Traduction par un livret français d’Alfred Ernst.
Éditions Schott (p. 5-43).

ACTE I.




(Une grotte dans la forêt. A l’intérieur, une forge naturelle et un grand soufflet. — Devant l’enclume est assis Mime, attentif à forger une épée.)

Scène I.

Mime
(interrompant son travail).

Peine stérile !
tâche sans fin !
Le meilleur fer
que j’aie martelé[1]
aux géants eux-mêmes
eût pu servir :
mais, lui qui l’exige,
l’enfant détestable
le va jeter en morceaux[2]
tout comme un simple hochet !

(Mime, découragé, jette l’épée sur l’enclume, laisse tomber ses bras et regarde à terre, pensif.)

Un glaive seul
lui serait rebelle :
Nothung ferme
tiendrait en son poing
si j’en soudais les fortes pièces
que tout mon art n’a pu joindre encor !
Si j’en faisais son arme,
de mes maux j’aurais le paiement !

(Il se courbe plus profondément, la tête comme alourdie par ses réflexions.)

Fafner, cruel dragon,
gîte aux bois obscurs.
Sous ses lourds et hideux replis
des Nibelungen l’or

est bien gardé,
Siegfried, fort jouvenceau,
pourrait coucher Fafner mort.
Du Niblung l’Anneau
serait mon butin !
Un fer seul peut cet exploit.
Seule Nothung peut me servir,
quand Siegfried la brandira.
Mais en vain je forge,
Nothung, l’Epée.

(Il a remis la lame sur l’enclume et la martelle avec un grand découragement.)

Peine stérile !
Tâche sans fin !
Le meilleur fer
que j’aie martelé[3]
ne peut valoir
pour l’unique haut-fait !
Je frappe et martelle ici,
car l’enfant m’y contraint.
Il met mon œuvre en tronçons
et gronde si je suis las !

(Il laisse tomber son marteau).




(Siegfried, vêtu grossièrement, un cor d’argent à son cou, accourt avec impétuosité. Il conduit un grand ours muselé d’un lien fait d’écorce d’arbre et le lance joyeusement sur Mime.)
Siegfried
(encore à l’extérieur).

Hoi-ho !

(entrant en scène).

Hoi-ho !
Mords-le ! Mords-le !
Mange ! Mange le sot forgeur !

(Mime laisse tomber l’épée, dans son épouvante, et s’enfuit derrière le foyer.)
Siegfried

(riant).

Ha ha ha ha ha !…

Mime
(poursuivi par Siegfried qui excite l’ours contre lui).

Foin de la bête !
Que faire d’un ours ?

Siegfried.

A deux nous allons
mieux t’entreprendre :
Fauve ! Réclame mon fer !

Mime.

Hé ! chasse l’ours !
Là gît ton glaive
prêt depuis ce matin.

Siegfried.

Un jour encore
sois sauf.

(Il délivre l’ours de son lien et lui donne un coup de corde sur le dos. — L’ours s’enfuit vers la forêt. — Mime revient, tout tremblant devant le foyer.)

Cours, Fauve ! C’est assez de toi.

Mime.

J’admets qu’aux ours
tu donnes chasse.
Pourquoi, vivants,
les mener chez nous ?

(Siegfried s’assied pour se remettre de son accès de gaîté.)
Siegfried.

Cherchant compagnon plus digne
que le seul que j’aie ici,
du cor, au fond des forêts,
j’ai lancé le chant sonore :
Si j’allais voir paraître
un bon ami ?
Tel fut le but de l’appel.

Du fourré sortit un ours,
l’oreille au guet, tout grognant.
Il m’a plu
mieux, certes, que toi.
Pourtant, je veux mieux encor !
De ce dur lien
par moi muselé,
il vint s’enquérir de mon glaive.

(Mime prend l’épée pour la tendre à Siegfried.)
Mime.

J’ai fait ce glaive aigu ;
de son fil tu vas être fier.

(Il tend l’arme à Siegfried avec inquiétude. Siegfried la saisit d’un mouvement brusque.)
Siegfried.

C’est peu que le fil reluise
si l’acier n’est dur et fort !

(Essayant la lame)

Hé ! qu’est ce vil jouet d’enfant !
Un tel fétu
est il un glaive ?

(Il frappe l’enclume d’un coup d’épée. L’épée se brise en éclats Mime recule, effrayé.)
Siegfried.

Attrape les pièces,
drôle stupide !
Sur ton museau
j’aurais dû le rompre.

Sot fanfaron,
croit-il qu’il me berne ?
C’est de géants qu’il me parle,
et de luttes, d’exploits superbes,
de rudes combats.
Il veut forger glaives, fortes armes,
vante son art,

se dit sans rival ;
mais, si j’empoigne
ce qu’il m’apporte,
du premier coup
ça vole en éclats !
Si je n’avais
dégoût de ce gueux,
dans sa forge
il cuirait avec ses hochets,
stupide nain décrépit !
Ma rage du coup finirait !

(Siegfried en fureur s’assied sur un bloc de pierre. Mime se tient toujours prudemment à distance.)
Mime.

Tu cries encor comme un fou :
Ton cœur est trop ingrat.
Si le méchant garçon
n’est servi sur l’heure au mieux,
tous mes bienfaits passés
ne comptent plus pour lui.

N’as-tu donc plus mémoire
de tous mes bons préceptes ?
Tu dois savoir te soumettre
à qui de biens t’a comblé.

(Siegfried regarde du côté du mur et tourne le dos à Mime)

Voici qu’encor tu me boudes !

(Un moment indécis, Mime vient, enfin, vers le foyer)

Pourtant, veux-tu manger ?
La viande sort de la broche.
Veux-tu au bouillon goûter ?
Pour toi seul je l’ai fait.

Siegfried.

Seul j’ai cuit mon rôti :
De ta soupe mange seul !

(Mime offre les mets à Siegfried qui, sans se retourner, d’un geste brusque, fait rouler à terre la marmite et la viande.)
Mime
(d’une voix pleurarde)

C’est d’un tendre amour
le triste prix !
C’est l’affreux paiement de mes soins !

Marmot vagissant,
Je t’élevai,
chauffant de langes
l’enfant chétif.
Mets et boisson
je t’ai fourni
et mieux gardé
que ma propre peau,
Puis, lorsque vint l’âge,
je t’ai couvé,
dressant ton lit
pour un doux repos.
J’ai fait tes hochets
et ton cor vibrant ;
pour t’amuser,
je m’efforçais.
Mon fin savoir
te put rendre fin ;
mon sage avis
ouvrit ton esprit.
Suis-je au logis,
forgeant, suant,
à cœur-joie tu cours où tu veux.
Pour toi seul en peine,
pensant à toi seul,
je m’use et vieillis,
moi, pauvre nain !
Et, pour mes peines,
en guise de prix,
le terrible garçon
me tourmente, me hait !

(Siegfried s’est, de nouveau, tourné vers Mime et il le regarde tranquillement. Mime, rencontrant son regard, cherche à s’y dérober, avec crainte.)
Siegfried.

Fort savant es-tu, Mime !
De toi j’eus maintes leçons,
mais ce que tu veux tant m’apprendre,
je n’en saurai rien jamais :
c’est à souffrir ta vue.
Si tu m’apportes
mets et boisson,
l’horreur m’enlève la faim.
Si tu me fais
Un lit bien moelleux,
dormir me pèse aussitôt.
Si tu m’enseignes
l’art d’être fin,
je m’aime mieux balourd.
Si je dirige mes yeux vers toi,
je trouve exécrable
chacun de tes faits.
Et quand tu marches,
boîtes et traînes,
cloches, et louches
de tes yeux qui clignent,
je voudrais au cou
saisir le drôle,
chasser bien loin
cette horrible face.
Vois comme, Mime, je t’aime !
Étant si sage,
tu vas m’instruire
d’un point que je cherche en vain.
Par les bois j’erre
pour fuir ta face :
qu’ai-je qui me lait revenir ?
Toute bête m’est plus chère que toi.
Nids aux branches, poissons au ruisseau,
rien ne me fâche, hormis de te voir !
Mais qu’ai-je donc pour revenir ?
Toi qui sais, apprends-le moi !

Mime
(cherchant à s’approcher de Siegfried amicalement.)

Mon fils, cela te prouve
combien je suis cher à ton cœur.

Siegfried.

Tu m’es intolérable,
n’oublie pas ça, d’abord !

(Mime recule et va s’asseoir plus loin, en face de Siegfried.)
Mime.

C’est là ton sauvage esprit
que tu dois, méchant, dompter.

Tristes les jeunes pleurent
vers le bon nid des vieux.
C’est l’amour qui les presse.
Ainsi tu languis vers moi !
Tu aimes ainsi ton Mime !
Il faut que tu l’aimes !

Dans le nid l’oisillon trop frêle,
est par l’oiseau nourri,
tant que faible est son aile.
Tel, jeune enfant, pour toi
zélé doit être ton Mime.
Il faut qu’il le soit !

Siegfried.

Hé, Mime, es-tu si sage,
Dis-moi encore autre chose.

(d’un ton simple)

Le chant des oiseaux
est si doux au printemps
et l’un appelle l’autre.
Tu dis toi-même,
quand je veux savoir :
Ce sont là mâle et femelle.
Ils s’aiment, si tendres,

ensemble toujours,
bâtissent un nid,
et couvent des œufs ;
et, lorsque volètent,
les tout petits,
le couple veille sur eux.
Au bois les chevreuils
s’unissent aussi.
Renards et loups font de même.
Seul le mâle fournit la pâture,
la mère allaite les jeunes.
J’ai pu comprendre
l’amour ainsi :
aux mères je n’ôte
les petits jamais.
Où as-tu donc, Mime,
ta douce compagne,
que je la nomme ma mère ?

Mime.

Qu’as-tu, niais ? Ah ! pauvre sot !
Te crois-tu oiseau ou renard ?

Siegfried.

Marmot vagissant
tu m’élevas,
chauffant de langes
l’enfant chétif.
Mais d’où te vint
ce petit enfant ?
Bien sûr
tu ne m’as pas sans mère fait.

Mime
(en grand embarras).

Crois sans plus ce que je t’affirme :
je suis ton père et ta mère à la fois.

Siegfried.

Tu mens, horrible hibou !
Que les jeunes aux vieux ressemblent,
cela je l’ai su très bien voir.
J’allai jusqu’au clair ruisseau,
voir les arbres, les bêtes
que l’eau reflète.
Astre, nuages,
tous, tels qu’ils sont,
dans l’onde parurent de même.
Je vis à son tour
mon propre aspect.
Tout autre que toi
je me suis vu.
Tel est au crapaud
le poisson argenté.
Poisson de crapaud ne peut naître !

Mime.

Affreux non-sens
que tous ces propos !

Siegfried
(en s’animant).

Juste, je crois comprendre enfin
ce que j’ai cherché si longtemps :
lorsqu’au bois je cours,
pour fuir ta présence,
ce que j’ai pour revenir ?

(Il s’avance brusquement)

De toi il faut que j’apprenne
pour père et pour mère qui j’ai !

Mime.

Ton père ! Ta mère !
Sottes demandes !

(Siegfried se jette sur Mime et le prend à la gorge.)
Siegfried.

Faut-il te contraindre
à me répondre ?
Rien, rien à tenir de ton gré ![4]
Qu’ai-je eu de toi
sinon par force ?
S’il m’apprit son langage,
c’est qu’il y fut contraint rudement.
Allons, vite, drôle hideux !
Nomme mon père et ma mère.

(Mime fait signe de la tête et des mains qu’il va obéir. Siegfried le laisse.)
Mime.

Tu vas me faire mourir !
Assez ! C’est savoir qu’il te faut ;
Eh ! sache tout comme moi !...
Ingrat, cœur dur, méchant enfant,
apprends pourquoi tu m’exècres !
Mime n’est père ou cousin pour toi.
A moi cependant tu dois tout.
Tu m’es étranger
et n’as d’autre ami.
Par pitié seulement,
moi, je te pris :
j’en ai l’aimable paiement !
Qu’attendais-je, simple, pour prix ?
En pleurs, faible, une femme
au bois ténébreux gisait.
Vers l’antre, alors, je l’aidai,
jusqu’au foyer qui réchauffe.
D’un fils elle était grosse
qui vint au monde ici.
Cruel était son mal ;
je fis pour elle au mieux.
Jour plein d’horreur !
Elle meurt ; mais Siegfried voit le jour.

Siegfried.

Ma mère est donc morte par moi ?

Mime.

A ma garde elle t’a remis.
J’ai bien soigné l’enfant.
Que Mime s’est efforcé !
Combien le bon gnome a peiné !..
Marmot vagissant,
je t’élevai…

Siegfried.

Je crois que déjà tu l’as dit.
Poursuis :
Qu’est mon nom de Siegfried ?[5]

Mime.

Au vœu de ta mère
il est conforme
et « Siegfried » a bien poussé depuis…
J’ai chauffé de langes
l’enfant chétif…

Siegfried.

Dis vite le nom de ma mère.

Mime.

A peine il m’en souvient…
Mets et boisson
je t’ai fourni…

Siegfried
(vivement).

Ce nom, tu vas me le dire !

Mime.

L’aurais-je oublié ? Attends !
Sieglinde était cette femme
qui t’a remis à mes soins…
Je t’ai mieux gardé
que ma propre peau…

Siegfried
(plus pressant).

Or, parle !
Quel fut mon père ?

Mime
(avec brusquerie).

Je ne l’ai vu jamais.

Siegfried.

Mais ma mère
a dû te l’apprendre.

Mime.

Tué en armes…
tel fut son récit…
Enfant sans père,
mes mains t’ont reçu,
et, lorsque vint l’âge,
je t’ai couvé,
dressant ton lit
pour un doux repos…

Siegfried.

Trêve à ce chant
de geai bavard !
S’il faut vraiment te croire,
si tout est sans mensonge,
fais voir un gage sûr !

Mime.

Où chercher d’autres preuves ?

Siegfried.

J’en crois trop peu tes discours ;
j’en crois mes yeux seulement.
Quel gage montres-tu ?

(Après une courte hésitation, Mime lui présente les deux tronçons de l’épée brisée.)
Mime.

C’est un don que j’eus de ta mère.
Mes peines, soins et veilles
eurent ce faible prix !
tu vois les tronçons d’un glaive.
Ton père, me disait- elle,
le portait au jour qu’il mourut.

Siegfried
(s’exaltant).

Des deux moitiés tu vas le refaire.
Que brille mon glaive vrai !
Prompt ! Hâte-toi, Mime !
Vite à la tâche !
Sage ouvrier, fais voir tes talents !
Laisse-moi là ces vils jouets.
Au glaive brisé vient mon espoir !
Toi, si tu muses,
manques la tâche
et mal rajustes
ce ferme acier,
trembleur, prends garde à ta peau
et gare à l’art du balai !
Car, dés ce jour,
Moi, je veux mon épée !
Du glaive je m’arme aujourd’hui !

Mime
(effrayé).

Qu’en veux tu bien faire aujourd’hui ?

Siegfried.

Hors des grands bois m’en aller loin,
sans jamais revenir.
Je me sens gai,
sans aucun joug,
délivré de liens !
Mon père n’est pas toi ;
tout l’espace m’appartient.

Ton seuil n’est pas le mien ;
Ton réduit m’abrite mal.
Le poisson fuit
dans les flots clairs ;
le pinson vole
aux buissons verts !
tel je m’enfuis,
tel je m’envole,
comme au loin, sur les bois,
va l’ouragan !…
Toi, Mime ! fini de te voir !…

(Il s’élance dans la forêt)
Mime
(au comble de l’angoisse).

Reste ! Reste ! Reste !
Qu’as-tu ! Hé ! Siegfried, Siegfried ! Hé !

(Il suit des yeux Siegfried qui s’éloigne. Puis, il revient à la forge et s’assied derrière l’enclume.)
Mime.

Il court là bas !
Je reste ici…
Mon vieux tourment,
d’autres l’accroissent.
De peines je suis comblé !
Que puis-je à présent ?
Comment le tenir ?
Mener le sauvage
Où Fafner gît ?

Comment mettre ensemble
ces traîtres aciers ?
Nulle ardeur de feu
n’aide à les joindre !
Nul marteau de nain
ne peut les réduire !

(tout grinçant)

Du Niblung haineux l’âpre effort
s’use pour Nothung en vain.

(Se désespérant)

L’arme toujours reste en deux.

(Il s’affaisse sur l’escabeau derrière l’enclume)



Scène II.

(Le Voyageur (Wotan), venant de la forêt, s’arrête au seuil de la grotte. Il porte un manteau bleu sombre et tient dans sa main, pour bâton de voyage, une lance. Sur son front est un large chapeau rond, cachant en partie sa figure.)
Le Voyageur.

Salut, fin forgeur !
A l’hôte las des routes
donne accueil à ton foyer.

Mime
(se dressant effaré)

Qui donc aux forêts sauvages me suit ?
Qui m’atteint au désert des bois ?

Le Voyageur
(très lentement et se rapprochant pas à pas).

« L’Errant », tel on me nomme.
Long fut mon parcours.
Sur la terre au loin
je vais voyageant

Mime.

Voyage plus loin,
ne t’attarde ici,
toi qu’on nomme « l’Errant » !

Le Voyageur.

Tous les bons chez eux m’accueillent
Mille offrandes j’en reçois.
Malheur menace
qui mal agit.

Mime.

Male chance habite avec moi :
Veux-tu la rendre encor pire ?

(Le Voyageur continue à se rapprocher de Mime avec lenteur.)
Le Voyageur.

Mainte chose j’apprends et vois ;
mainte chose aussi j’enseigne.
J’ôte aux hommes mainte angoisse,
âpre souci des cœurs.

Mime.

Puisque tu vois et devines beaucoup,
je hais que l’on voie et devine.
Seul me veux-je et sans témoin.
Hors d’ici tout espion !

Le Voyageur
(s’approchant encore un peu).

Plus d’un pense
tout bien savoir
qui du danger seul
n’est pas instruit.
Tout l’utile,
s’il s’en informe,
c’est par moi qu’il l’apprend.

Mime
(toujours plus inquiet à mesure que se rapproche le Voyageur).

Vaine science !
Maints s’en vantent.
J’en sais tout juste à mon goût.
Mon savoir me va.
Pas trop n’en faut.
Toi, sage, vois ton chemin.

(Le Voyageur s’avance jusqu’au foyer et s’assied).
Le Voyageur.

Je reste au foyer
et risque ma tête
pour prix au jeu du savoir.
Elle est à toi, remise en tes mains,
si, toi, tu n’apprends tout l’utile
par ma réponse à tes vœux.

(Mime, qui a écouté le Voyageur la bouche ouverte, ne peut retenir un mouvement d’effroi.)
Mime
(à part).

Que faire qui trompe sa ruse ?
Je vais donc tendre des pièges !…

(Il reprend son calme avec effort, — Haut :)

Je prends ta tête pour enjeu :
donc, songe, et sauve ton gage !
Trois demandes sont à mon choix.

Le Voyageur.

J’y fais trois réponses.

(Mime s’enfonce dans ses réflexions.)
Mime.

Sans fin tu parcours
l’âpre dos terrestre,
foulant le monde en tout sens.
Or, parle et sois fin :
dis quelle race
vit au terrestre abîme ?

Le Voyageur.

Au terrestre abîme
vivent les Nibelungen.
Nibelheim est leur lieu.
Noirs sont les Alfes ;
Noir-Alberich fut
leur seigneur autrefois.
D’un magique anneau
le rude pouvoir
mit sous sa loi tous ces nains.
L’or qui brille,
riche trésor,
œuvre des gnomes,
devait lui soumettre le monde.

Ensuite, demande, Nain.

Mime
(absorbé dans ses pensées).

Tout, Voyageur, t’est connu
de ce sombre nid profond.
Or, parle et sois prompt :
dis quelle race
hante le dos du monde ?[6]

Le Voyageur.

Sur le dos du monde[7]
sont les géants monstrueux.
Riesenheim est leur lieu.
Fasolt et Fafner,
leurs rudes maîtres,
ont désiré saisir l’Or.
Le trésor tout puissant,
ils l’ont obtenu,
et même ils prirent l’Anneau.
Ce bien fatal
met la guerre entre eux
et Fasolt tombe.
Dragon hideux,
Fafner seul veille sur l’or.

La tierce énigme à présent.

(Mime est tout troublé et songeur.)
Mime.

Tout, Voyageur, t’est connu
de ce dos abrupt du monde.
Or, parle et dis vrai :
dis quelle race
vit aux monts nuageux ?

Le Voyageur.

Aux monts nuageux
seuls les dieux vivent.

Walhall est leur Burg.
Clairs sont ces Alben.
Clair-Alberich, Wotan
règne sur eux.
D’un rameau saint
du frêne du monde
Wotan fit un épieu.
Meure l’arbre,
cet épieu reste fort.
De par sa pointe
Wotan tient le monde !
Foi des traités, les fortes runes
sont dans son bois gravées.
Seigneur du monde est celui-là
qui tient l’arme
que Wotan porte au poing.
Ce joug courbe
les Nibelungen noirs.
L’orgueil des géants
cède à sa loi.
Tous à jamais le subissent,
l’épieu puissant du dieu !

(Comme sans le vouloir, le Voyageur frappe le sol de sa lance. Un léger grondement de tonnerre retentit. Mime sursaute d’effroi.)

Or, parle, nain rusé !
T’ai-je donné réponse ?
Mon gage demeure sauf !

(Ayant considéré avec attention le Voyageur et sa lance, Mime se sent accablé d’épouvante. Il cherche à rassembler ses outils et jette de tous côtés des regards terrifiés.)
Mime.

Certes, ton gage est libéré ;
Donc passe, suis ton chemin.

Le Voyageur.

Tu devais demander
ce qui t’importe,
toi, qui, pour gage, eus mon chef.

Que tu ne sais
rien qui te serve,
j’en prends pour gage le tien.
L’hôte ici fut mal reçu.
Ma tête ai-je voulu t’offrir
pour avoir place au foyer.
J’ai droit sur ta vie à mon tour
si tu ne sais répondre trois fois.
Donc ouvre-toi, Mime, l’esprit !

(Mime hésite et tremble ; il finit par se résigner avec angoisse.)
Mime.

Bien loin est mon pays natal,
loin l’époque où je vins au monde.
De Wotan j’ai vu l’œil luire,
mon antre en fut éclairé.
Cet œil trouble mon vieux savoir !
Mais, puisqu’il faut être subtil,
Hôte, fais tes questions !
Peut-être Mime qu’on force
pourra préserver son chef.

Le Vovageur
(s’asseyant commodément).

Or, gnome loyal,
Songe à répondre !

Quelle race naquit
que Wotan livre aux peines
alors que son cœur l’aime le plus ?

Mime
(se rassurant).

Telle race m’est peu connue ;
je puis, pourtant, me libérer.

Les Wælsungen sont la race élue,
de Wotan fille, et son cœur les aime
bien qu’il leur soit cruel.

Siegmund et Sieglinde
viennent de Waelse,
en d’âpres peines
jumeaux unis.
Siegfried sort de leur sang,
le Wælsung fort entre tous !
Mon gage, Errant,
est-il préservé ?

Le Voyageur
(de bonne humeur).

Puisque tu sus
cette race nommer,
sage et fin je t’estime.
Pour cette fois
ton cas est bon.
A l’autre énigme réponds.

Un sage Niblung garde Siegfried
qui doit lui tuer Fafner
pour que l’anneau lui revienne
et qu’il s’empare de l’or.
Par quel glaive
peut Siegfried atteindre
Fafner, et voir sa mort ?

Mime
(perdant peu à peu le sentiment de sa situation présente et se frottant les mains de contentement).

Nothung est ce glaive envié.
Au tronc d’un frêne
il fut plongé par Wotan
et seul put le ceindre
qui sut l’ôter du bois.
Des plus robustes
nul n’y parvint
Siegmund, le brave,

seul le prit,
mais ce glaive, au combat,
sur l’épieu divin s’est rompu.
Ses débris, un fin forgeron les tient,
qui sait bien
que, s’armant de l’auguste fer,
Un brave et simple enfant,
Siegfried, tuera le monstre.

(tout réjoui)

Mon gage encor demeure-t-il sauf ?

Le Voyageur
(riant).

Ha-ha ! Ha-ha !…
Ton vif esprit
confondrait les plus sages !
Est-il un plus fin que toi ?
Mais si, par ta ruse,
l’enfant héroïque
des gnomes sert les intrigues,
la troisième énigme, songes y bien !
Parle, savant forgeur d’épées :[8]
qui doit des puissantes pièces
faire l’épée nouvelle ?

(Mime se lève, sous le coup d’un effroi indicible.)
Mime
(d’une voix aigre).

Les pièces ! L’épée !
Malheur ! Vertige !
Que faire ici ?
Comment savoir ?
Maudit acier !
Pourquoi l’ai-je encore ?
Ce fer m’a valu
des tourments sans fin.
Dur, obstiné,
il brave la forge !

Clous, soudures,
rien n’aboutit !

(Il jette ses outils pêle-mêle et laisse déborder son désespoir.)

L’adroit forgeron
reste en défaut.
Qui peut le forger,
moi m’y perdant ?
Le grand secret, où l’apprendre ?

(Le Voyageur s’est levé avec sérénité.)
Le Voyageur.

Trois fois j’eus tes demandes ;
trois fois j’ai bien parlé.
D’anciennes choses tu t’enquis.
Ce qui de près sert ton plan,
tout l’utile, tu l’oublias.
Quand je l’indique,
tu perds l’esprit.
A moi ta tête
de gnome rusé.
Mais, fier vainqueur de Fafner,
sache, débile nain :
« Seul qui de crainte n’est instruit
peut forger l’Epée ! »

(Mime regarde avec stupeur le Voyageur sur le point de partir.)

Ton sage front,
Veilles-y bien !
Je l’offre à celui-là
qui de crainte n’est instruit !

(Le Voyageur se détourne en riant et disparaît rapidement dans la forêt. Mime, comme écrasé, s’affaisse sur son escabeau.)

Scène III.

(Mime regarde droit devant lui la forêt illumine de soleil et, soudain, se met à trembler convulsivement.)
Mime.

Clarté maudite !
Quel feu dans les airs ?

Qui saute, qui danse,
Voltige, bondit,
et flotte, et revient
et flambe à l’entour ?
Ça brille et vibre
au soleil ardent !
Qui souffle, frémit,
et ronfle au loin ?
Ca beugle et gronde
et crie par ici !
Ça court par le bois,
roule vers moi !

(Il sursaute d’anxiété).

La gueule effroyable
s’ouvre sur moi !
Le monstre m’attaque !
Fafner ! Fafner !

(Il pousse un cri et s’affaisse derrière son enclume.)
(Siegfried sort de la forêt. Avant qu’il paraisse son approche est annoncée par le bruit des branches qu’il écarte.)
Siegfried.

Hé là ! Paresse !
L’œuvre est donc faite ?

(Siegfried entre dans la grotte.)

Vite, fais moi voir l’épée !

(Il s’arrête, surpris).

Où est le vieux ?
s’est-il enfui ?
Hé-hé ! Mime !
Stupide ! Avance !
Où donc es-tu ?

Mime
(d’une faible voix, derrière l’enclume).

Est-ce toi, fils ?
Viens-tu tout seul ?

Siegfried
(gaiement).

Contre l’enclume ?

Dis, que forges-tu là ?
Ai-je, enfin, mon épée ?

(Mime apparaît troublé, confus).
Mime.

L’épée ? L’épée ?
Qu’y puis-je faire ?

(presque à part.)

« Seul qui de crainte n’est instruit
peut forger l’Epée ».
J’en sais trop long
pour pareil travail.

Siegfried
(violemment).

Vas-tu répondre ?
Parle, ou j’avise.

Mime
(comme plus haut).

Où prendre justes conseils ?
Ma sage tête fut mise en gage.

(Regardant fixement).

Sa perte me livre à celui
« qui de crainte n’est instruit. »

Siegfried
(impatienté).

Quelles fadaises !
Penses-tu fuir ?

Mime
(se ressaisissant par degrés).

Bien sûr, l’on fuit
qui sait la peur !
Mais quoi ! C’est un savoir qu’il ignore.
En sot, j’oubliai mon seul vrai bien !
Lorsqu’à m’aimer, je l’exhorte
cela tourne hélas ! si mal !
Pourrai-je à la peur le plier ?

Siegfried
(l’empoignant).

Hé ! T’aiderai-je ?
Ta tâche, voyons ?

Mime.

De toi tourmenté,
je cherche et médite
pour t’enseigner chose grave.

Siegfried
(en riant).

Et c’est sous ton siège que tu cherches !
Que trouves-tu là de si fort ?

Mime
(se rassurant de plus en plus).

J’appris la crainte pour toi,
pour te l’apprendre, simple.

Siegfried
(avec un tranquille étonnement).

Quelle est cette crainte ?

Mime.

Sans rien en savoir,
tu veux, hors des bois,
courir par le monde ?
Que peut le plus ferme des glaives
si tu n’as crainte au cœur ?

Siegfried
(impatienté).

Quels avis m’inventes-tu là ?

Mime
(s’approchant de Siegfried comme pour une confidence).

De ta mère l’avis,
c’est celui-là.[9]
Moi, ma promesse
je la tiens toute.

Aux embûches de tous
je dois te soustraire
avant que tu saches la peur.

Siegfried
(vivement).

Si c’est un art,
que l’ai-je ignoré ?
Eh bien ! Qu’est donc cette crainte ?

Mime.

N’as-tu senti
aux bois obscurs,
quand meurt le jour
aux noirs halliers
ce qui murmure,
souffle, vibre,
et, sinistre,
vient grondant ?
Folles flammes
sur toi volent ;
voix qui s’enflent
te font appel. —

(Tremblant.)

Lors n’as-tu pas senti
frémir en ton corps l’épouvante ;
d’âpres selousses
rompre tes membres ;

(d’une voix étouffée)

dans ton sein
qui tremble, séné,
se fendre et battre ton cœur ?
Si tu ne l’as senti,
l’effroi te reste inconnu.

Siegfried
(réfléchissant).

Quel effet drôle
ça doit faire !
Ferme et fort
bat, tranquille, mon cœur.

Ce trouble qui presse,
ces affres ardentes,
flammes, vertiges,
fièvres et doutes,
j’ai désir de ces choses ;
d’elles j’attends vrai plaisir !
De toi puis-je, Mime, l’avoir ?
T’aurai-je, lâche, pour maître ?

Mime.

Veuille venir,
je puis te guider :
Mime sut combiner. —
Je sais un cruel dragon,
nourri d’humaine chair.
Fafher va l’apprendre à craindre ;
viens avec moi jusqu’à lui.

Siegfried.

Où donc se tient-il ?

Mime.

Neid-höle, tel est le lieu,
à l’est, au fond de ce bois.

Siegfried.

Est-il si proche du monde ?

Mime.

De Neidhôl’ le monde est tout près.

Siegfried.

C’est là qu’il faut me conduire.
Fait à la crainte, j’irai par le monde !
Donc, vite ! Forge mon glaive.
Sous le ciel qu’il étincelle ! i

Mime.

Le glaive ? Angoisse !

Siegfried.

Vite à la forge !
Montre ton art !

Mime.

Maudit acier !
Souder ses deux parts, pas moyen !
Rebelle, un charme
déçoit tout effort de nain.
Qui de crainte est exempt,
lui seul est maître du but !

Siegfried.

Quelle feinte arrange ce fourbe !
Loin d’avouer qu’il n’est bon à rien,
il ment pour sortir d’embarras !
Donne les pièces !
Foin de ce drôle !

(Il vient près du foyer.)

L’acier du père
doit m’obéir.
Je vais faire l’Epée !

(Il jette en désordre les outils de Mime et s’apprête pour le travail.)
Mime.

Que n’as-tu mis à l’art tes soins !
Pour toi quel grand avantage !
Mais non, tu fus toujours paresseux :
Peux-tu t’attendre à bien faire ?

Siegfried.

Où le maître se perd
que peut son élève,
s’il a toujours obéi ?

(Il lui fait un pied de nez.)

Or ça, va-t’en !
Reste à l’écart —
Sans quoi tu vas choir dans l’âtre !

(Il entasse le charbon dans le forger, anime le feu, serre dans l’étau les deux tronçons de glaive et commence à les réduire en poussière en les limant.)
Mime
(assis à l’écart et regardant Siegfried à sa tâche).

Que grattes-tu là ?
Prends la soudure ;
l’étain est tout fondu.

Siegfried.

Laisse l’étain !
C’est peu pour moi.
Sans colle on cuit les épées !

Mime.

Tu détruis la lime,
tu romps sa râpe.
Tu crois que l’acier se lime ?

Siegfried.

Je veux en poudre
broyer les tronçons,
qu’ils ne fassent plus qu’un seul fer !

(Il lime avec fureur).
Mime
(à part).

Aucune adresse,
j’y vois bien clair :
sottise seule
seconde le sot.
Quel mouvement !
La forte ardeur !
Il use l’acier sans être lassé !

(Siegfried a excité le feu qui jette de vives lueurs.)

Je suis aussi vieux
que bois et rocs
et n’ai rien vu de pareil !

(Pendant que Siegfried continue à limer obstinément. Mime s’assied encore plus loin, très à l’écart).

Il arrive au but,
rien n’est plus sûr…
Sans peur va son travail.

L’Errant l’avait bien dit !
Comment sauver
ma pauvre tête ?
Au fier garçon elle échoit,
s’il n’est instruit de la peur !

(Il se lève sous une croissante inquiétude et retombe en abattement.)

Hélas ! moi pauvre !
Comment vaincra-t’il
si Fafner lui donne l’effroi ?
D’où prendrai-je, alors, l’Anneau ?

Etau terrible !
J’y reste pris
si je n’ai quelque idée
pour dompter ce sans-peur à son tour !

(Siegfried, ayant achevé de limer, verse la limaille dans un creuset qu’il pose sur le brasier.)
Siegfried.

Hé, Mime ! Allons !
Le nom du glaive
que j’ai réduit en limaille ?

Mime
(se rapprochant de Siegfried et se tournant vers lui.)

Nothung : tel est ce glaive rêvé.
C’est ta mère qui me l’a dit.

(Tout en chantant le chant qui suit, Siegfried attise la flamme à l’aide du soufflet.)
Siegfried.

Nothung ! Nothung ! glaive rêvé !
Qui put jadis te rompre ?
J’ai mis en poudre
ton âpre éclat,
au feu je fonds ta poussière !
Ho-ho ! Ho-ho ! Ho-hai ! Ho-ho !
Souffle, soufflet ! Souffle le feu !

L’arbre au bois croissait puissant.
Son tronc sous mes coups tomba.
Du frêne brun j’ai fait du charbon ;
au foyer il gît en morceaux.
Ho-ho ! Ho-ho ! Ho-haï ! Ho-haï ! Ho-ho !
Souffle, soufflet ! Souffle le feu !

Le bois du frêne,
qu’il brûle fier !
Qu’il flambe clair et beau !
Un flot d’étincelles
saute et jaillit.
Ho-haï, Ho-ho, Ho-haï !
Que fonde l’acier broyé !
Ho-ho ! Ho-ho ! Ho-haï ! Ho-haï ! Ho-ho !
Souffle, soufflet ! Souffle le feu !

Mime
(à part, toujours assis à distance).

Il forge son fer !
C’est fait de Fafner !
Je vois clairement ce qui vient.
L’or, l’anneau seront son butin.
Quel moyen peut me les livrer ?
Rusé, subtil, je vais les prendre
et vais sauver mon chef.

Siegfried
(toujours au soufflet)

Ho-ho ! Ho-ho ! Ho-ho ! Ho-haï ! — Ho-haï !

Mime
(à l’avant-scène, à part).

Las du terrible combat,
il a soif, il prend ma boisson.
De sûres plantes
j’ai su l’extraire,
cette boisson pour lui !
D’une goutte il suffit qu’il s’abreuve :

sans force il tombe en sommeil.
Par son propre glaive,
qu’il vient de se faire,
prompt, j’en déblaie mon chemin.
Je gagne l’anneau et l’or !

(Il se frotte les mains en signe de satisfaction.)

Hé ! Sage Voyageur,
suis-je si sot ?
Goûtes-tu, enfin,
mon beau savoir.
Ai-je bien trouvé le joint ?

Siegfried.

Nothung ! Nothung ! Glaive rêvé !
Il fond, ton acier broyé !
Ta vraie sueur te baigne enfin !

(Il coule le métal il en fusion dans un moule qu’il tient haut.)

Bientôt je vais te brandir !

(Il plonge le moule dans un vase empli d’eau. Jets de vapeur et sifflement du métal qui se refroidit.)

Dans cette eau je verse un flot de feu.
Rouge fureur siffle soudain !
Ardent, il coulait,
mais au froid de l’eau
cède son flux.
Plein, ferme et roidi
règne le dur acier !…
Sang qui brûle,
doit l’inonder !

(Il remet l’acier au feu et fait jouer le soufflet avec force.)

Mollis dans le feu
afin qu’on te forge,
Nothung, glaive rêvé !

(Mine bondit joyeusement, prend plusieurs vases dont il mélange le contenu dans une marmite et cherche à poser cette marmite sur le feu. — Sans interrompre son travail, Siegfried observe sa manœuvre.)
Siegfried.

Que fait le vieux balourd de ce pot ?
L’un fait l’acier, l’autre la soupe ?

Mime.

J’ai honte, vain forgeur
qu’un simple apprenti confond.
A son art le vieux renonce ici :
Il cuit des mets pour toi.
Si le garçon cuit l’acier,
le vieux lui chauffe
un bon petit plat.

(Il continue sa cuisine.)
Siegfried.

Mime, l’artiste, fait des… soupes ;
la forge n’est plus son fait.
Tous ses glaives,
je les ai mis en pièces…
Ses brouets ne valent pas mieux.[10]

(Maintenant Siegfried enlève le moule du feu, le brise et place l’acier incandescent sur l’enclume.)

La crainte, il veut que je la connaisse :
Un monstre doit m’en instruire.
Ce qu’il sait ce moins mal,
lui, mal me l’apprend.
Il gâche toujours ce qu’il touche !

(Tout en forgeant.)

Ho-ho ! Ho-ho ! Ho-heï !
Forge, marteau,
un solide fer.
Ho-ho ! Ho-heï ! — Ho-ho ! Ho-heï !
Le sang teignit
ton pâle bleu ;
ses rouges flots
jadis t’ont rougi.
Froide, lors, tu riais,
léchant sa tiède coulée !
Heï-aho ! Ho-ho ! Ho-heï !

Tu prends au feu
rougeur de feu

et ta souple trempe
au marteau mollit :
Gronde et crache l’étincelle,
enrage d’être dompté !
Heï-ho-ho ! Heï-a-ho !…

Mime
(à part).

Il forge son fer tranchant.
Fafner mourra, l’ennemi des nains.
Je brasse un philtre fort.
Siegfried périsse
dès Fafner mort !
Ma ruse doit triompher !
D’amples gains me sourient !

(Ici Mime verse le contenu de sa marmite dans une bouteille.)
Siegfried.

Ho-ho ! Ho-ho ! Ho-ho ! Ho-ho !
Forge, marteau,
un solide fer !
Ho-ho ! Ha-heï ! — Ho-ho ! Ha-heï !
Tes jets d’étincelles
sont joie pour moi !
Au brave ardente colère sied :
gaie tu ris à mon gré
quoique grondant de fureur.
Heï-a ho ! ha-ho-ho-heï-a-ha !
Frappée au feu,
l’épée se fait.
Le fort marteau
étend le fer.
Assez de rougeur et d’émoi !
Deviens froide et dure à la fin !
Heï-a-ho ! Heï-a-ho ! Heia-ho-ho-ho-ho-ho !

(Il brandit l’épée et la plonge dans l’eau.)

Heï-ha !

(Il rit au bruit de l’acier qui se refroidit.)
(Siegfried ajuste la poignée du glaive. Pendant ce temps Mime vient à l’avant-scène, sa bouteille à la main.)
Mime.

De mon frère issu,
l’anneau éclatant
en qui, par un charme,
gît tout pouvoir.
ce clair joyau
qui nous fait régner,
telle est ma conquête ;
l’or est à moi.

(Il se promène à petits pas, de plus en plus joyeux. Siegfried travaille au petit marteau, lime et affile la lame.)
Mime.

Alberich même
qui m’a dompté,
tremblant esclave,
va me servir.
Des Niblungs je vais être le prince !
Seul maître je commande à tous !
Le nain méprisé,
qu’on va l’honorer !
Pour l’amas de l’or
brûlent dieux, héros.
Mon moindre signe
courbe le monde.
Sous ma fureur,
il tremble d’effroi.

(Siegfried, frappant ses derniers coups, aplatit les rivets de la garde et saisit l’épée.)
Siegfried.

Nothung ! Nothung !
Glaive rêvé !
Fort est ton fer
repris en sa garde !

Mime.

Ainsi les maux
de Mime s’en vont :

Siegfried.

Glaive brisé,
entier te voici !
Nul coup ne doit
jamais te rompre !

Mime.

D’un autre il tient
l’éternel trésor !

Siegfried.

Au père expirant
l’acier faillit.
Le fils vivant
l’a reforgé.
Tu ris, en sa main luisant,
et ta lame tranche à coup sur !

Mime.

Mime, le brave,
Mime règne,
chef des Alben,
maître de tout !

Siegfried
(brandissant l’épée).

Nothung ! Nothung !
Glaive rêvé !
La vie en toi se réveille.
Fer mort, tu gisais rompu ;
Rayonne terrible, sacré !

Mime.

Hé ! Mime, quel maître succès !
Qui donc aurait cru cela ?

Siegfried.

Montre aux infâmes
tous tes éclairs !

Frappe le traître,
tue l’imposteur !

Mime.)

Vois, Mime, forgeron :

(Il lève haut l’épée).

Tel doit frapper mon fer !

(Il frappe l’enclume qui se brise en deux et dont les deux parties se détrachent bruyamment. Mime, rêvant sur son escabeau, tombe assis à terre en proie à la terreur. — Siegfried brandit joyeusement l’épée au dessus de sa tête. Rideau.)




ACTE II.

(La profondeur de la forêt. — Tout au fond s’ouvre une caverne. Le sol monte jusqu’au milieu de la scène, coupé par une petite plateforme. Au delà, il l’abaisse en reculée vers la caverne, si bien que le spectateur ne voit de celle-ci que la partie supérieure de l’orifice. A gauche, à travers les arbres, on discerne un rocher crevassé. — Nuit épaisse, plus noire encore au dernier plan, où l’on ne peut, d’abord, rien distinguer.)

Scène I.

(Albebich, appuyé au rocher cravassi, est assis, enfoncé en de sombres réflexions.)
Alberich.

Au bois, la nuit,
sur Neidhöl, là, je veille,
Prêtant l’oreille,
loin scrutant des yeux.
Triste jour,
Nais-tu déjà ?
Est-ce bien toi
qui de l’ombre sors ?

(Du côté droit de la forêt s’élève un vent de tempête qu’accompagne aussitôt un éclat un bleuâtre.)

Quel éclat brille là bas ?
Prompt s’approche
l’embrasement.

  1. Var. : Le glaive fort
    que j’ai martelé.
  2. Var. : le brise et jette en morceaux.
  3. Var. : Le glaive fort
    que j’ai martelé.
  4. Var. : Pas l’ombre d’un bon mouvement
  5. Var. : D’où vient mon nom de Siegfried ?
  6. Var. : hante la roche abrupte.
  7. Var. : sur la roche abrupte.
  8. Var. : savant soudeur d’épées.
  9. Var. : seul sort de moi
  10. Var. : je n’y toucherai.