Traduction par un livret français d’Alfred Ernst.
Éditions Schott (p. i-vi).
PRÉFACE.

Dans l’hiver qui précéda la fin foudroyante de notre pauvre ami Alfred Ernst, je fus frappé à plusieurs reprises de sa croissante âpreté au travail. On eût dit que les semaines n’avaient plus pour lui assez de jours, ni les jours assez d’heures. Bien qu’il souffrît d’une grande fatigue, l’idée du repos l’inquiétait comme s’il y eût senti un obstacle à l’accomplissement de tâches chèrement assumées. Je me rappelle son sursaut, un certain dimanche où nous revenions ensemble du Concert Lamoureux, lorsqu’un jeune homme, gracieusement interrogé par lui sur une étude projetée, lui répondit : « Bah ! J’ai le temps ! » Ernst, très vivement, lui répliqua : « Voilà une parole imprudente. Personne n’est assuré d’avoir devant soi ni un an, ni un jour. Si nous voulons, au bout de notre vie, avoir fait quelque chose, il n’est que sage de ne pas perdre un instant. » Cette maxime, en laquelle triomphait son ardente volonté de produire des œuvres d’art et de doctrine, a dominé toute son existence. Elle nous explique, sinon la puissance, au moins la diversité et la logique soutenue de ses efforts.

Alfred Ernst était un esprit d’une hauteur, d’une ouverture et d’une noblesse admirables. Fils d’un professeur de littérature d’origine alsacienne que les circonstances avaient conduit à Périgueux, il eut en lui simultanément le don scientifique et le don poétique. Presque au sortir de l’École polytechnique, la grande critique musicale l’attira en ce qu’il avait de plus généreux et de plus fier : le besoin et la faculté d’éclairer les au-delà des choses, de regarder en profondeur ce qu’il admirait, de s’abandonner à l’intelligence avec amour. Son premier livre fut consacré à Berlioz ; son second à Richard Wagner. Un troisième ouvrage, plus large et plus mûr, développa bientôt d’une merveilleuse vigueur l’esthétique wagnérienne à l’égard de la genèse et de l’exécution des poëmes. La suite de cet ouvrage où l’étonnante acuité des intuitions le disputait à la richesse du plus pur savoir, devait élucider pareillement les lois musicales du génie wagnérien. Hélas ! les papiers d’Ernst nous ont livré, après sa mort, des chapitres entiers de ce magnifique Essai, et des notes, des théories, des fragments préparés dont nous publierons, un jour, la majeure partie. Mais la mort brutale, sous la forme d’une rougeole contractée au chevet de ses trois enfants en voie de guérir, nous l’avait emporté, sur ces entrefaites, dans sa trente-neuvième année, avec toutes ses espérances, ses conceptions et ses projets !…

Heureusement, ses versions françaises équirythmiques des drames de Richard Wagner étaient achevées, hors celle de Tristan et Isolde, restée en son ensemble, à l’état d’ébauche. Parsifal, terminé et transcrit, put être immédiatement remis à l’éditeur. Siegfried et le Crépuscule des Dieux exigeaient un travail de transcription assez ardu, à cause des surcharges et des variantes multipliées tout le long d’une série d’exemplaires de la partition allemande. Seulement, nous avions de longue date, M. Paul Brück et moi, l’habitude des abréviations et des graphismes de notre ami, et nous avons été, du reste, fort aidés, en cours de labeur, par la communication de nombreux épisodes mis au net de sa propre main et confiés par lui à des amateurs ou à des chanteurs professionnels. Bref, il nous est possible d’offrir aujourd’hui au public l’œuvre intégrale, l’œuvre intacte d’Alfred Ernst. Nous n’ignorons pas qu’avec les infinies ressources de son érudition et de sa patience, le sagace traducteur eût encore trouvé moyen de la perfectionner. Nous n’avons songé, quant à nous, qu’à donner son texte, bien supérieur, à notre avis, à tout autre texte de version composé pour s’adapter à la musique des mêmes drames.

En tête de ses traductions des Maîtres-Chanteurs, de l’Or du Rhin et de la Walkyrie, Alfred Ernst a mis des préfaces très simples, très fortes et très belles, résumant ses principes en matière de transposition d’un poëme à chanter d’une langue dans une autre. Ces pages sont à relire, et mieux encore, à méditer. Mais j’ai découvert, parmi les notes de l’écrivain, une sorte de mémento personnel extrêmement curieux et qu’il me paraît utile de faire connaître. Voici ce document :

« Une version wagnérienne est une œuvre de foi, une œuvre de sacrifice — d’absolu dévouement à l’idée. Qui s’attaque à une telle entreprise en d’autres dispositions ne la conduira pas à bonne fin.

« — Une version à chanter, écrite d’après un original qui se chante, n’a sa vraie valeur que par le chant lui-même et à l’audition. Les mots et les phrases d’une traduction équirythmique sont analogues aux plombs grossiers qui cernent les figures d’un vitrail. Ces plombs ne valent que par les verres de couleur qu’ils enchâssent et qu’ils répartissent. Si on les considère en eux-mêmes, dépouillés des verres splendides, ils n’ont aucune beauté. Pourtant, ils sont indispensables. Ils sont les linéaments de la beauté sans la vie. C’est la lumière, c’est la couleur, c’est le chant qui donne la vie. « — La nécessité de traduire Wagner aussi littéralement que possible vient de ce que le maître déduit sa mélodie vocale uniquement de mots essentiels. L’accent est à la fois prosodique et mélodique. Le vocable et le mélos s’identifient. On ne peut pas toujours arriver à faire passer cette identification de l’allemand en français ; mais il faut tendre à ce but. Les inversions, les constructions plus ou moins hardies s’atténuent toujours dans la musique si elles sont réellement réclamées par la musique.

« — Wagner réprouve absolument le style des paroles d’opéras. Son lyrisme part des faits les plus simples et s’exprime naturellement. Le traducteur manque à son devoir s’il ne s’attache pas à rendre le naturel de l’expression. Il ne faut jamais oublier en Wagner le caractère populaire germanique qui est très prononcé.

« — Les vers de l’Anneau du Nibelung sont des vers métriques mesurés par le nombre des accents forts et sans rimes. Ce type de vers libres peut avoir des avantages sérieux pour la musique, à la condition qu’il soit traité librement, dans un sens expressif.

« — On peut et l’on doit tirer des conditions sévèrement rythmiques et de l’exacte prosodie que comporte une traduction musicale bien faite de bonnes leçons pratiques, tant pour la composition de textes à chanter que pour l’accentuation correspondante du mélos lui-même. L’étude comparative des paroles et de la musique chez Wagner montre le défaut de nos mélodies courantes où le chant s’épanouit d’une manière sensiblement pareille sur les remplissages verbeux et sur les parties expressives ; elle incite à découper les mots suivant leur accent propre ; elle ne permet plus qu’on fasse aux syllabes muettes un sort anormal, illogique et qui va jusqu’à changer la physionomie de vocables à désinences féminines ; elle fait, enfin, condamner irrémissiblement la plate déclamation par valeurs égales qui sévit si tristement dans nos opéras. »

Ce langage où tout est vrai, précis, fortement pensé, se passe de tout commentaire, mais s’impose aux réflexions. Alfred Ernst voyait et signalait sans relâche les belles sources de progrès ouvertes par le wagnérisme. A l’endroit de l’union substantielle du verbe littéraire et du verbe musical, il faut bien convenir que de graves malentendus existent encore. Trop souvent, leurs rapports sont purement arbitraires, sinon d’une évidente fausseté. Pour remédier à ce mal, je ne sais qu’un moyen efficace : la propagation des chefs-d’œuvre de Richard Wagner, à l’aide de traductions comme celles d’Ernst, si fidèles, si nettes qu’elles font apparaître, ou, du moins, transparaître, jusque dans l’intraduisible, l’intime caractère de l’original et le dessein du poëte-compositeur.

Sur la valeur même des versions qui nous occupent, je citerai ici quelques lignes d’une lettre que m’écrivait, le 19 Juin 1898, l’exégète wagnérien le plus justement écouté à cette heure : M. H. S. Chamberlain. Je ne saurais invoquer en faveur des « œuvres de foi, de sacrifice, d’entier dévouement à l’idée » de notre fier et cher frère d’armes, si tôt disparu, un plus haut témoignage.

« Pour quiconque sait ce que Wagner a voulu, dit M. Chamberlain, pour quiconque a étudié un peu à fond le rôle de la parole dans les drames de Wagner et les relations entre les paroles et la musique en ces mêmes drames, il ne peut y avoir l’ombre d’un doute : les traductions d’Alfred Ernst ne sont pas seulement les meilleures qu’on ait faites jusqu’à ce jour ; elles sont les seules acceptables. Ernst était un vrai prodige. Non seulement il avait parfaitement compris le problème à résoudre, non-seulement il possédait l’Anneau du Nibelung, poëmes et partitions, comme presque personne, même en Allemagne, si bien qu’aucune intention du maître ne lui échappait, mais, en dehors de cette science, il était brûlé du feu sacré d’une véritable inspiration. — J’estime que bien peu de gens sont en état d’apprécier ses versions à toute leur valeur. Les difficultés inhérentes à de tels travaux sont tellement inouïes, les compromis y sont si inévitables, la langue qui en résulte est, forcément, si étrange aux yeux de celui qui se contente de lire sans se rendre compte des mille liens des paroles à la mélodie chantée et à la trame de l’orchestre que l’élite seule peut reconnaître ces tours de force accomplis constamment par Ernst. De pareils aboutissements sont faits pour l’avenir ; ils méritent le respect et l’admiration. »

M. H. S. Chamberlain a hautement raison. Les versions d’Ernst faites pour être chantées et non pour être lues, répondent à ce point aux fonctions unies du verbe parlé et de la musique qu’elles ne sont plus discutées que par les inconscients, gênés dans leurs habitudes, ou par des esprits intéressés. Elles sauvegardent si fermement, à l’audition, l’impression de l’original que le public le moins prévenu s’y fait sensible. Ne l’a-t’on pas vu, récemment, au Théâtre des Arts de Rouen où Siegfried, non encore joué en France, faisait son apparition ? Les spectateurs, du commencement à la fin de la soirée, n’ont cessé de battre des mains, enthousiasmés, charmés, émus tour à tour. Le chef-d’œuvre aura bientôt reçu la même accueil en bien d’autres villes françaises. C’est grâce à la traduction d’Alfred Ernst que de semblables résultats ont pu se produire. Que sa mémoire en soit honorée.

Paris, 26 Février 1900.

L. DE FOURCAUD.