Silas Marner/6
CHAPITRE VI
La conversation qui était extrêmement animée lorsque Silas arriva à la porte de l’Arc-en-Ciel, avait, ainsi qu’à l’ordinaire, été languissante et intermittente au commencement de la réunion de la compagnie. Les habitués s’étaient mis tout d’abord à fumer leurs pipes dans un silence qui tenait de la gravité. Les plus importants d’entre eux — ceux qui buvaient des spiritueux et étaient assis le plus près du feu — se fixaient les uns les autres, comme si un pari dépendait du premier qui fermerait les yeux. Quant aux buveurs de bière, — gens pour la plupart vêtus de vestes de futaine et de blouses, — ils restaient les paupières fermées, et se passaient les mains sur la bouche. On eût dit qu’absorber leurs gorgées de bière constituait pour eux un devoir funèbre, qu’ils remplissaient avec une tristesse gênante. Enfin, M. Snell, l’aubergiste, homme disposé à rester neutre, et accoutumé à se tenir éloigné des différends humains, comme inhérents à des êtres qui avaient tous au même titre besoin de boisson, rompit le silence, en disant d’un ton indécis, à son cousin le boucher :
« Il y a des gens qui diraient que c’est une belle bête que vous avez ramenée hier, Bob[1] ? »
Le boucher, homme gai, souriant, aux cheveux rouges, n’était pas d’une nature à répondre inconsidérément. Il lança quelques bouffées avant de cracher, et répondit :
« Ils ne se tromperaient pas beaucoup, Jean. »
Après cette faible et illusoire tentative de rompre la glace, le silence devint aussi rigoureux qu’auparavant.
« Était-ce une vache rouge de Durham ? » dit le maréchal ferrant, reprenant le fil du discours après un intervalle de quelques minutes.
Le maréchal regarda l’aubergiste, et l’aubergiste regarda le boucher comme étant la personne qui devait assumer la responsabilité de la réponse.
« Elle était rouge, » dit le boucher, d’une voix de fausset enjouée, mais enrouée, « et c’était bien une vache de Durham.
— Alors, vous n’avez pas besoin de me dire à moi, à qui vous l’avez achetée, » dit le maréchal, regardant autour de lui d’un certain air de triomphe : « je connais les gens qui ont les vaches rouges de Durham, dans ce pays. Et elle avait une étoile blanche sur la tête, je parierais deux sous ? » Le maréchal se pencha en avant les mains sur les genoux, en posant cette question, et ses yeux clignotèrent avec finesse.
« Eh bien, oui, c’est possible, » dit le boucher avec lenteur, considérant qu’il faisait décidément une réponse affirmative. « Je ne dis pas le contraire.
— J’en étais bien certain, » dit le maréchal d’un ton provocant, en se rejetant en arrière, « si moi je ne connais pas les vaches de M. Lammeter, je voudrais bien savoir quel est celui qui les connaît, voilà tout. Et quant à la vache que vous avez achetée, bon marché ou non, j’étais là lorsqu’on l’a purgée, me contredise qui voudra. »
Le maréchal avait l’air farouche, et le feu paisible que le boucher mettait dans la conversation s’anima un peu.
« Je ne suis pas homme à contredire quelqu’un, dit-il, je suis pour la paix et la tranquillité. Il y a des gens qui préfèrent couper les côtes longues. Pour ma part, je suis de ceux qui les coupent courtes ; mais moi je ne me querelle pas avec ces gens là. Tout ce que je dis, c’est que c’est une bête charmante, et rien qu’à la voir, toute personne raisonnable en aurait les larmes aux yeux.
— Eh bien, c’est la vache que j’ai purgée, quelle qu’elle soit, » poursuivit le maréchal avec colère, et c’était celle de M. Lammeter ; autrement, vous avez menti lorsque vous avez dit que c’était une vache rouge de Durham.
— Je ne mens pas, dit le boucher de la même voix paisible et enrouée qu’auparavant, et je ne contredis personne. Lors même qu’un homme se mettrait dans une colère bleue, je ne le contredirais pas : je ne lui achète pas de viande ; je ne fais pas de marchés avec lui. Tout ce que je dis, c’est que c’est une bête charmante, et je maintiendrai mes paroles ; mais je ne veux me quereller avec personne.
— Non, vraiment ! » dit le maréchal avec un amer sarcasme, en jetant un coup d’œil général sur la compagnie, « et peut-être que vous n’êtes pas têtu comme un mulet ; et peut-être que vous n’avez pas dit que la vache était une durham rouge ; et peut-être que vous n’avez pas dit qu’elle avait une étoile blanche sur le front, — soutenez cela, maintenant que vous êtes en train.
— Allons ! allons ! fit l’aubergiste ; laissez la vache tranquille. La vérité est entre vous ; vous avez raison tous les deux, et tous les deux vous avez tort, voilà ce que je soutiens toujours. Et, quant au fait que la vache appartient à M. Lammeter, je n’en dis rien ; mais ce que je maintiens, c’est qu’il faut se rappeler que l’Arc-en-Ciel est l’Arc-en-Ciel. Et pour en revenir à la question, si la conversation doit rouler sur les Lammeter, vous, monsieur Macey, vous en savez plus que tout le monde sur ce chapitre, n’est-ce pas ? Vous vous souvenez de l’époque où le père de M. Lammeter est venu dans ces parages, et a affermé les Garennes ?
M. Macey était tailleur d’habits et chantre de la paroisse. Ses rhumatismes l’avaient obligé récemment à partager cette dernière fonction avec un jeune homme aux traits délicats, assis en face de lui, Penchant sa tête blanche d’un côté, et faisant tourner ses pouces d’un air de satisfaction légèrement relevée d’une pointe de critique, il sourit avec compassion en réponse à l’appel de l’aubergiste, et dit :
« Oui, oui ; c’est vrai, c’est vrai ; mais je laisse parler les autres. Je suis retiré des affaires maintenant, et j’ai cédé la place aux jeunes. Adressez vos questions à ceux qui sont allés à l’école à Tarley : ils ont appris la bonne prononciation ; cela est venu à la mode depuis mon temps.
— Si vous me visez, monsieur Macey, fit le chantre suppléant d’un air de bienséance soucieuse, je répondrai que je ne suis point homme à parler quand je ne le dois pas. Comme le psaume dit :
Je sais ce qui est juste ; ce n’est pas tout,
Je pratique aussi ce que je sais[2].
— Eh bien, alors, je voudrais que vous ne sortissiez pas du ton, lorsqu’on vous l’a noté. Si vous êtes de ceux qui pratiquent, je désirerais vous voir pratiquer cela, » dit un gros homme à l’air jovial, excellent charron de son métier les jours ouvrables, mais directeur du chœur à l’église, les dimanches. Tout en parlant, il fit signe du regard à deux personnes de la société, qui étaient officiellement connues sous les noms de « basson » et de « petit bugle », avec la confiance qu’il exprimait l’opinion du corps musical de Raveloe.
M. Tookey, le chantre suppléant, qui partageait l’impopularité commune aux suppléants, rougit beaucoup, mais il répliqua avec une modération discrète :
« Monsieur Winthrop, si vous voulez me prouver que j’ai tort, je ne suis pas homme à dire que je ne changerai pas. Mais il y a des gens qui croient leurs oreilles infaillibles, et s’attendent à ce que le chœur entier prenne leur personne pour modèle. Il peut y avoir deux opinions, j’espère.
— Oui, oui, dit M. Macey, qui se sentait très heureux de cette attaque contre la jeunesse présomptueuse, vous avez raison là, Tookey : il y a toujours deux opinions ; il y a l’opinion qu’un homme a de lui-même, et il y a l’opinion que les autres personnes ont de lui. Il y aurait deux opinions sur une cloche fêlée, si elle pouvait s’entendre elle-même.
— Mais, monsieur Macey, dit le pauvre Tookey, resté sérieux au milieu de l’hilarité générale, j’ai entrepris de remplir en partie les fonctions de chantre de la paroisse sur le désir de M. Grackenthorp, toutes les fois que vos infirmités vous en rendraient incapable, et c’est un des privilèges de ces fonctions de chanter dans le chœur ; autrement, pourquoi avez-vous fait la même chose vous-même ?
— Ah ! mais le vieux monsieur et vous ça fait deux, dit Ben[3] Winthrop. Le vieux monsieur a un don naturel. Tenez, le squire avait l’habitude de l’inviter à prendre un verre, simplement pour l’entendre chanter le Corsaire rouge[4] ; n’est-ce pas, monsieur Macey ? C’est un don naturel. Voilà mon petit garçon, Aaron, il a aussi un don naturel : il peut vous chanter un air sans hésiter, comme une grive. Mais quant à vous, maître Tookey, vous feriez mieux de vous en tenir à vos Amen. Votre voix est assez bien lorsque vous la gardez dans le nez. C’est votre intérieur qui n’est pas fait comme il faut pour la musique : il ne vaut pas mieux que le creux d’un sabot. »
Cette sorte de franchise inflexible était la forme de plaisanterie la plus piquante aux yeux de la société de l’Arc-en-Ciel ; et l’insulte de Ben Winthrop fut considérée par tout le monde comme ayant surpassé l’épigramme de M. Macey.
« Je vois assez clairement ce qu’il en est, » dit M. Tookey, incapable de rester calme plus longtemps. « Il y a une conspiration pour me chasser du chœur, afin que je n’aie point ma part de l’argent de Noël. Voilà ce que c’est. Mais je parlerai à M. Crackenthorp ; je n’entends pas qu’aucune personne se joue de moi.
— Non, non, Tookey, dit Ben Winthrop. Nous vous donnerons votre part pour que vous vous retiriez ; voilà ce que nous ferons. Il y a des choses autres que la vermine pour lesquelles les gens payeraient volontiers, afin d’en être débarrassés.
— Allons ! allons ! » fit l’aubergiste, qui comprenait que payer les gens pour leur absence était un principe social dangereux, « une plaisanterie est une plaisanterie. Nous sommes tous bons amis ici, je pense. Nous devons donner pour recevoir. Vous avez raison tous les deux, et tous les deux vous avez tort ; voilà ce que je soutiens toujours. Je suis de l’avis de M. Macey ici présent qu’il y a deux opinions ; et si l’on me demandait la mienne, je dirais que lui et Winthrop ont tous deux raison. Tookey a raison et Winthrop aussi ; ils n’ont qu’à couper la poire en deux pour se mettre d’accord. »
Le maréchal fumait sa pipe d’un air assez farouche, avec un certain dédain pour cette discussion triviale. Lui-même n’avait pas d’oreille pour la musique, et il n’allait jamais à l’église parce qu’il appartenait au corps médical, et qu’il pouvait être requis pour les vaches délicates. Mais le boucher, qui était musicien dans l’âme, avait écouté la discussion en formant à la fois des vœux pour la défaite de Tookey et le maintien de la paix.
« Assurément, » dit-il, entrant dans les vues conciliantes de l’aubergiste, « nous aimons notre vieux chantre. Il chantait si bien autrefois, et il a un frère qui a la réputation d’être le meilleur ménétrier des environs. Ah ! c’est bien dommage que Salomon ne demeure pas dans notre village, et qu’il ne puisse nous jouer un air quand nous le voudrions, n’est-ce pas, monsieur Macey ? Je lui fournirais du foie et du mou de veau pour rien, sur ma parole.
— Oui, oui, dit M, Macey, au comble de la joie. Dans notre famille nous sommes réputés pour être musiciens depuis une époque aussi reculée qu’on la puisse mentionner. Mais ces choses disparaissent, ainsi que je le dis à Salomon toutes les fois qu’il vient par ici, — il n’y a plus de voix comme autrefois, et personne ne se rappelle ce que nous nous rappelons, excepté les vieux corbeaux.
— Oui, vous vous souvenez du temps où le père de M. Lammeter est venu dans ce pays, n’est-ce pas, monsieur Macey ? dit l’aubergiste.
— Je le crois bien, reprit le vieux chantre, qui avait maintenant passé par la filière des flatteries nécessaires pour ramener à commencer son récit. C’était un beau vieillard, aussi beau et même plus beau que le monsieur Lammeter actuellement existant. Il venait d’une petite distance du côté du Nord, autant que j’aie jamais pu l’apprendre. Mais personne ne sait quelque chose de positif sur cette région : seulement, son pays ne devait pas être bien loin au Nord, et il n’était sans doute pas très différent de celui-ci, car M. Lammeter a amené avec lui une belle race de moutons, de sorte que, dans cette région-là, il y avait certainement des pâturages et tout ce qu’il est raisonnable de trouver. Nous avons entendu dire qu’il avait vendu ses propres terres pour venir affermer les Garennes. Cela semblait bizarre de la part d’un homme qui avait des propriétés à lui, de venir louer une ferme dans un pays qui lui était inconnu, Mais on a dit que c’était à cause de la mort de sa femme, bien qu’il y ait dans les choses des raisons que personne ne connaisse. Voilà à peu près ce que j’ai pu apprendre. Mais certaines personnes sont si instruites, qu’elles vous trouveraient d’emblée cinquante motifs imaginaires. Pendant ce temps, la véritable raison est là dans un coin, leur crevant continuellement les yeux, et elles ne la voient pas du tout. Cependant on s’aperçut bientôt que nous avions un nouvel habitant qui était au courant des choses, tenait une bonne maison, et était très estimé de tout le monde, Et le jeune homme — c’est-à-dire M. Lammeter actuellement existant, et qui n’a jamais eu de sœur — se mit bientôt à faire la cour à Mlle Osgood, — c’est-à-dire à la sœur de M. Osgood actuellement existant. C’était une personne joliment belle, vous ne sauriez vous en faire une idée. On prétend que sa jeune fille lui ressemble ; mais c’est la façon de penser des gens qui ne savent pas ce qui est arrivé avant leur naissance. Quant à moi, je dois bien le savoir, car j’ai aidé le vieux pasteur, M. Drumlow, — je l’ai aidé à les marier. »
Là-dessus, M. Macey fit une pause. Il donnait toujours son récit par acomptes, s’attendant à être questionné, suivant la coutume.
« Oui, et quelque chose de particulier arriva, n’est-ce pas, de sorte qu’il était probable que vous, monsieur Macoy, vous vous rappelleriez ce mariage ? dit l’aubergiste d’un ton flatteur.
— Je le crois bien, même quelque chose de tout à fait particulier, » répondit M. Macey, hochant la tête de côté. « M. Drumlow… le pauvre vieux monsieur je l’aimais, malgré qu’il eût la tête un peu confuse, tant à cause de son âge que parce qu’il prenait une goutte de quelque chose de chaud quand l’office avait lieu le matin par un temps froid,… et le jeune M. Lammeter voulut à toute force se marier en janvier, — mois qu’il est certainement peu raisonnable de choisir, car le mariage n’est pas comme un baptême ou un enterrement qu’on ne peut remettre. Or, lorsque M. Drumlow… le pauvre vieux monsieur, je l’aimais… lorsque M. Drumlow arriva aux questions, il les fit en sens contraire, pour ainsi parler. Il dit : « Voulez-vous prendre cet homme pour votre femme légitime ? » Ensuite il demanda : « Voulez-vous prendre cette femme pour votre mari légitime ? » Mais le plus beau de l’affaire, c’est que nul autre que moi ne s’en aperçut, et que les fiancés répondirent tout de suite « oui », comme si j’avais moi-même dit Amen où il fallait, sans avoir écouté ce qui précédait ».
— Mais vous, vous saviez assez bien ce qui était en train de se passer, n’est-ce pas, monsieur Macey ? Vous ne fermiez pas vos oreilles, dites ? fit le boucher.
— Juste ciel ! » reprit M. Macey, faisant une pause, et souriant de pitié en voyant la pauvre imagination de son auditeur ; mais j’étais tout tremblant, j’étais, pour ainsi parler, comme un habit qu’on aurait tiré par les deux pans, car je ne pouvais pas arrêter le pasteur — je ne pouvais prendre cela sur moi. Cependant je pensais : « Et s’ils n’étaient pas bien mariés, parce que les mots sont de travers ? » Puis ma tête se mit à travailler comme un moulin, car j’ai toujours été extraordinaire pour tourner et retourner les choses, et les examiner sous toutes leurs faces Ensuite je me suis dit : « Ne serait-ce pas le sens plutôt que les mots qui rend le mariage indissoluble ? » En effet, le pasteur était de bonne foi, et le marié et la mariée aussi. Et alors, quand je me suis mis à y réfléchir, j’ai vu que le sens comptait pour bien peu dans la plupart des faits, attendu que vous pouvez vouloir unir plusieurs objets ensemble et que votre colle peut être mauvaise ; dans ce cas, où en êtes-vous ? J’en vins donc à cette réflexion : « Ce n’est pas le sens qui fait, c’est la colle. » Et j’étais aussi tourmenté que si j’avais eu trois cloches à sonner à la fois lorsque nous allâmes dans la sacristie, et qu’on commença à signer son nom. Mais à quoi bon tant de paroles ? Vous ne pouvez pas vous imaginer ce qui se passe dans l’esprit d’un homme intelligent.
— Cependant, vous vous êtes contenu malgré tout, n’est-ce pas, monsieur Macey ? dit l’aubergiste.
— Oui, je me suis contenu tout à fait, jusqu’à ce que je fusse seul avec M. Drumlow. Alors, moi de tout divulguer, respectueusement toutefois, comme toujours. Le pasteur traita la chose légèrement, et dit : « Bah, bah, Macey, tranquillisez-vous ; ce n’est ni le sens ni les mots : c’est le registre des mariages qui fait l’affaire, voilà la colle. » Ainsi, vous voyez qu’il résolut la question facilement. Les pasteurs et les docteurs savent tout par cœur, pour ainsi parler, et ils ne sont pas tourmentés par la préoccupation de distinguer le bon et le mauvais côté des choses, comme je l’ai été maintes et maintes fois. Et il est assez certain que le mariage a bien tourné. Seulement, cette pauvre dame Lammeter — autrefois Mlle Osgood — mourut avant que ses filles fussent grandes. Quoi qu’il en soit, en ce qui concerne la prospérité et tout ce qui est honorable, il n’y a pas de famille plus considérée que celle-là. »
Tous les auditeurs de M. Macey avaient entendu cette histoire bien souvent. Ils ne l’écoutèrent pas moins comme un air favori, et à certains endroits ils cessèrent un instant de fumer leurs pipes, afin de pouvoir consacrer toute leur attention aux paroles qu’ils attendaient. Mais ce n’était pas fini. M. Snell, l’aubergiste, fit dûment la question qui devait amener la suite du récit :
« À propos, n’a-t-on pas dit que le vieux monsieur Lammeter possédait une jolie fortune, lorsqu’il vint dans ce pays ?
— Oui, c’est juste, reprit M. Macey ; néanmoins, M. Lammeter, actuellement existant, n’a pu faire autre chose que la conserver intacte, je crois bien. On a toujours dit que personne ne pouvait s’enrichir aux Garennes. Et pourtant il afferme la propriété à bon marché, attendu que c’est ce qu’on appelle un bien de fondation.
— Oui, et il y a peu de personnes qui sachent aussi exactement que vous comment cette terre est devenue un bien de fondation, n’est-ce pas, monsieur Macey ? dit le boucher.
— Comment le sauraient-elles ? répliqua le vieux chantre avec un certain mépris. Mais mon grand-père a fait la livrée des grooms de ce M. Cliff qui vint bâtir les grandes écuries des Garennes. Ce sont des écuries quatre fois aussi grandes que celles du squire Cass, car il ne pensait qu’aux chevaux et à la chasse, ce Cliff. C’était un tailleur de Londres qui, au dire de certaines personnes, était devenu fou à force de tromper les gens. Il ne pouvait pas aller à cheval. Grand Dieu ! on prétend qu’il ne serrait pas plus sa bête que si ses jambes eussent été une paire de pincettes. Mon grand-père a entendu raconter cela au vieux squire Cass maintes et maintes fois. Cependant, il voulait aller à cheval malgré tout, comme si le malin l’y eût poussé. Il avait un fils, un garçon de seize ans, et son père ne voulait pas qu’il fît autre chose que de se livrer continuellement à l’équitation, bien que le jeune homme s’effrayât de cet exercice, à ce qu’on rapporte. Tout le monde disait que le père voulait dépouiller son fils de ce que celui-ci avait du tailleur, pour en faire un gentilhomme à force de le faire monter à cheval. Ce n’est pas que je ne sois tailleur moi-même ; mais, considérant que Dieu m’a placé dans cette condition, j’en suis fier, car les mots Macey tailleur ont été inscrits au-dessus de notre porte, avant même que l’effigie de la reine disparut de dessus les shillings[5]. Quant à Cliff, il avait honte d’être appelé tailleur. En outre, il était cruellement vexé de ce qu’on se moquait de sa façon de monter, et aucune personne de distinction du voisinage ne pouvait le supporter. Cependant, son pauvre garçon tomba malade et mourut. Le père ne vécut pas longtemps après. Il était devenu plus bizarre que jamais. On a rapporté qu’il allait dans ses écuries en plein milieu de la nuit, une lanterne à la main, et y plaçait un grand nombre de chandelles allumées. Il en était arrivé à ne plus pouvoir dormir, et il se tenait là, faisant claquer son fouet, et regardant ses chevaux. On a dit également que c’était un miracle si les écuries n’avaient pas été réduites en cendres, avec les pauvres bêtes qui y étaient renfermées. Mais il mourut enfin dans le délire, et on trouva qu’il avait laissé ses propriétés — les Garennes et le reste — à une fondation de Londres. Voilà comment les Garennes sont devenues un bien de fondation. Toutefois, en ce qui concerne les écuries, M. Lammeter n’en fait jamais usage, car elles ont des proportions exorbitantes. Grand Dieu ! s’il vous arrivait de faire claquer les portes, il y aurait dans la moitié de la paroisse un retentissement semblable au bruit du tonnerre. »
— Oui, mais il se passe plus de choses dans ces écuries que ce que l’on voit en plein jour, n’est-ce pas, monsieur Macey ? dit l’aubergiste.
— Oui, oui, passez près de là par une nuit noire, voilà tout, » dit M. Macey clignotant de l’œil mystérieusement, « et ensuite faites croire, si vous voulez, que vous n’avez pas vu de lumières dans les écuries, et que vous n’avez pas entendu le piaffement des chevaux et le claquement des fouets, ni des hurlements quand arrive la pointe du jour. Depuis mon enfance, on a toujours appelé cela le congé de Cliff, certaines personnes ayant prétendu que c’était, pour ainsi parler, un congé pendant lequel le malin cessait de le faire rôtir. Voilà ce que mon père m’a raconté, et c’était un homme de bon sens, bien qu’il y ait aujourd’hui des gens qui savent ce qui est arrivé avant qu’ils fussent nés, mieux qu’ils ne comprennent leurs propres affaires.
— Qu’est-ce que vous dites de cela, hein, Dowlas ? » demanda l’aubergiste, en se tournant vers le maréchal qui grillait d’impatience de prendre la parole. « Voilà un fameux problème pour vous. »
M. Dowlas était l’esprit sceptique de la compagnie, et il était fier de ce titre.
« Ce que je dis ? Je dis ce que dirait un homme de bon sens qui ne fermerait pas les yeux pour regarder un poteau indicateur, s’il avait besoin de voir son chemin, — je dis que je suis prêt à parier dix livres sterling avec toute personne qui voudra se tenir avec moi, durant n’importe quelle nuit où il fera beau temps, dans les pâturages devant les écuries des Garennes, — je dis que nous ne verrons pas de lumières et que nous n’entendrons aucun bruit, si ce n’est le souffle de notre nez. Voilà ce que je dis, et je l’ai dit maintes fois. Mais il n’y a personne qui veuille risquer un billet de dix livres sterling pour ces revenants dont on se croit si sûr.
— Mais, Dowlas, ce n’est pas malin, en vérité, de faire un pari dans ces conditions, dit Ben Winthrop. Vous pourriez tout aussi bien parier avec un homme qu’il n’attraperait pas de rhumatismes, s’il se tenait dans l’eau jusqu’au cou dans la mare par une nuit glaciale. Ce serait joliment amusant pour quelqu’un de gagner un pari en attrapant des rhumatismes. Les gens qui croient au congé de Cliff ne vont pas s’aventurer à s’approcher de l’endroit pour une affaire de dix livres sterling.
— Si M. Dowlas veut connaître la vérité sur ce sujet, » dit M. Macey, avec un sourire sarcastique, et en se frappant les pouces l’un contre l’autre, « il n’a aucunement besoin de parier ; qu’il aille se tenir là tout seul, personne ne l’en empêchera. Alors, il pourra faire savoir aux habitants de la paroisse s’ils se trompent.
— Merci ! je suis votre obligé, » dit le maréchal avec un grognement de mépris. « Si les gens sont sots, ce n’est pas mon affaire. Moi, je n’ai pas besoin de connaître la vérité sur les revenants ; je la connais déjà. Mais je ne suis pas opposé à un pari, pourvu que tout soit loyal et sincère. Que l’on parie avec moi dix livres sterling que je verrai le congé de Cliff, et j’irai me tenir là tout seul. Je n’ai pas besoin de compagnie. Je ferais la chose aussi volontiers que je remplirais cette pipe.
— Ah, mais qui vous surveillera, Dowlas, pour s’assurer que vous y êtes ? Le pari ne serait pas loyal, fit le boucher.
— Le pari ne serait pas loyal ? répliqua M. Dowlas avec colère. Je voudrais bien voir quelqu’un se présenter et dire que je veux parier déloyalement. Allons ! voyons ! maître Lundy, je voudrais bien vous entendre dire cela.
— Très probablement que vous le voudriez, reprit le boucher. Mais ce n’est point mon affaire. Je n’ai pas de marchés à conclure avec vous, et je ne vais pas essayer d’obtenir une réduction sur votre prix. Si quelque personne désire vous faire une offre égale à votre estimation, elle le peut. Je suis pour la paix et la tranquillité, voilà.
— Oui, c’est ce que désire tout chien hargneux en train d’aboyer, aussitôt que vous le menacez d’un bâton, dit le maréchal. Mais je n’ai peur ni d’un homme ni d’un revenant, et je suis prêt à parier loyalement. Moi, je ne suis pas un roquet qui détale.
— Oui, mais voici ce qu’il y a là-dedans, Dowlas, » dit l’aubergiste, d’un ton de voix rempli de candeur et de tolérance : « Il y a des gens, suivant moi, qui ne peuvent pas voir de revenants, lors même que ceux-ci seraient plantés devant eux aussi visiblement que des piquets. Et il y a une raison à cela. Tenez, voilà ma femme, par exemple, elle ne sent rien, quand même elle aurait sous le nez le fromage le plus fort. Je n’ai jamais vu de revenant moi-même ; mais alors je me dis : « Très probablement, tu n’as pas l’odorat nécessaire. » C’est-à-dire que je mets le revenant à la place d’une odeur ou bien vice versa. Voilà pourquoi je suis pour les deux opinions. Comme je le dis, la vérité est entre elles. Si Dowlas devait aller se tenir pendant toute la nuit devant les écuries, et rapporter qu’il n’a pas vu la moindre trace du congé de Cliff, je prendrais son parti, et si quelque personne disait que, malgré cela, le congé de Cliff existe réellement, je prendrais aussi son parti, car l’odorat est ce qui me guide. »
L’argument analogique de l’aubergiste ne fut pas bien reçu par le maréchal, qui était un homme foncièrement opposé aux compromis.
« Bah ! bah ! » dit-il, avec une nouvelle irritation, en posant son verre, « qu’est-ce que l’odorat vient faire ici ? Un revenant a-t-il jamais poché l’œil à quelqu’un ? Voilà ce que je désirerais savoir. Si les revenants veulent que je croie en eux, qu’ils cessent d’aller se glisser furtivement dans les lieux obscurs et solitaires ; qu’ils viennent où il y a du monde et de la lumière.
— Comme si les revenants voulaient qu’une personne aussi ignorante que vous crût en eux ! » dit M. Macey, profondément écœuré de voir chez le maréchal cette grossière inaptitude à comprendre la nature des phénomènes concernant les revenants.