Traduction par Auguste Malfroy.
Librairie Hachette et Cie (p. 255-257).


CHAPITRE XV


Il y avait une personne — on se l’imagine sans peine — qui, plus que toute autre, observait avec une vive, mais secrète sollicitude, le développement prospère d’Eppie, sous l’influence des soins du tisserand. Cette personne n’osait rien faire qui donnât à supposer qu’elle portait un intérêt plus grand à l’enfant adoptive d’un homme pauvre, que celui qu’on devait attendre de la bonté d’un jeune squire, auquel une rencontre fortuite suggérait l’idée de gratifier d’un petit présent un vieux bonhomme regardé avec bienveillance par les autres gens. Mais elle se disait que le temps viendrait où elle pourrait faire quelque chose pour augmenter le bien-être de sa fille, sans être exposée aux soupçons. En attendant, était-elle très tourmentée de l’impossibilité où elle se trouvait, de donner à son enfant les droits de sa naissance ? Je ne saurais le dire. On prenait soin d’Eppie. Elle serait probablement heureuse comme le sont souvent les gens d’une humble condition, — plus heureuse, peut-être, que ceux qui sont élevés dans le luxe.

Cette fameuse bague qui piquait le prince[1], quand il oubliait ses devoirs pour s’adonner au plaisir, je me demande si elle le piquait vivement à son départ pour la chasse, ou bien si elle ne lui faisait alors qu’une légère piqûre, et ne le perçait au vif qu’après que la chasse était terminée depuis longtemps, et que l’espérance, repliant ses ailes, regardait en arrière et se changeait en regret ?

Quant à Godfrey Cass, ses joues et ses yeux étaient maintenant plus brillants que jamais. Il avait des desseins si arrêtés, que son caractère semblait être devenu ferme. Dunsey n’était pas reparu : les gens en avaient conclu qu’il s’était engagé comme volontaire, ou qu’il était passé à l’étranger, et personne ne se souciait de demander des renseignements précis à une famille honorable sur un sujet aussi délicat. Godfrey avait cessé de voir l’ombre de Dunsey en travers de son chemin ; et ce chemin le conduisait alors directement vers la réalisation de ses désirs de prédilection, — des désirs qu’il avait le plus longtemps chéris. Tout le monde disait que M. Godfrey avait pris la bonne voie, et il était assez facile de deviner comment les choses finiraient, car il se passait peu de jours dans la semaine, où on ne le vît pas aller à cheval aux Garennes. Godfrey lui-même, lorsqu’on lui demandait en plaisantant si le jour était fixé, souriait avec le sentiment agréable d’un prétendu qui pouvait répondre « oui », s’il le voulait. Il se sentait transformé, délivré de la tentation ; et la vision de sa vie future lui apparaissait comme une terre promise, pour laquelle il n’était pas besoin de combattre. Il se voyait dans l’avenir avec tout son bonheur concentré autour de son foyer, tandis que Nancy lui sourirait et qu’il jouerait avec les enfants. Et cette autre enfant, sans place dans la demeure paternelle, il ne l’oublierait pas. Il veillerait à ce qu’elle fût bien pourvue. C’était le devoir d’un père.


  1. Allusion à la bague donnée par une fée au prince Chéri. Cette bague devait le piquer toutes les fois qu’il commettrait une mauvaise action. — Voy. le Prince chéri, dans les Contes de Perrault. (N. du T.)