NRF (p. 53-72).

III


Les parents de Silbermann habitaient dans une belle maison nouvellement construite en bordure du Parc de la Muette. L’appartement, situé au dernier étage, était fort grand. Silbermann m’en fit les honneurs, m’arrêtant devant de magnifiques meubles de marqueterie et faisant jouer l’éclairage au-dessus des tableaux. Je n’avais jamais pénétré dans une maison contenant tant de richesses. L’impression fut telle que, des rayons de soleil entrant par les fenêtres, je crus à des voiles d’or jetés sur les objets. Je regardai par ces fenêtres. On n’apercevait que des arbres hauts et superbes, ceux du Parc de la Muette, puis, au loin, une ligne onduilée de coteaux, la campagne… Perspective que l’on peut avoir d’un château. Je passais en silence, ne pouvant rien dire tant le sentiment de mon humilité était profond. Je songeai au cabinet de travail de mon père, étroit et sévère, donnant sur une cour, et au petit salon de ma mère, où des meubles anciens, mais bien rustiques, choisis à Aiguesbelles, faisaient le plus bel ornement.

Heureusement, Silbermann, qui d’ailleurs me montrait ces choses aussi simplement qu’on pouvait le faire, ne prolongea pas ma gêne et me conduisit à sa chambre. L’aspect était bien différent, et j’éprouvai un petit mouvement de satisfaction à dire au dedans de moi-même : « J’aime mieux la mienne. »

En effet, la pièce était si modeste qu’on eût pu douter qu’elle fît suite à celles que je venais de visiter. Et, à l’examiner, je m’avisai que ma mère, à coup sûr, eût peiné de ses mains plutôt que de me laisser dormir parmi le désordre que je remarquais ici.

Silbermann me désigna la bibliothèque qui garnissait presque tout un pan du mur.

— Voilà, dit-il.

Il y avait des livres de haut en bas. Il y en avait de somptueusement reliés et il y en avait d’autres, brochés, tout écornés par l’usage.

Je m’exclamai avec admiration :

— C’est à toi ? Tu as lu tout cela ?

— Oui, dit Silbermann avec un petit sourire orgueilleux. Et il ajouta : « Je suis sûr que tous les Saint-Xavier réunis n’en ont pas lu la moitié, hein ? »

Il me les montra en détail, prenant certains exemplaires avec précaution et m’expliquant ce qui faisait leur rareté. Il en ouvrit plusieurs et, avec une sûreté et un choix qui me parurent extraordinaires, il me lut quelques passages. Il s’interrompait parfois, les yeux humides, disant : « Est-ce beau ? Écoute ceci encore… »

Il était surtout sensible à la forme ou plutôt au mot qui fait image ; il le faisait ressortir d’un geste de ses doigts réunis, comme si les beautés de l’esprit eussent été pour lui matière traitable qu’il voulût modeler.

Le livre, la pensée écrite, exerçait sur moi un attrait irrésistible. Aussi, devant cette bibliothèque (si différente de celle de mon père, laquelle était composée surtout d’ouvrages ne touchant pas l’imagination) je feuilletais ces volumes avec émotion et pressais Silbermann de questions. Il avait l’art de qualifier en une phrase le sujet d’une œuvre, de réduire celle-ci sous une formule commode.

Les Misérables ?… répondit-il à une de mes questions. C’est l’épopée du peuple. » Puis : « Tiens, voici le vocabulaire de la langue française. »

Et il me tendit un petit volume au dos duquel je lus : Œuvres de Paul-Louis Courier,

Ces vastes connaissances et cette promptitude de jugement me remplissaient d’admiration. Silbermann devina ce sentiment. Il sourit et me dit :

— Prends ce que tu veux. Tu pourras venir ici aussi souvent qu’il te plaira.

Nous restâmes longtemps à causer. Il me donna des conseils à propos de mes études. Nous parlâmes de nos compagnons de classe ; et il en railla quelques-uns qui passaient pour sots et qu’il imita drôlement. Un mot qu’il semblait adorer revenait souvent dans sa conversation : « l’intelligence ». Et il le prononçait avec un sentiment si impétueux qu’on voyait apparaître à ses lèvres une petite bulle d’écume.

Je l’entretins de plusieurs livres que j’avais lus. Sur chacun il me donna des aperçus nouveaux pour moi. Nous étions assis l’un auprès de l’autre. Sa voix avait des inflexions si persuasives que par moments je me sentais dominé par lui aussi bien que s’il eût posé sa main sur ma tête.

Je fus présenté à sa mère. Elle allait sortir et était couverte d’un long manteau de fourrure. Je n’aperçus de son visage que des yeux noirs et allongés, des lèvres très rouges qui ne cessèrent de sourire. Elle reprocha à son fils de me tenir dans cette chambre au lieu d’un des salons. Elle me pria de venir déjeuner, fixa le jour et disparut, m’ayant flatté par son air élégant et sa complaisance.

Avant de partir, j’allai choisir quelques livres dans la bibliothèque de Silbermann. En déplaçant une rangée, je vis, cachée derrière, une collection de journaux. Mon regard tomba sur le titre : La Sion future.

Ce fut à ce moment que se déclara au lycée l’hostilité contre Silbermann.

Il avait été deux fois premier lors des compositions. Ce succès avait suscité des jalousies parmi les rangs des bons élèves. Et comme il lui échappait quelquefois une ironie méprisante à l’adresse des cancres, il n’y avait pas moins d’animosité contre lui aux autres degrés de la classe.

Les choses commencèrent par des taquineries assez innocentes lorsque Silbermann se mettait à pérorer et à gesticuler. Silbermann aggrava ces taquineries et les fit persister par sa façon de tenir tête et sa manie « d’avoir le dernier » ; elles furent un peu encouragées aussi par l’insouciance de la plupart de nos professeurs qui, malgré ses bonnes places, n’aimaient pas Silbermann. On s’en aperçut bien le jour où l’un d’eux, irrité de le voir venir trop souvent près de sa chaire, le renvoya avec une phrase brusque et cinglante que tout le monde entendit.

Bientôt, pendant les récréations, ce fut un amusement courant d’entourer Silbermann, de se moquer de lui et de le houspiller. Sitôt qu’il apparaissait :

— Ah ! voilà Silbermann, disait-on. Allons l’embêter.

On le bousculait, on prenait sa casquette, on faisait tomber ses livres. Silbermann ne se défendait pas mais il ripostait d’un trait qui, le plus souvent, frappait juste et exaspérait l’assaillant.

Au début, ces petits succès de parole lui procuraient tant de plaisir qu’il en oubliait les brimades ; et même il allait au-devant. Mais comme la répétition de ces scènes et aussi son physique bizarre lui valurent d’être en butte, dans la cour, à la curiosité générale, je crus m’apercevoir qu’il commençait à en souffrir. Enfin, peu après, les Saint-Xavier venant s’y mêler, le jeu prit le caractère d’une persécution.

Les Saint-Xavier ne prenaient point part, si l’on peut dire, à la vie de notre lycée. Grands seigneurs obligés de passer par un lieu indigne d’eux, ils jugeaient inutile d’entrer en relations avec des voisins de hasard. Chaque petite escouade se dirigeait vers sa place, affectant de ne rien voir et de ne rien entendre. Leur attitude vis-à-vis des professeurs était généralement correcte, jamais zélée ; leurs vrais maîtres, ils les retrouvaient en sortant. Et même, en classe, le visage d’un garçon tel que Montclar trahissait parfois un sentiment pire que l’indocilité, comme s’il y eût un ancien compte à régler entre lui et l’homme qui instruit.

Ce fut Montclar qui donna une direction nouvelle aux vexations envers Silbermann. Le premier, il l’attaqua au sujet des caractères physiques de sa race et des pratiques de sa religion. Montclar n’avait pas d’esprit mais une sorte de fougue cruelle qui matait Silbermann.

Les autres, peut-être de convictions plus molles, mais flattés par la présence de Montclar au milieu d’eux, le suivirent dans cette voie. On ne laissa plus échapper une occasion d’outrager Silbermann. Ainsi, tant que dura l’étude d’Esther, il dut supporter de voir, à chaque trait touchant les Juifs, vingt faces malignes tournées vers lui.

Il n’était pas le seul Juif dans notre classe, mais on ne s’en prenait pas aux autres. Ceux-ci étaient au nombre de deux : Haase, le fils du banquier, dont on savait que la sœur avait épousé un d’Anthenay, et Crémieux, dont le père était député. Aucun n’avait un type sémite aussi marqué que Silbermann. Haase tentait d’effacer le sien par des modes britanniques : une coiffure qui défrisait et aplatissait ses cheveux, une prononciation guindée. Tous deux semblaient se placer au-dessus de Silbermann.

Ce fut une grande peine pour moi de voir Philippe se joindre aux persécuteurs. Je savais bien qu’il se plaisait aux jeux un peu violents ; je savais aussi que la façon d’agir d’un Montclar ou d’un La Béchellière n’était pas sans le guider ; mais son bon cœur l’empêchait toujours de commettre une action qui pût nuire à un autre. Je ne m’expliquais pas cette haine instinctive et opiniâtre, telle que s’il avait senti ses biens et sa vie en péril.

Je me rendis chez Silbermann pour déjeuner. Je fus présenté à son père. C’était un homme d’aspect un peu lourd. Un accent étranger embarrassait sa parole. Des yeux sans vie, une chair jaunâtre, une barbe inculte, un gros nez, de grosses lèvres, donnaient à sa figure une expression stupide et comme endormie. Mais par moments il intervenait d’un mot qui montrait que son esprit veillait.

Mme Silbermann avait un joli visage aux traits fins, ainsi qu’il m’avait paru au premier abord. Toutefois, son sourire était si charmant, si jeune et si répété qu’il communiquait à la longue un peu de fausseté à sa physionomie. Ses gestes étaient menus et vifs ; mais une sorte de renflement charnu au-dessous de la nuque la privait de grâce dans beaucoup de ses attitudes.

Silbermann n’avait pas vis-à-vis de ses parents la situation d’un fils, ou du moins cette situation était bien éloignée de celle que j’occupais en face des miens. On lui demandait son avis ; il avait le droit d’interroger, de contredire, et ne se privait pas de la discussion. On eût dit d’un jeune roi. D’autre part, Mme Silbermann semblait rester étrangère aux occupations de son mari. Tout cela était si extraordinaire par rapport à l’usage établi chez moi, que ces trois êtres me parurent unis moins par les liens de la famille que par ceux d’une association ou, si l’on veut, par les lois d’une même tribu.

Je fus accueilli par eux avec une considération à laquelle je n’étais point du tout accoutumé. M. Silbermann me demanda comment se portait mon père, « le grand magistrat ». Mme Silbermann m’apprit qu’elle avait souvent aperçu ma mère à des ventes de charité. Ces propos déplurent à leur fils qui les interrompit. Il fut même plus brusque ensuite. Nos projets d’avenir étant en question, il déclara que, pour sa part, il suivrais la carrière des lettres. Tandis que sa mère approuvait ce dessein dont elle était flattée, me sembla-t-il, son père, secouant la tête, dit avec bonhomie :

— Non, non, David, ce n’est pas sérieux.

— Que veux-tu ! papa — s’écria Silbermann avec vivacité — je ne pourrai jamais m’occuper des mêmes affaires que toi : cela ne m’intéresse pas.

— Oh ! Les antiquités, dit doucement M. Silbermann, il ne doit plus y avoir grand’chose à faire là-dedans, maintenant que les gens du monde se font marchands. Mais il y a d’autres bons commerces. Moi, si j’avais vingt ans, je partirais pour l’Amérique avec un stock de perles.

Son fils ne dissimula pas une expression de mépris.

Après le déjeuner, il m’offrit de m’emmener au théâtre. Je montrai peu d’empressement, car lorsque j’étais avec lui je n’aimais rien tant que l’écouter parler. Et nous fûmes nous promener au Bois.

Tout de suite, je mis la conversation sur le sujet qui m’intéressait le plus : la littérature. C’était pour moi un domaine analogue à ces contrées quasi fabuleuses qui vous attirent obscurément et dont on rêve devant l’atlas. Silbermann, lui, en avait parcouru toute l’étendue ; il connaissait les points de vue les mieux situés, m’y entraînait et m’aidait à distinguer le détail qui fait que le paysage est beau. Parfois, prenant mon bras, il m’arrêtait, et comme il se serait écrié : « Regarde cette rivière argentée, regarde cette chaîne de montagnes », il me récitait deux vers ou une phrase magnifique. Alors je me sentais transporté et j’eusse désiré qu’il continuât toujours. Et de même qu’au voyageur qui m’eût décrit les Pyramides, j’eusse impatiemment demandé ensuite : « Et le Nil ? », je demandais, lorsque Silbermann m’avait instruit de tout ce qu’il savait sur un écrivain : « Et Vigny ?… Et Chateaubriand ?… » Alors il repartait, l’esprit aussi vif, aussi sûr, jamais lassé, explorateur dont la mémoire et l’enthousiasme étaient sans défaillance.

Après avoir marché longtemps, au hasard de nos pas, nous arrivâmes au bord d’un petit lac.

— Chateaubriand, Hugo… murmura rêveusement Silbermann, être l’un d’eux ! Posséder leurs dons, jouer leur rôle, voilà ce que je voudrais.

« Ah ! non, reprit-il, je n’ai pas l’intention de vendre des meubles ou des perles. Mon ambition est autre. Toutes mes facultés, tout ce que j’ai ici — dit-il en se frappant le front — je veux le mettre au service de la littérature.

Puis, baissant le ton :

— Si on savait cela, peut-être me tourmenterait-on moins ?…

Il faisait allusion aux mauvais traitements qu’il subissait au lycée. Je sentis combien il en souffrait. Je cherchai un sujet qui détournât sa pensée et regardai alentour.

Nous étions seuls. La journée, qui était une des dernières de l’automne, était froide et triste. Une lourde nuée couvrait le ciel. L’eau du lac, toute sombre, frissonnait. Les arbres étaient dépouillés ; seule persistait la verdure d’un bouquet de sapins ; et ce feuillage pauvre et opiniâtre, cerné par des bois morts, éveillait l’idée d’une vie misérable et éternelle.

Nous fîmes halte.

— Écoute — me dit Silbermann d’une voix dont le timbre était devenu un peu plus rauque. — Mon père s’est établi en France il y a trente ans. Son père avait vécu en Allemagne et il venait de Pologne. Plus haut, des autres, je ne sais rien, sinon qu’ils ont dû vivre honteux et persécutés, comme tous ceux de leur race. Mais je sais que moi, je suis né en France, et je veux y demeurer. Je veux rompre avec cette vie nomade, m’affranchir de ce destin héréditaire qui fait de la plupart d’entre nous des vagabonds.

« Oh ! je ne renie pas mon origine — affirma-t-il avec ce petit battement de narines qui décelait chez lui un mouvement d’orgueil — au contraire : être Juif et Français, je ne crois pas qu’il y ait une condition plus favorable pour accomplir de grandes choses. » Il leva prophétiquement un doigt. « Seulement, le génie de ma race, je veux le façonner selon le caractère de ce pays-ci ; je veux unir mes ressources aux vôtres. Si j’écris, je ne veux pas que l’on puisse me reprocher la moindre marque étrangère. Je ne veux pas entendre, sur rien de ce que je produirai, ce jugement : « C’est bien juif. » Alors, vois-tu, mon intelligence, ma ténacité, toutes mes qualités, je les emploie à connaître et à pénétrer ce patrimoine intellectuel qui n’est pas le mien, mais qui, un jour, sera peut-être accru par moi. Je veux me l’approprier. »

Il scanda ce mot et du pied frappa le sol.

« Est-ce impossible ? Ces choses, ne puis-je les comprendre aussi bien que Montclar ou Robin ? Est-ce que je ne les admire pas plus qu’ils ne les admirent, dis-moi ? Et à qui fais-je tort ? Il n’y a aucun calcul secret, il n’y a aucun mobile égoïste dans mon ambition. Alors pourquoi ne veut-on pas de moi ? Pourquoi m’accueillir par de la haine.? »

Comme il parlait, je regardais fixement devant moi. Et son accent avait une telle portée que, sur le fond rigoureux de ce paysage d’automne, il me semblait voir se succéder tout ce que je savais des vicissitudes d’Israël.

Je voyais un petit lac de Judée, pareil à celui-ci, des bords duquel, un jour, des Juifs étaient partis. J’avais la vision de ces Juifs à travers les âges, errant par le monde, parqués dans la campagne sur des terres de rebut ou tolérés dans les villes entre certaines limites et sous un habit infamant. Opprimés partout, n’échappant au supplice qu’en essuyant l’outrage, ils se consolaient du terrible traitement infligé par les hommes en adorant un dieu plus terrible encore. Et au bout de ces générations chargées de maux, je voyais, réfugié auprès de moi, Silbermann. Chétif, l’œil inquiet, souvent agité par des mouvements bizarres comme s’il ressentait la peine des exodes et de toutes les misères endurées par ses ancêtres, il souhaitait se reposer enfin parmi nous. Les défauts que les persécutions et la vie grégaire avaient imprimés à sa race, il désirait les perdre à notre contact. Il nous offrait son amour et sa force. Mais on repoussait cette alliance. Il se heurtait à l’exécration universelle.

Ah ! devant ces images fatales, en présence d’une iniquité si abominable, un sentiment de pitié m’exalta. Il me parut que la voix de Silbermann, simple et poignante, s’élevait parmi les voix infinies des martyrs.

Il dit :

— Demain je serai insulté, frappé… Est-ce juste ?

Et il mettait en avant ses deux paumes désarmées, ainsi qu’est représentée la personne du Christ au milieu de ses ennemis.