Siegfried (Wagner)/Acte I
ACTE I.
Scène I.
Peine stérile !
tâche sans fin !
Le meilleur fer
que j’aie martelé[1]
aux géants eux-mêmes
eût pu servir :
mais, lui qui l’exige,
l’enfant détestable
le va jeter en morceaux[2]
tout comme un simple hochet !
Un glaive seul
lui serait rebelle :
Nothung ferme
tiendrait en son poing
si j’en soudais les fortes pièces
que tout mon art n’a pu joindre encor !
Si j’en faisais son arme,
de mes maux j’aurais le paiement !
Fafner, cruel dragon,
gîte aux bois obscurs.
Sous ses lourds et hideux replis
des Nibelungen l’or
est bien gardé,
Siegfried, fort jouvenceau,
pourrait coucher Fafner mort.
Du Niblung l’Anneau
serait mon butin !
Un fer seul peut cet exploit.
Seule Nothung peut me servir,
quand Siegfried la brandira.
Mais en vain je forge,
Nothung, l’Epée.
Peine stérile !
Tâche sans fin !
Le meilleur fer
que j’aie martelé[3]
ne peut valoir
pour l’unique haut-fait !
Je frappe et martelle ici,
car l’enfant m’y contraint.
Il met mon œuvre en tronçons
et gronde si je suis las !
Hoi-ho !
Hoi-ho !
Mords-le ! Mords-le !
Mange ! Mange le sot forgeur !
(riant).
Ha ha ha ha ha !…
Foin de la bête !
Que faire d’un ours ?
A deux nous allons
mieux t’entreprendre :
Fauve ! Réclame mon fer !
Hé ! chasse l’ours !
Là gît ton glaive
prêt depuis ce matin.
Un jour encore
sois sauf.
Cours, Fauve ! C’est assez de toi.
J’admets qu’aux ours
tu donnes chasse.
Pourquoi, vivants,
les mener chez nous ?
Cherchant compagnon plus digne
que le seul que j’aie ici,
du cor, au fond des forêts,
j’ai lancé le chant sonore :
Si j’allais voir paraître
un bon ami ?
Tel fut le but de l’appel.
Du fourré sortit un ours,
l’oreille au guet, tout grognant.
Il m’a plu
mieux, certes, que toi.
Pourtant, je veux mieux encor !
De ce dur lien
par moi muselé,
il vint s’enquérir de mon glaive.
J’ai fait ce glaive aigu ;
de son fil tu vas être fier.
C’est peu que le fil reluise
si l’acier n’est dur et fort !
Hé ! qu’est ce vil jouet d’enfant !
Un tel fétu
est il un glaive ?
Attrape les pièces,
drôle stupide !
Sur ton museau
j’aurais dû le rompre.
Sot fanfaron,
croit-il qu’il me berne ?
C’est de géants qu’il me parle,
et de luttes, d’exploits superbes,
de rudes combats.
Il veut forger glaives, fortes armes,
vante son art,
se dit sans rival ;
mais, si j’empoigne
ce qu’il m’apporte,
du premier coup
ça vole en éclats !
Si je n’avais
dégoût de ce gueux,
dans sa forge
il cuirait avec ses hochets,
stupide nain décrépit !
Ma rage du coup finirait !
Tu cries encor comme un fou :
Ton cœur est trop ingrat.
Si le méchant garçon
n’est servi sur l’heure au mieux,
tous mes bienfaits passés
ne comptent plus pour lui.
N’as-tu donc plus mémoire
de tous mes bons préceptes ?
Tu dois savoir te soumettre
à qui de biens t’a comblé.
Voici qu’encor tu me boudes !
Pourtant, veux-tu manger ?
La viande sort de la broche.
Veux-tu au bouillon goûter ?
Pour toi seul je l’ai fait.
Seul j’ai cuit mon rôti :
De ta soupe mange seul !
C’est d’un tendre amour
le triste prix !
C’est l’affreux paiement de mes soins !
Marmot vagissant,
Je t’élevai,
chauffant de langes
l’enfant chétif.
Mets et boisson
je t’ai fourni
et mieux gardé
que ma propre peau,
Puis, lorsque vint l’âge,
je t’ai couvé,
dressant ton lit
pour un doux repos.
J’ai fait tes hochets
et ton cor vibrant ;
pour t’amuser,
je m’efforçais.
Mon fin savoir
te put rendre fin ;
mon sage avis
ouvrit ton esprit.
Suis-je au logis,
forgeant, suant,
à cœur-joie tu cours où tu veux.
Pour toi seul en peine,
pensant à toi seul,
je m’use et vieillis,
moi, pauvre nain !
Et, pour mes peines,
en guise de prix,
le terrible garçon
me tourmente, me hait !
Fort savant es-tu, Mime !
De toi j’eus maintes leçons,
mais ce que tu veux tant m’apprendre,
je n’en saurai rien jamais :
c’est à souffrir ta vue.
Si tu m’apportes
mets et boisson,
l’horreur m’enlève la faim.
Si tu me fais
Un lit bien moelleux,
dormir me pèse aussitôt.
Si tu m’enseignes
l’art d’être fin,
je m’aime mieux balourd.
Si je dirige mes yeux vers toi,
je trouve exécrable
chacun de tes faits.
Et quand tu marches,
boîtes et traînes,
cloches, et louches
de tes yeux qui clignent,
je voudrais au cou
saisir le drôle,
chasser bien loin
cette horrible face.
Vois comme, Mime, je t’aime !
Étant si sage,
tu vas m’instruire
d’un point que je cherche en vain.
Par les bois j’erre
pour fuir ta face :
qu’ai-je qui me lait revenir ?
Toute bête m’est plus chère que toi.
Nids aux branches, poissons au ruisseau,
rien ne me fâche, hormis de te voir !
Mais qu’ai-je donc pour revenir ?
Toi qui sais, apprends-le moi !
Mon fils, cela te prouve
combien je suis cher à ton cœur.
Tu m’es intolérable,
n’oublie pas ça, d’abord !
C’est là ton sauvage esprit
que tu dois, méchant, dompter.
Tristes les jeunes pleurent
vers le bon nid des vieux.
C’est l’amour qui les presse.
Ainsi tu languis vers moi !
Tu aimes ainsi ton Mime !
Il faut que tu l’aimes !
Dans le nid l’oisillon trop frêle,
est par l’oiseau nourri,
tant que faible est son aile.
Tel, jeune enfant, pour toi
zélé doit être ton Mime.
Il faut qu’il le soit !
Hé, Mime, es-tu si sage,
Dis-moi encore autre chose.
Le chant des oiseaux
est si doux au printemps
et l’un appelle l’autre.
Tu dis toi-même,
quand je veux savoir :
Ce sont là mâle et femelle.
Ils s’aiment, si tendres,
ensemble toujours,
bâtissent un nid,
et couvent des œufs ;
et, lorsque volètent,
les tout petits,
le couple veille sur eux.
Au bois les chevreuils
s’unissent aussi.
Renards et loups font de même.
Seul le mâle fournit la pâture,
la mère allaite les jeunes.
J’ai pu comprendre
l’amour ainsi :
aux mères je n’ôte
les petits jamais.
Où as-tu donc, Mime,
ta douce compagne,
que je la nomme ma mère ?
Qu’as-tu, niais ? Ah ! pauvre sot !
Te crois-tu oiseau ou renard ?
Marmot vagissant
tu m’élevas,
chauffant de langes
l’enfant chétif.
Mais d’où te vint
ce petit enfant ?
Bien sûr
tu ne m’as pas sans mère fait.
Crois sans plus ce que je t’affirme :
je suis ton père et ta mère à la fois.
Tu mens, horrible hibou !
Que les jeunes aux vieux ressemblent,
cela je l’ai su très bien voir.
J’allai jusqu’au clair ruisseau,
voir les arbres, les bêtes
que l’eau reflète.
Astre, nuages,
tous, tels qu’ils sont,
dans l’onde parurent de même.
Je vis à son tour
mon propre aspect.
Tout autre que toi
je me suis vu.
Tel est au crapaud
le poisson argenté.
Poisson de crapaud ne peut naître !
Affreux non-sens
que tous ces propos !
Juste, je crois comprendre enfin
ce que j’ai cherché si longtemps :
lorsqu’au bois je cours,
pour fuir ta présence,
ce que j’ai pour revenir ?
De toi il faut que j’apprenne
pour père et pour mère qui j’ai !
Ton père ! Ta mère !
Sottes demandes !
Faut-il te contraindre
à me répondre ?
Rien, rien à tenir de ton gré ![4]
Qu’ai-je eu de toi
sinon par force ?
S’il m’apprit son langage,
c’est qu’il y fut contraint rudement.
Allons, vite, drôle hideux !
Nomme mon père et ma mère.
Tu vas me faire mourir !
Assez ! C’est savoir qu’il te faut ;
Eh ! sache tout comme moi !...
Ingrat, cœur dur, méchant enfant,
apprends pourquoi tu m’exècres !
Mime n’est père ou cousin pour toi.
A moi cependant tu dois tout.
Tu m’es étranger
et n’as d’autre ami.
Par pitié seulement,
moi, je te pris :
j’en ai l’aimable paiement !
Qu’attendais-je, simple, pour prix ?
En pleurs, faible, une femme
au bois ténébreux gisait.
Vers l’antre, alors, je l’aidai,
jusqu’au foyer qui réchauffe.
D’un fils elle était grosse
qui vint au monde ici.
Cruel était son mal ;
je fis pour elle au mieux.
Jour plein d’horreur !
Elle meurt ; mais Siegfried voit le jour.
Ma mère est donc morte par moi ?
A ma garde elle t’a remis.
J’ai bien soigné l’enfant.
Que Mime s’est efforcé !
Combien le bon gnome a peiné !..
Marmot vagissant,
je t’élevai…
Je crois que déjà tu l’as dit.
Poursuis :
Qu’est mon nom de Siegfried ?[5]
Au vœu de ta mère
il est conforme
et « Siegfried » a bien poussé depuis…
J’ai chauffé de langes
l’enfant chétif…
Dis vite le nom de ma mère.
A peine il m’en souvient…
Mets et boisson
je t’ai fourni…
Ce nom, tu vas me le dire !
L’aurais-je oublié ? Attends !
Sieglinde était cette femme
qui t’a remis à mes soins…
Je t’ai mieux gardé
que ma propre peau…
Or, parle !
Quel fut mon père ?
Je ne l’ai vu jamais.
Mais ma mère
a dû te l’apprendre.
Tué en armes…
tel fut son récit…
Enfant sans père,
mes mains t’ont reçu,
et, lorsque vint l’âge,
je t’ai couvé,
dressant ton lit
pour un doux repos…
Trêve à ce chant
de geai bavard !
S’il faut vraiment te croire,
si tout est sans mensonge,
fais voir un gage sûr !
Où chercher d’autres preuves ?
J’en crois trop peu tes discours ;
j’en crois mes yeux seulement.
Quel gage montres-tu ?
C’est un don que j’eus de ta mère.
Mes peines, soins et veilles
eurent ce faible prix !
tu vois les tronçons d’un glaive.
Ton père, me disait- elle,
le portait au jour qu’il mourut.
Des deux moitiés tu vas le refaire.
Que brille mon glaive vrai !
Prompt ! Hâte-toi, Mime !
Vite à la tâche !
Sage ouvrier, fais voir tes talents !
Laisse-moi là ces vils jouets.
Au glaive brisé vient mon espoir !
Toi, si tu muses,
manques la tâche
et mal rajustes
ce ferme acier,
trembleur, prends garde à ta peau
et gare à l’art du balai !
Car, dés ce jour,
Moi, je veux mon épée !
Du glaive je m’arme aujourd’hui !
Qu’en veux tu bien faire aujourd’hui ?
Hors des grands bois m’en aller loin,
sans jamais revenir.
Je me sens gai,
sans aucun joug,
délivré de liens !
Mon père n’est pas toi ;
tout l’espace m’appartient.
Ton seuil n’est pas le mien ;
Ton réduit m’abrite mal.
Le poisson fuit
dans les flots clairs ;
le pinson vole
aux buissons verts !
tel je m’enfuis,
tel je m’envole,
comme au loin, sur les bois,
va l’ouragan !…
Toi, Mime ! fini de te voir !…
Reste ! Reste ! Reste !
Qu’as-tu ! Hé ! Siegfried, Siegfried ! Hé !
Il court là bas !
Je reste ici…
Mon vieux tourment,
d’autres l’accroissent.
De peines je suis comblé !
Que puis-je à présent ?
Comment le tenir ?
Mener le sauvage
Où Fafner gît ?
Comment mettre ensemble
ces traîtres aciers ?
Nulle ardeur de feu
n’aide à les joindre !
Nul marteau de nain
ne peut les réduire !
Du Niblung haineux l’âpre effort
s’use pour Nothung en vain.
L’arme toujours reste en deux.
Scène II.
Salut, fin forgeur !
A l’hôte las des routes
donne accueil à ton foyer.
Qui donc aux forêts sauvages me suit ?
Qui m’atteint au désert des bois ?
« L’Errant », tel on me nomme.
Long fut mon parcours.
Sur la terre au loin
je vais voyageant
Voyage plus loin,
ne t’attarde ici,
toi qu’on nomme « l’Errant » !
Tous les bons chez eux m’accueillent
Mille offrandes j’en reçois.
Malheur menace
qui mal agit.
Male chance habite avec moi :
Veux-tu la rendre encor pire ?
Mainte chose j’apprends et vois ;
mainte chose aussi j’enseigne.
J’ôte aux hommes mainte angoisse,
âpre souci des cœurs.
Puisque tu vois et devines beaucoup,
je hais que l’on voie et devine.
Seul me veux-je et sans témoin.
Hors d’ici tout espion !
Plus d’un pense
tout bien savoir
qui du danger seul
n’est pas instruit.
Tout l’utile,
s’il s’en informe,
c’est par moi qu’il l’apprend.
Vaine science !
Maints s’en vantent.
J’en sais tout juste à mon goût.
Mon savoir me va.
Pas trop n’en faut.
Toi, sage, vois ton chemin.
Je reste au foyer
et risque ma tête
pour prix au jeu du savoir.
Elle est à toi, remise en tes mains,
si, toi, tu n’apprends tout l’utile
par ma réponse à tes vœux.
Que faire qui trompe sa ruse ?
Je vais donc tendre des pièges !…
Je prends ta tête pour enjeu :
donc, songe, et sauve ton gage !
Trois demandes sont à mon choix.
J’y fais trois réponses.
Sans fin tu parcours
l’âpre dos terrestre,
foulant le monde en tout sens.
Or, parle et sois fin :
dis quelle race
vit au terrestre abîme ?
Au terrestre abîme
vivent les Nibelungen.
Nibelheim est leur lieu.
Noirs sont les Alfes ;
Noir-Alberich fut
leur seigneur autrefois.
D’un magique anneau
le rude pouvoir
mit sous sa loi tous ces nains.
L’or qui brille,
riche trésor,
œuvre des gnomes,
devait lui soumettre le monde.
Ensuite, demande, Nain.
Tout, Voyageur, t’est connu
de ce sombre nid profond.
Or, parle et sois prompt :
dis quelle race
hante le dos du monde ?[6]
Sur le dos du monde[7]
sont les géants monstrueux.
Riesenheim est leur lieu.
Fasolt et Fafner,
leurs rudes maîtres,
ont désiré saisir l’Or.
Le trésor tout puissant,
ils l’ont obtenu,
et même ils prirent l’Anneau.
Ce bien fatal
met la guerre entre eux
et Fasolt tombe.
Dragon hideux,
Fafner seul veille sur l’or.
La tierce énigme à présent.
Tout, Voyageur, t’est connu
de ce dos abrupt du monde.
Or, parle et dis vrai :
dis quelle race
vit aux monts nuageux ?
Aux monts nuageux
seuls les dieux vivent.
Walhall est leur Burg.
Clairs sont ces Alben.
Clair-Alberich, Wotan
règne sur eux.
D’un rameau saint
du frêne du monde
Wotan fit un épieu.
Meure l’arbre,
cet épieu reste fort.
De par sa pointe
Wotan tient le monde !
Foi des traités, les fortes runes
sont dans son bois gravées.
Seigneur du monde est celui-là
qui tient l’arme
que Wotan porte au poing.
Ce joug courbe
les Nibelungen noirs.
L’orgueil des géants
cède à sa loi.
Tous à jamais le subissent,
l’épieu puissant du dieu !
Or, parle, nain rusé !
T’ai-je donné réponse ?
Mon gage demeure sauf !
Certes, ton gage est libéré ;
Donc passe, suis ton chemin.
Tu devais demander
ce qui t’importe,
toi, qui, pour gage, eus mon chef.
Que tu ne sais
rien qui te serve,
j’en prends pour gage le tien.
L’hôte ici fut mal reçu.
Ma tête ai-je voulu t’offrir
pour avoir place au foyer.
J’ai droit sur ta vie à mon tour
si tu ne sais répondre trois fois.
Donc ouvre-toi, Mime, l’esprit !
Bien loin est mon pays natal,
loin l’époque où je vins au monde.
De Wotan j’ai vu l’œil luire,
mon antre en fut éclairé.
Cet œil trouble mon vieux savoir !
Mais, puisqu’il faut être subtil,
Hôte, fais tes questions !
Peut-être Mime qu’on force
pourra préserver son chef.
Or, gnome loyal,
Songe à répondre !
Quelle race naquit
que Wotan livre aux peines
alors que son cœur l’aime le plus ?
Telle race m’est peu connue ;
je puis, pourtant, me libérer.
Les Wælsungen sont la race élue,
de Wotan fille, et son cœur les aime
bien qu’il leur soit cruel.
Siegmund et Sieglinde
viennent de Waelse,
en d’âpres peines
jumeaux unis.
Siegfried sort de leur sang,
le Wælsung fort entre tous !
Mon gage, Errant,
est-il préservé ?
Puisque tu sus
cette race nommer,
sage et fin je t’estime.
Pour cette fois
ton cas est bon.
A l’autre énigme réponds.
Un sage Niblung garde Siegfried
qui doit lui tuer Fafner
pour que l’anneau lui revienne
et qu’il s’empare de l’or.
Par quel glaive
peut Siegfried atteindre
Fafner, et voir sa mort ?
Nothung est ce glaive envié.
Au tronc d’un frêne
il fut plongé par Wotan
et seul put le ceindre
qui sut l’ôter du bois.
Des plus robustes
nul n’y parvint
Siegmund, le brave,
seul le prit,
mais ce glaive, au combat,
sur l’épieu divin s’est rompu.
Ses débris, un fin forgeron les tient,
qui sait bien
que, s’armant de l’auguste fer,
Un brave et simple enfant,
Siegfried, tuera le monstre.
Mon gage encor demeure-t-il sauf ?
Ha-ha ! Ha-ha !…
Ton vif esprit
confondrait les plus sages !
Est-il un plus fin que toi ?
Mais si, par ta ruse,
l’enfant héroïque
des gnomes sert les intrigues,
la troisième énigme, songes y bien !
Parle, savant forgeur d’épées :[8]
qui doit des puissantes pièces
faire l’épée nouvelle ?
Les pièces ! L’épée !
Malheur ! Vertige !
Que faire ici ?
Comment savoir ?
Maudit acier !
Pourquoi l’ai-je encore ?
Ce fer m’a valu
des tourments sans fin.
Dur, obstiné,
il brave la forge !
Clous, soudures,
rien n’aboutit !
L’adroit forgeron
reste en défaut.
Qui peut le forger,
moi m’y perdant ?
Le grand secret, où l’apprendre ?
Trois fois j’eus tes demandes ;
trois fois j’ai bien parlé.
D’anciennes choses tu t’enquis.
Ce qui de près sert ton plan,
tout l’utile, tu l’oublias.
Quand je l’indique,
tu perds l’esprit.
A moi ta tête
de gnome rusé.
Mais, fier vainqueur de Fafner,
sache, débile nain :
« Seul qui de crainte n’est instruit
peut forger l’Epée ! »
Ton sage front,
Veilles-y bien !
Je l’offre à celui-là
qui de crainte n’est instruit !
Scène III.
Clarté maudite !
Quel feu dans les airs ?
Qui saute, qui danse,
Voltige, bondit,
et flotte, et revient
et flambe à l’entour ?
Ça brille et vibre
au soleil ardent !
Qui souffle, frémit,
et ronfle au loin ?
Ca beugle et gronde
et crie par ici !
Ça court par le bois,
roule vers moi !
La gueule effroyable
s’ouvre sur moi !
Le monstre m’attaque !
Fafner ! Fafner !
Hé là ! Paresse !
L’œuvre est donc faite ?
Vite, fais moi voir l’épée !
Où est le vieux ?
s’est-il enfui ?
Hé-hé ! Mime !
Stupide ! Avance !
Où donc es-tu ?
Est-ce toi, fils ?
Viens-tu tout seul ?
Contre l’enclume ?
Dis, que forges-tu là ?
Ai-je, enfin, mon épée ?
L’épée ? L’épée ?
Qu’y puis-je faire ?
« Seul qui de crainte n’est instruit
peut forger l’Epée ».
J’en sais trop long
pour pareil travail.
Vas-tu répondre ?
Parle, ou j’avise.
Où prendre justes conseils ?
Ma sage tête fut mise en gage.
Sa perte me livre à celui
« qui de crainte n’est instruit. »
Quelles fadaises !
Penses-tu fuir ?
Bien sûr, l’on fuit
qui sait la peur !
Mais quoi ! C’est un savoir qu’il ignore.
En sot, j’oubliai mon seul vrai bien !
Lorsqu’à m’aimer, je l’exhorte
cela tourne hélas ! si mal !
Pourrai-je à la peur le plier ?
Hé ! T’aiderai-je ?
Ta tâche, voyons ?
De toi tourmenté,
je cherche et médite
pour t’enseigner chose grave.
Et c’est sous ton siège que tu cherches !
Que trouves-tu là de si fort ?
J’appris la crainte pour toi,
pour te l’apprendre, simple.
Quelle est cette crainte ?
Sans rien en savoir,
tu veux, hors des bois,
courir par le monde ?
Que peut le plus ferme des glaives
si tu n’as crainte au cœur ?
Quels avis m’inventes-tu là ?
De ta mère l’avis,
c’est celui-là.[9]
Moi, ma promesse
je la tiens toute.
Aux embûches de tous
je dois te soustraire
avant que tu saches la peur.
Si c’est un art,
que l’ai-je ignoré ?
Eh bien ! Qu’est donc cette crainte ?
N’as-tu senti
aux bois obscurs,
quand meurt le jour
aux noirs halliers
ce qui murmure,
souffle, vibre,
et, sinistre,
vient grondant ?
Folles flammes
sur toi volent ;
voix qui s’enflent
te font appel. —
Lors n’as-tu pas senti
frémir en ton corps l’épouvante ;
d’âpres selousses
rompre tes membres ;
dans ton sein
qui tremble, séné,
se fendre et battre ton cœur ?
Si tu ne l’as senti,
l’effroi te reste inconnu.
Quel effet drôle
ça doit faire !
Ferme et fort
bat, tranquille, mon cœur.
Ce trouble qui presse,
ces affres ardentes,
flammes, vertiges,
fièvres et doutes,
j’ai désir de ces choses ;
d’elles j’attends vrai plaisir !
De toi puis-je, Mime, l’avoir ?
T’aurai-je, lâche, pour maître ?
Veuille venir,
je puis te guider :
Mime sut combiner. —
Je sais un cruel dragon,
nourri d’humaine chair.
Fafher va l’apprendre à craindre ;
viens avec moi jusqu’à lui.
Où donc se tient-il ?
Neid-höle, tel est le lieu,
à l’est, au fond de ce bois.
Est-il si proche du monde ?
De Neidhôl’ le monde est tout près.
C’est là qu’il faut me conduire.
Fait à la crainte, j’irai par le monde !
Donc, vite ! Forge mon glaive.
Sous le ciel qu’il étincelle ! i
Le glaive ? Angoisse !
Vite à la forge !
Montre ton art !
Maudit acier !
Souder ses deux parts, pas moyen !
Rebelle, un charme
déçoit tout effort de nain.
Qui de crainte est exempt,
lui seul est maître du but !
Quelle feinte arrange ce fourbe !
Loin d’avouer qu’il n’est bon à rien,
il ment pour sortir d’embarras !
Donne les pièces !
Foin de ce drôle !
L’acier du père
doit m’obéir.
Je vais faire l’Epée !
Que n’as-tu mis à l’art tes soins !
Pour toi quel grand avantage !
Mais non, tu fus toujours paresseux :
Peux-tu t’attendre à bien faire ?
Où le maître se perd
que peut son élève,
s’il a toujours obéi ?
Or ça, va-t’en !
Reste à l’écart —
Sans quoi tu vas choir dans l’âtre !
Que grattes-tu là ?
Prends la soudure ;
l’étain est tout fondu.
Laisse l’étain !
C’est peu pour moi.
Sans colle on cuit les épées !
Tu détruis la lime,
tu romps sa râpe.
Tu crois que l’acier se lime ?
Je veux en poudre
broyer les tronçons,
qu’ils ne fassent plus qu’un seul fer !
Aucune adresse,
j’y vois bien clair :
sottise seule
seconde le sot.
Quel mouvement !
La forte ardeur !
Il use l’acier sans être lassé !
Je suis aussi vieux
que bois et rocs
et n’ai rien vu de pareil !
Il arrive au but,
rien n’est plus sûr…
Sans peur va son travail.
L’Errant l’avait bien dit !
Comment sauver
ma pauvre tête ?
Au fier garçon elle échoit,
s’il n’est instruit de la peur !
Hélas ! moi pauvre !
Comment vaincra-t’il
si Fafner lui donne l’effroi ?
D’où prendrai-je, alors, l’Anneau ?
Etau terrible !
J’y reste pris
si je n’ai quelque idée
pour dompter ce sans-peur à son tour !
Hé, Mime ! Allons !
Le nom du glaive
que j’ai réduit en limaille ?
Nothung : tel est ce glaive rêvé.
C’est ta mère qui me l’a dit.
Nothung ! Nothung ! glaive rêvé !
Qui put jadis te rompre ?
J’ai mis en poudre
ton âpre éclat,
au feu je fonds ta poussière !
Ho-ho ! Ho-ho ! Ho-hai ! Ho-ho !
Souffle, soufflet ! Souffle le feu !
L’arbre au bois croissait puissant.
Son tronc sous mes coups tomba.
Du frêne brun j’ai fait du charbon ;
au foyer il gît en morceaux.
Ho-ho ! Ho-ho ! Ho-haï ! Ho-haï ! Ho-ho !
Souffle, soufflet ! Souffle le feu !
Le bois du frêne,
qu’il brûle fier !
Qu’il flambe clair et beau !
Un flot d’étincelles
saute et jaillit.
Ho-haï, Ho-ho, Ho-haï !
Que fonde l’acier broyé !
Ho-ho ! Ho-ho ! Ho-haï ! Ho-haï ! Ho-ho !
Souffle, soufflet ! Souffle le feu !
Il forge son fer !
C’est fait de Fafner !
Je vois clairement ce qui vient.
L’or, l’anneau seront son butin.
Quel moyen peut me les livrer ?
Rusé, subtil, je vais les prendre
et vais sauver mon chef.
Ho-ho ! Ho-ho ! Ho-ho ! Ho-haï ! — Ho-haï !
Las du terrible combat,
il a soif, il prend ma boisson.
De sûres plantes
j’ai su l’extraire,
cette boisson pour lui !
D’une goutte il suffit qu’il s’abreuve :
sans force il tombe en sommeil.
Par son propre glaive,
qu’il vient de se faire,
prompt, j’en déblaie mon chemin.
Je gagne l’anneau et l’or !
Hé ! Sage Voyageur,
suis-je si sot ?
Goûtes-tu, enfin,
mon beau savoir.
Ai-je bien trouvé le joint ?
Nothung ! Nothung ! Glaive rêvé !
Il fond, ton acier broyé !
Ta vraie sueur te baigne enfin !
Bientôt je vais te brandir !
Dans cette eau je verse un flot de feu.
Rouge fureur siffle soudain !
Ardent, il coulait,
mais au froid de l’eau
cède son flux.
Plein, ferme et roidi
règne le dur acier !…
Sang qui brûle,
doit l’inonder !
Mollis dans le feu
afin qu’on te forge,
Nothung, glaive rêvé !
Que fait le vieux balourd de ce pot ?
L’un fait l’acier, l’autre la soupe ?
J’ai honte, vain forgeur
qu’un simple apprenti confond.
A son art le vieux renonce ici :
Il cuit des mets pour toi.
Si le garçon cuit l’acier,
le vieux lui chauffe
un bon petit plat.
Mime, l’artiste, fait des… soupes ;
la forge n’est plus son fait.
Tous ses glaives,
je les ai mis en pièces…
Ses brouets ne valent pas mieux.[10]
La crainte, il veut que je la connaisse :
Un monstre doit m’en instruire.
Ce qu’il sait ce moins mal,
lui, mal me l’apprend.
Il gâche toujours ce qu’il touche !
Ho-ho ! Ho-ho ! Ho-heï !
Forge, marteau,
un solide fer.
Ho-ho ! Ho-heï ! — Ho-ho ! Ho-heï !
Le sang teignit
ton pâle bleu ;
ses rouges flots
jadis t’ont rougi.
Froide, lors, tu riais,
léchant sa tiède coulée !
Heï-aho ! Ho-ho ! Ho-heï !
Tu prends au feu
rougeur de feu
et ta souple trempe
au marteau mollit :
Gronde et crache l’étincelle,
enrage d’être dompté !
Heï-ho-ho ! Heï-a-ho !…
Il forge son fer tranchant.
Fafner mourra, l’ennemi des nains.
Je brasse un philtre fort.
Siegfried périsse
dès Fafner mort !
Ma ruse doit triompher !
D’amples gains me sourient !
Ho-ho ! Ho-ho ! Ho-ho ! Ho-ho !
Forge, marteau,
un solide fer !
Ho-ho ! Ha-heï ! — Ho-ho ! Ha-heï !
Tes jets d’étincelles
sont joie pour moi !
Au brave ardente colère sied :
gaie tu ris à mon gré
quoique grondant de fureur.
Heï-a ho ! ha-ho-ho-heï-a-ha !
Frappée au feu,
l’épée se fait.
Le fort marteau
étend le fer.
Assez de rougeur et d’émoi !
Deviens froide et dure à la fin !
Heï-a-ho ! Heï-a-ho ! Heia-ho-ho-ho-ho-ho !
Heï-ha !
De mon frère issu,
l’anneau éclatant
en qui, par un charme,
gît tout pouvoir.
ce clair joyau
qui nous fait régner,
telle est ma conquête ;
l’or est à moi.
Alberich même
qui m’a dompté,
tremblant esclave,
va me servir.
Des Niblungs je vais être le prince !
Seul maître je commande à tous !
Le nain méprisé,
qu’on va l’honorer !
Pour l’amas de l’or
brûlent dieux, héros.
Mon moindre signe
courbe le monde.
Sous ma fureur,
il tremble d’effroi.
Nothung ! Nothung !
Glaive rêvé !
Fort est ton fer
repris en sa garde !
Ainsi les maux
de Mime s’en vont :
Glaive brisé,
entier te voici !
Nul coup ne doit
jamais te rompre !
D’un autre il tient
l’éternel trésor !
Au père expirant
l’acier faillit.
Le fils vivant
l’a reforgé.
Tu ris, en sa main luisant,
et ta lame tranche à coup sur !
Mime, le brave,
Mime règne,
chef des Alben,
maître de tout !
Nothung ! Nothung !
Glaive rêvé !
La vie en toi se réveille.
Fer mort, tu gisais rompu ;
Rayonne terrible, sacré !
Hé ! Mime, quel maître succès !
Qui donc aurait cru cela ?
Montre aux infâmes
tous tes éclairs !
Frappe le traître,
tue l’imposteur !
Vois, Mime, forgeron :
Tel doit frapper mon fer !
ACTE II.
Scène I.
Au bois, la nuit,
sur Neidhöl, là, je veille,
Prêtant l’oreille,
loin scrutant des yeux.
Triste jour,
Nais-tu déjà ?
Est-ce bien toi
qui de l’ombre sors ?
Quel éclat brille là bas ?
Prompt s’approche
l’embrasement.
- ↑ Var. : Le glaive fort
que j’ai martelé. - ↑ Var. : le brise et jette en morceaux.
- ↑ Var. : Le glaive fort
que j’ai martelé. - ↑ Var. : Pas l’ombre d’un bon mouvement
- ↑ Var. : D’où vient mon nom de Siegfried ?
- ↑ Var. : hante la roche abrupte.
- ↑ Var. : sur la roche abrupte.
- ↑ Var. : savant soudeur d’épées.
- ↑ Var. : seul sort de moi
- ↑ Var. : je n’y toucherai.