœur qui devait nous chercher partout. Il se retourna vers l’infirmerie et, ridant ses traits, il parodia d’une voix chevrotante :

— Je vais lui donner une tisane bien sucrée…

Cette singerie me déplut. La parole évangélique me revint en mémoire : « Race incrédule et perverse… »

— Tais-toi donc, lui dis-je avec impatience.

C’était la première fois que je le traitais avec brusquerie. Il leva vers moi des yeux surpris. Et tout aussitôt, changeant de ton et d’expression, il porta la main à sa poitrine et dit :

— Je crois que je vais encore avoir un étouffement.


La scène violente de la cour avait été vue d’un répétiteur. En raison des conséquences dangereuses qu’elle avait failli avoir, l’agresseur fut gravement puni, et l’affaire fit assez de bruit pour qu’on n’osât plus persécuter ouvertement Silbermann. Mais ses ennemis ne désarmèrent pas et changèrent seulement de tactique. Nous fûmes tous deux mis en quarantaine. Personne, ni en récréation ni en classe, ne nous adressa plus la parole. Les groupes s’écartaient sur notre passage ; les bouches se fermaient. Maintenant, tandis que je me promenais dans la cour avec lui, je tâchais, n’ayant plus à le défendre, à le perfectionner, ce qui était aussi ma mission. J’aurais voulu qu’il perdît ce besoin continuel de s’agiter, de parler, de se mettre en évidence. Je lui recommandais d’une façon détournée le recueillement intérieur et la discrétion, ces principes qu’on m’avait prêches avec tant de fruit dans ma famille.

— Est-ce que tu ne goûtes pas un plaisir particulier, lui disais-je, lorsque tu gardes secret quelque sentiment, lorsque tu caches soigneusement aux autres toutes tes pensées et tous tes désirs ?

Mais le plus souvent il accueillait mes conseils avec un air narquois, comme s’il avait une arrière-pensée railleuse sur cette morale.

Je m’aperçus bientôt que Silbermann était très sensible au délaissement où l’on nous avait réduits tous les deux. L’absence de discussion était pour son esprit un désœuvrement insupportable. Il portait vers ceux qui l’attaquaient naguère des regards presque mélancoliques, comme s’il eût regretté les âpres querelles soutenues contre eux. De mon noté, je me plaisais moins à cet état tranquille qui n’exigeait plus de moi aucun service dangereux. Puis, dans le désert créé autour de nous, les petits ridicules de Silbermann grossissaient ; je veux dire que je les remarquais davantage. Souvent lorsque j’étais à côté de lui, son physique, sa gesticulation, sa voix, me choquaient tellement que je me comparais à Robinson isolé auprès de Vendredi...

Nos tête-à-tête languirent. Mais, à dire le vrai, ce fut un peu de mon fait. Chaque année, à l’approche des vacances, par une habileté mesquine que je ne m’avouais pas, je me détachais des amis que je m’étais faits au lycée. Je ne voulais point souffrir trop cruellement d’être séparé d’eux pendant les mois à venir. Et vers la mi-juin, en prévision de la morte saison, je réglais avec prudence l’économie de mon cœur et le fermais aux sentiments trop vifs.