Traduction par Auguste Malfroy.
Librairie Hachette et Cie (p. 285-304).


CHAPITRE XVII


Pendant que Silas et Eppie étaient assis sur le banc de gazon, s’entretenant à l’ombre découpée du hêtre, Mlle Priscilla Lammeter résistait aux arguments de sa sœur. Celle-ci prétendait qu’il vaudrait mieux prendre le thé à la Maison Rouge, et laisser faire un bon somme à M. Lammeter, que de repartir aux Garennes avec le cabriolet aussitôt après le dîner. Les membres de la famille — quatre personnes seulement — étaient assis autour de la table, dans le salon aux sombres lambris. Ils avaient devant eux le dessert du dimanche, composé d’avelines vertes, de pommes et de poires, dûment ornées de feuilles par la main même de Nancy, avant que les cloches de l’église eussent sonné l’office. Un grand changement avait eu lieu dans ce salon aux sombres lambris, depuis que nous ne l’avons vu au temps où Godfrey était célibataire, et que le vieux squire régnait sans épouse. Aujourd’hui tout reluit, et on ne laisse pas la moindre poussière de la veille séjourner sur aucun objet, depuis le mètre de parquet de chêne qui entoure le tapis, jusqu’au fusil, aux fouets et aux cannes du vieux squire, échelonnés sur les andouillers de cerf au-dessus du manteau de la cheminée. Tous les autres attributs de sport et d’occupations extérieures ont été relégués par Nancy dans une autre pièce. Mais elle a apporté à la Maison Rouge l’habitude de la vénération filiale, et conserve religieusement à une place d’honneur ces reliques du père défunt de son mari. Les gobelets d’argent sont encore sur le buffet ; seulement, leur métal en bosse n’est pas obscurci par le toucher, et il n’y a pas de lie à l’intérieur qui affecte désagréablement l’odorat : la seule odeur prédominante est celle de la lavande et des feuilles de rose qui remplissent les vases de spath anglais. Tout respire la pureté et l’ordre dans cette pièce autrefois triste, car un nouvel esprit tutélaire y est entré il y a quinze ans.

« Maintenant, papa, dit Nancy, est-il vraiment nécessaire de retourner prendre le thé chez vous ? Ne pourriez-vous pas tout aussi bien rester avec nous, par une soirée aussi belle que celle qui s’annonce. »

Le vieux monsieur Lammeter venait de causer avec Godfrey au sujet de la taxe croissante des pauvres et de l’époque ruineuse actuelle, de sorte qu’il n’avait pas entendu la conversation de ses filles.

« Ma chère, il vous faut demander à Priscilla, dit-il, de cette voix jadis ferme, mais devenue maintenant un peu cassée, Elle dirige son père et la ferme.

— Il y a de bonnes raisons pour vous diriger, papa, dit Priscilla ; autrement, vous vous donneriez la mort en attrapant des rhumatismes. Et, pour ce qui regarde la ferme, si quelque chose va de travers, — ce qu’il n’est pas possible d’éviter à l’époque où nous vivons, — rien ne tue un homme aussi vite que de n’avoir aucun reproche à faire à qui que ce soit, excepté à lui-même. C’est de beaucoup la meilleure manière de rester le maître, que de laisser donner les ordres par d’autres et de se réserver le privilège de blâmer. Mainte personne s’épargnerait une attaque en agissant ainsi, voilà mon opinion.

— Bien, bien, ma chère, dit son père, en riant tranquillement ; je n’ai pas dit que vous ne dirigiez pas pour le bien de tous.

— Alors, dirigez de façon à rester pour prendre le thé, Priscilla, » dit Nancy, posant affectueusement sa main sur le bras de sa sœur. « Venez maintenant ; nous allons faire un tour de jardin, pendant que papa prendra son somme.

— Ma chère enfant, il prendra un somme splendide dans le cabriolet, vu que c’est moi qui conduirai. Quant à rester pour le thé, je ne puis pas en entendre parler ; car il y a cette petite laitière qui sait maintenant qu’elle va se marier, vienne la Saint-Michel. Elle vous verserait tout aussi bien le lait frais dans l’auge aux pores que dans les terrines. Voilà comme elles sont toutes ; elles semblent s’imaginer que le monde va être créé de nouveau parce qu’elles vont avoir un époux. Alors, venez, que je mette mon chapeau, et nous aurons le temps de faire un tour de jardin, tandis qu’on attellera le cheval. »

Comme les deux sœurs foulaient sous leurs pas les allées du jardin soigneusement nettoyées, bordées de pelouses dont le vert clair contrastait agréablement avec la teinte sombre des pyramides et des voûtes, et celle des haies d’ifs qui s’élevaient comme des murailles de verdure, Priscilla dit :

« Je suis on ne peut plus contente que votre mari ait fait cet échange de terrain avec le cousin Osgood, et qu’il commence à s’occuper d’une laiterie. C’est mille fois dommage que vous n’ayez pas entrepris cela plus tôt. Vous aurez ainsi quelque chose pour vous occuper l’esprit. Lorsque les gens veulent se donner un peu de mouvement, il n’est rien de tel qu’une laiterie pour leur faire passer le temps. En effet, pour ce qui est de frotter les meubles, c’est bientôt Uni. Une fois que vous pouvez vous mirer dans une table, il n’y a plus à y toucher ; mais il se trouve toujours quelque occupation nouvelle dans une laiterie ; et puis, même au cœur de l’hiver, on éprouve un certain plaisir à triompher du beurre et à le faire prendre, qu’il le veuille ou non. Ma chère, » ajouta Priscilla, serrant affectueusement la main de sa sœur, comme elles marchaient l’une & côté de l’autre, « vous ne serez jamais triste quand vous aurez une laiterie.

— Ah ! Priscilla, dit Nancy, lui rendant le serrement de main, et jetant sur elle un regard reconnaissant de ses yeux limpides, mais cela ne sera pas une compensation pour Godfrey : une laiterie n’est pas une grosse affaire pour un homme, et c’est seulement ce qui l’afflige qui me rend triste. Je serais contente des biens que nous avons s’il pouvait l’être aussi.

— Ils me mettent hors de moi ces hommes, avec leur façon d’agir, dit Priscilla, impétueusement : toujours et toujours désirant quelque chose et jamais contents de ce qu’ils ont. Incapables de rester tranquillement sur leur chaise, alors qu’ils n’ont ni douleur ni souffrance, il faut qu’ils se plantent une pipe dans la bouche pour augmenter leur bien-être, ou qu’ils absorbent quelque chose de fort, bien qu’ils soient obligés de se dépêcher avant l’arrivée du repas qui va suivre. Heureusement, il m’est permis de le dire avec joie, notre père n’a jamais ressemblé aux gens de cette espèce. Et s’il avait plu à Dieu de vous rendre laide comme moi, de manière que les hommes n’eussent pas couru après vous, nous aurions pu nous en tenir h notre famille, et n’avoir rien à démêler avec des messieurs qui ont du sang turbulent dans les veines.

— Oh, ne parlez pas ainsi, Priscilla, » dit Nancy, se repentant d’avoir provoqué cette explosion : « personne n’a sujet de blâmer Godfrey. Il est naturel qu’il soit désappointé d’être sans enfants, car tous les hommes aiment à avoir des enfants pour qui ils travaillent et mettent de côté, et il avait toujours si bien compté prendre ses ébats avec les siens lorsqu’ils seraient petits. Beaucoup d’autres, à sa place, se lamenteraient plus qu’il ne le fait. C’est le meilleur des maris.

— Oh ! je connais, dit Priscilla, avec un sourire sarcastique, je connais cette façon d’agir des femmes mariées ; elles vous excitent à dire du mal de leurs maris, puis elles se retournent contre vous et font l’éloge de ces messieurs, comme si elles voulaient les vendre. Mais papa va m’attendre ; il faut nous en retourner maintenant. »

Le grand cabriolet, attelé du vieux et tranquille cheval gris, stationnait devant la porte d’entrée, et M. Lammeter était déjà sur le perron, passant le temps à rappeler à Godfrey quelles étaient les bonnes qualités de Pommelé, à l’époque où son maître le montait.

« Moi, j’ai toujours tenu à avoir un bon cheval, voyez-vous, » disait le vieux monsieur, qui n’aimait pas que l’époque de sa jeunesse fougueuse s’effaçât complètement de la mémoire des plus jeunes que lui.

« N’oubliez pas d’amener Nancy aux Garennes avant la fin de la semaine, monsieur Cass, » fut la dernière recommandation que fit Priscilla au moment du départ, tandis qu’elle prenait les rênes et les secouait d’une main légère, — manière amicale d’encourager Pommelé.

« Je vais tout simplement faire un tour dans les prairies, près des Carrières, Nancy, pour voir le drainage, dit Godfrey.

— Vous serez de retour pour le thé, mon ami ?

— Oh ! oui, je serai revenu dans une heure. »

C’était la coutume de Godfrey, l’après-midi du dimanche, de s’occuper un peu d’agriculture contemplative dans une promenade faite à loisir. Nancy l’accompagnait rarement ; car les femmes de sa génération, à moins qu’elles ne se missent, comme Priscilla, à diriger les affaires extérieures, n’avaient pas l’habitude de se promener beaucoup hors de leur maison et de leur jardin. Elles trouvaient un exercice suffisant dans leurs occupations domestiques. Aussi, lorsque sa sœur n’était, pas là, Nancy s’asseyait généralement avec la Bible de Mant[1] devant elle, et, après avoir suivi des yeux le texte pendant quelques moments, elle les laissait errer peu à peu comme ses propres pensées qu’elle avait été impuissante à retenir. Cependant, le dimanche, ces pensées étaient presque toujours en harmonie avec le but pieux et révérencieux que le livre ouvert faisait supposer implicitement. Nancy n’était pas assez instruite en théologie pour discerner très clairement les rapports qui existaient entre sa vie simple et obscure, et les documents sacrés des premiers temps, qu’elle consultait sans méthode. Mais l’esprit de droiture et la conviction qu’elle était responsable des effets de sa conduite sur les autres, qui étaient des éléments puissants de son caractère, lui avaient fait contracter l’habitude de scruter les sentiments et les actions de son passé, avec le soin minutieux d’un examen de conscience. Comme son esprit n’était pas sollicité par une grande variété de sujets, elle remplissait les moments d’intervalle en revivant sans cesse intérieurement tout ce qui lui revenait en mémoire des faits de son existence, — de ceux surtout des quinze années écoutées depuis son mariage, et pendant lesquelles la vie et son but s’étaient doublés à ses yeux. Se rappelant les petits détails, les mots, les tons ce voix et les regards dans les scènes critiques qui lui avaient ouvert une ère nouvelle, soit en lui donnant une connaissance plus approfondie des rapports et des épreuves de ce monde, soit en l’invitant à quelque petit effort d’indulgence ou d’adhésion pénible à un devoir imaginaire ou réel, elle se demandait continuellement si elle avait été blâmable en quoi que ce fût. Cet excès de réflexion et cet examen de conscience outré sont peut-être une habitude morbide, inévitable chez un esprit d’une grande sensibilité morale, privé de sa part légitime d’activité extérieure et ne pouvant se livrer aux soins maternels réclamés de son affection, — inévitable chez une femme d’un noble cœur, lorsqu’elle n’a pas d’enfants et que sa condition est très limitée. « Je puis faire si peu : l’ai-je entièrement bien fait ? » telle est la pensée qui revient perpétuellement. Il n’y a aucune voix pour détourner cette femme de ce soliloque, — aucune exigence absolue pour éloigner l’intensité de ses vains regrets ou de ses scrupules superflus.

Il y avait, dans la vie matrimoniale de Nancy, une succession importante d’expériences douloureuses à laquelle se rattachaient certaines scènes qui l’avaient profondément impressionnée, et que sa mémoire faisait revivre plus souvent que les autres. Le court dialogue de Nancy avec sa sœur, au jardin, l’après-midi de ce dimanche-là, avait reporté son esprit vers cette direction où il s’engageait fréquemment. Dès que ses pensées se furent éloignées du texte sacré qu’elle s’efforçait toujours de suivre religieusement du regard et de ses lèvres silencieuses, ce fut pour agrandir le système de défense établi par elle contre le blâme que les paroles de Priscilla impliquaient. La justification de l’objet aimé est le meilleur baume que l’affection puisse trouver pour ses propres blessures : « Un homme doit avoir tant de choses dans l’esprit ! » — voilà la croyance qui permet à une femme de conserver souvent une physionomie joyeuse, malgré les réponses brusques et les paroles cruelles de son mari. Et les blessures les plus profondes de Nancy venaient toutes de la conviction que Godfrey considérait l’absence d’enfants à leur foyer, comme une privation à laquelle il ne pouvait s’habituer.

Cependant, on aurait pu s’imaginer que la douce Nancy ressentirait plus vivement que lui encore, le refus d’un bien sur lequel elle avait compté, en se livrant aux espérances diverses et aux préparatifs à la fois solennels, gentils et futils d’une femme aimante, lorsqu’elle s’attend à devenir mère. N’y avait-il pas un tiroir tout plein d’objets — travail délicat de ses mains n’ayant jamais été ni portés ni touchés, exactement dans l’ordre où elle les avait mis quatorze ans auparavant, — exactement, sauf qu’il manquait une petite robe, dont on avait fait le vêtement funéraire ? Mais Nancy avait supporté sans murmures, et avec tant de fermeté cette épreuve qui la touchait directement, que tout d’un coup, et depuis bien des années, elle avait renoncé à l’habitude de visiter ce tiroir, de peur de chérir ainsi le désir de posséder ce qui ne lui avait pas été donné.

Peut-être était-ce cette sévérité même avec laquelle elle réprimait tout abandon à ce que Nancy considérait dans son cœur comme un regret coupable, qui l’empêchait d’appliquer à son mari le principe qui était sa loi morale, à elle. « C’est très différent,… c’est bien plus dur pour un homme d’éprouver un tel désappointement ; une femme peut toujours être heureuse en se dévouant à son mari, mais un homme a besoin de quelque chose qui le fasse jeter davantage ses regards dans l’avenir ; car, rester assis près du foyer, c’est de beaucoup plus triste pour lui que pour une femme. » Toujours, lorsque Nancy en arrivait à ce point de ses réflexions, — s’efforçant, avec une sympathie préconçue, de voir toutes choses comme Godfrey les voyait, — toujours, elle se livrait à un nouvel examen de conscience. Avait-elle bien fait tout ce qui était en son pouvoir pour adoucir cette privation à Godfrey ? Avait-elle eu réellement raison, six ans auparavant, et de nouveau deux ans après, d’opposer cette résistance qui lui avait coûté, à elle, tant de douleurs, — cette résistance au désir qu’avait son mari d’adopter un enfant ? L’adoption était plus étrangère aux idées et aux habitudes de ce temps-là qu’à celles du nôtre. Cependant, Nancy avait sa manière de voir à cet égard. Il lui était aussi nécessaire de s’être formé une opinion sur tous les sujets ne concernant pas exclusivement les hommes, et qui s’étaient présentés à son observation, que d’avoir une place bien déterminée pour chaque objet lui appartenant en propre«  Et ses opinion ? étaient toujours des principes d’après lesquels elle agissait invariablement. Elles étaient fermes, non point à cause de leurs fondements, mais parce qu’elle y adhérait avec une ténacité inséparable de l’activité de son esprit. En ce qui touche tous les devoirs et toutes les convenances de la vie, depuis la conduite filiale jusqu’aux arrangements de la toilette du soir, la jolie Nancy Lammeter, à l’époque où elle atteignait sa vingt-troisième année, possédait son petit code immuable, et elle avait strictement formé chacune de ses habitudes d’après ce code. Portant en elle ces jugements définitifs avec le plus de discrétion possible, ils s’enracinaient dans son esprit, et y croissaient aussi tranquillement que l’herbe dans les prairies. Bien des années auparavant, nous le savons, elle insistait pour s’habiller comme Priscilla, parce qu’« il était raisonnable que deux sœurs se vêtissent de la même manière », et qu’« elle ferais ce qui était juste si elle mettait une robe teinte en jaune couleur fromage ». C’est là un exemple trivial, mais caractéristique, de la façon dont la vie de Nancy était réglée.

Un de ces principes rigides, et non point un sentiment mesquin d’égoïsme, avait été le motif de la résistance obstinée de Nancy au désir de son mari. Recourir à l’adoption, parce qu’il vous avait été refusé d’avoir des enfants, à vous, c’était essayer de choisir son sort malgré la Providence. L’enfant adopté — elle en était convaincue — ne tournerait jamais bien. Ce serait une cause de malédiction pour les rebelles qui auraient, de propos délibéré, recherché un bien dont — en vertu de quelque suprême raison — il valait évidemment mieux pour eux être privés que de le posséder. Voyait-on qu’une chose ne devait pas exister, disait Nancy, c’était un devoir strict de renoncer même au désir de l’obtenir. Et, à cet égard, peut-être que les hommes les plus sages ne pourraient guère faire plus qu’exprimer en meilleurs termes le principe de Nancy. Seulement, les conditions qui la portaient à considérer comme manifeste qu’une chose ne devait pas être, dépendaient chez elle d’une façon très particulière de penser. Elle eût renoncé à acheter quelque chose dans un endroit déterminé, si trois fois de suite la pluie ou quelque autre cause envoyée du ciel y avait mis obstacle ; et elle se serait attendue à voir la fracture d’un membre ou une autre grande infortune affliger une personne qui eût persisté malgré de tels indices.

« Mais qu’est-ce qui vous autorise à croire que l’enfant tournerait mal ? disait Godfrey, en faisant ses représentations. Elle a prospéré chez le tisserand tout autant qu’un enfant peut prospérer ; et lui, il l’a bien adoptée. Il n’y a pas d’autre petite fille dans tout le village qui soit aussi jolie qu’elle, ou qui soit plus convenable pour le sort que nous serions à morne de lui donner. Où donc trouver la probabilité qu’elle serait une malédiction pour qui que ce fût ?

— Oui, mon cher Godfrey, » répondait Nancy, assise les mains étroitement jointes, et exprimant ses regrets par l’ardente affection de son regard, « il est possible que l’enfant ne tourne pas mal chez le tisserand, mais aussi, lui, il n’est pas allé la chercher comme nous le ferions. Ce sera mal, je le sens, j’en suis sûre. Ne vous souvenez-vous pas de ce que cette dame que nous avons rencontrée aux eaux à Royston, nous a dit au sujet de l’enfant que sa sœur avait adopté ? C’est le seul cas d’adoption dont j’aie jamais entendu parler : l’enfant fut déporté à vingt-trois ans. Cher Godfrey, ne me demandez pas de consentir à ce que je sais être mal ; je ne serais plus jamais heureuse. Je sens que la chose vous est très pénible, à vous, et qu’il m’est plus facile de la supporter ; mais c’est la volonté de la Providence. »

Il pourrait paraître singulier que Nancy — avec sa théorie religieuse, formée pièce à pièce de traditions sociales bornées, de fragments de doctrines d’Église imparfaitement comprises, et de raisonnements enfantins basés sur sa petite expérience — fût arrivée d’elle-même à une façon de penser tellement voisine de celle de maintes personnes pieuses, dont les croyances sont professées sous la forme d’un système qui lui était complètement inconnu. Cela semblerait singulier si nous ne savions pas que les croyances humaines, de même que toutes les autres croissances naturelles, échappent aux limites des systèmes.

Godfrey avait tout d’abord désigné Eppie, alors âgée d’environ douze ans, comme une enfant qu’il leur conviendrait d’adopter. Il ne lui était jamais venu à l’esprit que Silas aimerait mieux perdre la vie que de se séparer de sa fille. Assurément, le tisserand voudrait le plus grand bien de l’enfant pour qui il s’était donné tant de peine, et il serait content qu’une si bonne fortune arrivât à Eppie. Elle-même serait toujours reconnaissante envers «on père adoptif, et il serait bien pourvu jusqu’à la fin de sa vie, — pourvu comme le méritait sa noble conduite envers l’enfant. N’était-ce pas une chose convenable que des gens d’un rang supérieur prissent un fardeau des mains d’un homme d’une condition plus humble ? Cela parafait éminemment convenable à Godfrey pour des raisons que lui seul connaissait, et, suivant une erreur commune, il s’imaginait que cette mesure serait facile à prendre, parce qu’il avait des motifs particuliers de la désirer. C’était là une façon quelque peu grossière d’apprécier les rapports qui existaient entre Silas et Eppie. Mais il faut se souvenir que beaucoup des impressions que Godfrey pouvait recueillir, au sujet de la classe ouvrière de son voisinage, étaient de nature à favoriser chez lui l’opinion que les affections profondes ne s’harmonisaient guère avec les mains calleuses et les faibles moyens d’existence du peuple. D’ailleurs, il n’avait pas eu l’occasion — à supposer même qu’il en eût été capable — de pénétrer intimement tout ce qui était exceptionnel dans la vie du tisserand. Il n’y avait qu’un manque d’information suffisante qui pût déterminer Godfrey à entretenir, de propos délibéré, un projet barbare. Sa bonté naturelle avait survécu à l’époque flétrissante de ses cruels désirs, et l’éloge que Nancy faisait de son mari ne reposait pas tout à fait sur une illusion volontaire.

« J’ai eu raison, » se dit-elle, lorsqu’elle se fut représenté toutes leurs scènes de discussion, « je sens que j’ai eu raison de lui répondre non, bien que cela me fût plus pénible que toute autre chose ; mais comme Godfrey s’est bien comporté à cet égard ! Beaucoup de maris eussent été très fâchés contre moi pour avoir résisté à leurs désirs. Ils auraient été capables d’insinuer qu’ils avaient eu de la mauvaise chance en m’épousant. Godfrey, au contraire, n’a jamais été homme à me dire une parole dure. Il ne montre de son chagrin que ce qu’il n’en peut cacher : tout lui semble si vide, je le sais ; et les terres… quel changement ce serait pour lui, lorsqu’il va en surveiller l’exploitation, s’il faisait tout cela en songeant à des enfants en train de grandir ! Pourtant, je ne veux pas murmurer ; peut-être que, s’il s’était marié avec une femme qui lui eût donné des enfants, elle l’aurait tourmenté d’une autre façon. »

L’idée de cette possibilité était la principale consolation de Nancy. Afin de renforcer cette idée, elle s’ingéniait à avoir pour Godfrey une tendresse plus parfaite que celle dont toute autre épouse aurait été capable. Elle avait été obligée, bien malgré elle, de l’affliger par un unique refus. Godfrey ne restait pas insensible aux efforts de cette tendresse, et n’était point injuste au sujet des motifs de l’obstination de Nancy. Il était impossible qu’il eût vécu avec elle pendant quinze années, sans savoir que les traits principaux du caractère de sa femme étaient un attachement désintéressé à ce qui est juste et une sincérité pure comme la rosée née sur les fleurs. En vérité, Godfrey ressentait cela avec tant d’intensité, que sa nature plus indécise, et répugnant trop à affronter les difficultés pour être toujours franche et sincère, avait une certaine crainte respectueuse de cette douce épouse qui épiait les regards de son mari avec le désir ardent de leur obéir. Il lui semblait qu’il ne pourrait jamais révéler à Nancy la vérité concernant Eppie. Jamais elle ne se remettrait de la répulsion que lui causerait l’histoire de ce premier mariage, s’il la lui révélait maintenant, après avoir gardé le secret si longtemps. Et l’enfant aussi, pensait-il, deviendrait certainement un objet de répulsion pour elle : la seule présence d’Eppie lui serait pénible. Peut-être même que le coup porté à la fierté de Nancy — fierté mélangée avec son ignorance du mal dans le monde — serait trop fort pour sa constitution délicate. Puisqu’il l’avait épousée avec un secret sur le cœur, il lui fallait garder ce secret jusqu’au bout. Quoi qu’il pût faire, il devait s’abstenir de creuser une brèche infranchissable entre lui-même et la femme qu’il aimait depuis tant d’années.

Cependant, pourquoi ne pouvait-il s’accoutumer à voir sans enfants un foyer qu’une telle épouse embellissait ? Pourquoi son esprit dirigeait-il son vol inquiet vers ce vide, comme si ce fût la, seule cause pour laquelle sa vie n’était pas complètement heureuse ? Je suppose qu’il en est ainsi chez tous les hommes et toutes les femmes qui atteignent un certain âge, sans apercevoir clairement que le bonheur complet ne peut jamais exister dans la vie. Dans la vague tristesse des heures sombres du crépuscule, l’homme mécontent cherche un objet défini, et il le trouve dans la privation d’un bien dont il n’a jamais joui. L’homme mécontent est-il assis, méditant à son foyer, il songe avec envie au père dont le retour est accueilli par des voix enfantines ; — eut-il assis à sa table, autour de laquelle les petites têtes s’élèvent les unes au-dessus des autres comme des plantes de pépinière, il voit un noir souci planer derrière chacune d’elles, et pense qne les impulsions qui poussent les hommes à abandonner la liberté et à rechercher les chaînes, ne sont assurément rien autre chose qu’un accès de folie. En ce qui concernait Godfrey, il y avait d’autres raisons pour que ses pensées fussent continuellement importunées par cette circonstance particulière, par ce vide dans sa destinée. Sa conscience, qui n’était jamais complètement en repos à l’endroit d’Eppie, lui faisait voir maintenant son foyer sans enfants sous l’aspect d’une juste rétribution. Et comme le temps s’écoulait, et que Nancy refusait toujours d’adopter Eppie, toute réparation de la faute de Godfrey devenait de plus en plus difficile.

L’après-midi de ce dimanche, depuis quatre ans déjà, il n’y avait eu entre eux aucune allusion à l’adoption, et Nancy supposait que ce sujet était enseveli pour toujours.

« Je me demande s’il y songera plus ou moins en vieillissant, se disait Nancy ; j’ai bien peur qu’il n’y pense davantage. Les personnes âgées souffrent de ne pas avoir d’enfants : que ferait mon père sans Priscilla ? Et si je meurs, Godfrey sera bien seul,… lui qui fréquente si peu ses frères. Mais je ne veux pas me tourmenter outre mesure, ni essayer de prévoir les événements : il faut que je fasse de mon mieux pour le présent. »

À cette dernière pensée, Nancy s’éveilla de sa rêverie, et reporta ses regards sur la page abandonnée plus longtemps qu’elle ne se l’imaginait ; car, bientôt après, elle fut étonnée de l’entrée de la servante qui apportait le thé. C’était, en fait, un peu plus tôt que de coutume ; mais Jeanne avait ses raisons.

« Votre maître est-il rentré dans la cour, Jeanne ?

— Non, madame, il ne l’est pas, » répondit Jeanne, accentuant légèrement sa réponse, sans que sa maîtresse y prit garde cependant. « Je ne sais pas si vous les avez vus, madame, » continua Jeanne, après un court silence, « mais il y a des gens qui passent rapidement en face de la fenêtre du devant, et se dirigent tous du même côté. Je crois qu’il est arrivé quelque chose. Il n’y a pas un seul domestique dans la cour, sans cela je l’aurais envoyé voir ce qui se passe. Je suis montée dans la plus haute mansarde, mais on ne peut rien distinguer à cause des arbres. J’espère qu’il n’est arrivé de mal à personne, voilà tout.

— Oh non, j’espère qu’il n’y a rien de grave, dit Nancy. C’est peut-être le taureau de M. Snell qui s’est échappé de nouveau, comme il l’a déjà fait.

— Je souhaite qu’il ne donne des coups de cornes à personne, alors, voilà tout, » dit Jeanne, ne méprisant pas tout à fait une hypothèse grosse de calamités imaginaires.

« Cette fille est toujours à m’effrayer, » pensa Nancy ; je voudrais bien que Godfrey fût de retour.

Elle alla à la fenêtre du devant, et jeta ses regards sur la route aussi loin que possible, avec une inquiétude qu’elle considéra bientôt comme un enfantillage. En effet, il n’y avait alors aucun des signes d’agitation dont Jeanne avait parlé, et il était probable que Godfrey, au lieu de prendre la route du village, reviendrait plutôt à travers les champs. Elle resta debout, cependant, à regarder le cimetière paisible : les ombres des tombes s’allongeaient sur les tertres de gazon d’un vert brillant, et, plus loin, les arbres du presbytère étaient revêtus des vives couleurs de l’automne. En face d’une beauté si calme de la nature, la présence d’une crainte vague se fait sentir plus vivement : c’est comme le corbeau qui bat lentement de Faite en sillonnant l’air ensoleillé. Nancy désirait de plus en plus le retour de Godfrey.


  1. Bible publiée en 1813-1814, par Richard Mant, évêque de Down (comté d’Irlande) et de Connor (dans le comté d’Antrim), en Irlande. (N. du Tr.)