Si le grain ne meurt/Partie II/V

Si le grain ne meurt
Éditions de la N.R.F. (p. 7-55).
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V

Ce devait être aux approches du nouvel an. Nous étions à Rouen de nouveau ; non seulement parce que c’était temps de vacances, mais parce qu’après un mois d’essai, j’avais de nouveau quitté l’Ecole Alsacienne. Ma mère se résignait à me traiter en malade et acceptait que je n’apprisse rien que par raccroc. C’est-à-dire que de nouveau et pour longtemps mon instruction se trouvait interrompue.

Je mangeais peu ; je dormais mal. Ma tante Lucile était aux petits soins ; le matin Adèle ou Victor venait allumer le feu dans ma chambre ; du grand lit où je paressais longtemps après l’éveil, j’écoutais les bâches siffler, lancer contre le garde-feu d’inoffensives étincelles, et je sentais mon engourdissement se résorber dans le bien-être qui régnait du haut en bas de la maison. Séraphine me cuisinait pour les repas des petits plats spéciaux ; mais je restais devant eux sans appétit. Je me revois entre ma mère et ma tante, dans cette grande salle à manger, à la fois aimable et solennelle, qu’ornaient aux quatre coins, dans des niches, les blanches statues des quatre saisons, décentes et lascives, selon le goût de la Restauration, et dont le piédestal était aménagé en buffet, (celui de l’hiver en chauffe-assiettes).

— Vous le voyez, chère amie ; il faut la croix et la bannière pour le faire manger, disait ma mère.

Alors ma tante : — Croyez-vous, Juliette, que des huîtres ne lui diraient rien ?

Et maman : — Non ; vous êtes beaucoup trop bonne… Enfin ! on peut toujours essayer.

Il faut bien que je certifie que je ne faisais pourtant pas le difficile. Je n’avais goût à rien ; j’allais à table comme on marche au supplice ; je n’avalais quelques bouchées qu’au prix de grands efforts ; ma mère suppliait, grondait, menaçait et presque chaque repas s’achevait dans les larmes. Mais ce n’est pas là ce qu’il m’importe de raconter…

À Rouen j’avais retrouvé mes cousines.

J’ai dit comment mes goûts d’enfant me rapprochaient plutôt de Suzanne et de Louise ; mais cela même n’est pas parfaitement exact : sans doute je jouais plus souvent avec elles, mais c’est parce qu’elles jouaient plus volontiers avec moi ; je préférais Emmanuèle, et davantage à mesure qu’elle grandissait. Je grandissais aussi ; mais ce n’était pas la même chose ; j’avais beau, près d’elle, me faire grave, je sentais que je restais enfant ; je sentais qu’elle avait cessé de l’être. Une sorte de tristesse s’était mêlée à la tendresse de son regard, et qui me retenait d’autant plus que je la pénétrais moins. Même je ne savais pas precisément qu’Emmanuèle était triste ; car jamais elle ne parlait d’elle, et cette tristesse n’était pas de celles qu’un autre enfant pouvait deviner. Je vivais auprès de ma cousine déjà dans une consciente communauté de goûts et de pensées, que de tout mon cœur je travaillais à rendre plus étroite et parfaite. Elle s’en amusait, je crois ; par exemple, lorsque nous dînions ensemble rue de M…, au dessert, elle jouait à me priver de ce que je préférais, en s’en privant d’abord elle-même, sachant bien que je ne toucherais à aucun plat qu’à sa suite. — Tout cela paraît enfantin ? — Hélas ! combien l’est peu ce qui va suivre.

Cette secrète tristesse qui mûrissait si précocement mon amie, je ne la découvris pas lentement, comme il advient le plus souvent qu’on découvre les secrets d’une âme. Ce fut la révolution totale et brusque d’un monde insoupçonné, sur lequel tout à coup mes yeux s’ouvrirent, comme ceux de l’aveugle-né quand les eut touchés le Sauveur.

J’avais quitté mes cousines vers la tombée du soir pour rentrer rue de M…, où Je pensais que maman m’attendait ; mais je trouvai la maison vide ; je balançai quelque temps, puis résolus de retourner rue de Lecat ; ce qui me paraissait d’autant plus plaisant que je savais qu’on ne m’y attendait plus. J’ai dénoncé déjà cet enfantin besoin de mon esprit de combler avec du mystère tout l’espace et le temps qui ne m’était pas familier. Ce qui se passait derrière mon dos me préoccupait fort, et parfois même il me semblait que, si je me retournais assez vite, j’allais voir du je-ne-sais-quoi.

J’allai donc hors temps rue de Lecat, avec le désir de surprendre. Ce soir-là mon goût du clandestin fut servi.

Dès le seuil je flairai l’insolite. Contrairement à la coutume, la porte-cochère n’était pas fermée, de sorte que je n’eus pas à sonner. Je me glissais furtivement, lorsqu’Alice, une peste femelle que ma tante avait à son service, surgit de derrière la porte du vestibule, où apparemment elle était embusquée, et de sa voix la moins douce :

— Eh quoi ! c’est vous ! Qu’est-ce que vous venez faire à présent ?

Évidemment je n’étais pas celui qu’on attendait.

Mais je passai sans lui répondre. Au rez-de-chaussée se trouvait le bureau de mon oncle Émile, un morne petit bureau qui sentait le cigare, où il s’enfermait des demi-journées et où je crois que les soucis l’occupaient beaucoup plus que les affaires ; il ressortait de là tout vieilli. Certainement il avait beaucoup vieilli ces derniers temps ; je ne sais trop si j’aurais remarqué cela de moi-même, mais, après avoir entendu ma mère dire à ma tante Lucile : — Ce pauvre Émile a bien changé ! — aussitôt m’était apparu le plissement douloureux de son front, l’expression inquiète et parfois harassée de son regard. Mon oncle n’était pas à Rouen ce jour-là.

Je montai sans bruit l’escalier sans lumière. Les chambres des enfants se trouvaient tout en haut ; au-dessous, la chambre de ma tante et celle de mon oncle ; au premier, la salle à manger et le salon, devant lesquels je passai. Je m’apprêtais à franchir d’un bond le second étage, mais la porte de la chambre de ma tante était grande ouverte ; la chambre était très éclairée et répandait de la lumière sur le palier. Je ne jetai qu’un rapide coup d’œil ; j’entrevis ma tante, étendue languissamment sur un sofa ; auprès d’elle Suzanne et Louise, penchées, l’éventaient et lui faisaient, je crois, respirer des sels. Je ne vis pas Emmanuèle, ou, plus exactement, une sorte d’instinct m’avertit qu’elle ne pouvait pas être là. Par peur d’être aperçu et retenu, je passai vite.

La chambre de ses sœurs, que je devais d’abord traverser, était obscure, ou du moins je n’avais pour me diriger que la clarté crépusculaire des deux fenêtres dont on n’avait pas encore fermé les rideaux. J’arrivai devant la porte de mon amie ; je frappai tout doucement et, ne recevant pas de réponse, j’allais frapper encore, mais la porte céda, qui n’était pas close. Cette chambre était plus obscure encore ; le lit en occupait le fond ; contre le lit je ne distinguai pas d’abord Emmanuèle, car elle était agenouillée. J’allais me retirer, croyant la chambre vide, mais elle m’appela :

— Pourquoi viens-tu ? Tu n’aurais pas dû revenir…

Elle ne s’était pas relevée. Je ne compris pas aussitôt qu’elle était triste. C’est en sentant ses larmes sur ma joue que tout à coup mes yeux s’ouvrirent.

Il ne me plaît point de rapporter ici le détail de son angoisse, nom plus que l’histoire de cet abominable secret qui la faisait souffrir, et dont à ce moment je ne pouvais du reste à peu près rien entrevoir. Je pense aujourd’hui que rien ne pouvait être plus cruel, pour une enfant qui n’était que pureté, qu’amour et que tendresse, que d’avoir à juger sa mère et à réprouver sa conduite ; et ce qui renforçait le tourment, c’était de devoir garder pour elle seule, et cacher à son père qu’elle vénérait, ce secret qu’elle avait surpris je ne sais comment et qui l’avait meurtrie — ce secret dont on jasait en ville, dont riaient les bonnes et qui se jouait de l’innocence et de l’insouciance de ses deux sœurs. Non, de tout cela je ne devais rien comprendre que plus tard ; mais je sentais que, dans ce petit être que déjà je chérissais, habitait une grande, une intolérable détresse, un chagrin tel que je n’aurais pas trop de tout mon amour, toute ma vie, pour l’en guérir. Que dirais-je de plus ?… J’avais erré jusqu’à ce jour à l’aventure ; je découvrais soudain la raison, le but et la dévotion de ma vie,

En apparence il n’y eut rien de changé. Je vais reprendre comme devant le récit des menus événements qui m’occupèrent ; il n’y eut de changé que ceci : qu’ils ne m’occupaient plus tout entier. Je cachais au profond de mon cœur le secret de ma destinée. Eût-elle été moins contredite et traversée, je n’écrirais pas ces mémoires.


C’est sur la Côte d’Azur que nous achevâmes de passer l’hiver. Anna nous avait accompagnés. Une fâcheuse inspiration nous arrêta d’abord à Hyères, où la campagne est d’accès difficile, où la mer, que nous espérions toute proche, n’apparaissait au loin, par-delà les cultures maraîchères, que comme un mirage décevant ; le séjour nous y parut mortel ; de plus Anna et moi y tombâmes malades. Un certain docteur, dont le nom me reviendra demain, spécialiste pour enfants, persuada ma mère que tous mes malaises, nerveux ou autres, étaient dus à des flatuosités ; en m’auscultant il découvrit à mon abdomen des cavités inquiétantes et une disposition à enfler ; même il désigna magistralement le repli d’intestin où se formaient les vapeurs peccantes et prescrivit le port d’une ceinture orthopédique de cent cinquante francs, à commander chez son cousin le bandagiste, pour prévenir mon ballonnement. J’ai porté quelque temps, il m’en souvient, cet appareil ridicule qui gênait tous mes mouvements et avait d’autant plus de mal à me comprimer le ventre, que j’étais maigre comme un clou.

Les palmiers d’Hyères ne me ravirent point tant que les eucalyptus en fleurs. Au premier que je vis, j’eus un transport ; j’étais seul ; il me fallut courir aussitôt annoncer l’événement à ma mère et à Anna, et comme Je n’avais pu rapporter la moindre brindille, les frondaisons fleuries restant hors de prise, je n’eus de cesse que je n’eusse entraîné Anna au pied de l’arbre de merveilles. Elle dit alors :

— C’est un eucalyptus ; un arbre importé d’Australie — et elle me fit observer le port des feuilles, la disposition des ramures, la caducité de l’écorce…

Un charriot passa ; un gamin haut perché sur des sacs cueillit et nous jeta un rameau couvert de ces fleurs bizarres qu’il me tardait d’examiner de près. Les boutons, couleur vert-de-gris, que couvrait une sorte de pruine résineuse, avaient l’aspect de petites cassolettes fermées ; on aurait cru des graines, n’eût été leur fraîcheur ; et soudain le couvercle d’une de ces cassolettes cédait, soulevé par un bouillonnement d’étamines ; puis, le couvercle tombant à terre, les étamines délivrées se disposaient en auréole ; de loin, dans le fouillis des feuilles coupantes, oblongues et retombées, cette blanche fleur sans pétales semblait une anémone de mer.

La première rencontre avec l’eucalyptus et la découverte, dans les haies qui bordaient les chemins vers Costebelle, d’un petit arum à capuchon, furent les événements de ce séjour.

Pendant que nous nous morfondions à Hyères, maman, qui ne prenait pas son parti de notre déconvenue, poussait une exploration par-delà l’Esterel, revenait éblouie, et nous emmenait à Cannes le jour suivant. Si médiocrement installés que nous fussions, près de la gare, dans le quartier le moins agréable de la ville, j’ai gardé de Cannes un souvenir enchanté. Aucun hôtel et presque aucune villa ne s’élevait encore dans la direction de Grasse ; la route du Cannet circulait à travers les bois d’oliviers ; où finissait la ville, la campagne aussitôt commençait ; à l’ombre des oliviers, narcisses, anémones, tulipes, croissaient en abondance ; à profusion dès que l’on s’éloignant.

Mais c’est principalement une autre flore qui recevait le tribut de mon admiration ; je veux parler de la sous-marine, que je pouvais contempler une ou deux fois par semaine, quand Marie m’emmenait promener aux îles de Lérins. Il n’était pas besoin de s’écarter beaucoup du débarcadère, à Sainte-Marguerite où nous allions de préférence, pour trouver, à l’abri du ressac, des criques profondes que l’érosion du roc divisait en multiples bassins. Là, coquillages, algues, madrépores déployaient leurs splendeurs avec une magnificence orientale. Le premier coup d’œil était un ravissement ; mais le passant n’avait rien vu, qui s’en tenait à ce premier regard : pour peu que je demeurasse immobile, penché comme Narcisse au dessus de la surface des eaux, j’admirais lentement ressortir de mille trous, de mille anfractuosités du roc, tout ce que mon approche avait fait fuir. Tout se mettait à respirer, à palpiter ; le roc même semblait prendre vie et ce qu’on croyait inerte commençait timidement à se mouvoir ; des êtres translucides, bizarres, aux allures fantasques, surgissaient d’entre le lacis des algues ; l’eau se peuplait ; le sable clair qui tapissait le fond, par places, s’agitait, et, tout au bout de tubes ternes, qu’on eût pris pour de vieilles tiges de jonc, on voyait une frêle corolle, craintive encore un peu, par petits soubresauts s’épanouir.

Tandis que Marie lisait ou tricotait non loin, je restais ainsi, durant des heures, sans souci du soleil, contemplant inlassablement le lent travail rotatoire d’un oursin pour se creuser une alvéole, les changements de couleur d’une pieuvre, les tâtonnements ambulatoires d’une actinie, et des chasses, des poursuites, des embuscades, un tas de drames mystérieux qui me faisaient battre le cœur. Je me relevais d’ordinaire de ces stupeurs, ivre et avec un violent mal de tête. Comment eût-il été question de travail ?

Durant tout cet hiver, je n’ai pas souvenir d’avoir ouvert un livre, écrit une lettre, appris une leçon. Mon esprit restait en vacances aussi complètement que mon corps. Il me paraît aujourd’hui que ma mère aurait pu profiter de ce temps pour me faire apprendre l’anglais par exemple ; mais c’était là une langue que mes parents se réservaient pour dire devant moi ce que je ne devais pas comprendre ; de plus j’étais si maladroit à me servir du peu d’allemand que Marie m’avait appris, que l’on jugeait prudent de ne pas m’embarrasser davantage. Il y avait bien dans le salon un piano, fort médiocre, mais sur lequel j’aurais pu m’exercer un peu chaque jour ; hélas ! n’avait-on pas recommandé à ma mère d’éviter soigneusement tout ce qui m’eût coûté quelque effort ?… J’enrage, comme Monsieur Jourdain, à rêver au virtuose qu’aujourd’hui je pourrais être, si seulement en ce temps j’eusse été quelque peu poussé.

De retour à Paris, au début du printemps, maman se mit en quête d’un nouvel appartement, car il avait été reconnu que celui de la rue de Tournon ne pouvait plus nous convenir. Évidemment, pensais-je au souvenir du sordide logement garni de Montpellier, évidemment la mort de papa entraîne l’effondrement de notre fortune ; et de toute manière cet appartement de la rue de Tournon est désormais beaucoup trop vaste pour nous deux. Qui sait de quoi ma mère et moi allons devoir nous contenter ?

Mon inquiétude fut de courte durée. J’entendis bientôt ma tante Démarest et ma mère débattre des questions de loyer, de quartier, d’étage, et il n’y paraissait pas du tout que notre train de vie fût sur le point de se réduire. Depuis la mort de papa, ma tante Claire avait pris ascendant sur ma mère. (Elle était son ainée de beaucoup.) Elle lui disait sur un ton tranchant et avec une moue qui lui était particulière :

— Oui, l’étage, passe encore. On peut consentir à monter. Mais, quant à l’autre point, non Juliette ; je dirai même : absolument pas. — Et elle faisait du plat de la main un petit geste en biais, net et péremptoire qui mettait la discussion au cran d’arrêt.

Cet «autre point», c’était la porte cochère. Il pouvait paraître à l’esprit d’un enfant que, ne recevant guère et ne roulant point carrosse nous-mêmes, la porte cochère fût chose dont on aurait pu se passer. Mais l’enfant que j’étais n’avait pas voix au chapitre ; et du reste que pouvait-on trouver à répliquer, après que ma tante avait déclaré :

— Ce n’est pas une question de commodité, mais de décence :

Puis, voyant que ma mère se taisait, elle reprenait plus doucement, mais d’une manière plus pressante :

— Tu te le dois ; tu le dois à ton fils.

Puis, très vite et comme par-dessus le marché :

— D’ailleurs, c’est bien simple, si tu n’as pas de porte cochère, je peux te nommer d’avance ceux qui renonceront à te voir.

Et elle énumérait aussitôt de quoi faire frémir ma mère. Mais celle-ci regardait sa sœur, souriait alors d’un air un peu triste et disait :

— Et toi, Claire, tu refuserais aussi de venir ?

Sur quoi ma tante reprenait sa broderie en pinçant les lèvres.

Ces conversations n’avaient lieu que quand Albert n’était pas là. Albert certainement manquait d’usages. Ma mère l’écoutait pourtant volontiers, se souvenant d’avoir été d’esprit frondeur ; mais ma tante préférait qu’il ne donnât pas son avis.

Bref, le nouvel appartement choisi se trouva être sensiblement plus grand, plus beau, plus agréable et plus luxueux que l’ancien. J’en réserve la description.

Avant de quitter celui de la rue de Tournon, je regarde une dernière fois tout le passé qui s’y rattache et relis ce que j’en ai écrit. Il m’apparaît que j’ai obscurci à l’excès les ténèbres où patientait mon enfance ; c’est-à-dire que je n’ai pas su parler de deux éclairs, deux sursauts étranges qui secouèrent un instant ma nuit. Les eussé-je racontés plus tôt, à la place qu’il eût fallu pour respecter l’ordre chronologique, sans doute se fût expliqué mieux le bouleversement de tout mon être, ce soir d’automne, rue de Lecat, au contact de l’invisible réalité.

Le premier me reporte loin en arrière ; je voudrais préciser l’année ; mais tout ce que je puis dire, c’est que mon père vivait encore. Nous étions à table ; Anna déjeunait avec nous. Mes parents étaient tristes parce qu’ils avaient appris dans la matinée la mort d’un petit enfant de quatre ans, fils de nos cousins Widmer ; je ne connaissais pas encore la nouvelle, mais je la compris à quelques mots que ma mère dit à Nana. Je n’avais vu que deux ou trois fois le petit Emile Widmer et n’avais point ressenti pour lui de sympathie bien particulière ; mais je n’eus pas plus tôt compris qu’il était mort, qu’un océan de chagrin déferla soudain dans mon cœur. Maman me prit alors sur ses genoux et tâcha de calmer mes sanglots ; elle me dit que chacun de nous doit mourir ; que le petit Emile était au ciel où il n’y a plus ni larmes ni souffrances, bref, tout ce que sa tendresse imaginait de plus consolant ; rien n’y fit, car ce n’était pas précisément la mort de mon petit cousin qui me faisait pleurer, mais je ne savais quoi, mais une angoisse indéfinissable et qu’il n’était pas étonnant que je ne pusse expliquer à ma mère, puisqu’encore aujourd’hui je ne la puis expliquer mieux. Si ridicule que cela doive paraître à certains, je dirai pourtant que, plus tard, en lisant certaines pages de Schopenhauer, Il me sembla tout à coup la reconnaître. Oui vraiment, pour comprendre [1].......... ................ c’est le souvenir de mon premier schaudern à l’annonce de cette mort que, malgré moi, et tout irrésistiblement, j’évoquai.


Le second tressaillement est plus bizarre encore : c’était quelques années plus tard, peu après la mort de mon père ; c’est-à-dire que je devais avoir onze ans. La scène de nouveau se passa à table, pendant un repas du matin ; mais, cette fois, ma mère et moi nous étions seuls. J’avais été en classe ce matin-là. Que s’était-il passé ? Rien, peut-être… Alors pourquoi tout à coup me décomposai-je et,tombant entre les bras de maman, sanglotant, convulsé, sentis-je à nouveau cette angoisse inexprimable, la même exactement que lors de la mort de mon petit cousin. On eût dit que brusquement s’ouvrait l’écluse particulière de je ne sais quelle commune mer intérieure inconnue dont le flot s’engouffrait démesurément dans mon cœur ; j’étais moins triste qu’épouvanté ; mais comment expliquer cela à ma mère qui ne distinguait, à travers mes sanglots, que ces confuses paroles que je répétais avec désespoir :

— Je ne suis pas pareil aux autres ! Je ne suis pas pareil aux autres !


Deux autres souvenirs se rattachent encore à l’appartement de la rue de Tournon : il faut vite que je les dise avant de déménager. Je m’’étais fait donner pour mes étrennes le gros livre de chimie de Troost. Ce fut ma tante Lucile qui me l’offrit ; ma tante Claire, à qui je l’avais d’abord demandé trouvait ridicule de me faire cadeau d’un livre de classe ; mais je criai si fort qu’aucun autre livre ne pouvait me faire plus de plaisir, que ma tante Lucile accéda. Elle avait ce bon esprit de s’inquiéter, pour me contenter, de mes goûts plus que des siens propres, et c’est à elle que je dus également, quelques années plus tard, la collection des Lundis de Sainte-Beuve, puis la Comédie Humaine de Balzac. Mais je reviens à la chimie.

Je n’avais encore que treize ans, mais je proteste qu’aucun étudiant jamais ne plongea dans ce livre avec plus d’avidité que je ne fis. Il va sans dire, toutefois, qu’une partie de l’intérêt que je prenais à cette lecture pendait aux expériences que je me proposais de tenter. Ma mère consentait à ce que cette office y servit, qui se trouvait à l’extrémité de notre appartement de la rue de Tournon, à côté de ma chambre, et où j’élevais des cochons de Barbarie.

C’est là que j’installai un petit fourneau à alcool, mes matras et mes appareils. J’admire encore que ma mère m’ait laissé faire ; soit qu’elle ne se rendit pas nettement compte des risques que couraient les murs, le plancher et moi-même, ou peut-être estimant qu’il valait la peine de les courir s’il devait en sortir pour moi quelque profit, elle mit à ma disposition, hebdomadairement, une somme assez rondelette que j’allais aussitôt dépenser place de la Sorbonne ou rue de l’Ancienne Comédie en tubes, cornues, éprouvettes, sels, métalloïdes et métaux — acides enfin, dont certains, je m’étonne aujourd’hui qu’on consentît à me les vendre ; mais sans doute le commis qui me servait me prenait-il pour un simple commissionnaire, Il arriva nécessairement qu’un beau matin le récipient dans lequel je fabriquais de l’hydrogène m’éclata au nez. C’était, il m’en souvient, l’expérience dite de « l’harmonica chimique » qui se fait avec le concours d’un verre de lampe… La production de l’hydrogène était parfaite ; J’avais assujetti le tube effilé par où le gaz devait sortir, que je m’apprêtais à enflammer ; d’une main je tenais l’allumette et de l’autre le verre de lampe dans le corps duquel la flamme avait mission de se mettre à chanter ; mais je n’eus pas plus tôt approché l’allumette, que la flamme, envahissant l’intérieur de l’appareil, projeta au diable verre, tubes et bouchons. Au bruit de l’explosion les cochons de Barbarie firent en hauteur un bond absolument extraordinaire et le verre de lampe m’échappa des mains. Je compris en tremblant que, pour peu que le récipient eût été plus solidement bouché, le verre même m’eût éclaté au visage, et ceci me rendit plus réservé dans mes rapports avec les gaz. À partir de ce jour, je lus ma chimie d’un autre œil. Comme Dieu départ les justes et les injustes, je désignai d’un crayon bleu les corps tranquilles, ceux avec lesquels il y avait plaisir à commercer, d’un crayon rouge tous ceux qui se comportent d’une façon douteuse ou terrible.

Il m’est arrivé ces temps derniers d’ouvrir un livre de chimie de mes jeunes nièces. Je n’y reconnais plus rien ; tout est changé : formules, lois, classification des corps, et leurs noms, et leur place dans le livre, et jusqu’à leurs propriétés… Moi qui les avais crus si fidèles ! Mes nièces s’amusent de mon désarroi ; mais, devant ces bouleversements, j’éprouve une secrète tristesse, comme lorsqu’on retrouve pères de famille d’anciens amis qu’on imaginait devoir toujours rester garçons.


L’autre souvenir est celui d’une conversation avec Albert Démarest. Quand nous étions à Paris, il venait dîner chez nous une fois par semaine, avec sa mère. Après dîner, ma tante Claire s’installait avec maman devant une partie de cartes ou de jacquet ; Albert et moi nous nous mettions au piano, d’ordinaire. Mais, ce soir-là, la causerie l’emporta sur la musique. Qu’avais-je pu dire pendant le dîner, je ne sais plus, qui parût à Albert mériter d’être relevé ? Il n’en fit rien devant les autres et attendit quelle repas fût achevé ; mais, sitôt après, me prenant à part…

J’avais pour Albert, à cette époque déjà, une espèce d’adoration ; j’ai dit de quelle âme je pouvais boire ses paroles, surtout lorsqu’elles allaient à l’encontre de mon penchant naturel ; c’est aussi qu’il ne s’y opposait que rarement et que je le trouvais d’ordinaire extraordinairement attentif à comprendre de moi précisément ce qui risquait d’être le moins bien compris par ma mère et par le reste de la famille. Albert était grand ; à la fois très fort et très doux ; ses moindres propos m’amusaient inexprimablement, soit qu’il dît précisément ce que je n’osais point dire, soit même ce que je n’osais pas penser ; le seul son de sa voix me ravissait. Je le savais vainqueur à tous les sports, à la nage et au canotage surtout ; et, après avoir connu l’ivresse du grand air, du bel épanouissement physique, la peinture, la musique et la poésie l’occupaient à présent tout entier. Mais ce soir-là ce n’est de rien de tout cela que nous parlâmes. Ce soir, Albert m’expliqua ce que c’était que la patrie.

Certes sur ce sujet il restait beaucoup à m’apprendre ; car ni mon père, ni ma mère, si bons Français qu’ils fussent, ne m’avaient inculqué le sentiment très net des frontières de nos terres ni de nos esprits. Je ne jurerais pas qu’ils l’eussent eux-mêmes ; et, par tempérament naturel, disposé comme l’avait été mon père à attacher moins d’importance aux faits qu’aux idées, je raisonnais là-dessus, à treize ans, comme un idéologue, comme un enfant et comme un sot. J’avais dû déclarer, pendant le dîner, qu’en 70 « si j’avais été la France » je ne me serais sûrement pas défendu — ou quelque ânerie de ce genre ; et que du reste j’avais horreur de tout ce qui est militaire. C’est là ce qu’Albert avait jugé nécessaire de relever.

Il le fit sans protestations, ni grandes phrases, mais simplement en me racontant l’invasion et tous ses souvenirs de soldat. Il me dit égale à la mienne son horreur de la force qui provoque, mais que, pour cela même, il aimait celle qui défend, et que la beauté du soldat venait de ce qu’il ne se défendait pas pour lui-même, mais bien pour protéger les faibles qu’il sentait menacés. Et, tandis qu’il parlait, sa voix devenait plus grave et tremblait :

— Alors tu penses qu’on peut de sang froid laisser insulter ses parents, violer ses sœurs, piller son bien… ? et l’image de la guerre certainement passait devant ses yeux que je voyais s’emplir de larmes, bien que son visage fût dans l’ombre. Il était dans un fauteuil bas, tout près de la grande table de mon père sur laquelle j’étais juché, les jambes ballantes, un peu gêné par ses propos et d’être assis plus haut que lui. À l’autre extrémité de la pièce, ma tante et ma mère travaillaient un grabuge ou un bezigue, avec Anna qui était venue dîner ce soir-là. Albert parlait à demi-voix, de manière à n’être pas entendu par ces dames ; après qu’il eût achevé de parler, je pris sa grosse main dans les miennes et demeurai sans rien dire, assurément plus ému par la beauté de son cœur que convaincu par ses raisons. Du moins devais-je me rappeler ses paroles, plus tard, lorsque je fus mieux éduqué pour les comprendre.


L’idée de déménager m’exaltait immensément et l’amusement que je me promettais de la mise en place des meubles ; mais ce déménagement s’effectua sans moi. À notre retour de Cannes, maman m’avait mis en pension chez un nouveau professeur ; ce dont elle espérait plus de profit pour moi, plus de tranquillité pour elle. Monsieur Richard, à qui je fus confié, avait eu le bon goût de se loger à Auteuil ; ou peut-être était-ce parce que logé à Auteuil, que maman avait eu l’idée de me confier à lui ? Il occupait, dans la rue Raynouard, au no 12 je crois, une maison vieillotte, à deux étages, flanquée d’un jardin pas très grand mais qui formait terrasse et d’où l’on dominait la moitié de Paris. Tout cela existe encore ; pour peu d’années sans doute, car le temps est loin où une modeste famille de professeur choisissait la rue Raynouard pour des raisons d’économie. M. Richard ne donnait alors de leçons qu’à ses pensionnaires, c’est-à-dire qu’à moi et qu’à deux demoiselles anglaises qui, je crois, payaient surtout pour le bon air et la belle vue. M. Richard n’était que professeur in partibus ; ce ne fut que plus tard, ayant passé son agrégation, qu’il obtint un cours d’allemand dans un lycée. C’est au pastorat qu’il se destinait d’abord et pourquoi il avait fait, je pense, d’assez bonnes études, car il n’était ni paresseux, ni sot ; puis des doutes ou des scrupules (les deux ensemble plus vraisemblablement) l’avaient arrêté sur le seuil de l’église. Il gardait de sa première vocation je ne sais quelle onction du regard et de la voix, qu’il avait naturellement pastorale, je veux dire propre à remuer les cœurs ; mais un sourire tempérait ses propos les plus austères, mi-triste et mi-amusé, et je crois presque involontaire, à quoi l’on comprenait qu’il ne se prenait pas lui-même bien au sérieux. Il avait toutes sortes de qualités, de vertus même, mais rien dans son personnage ne paraissait ni tout à fait valide, ni solidement établi ; il était inconsistant, flâneur, prêt à blaguer les choses graves et à prendre au sérieux les fadaises — défauts auxquels, si jeune que je fusse, je ne laissais pas d’être sensible et que je jugeais en ce temps avec peut-être encore plus de sévérité qu’aujourd’hui. Je crois que sa belle-sœur, la veuve du général Bertrand, qui vivait avec nous rue Raynouard, n’avait pas pour lui beaucoup de considération ; et cela m’en donnait beaucoup pour elle. Femme de grand bon-sens et qui avait connu des temps meilleurs, il me paraît qu’elle était la seule personne raisonnable de la maison ; avec cela beaucoup de cœur, mais ne le montrant qu’à la meilleure occasion. Madame Richard avait autant de cœur qu’elle sans doute ; même on eût dit qu’elle en avait davantage, car, de bon-sens aucun, il n’y avait jamais que son cœur qui parlât. Elle était de santé médiocre, maigre, au visage pâle et tiré ; très douce, elle s’effaçait sans cesse devant son mari, devant sa sœur, et c’est assurément pourquoi je n’ai conservé d’elle qu’un souvenir indistinct ; tandis qu’au contraire, Madame Bertrand, solide, affirmative et décidée, a su graver ses traits dans ma mémoire. Elle avait une fille, de quelques années plus jeune que moi, qu’elle tenait précautionneusement à l’écart de nous tous, et qui, à ce qu’il me semblait, souffrait un peu de l’excès d’autorité de sa mère. Yvonne Bertrand était délicate, chétive presque, et comme réduite par la discipline ; même quand on la voyait sourire, elle avait toujours l’air d’avoir pleuré. Elle ne paraissait guère qu’aux repas.

Les Richard avaient deux enfants ; une fillette de dix-huit mois, que je considérais avec stupeur depuis le jour où, dans le jardin, je lui avais vu manger de la terre, au grand amusement du petit Blaise, son frère, chargé de la surveiller, bien qu’il ne fût âgé lui-même que de cinq ans.

Tantôt seul, tantôt avec M. Richard, je travaillais dans une petite orangerie, si j’ose appeler ainsi un appentis vitré, qui s’appuyait au mur aveugle d’une grande maison voisine, à l’extrémité du jardin.

A côté du pupitre où j’écrivais, végétait sur une planchette un glaïeul que je prétendais voir pousser. J’avais acheté l’oignon au marché de Saint-Sulpice et l’avais mis en pot moi-même. Un glaive verdoyant avait bientôt surgi de terre, et sa croissance de jour en jour m’émerveillait ; pour la contrôler, j’avais fiché dans le pot une baguette blanche sur laquelle, chaque jour, j’inscrivais le progrès. J’avais calculé que la feuille gagnait trois cinquièmes de millimètres par heure, ce qui tout de même, avec un peu d’attention, devait être perceptible à l’œil nu. Or j’étais tourmenté de savoir par où le développement se faisait. Mais j’en venais à croire que la plante donnait d’un coup toute sa poussée dans la nuit, car j’avais beau rester les yeux fixés sur la feuille… L’observation des souris était infiniment plus récompensante. Je n’étais pas depuis cinq minutes devant un livre ou mon glaïeul, que gentiment elles accouraient me distraire ; chaque jour je leur apportais des friandises, et je les avais enfin si bien rassurées qu’elles venaient grignoter les miettes sur la table même où je travaillais. Elles n’étaient que deux ; mais je me persuadai que l’une des deux était pleine, de sorte que, chaque matin, avec des battements de cœur j’espérais l’apparition des souriceaux. Il y avait un trou dans le mur ; c’est là qu’elles rentraient quand approchait Monsieur Richard ; c’est là qu’était leur nid ; c’est de là que je m’attendais à voir sortir la portée ; et du coin de l’œil je guettais tandis que Monsieur Richard me faisait réciter ma leçon ; naturellement je récitais fort mal ; à la fin Monsieur Richard me demanda d’où venait que je paraissais si distrait. Jusqu’alors J’avais gardé le secret sur la présence de mes compagnes. Ce jour-là je racontai tout.

Je savais que les jeunes filles ont peur des souris ; j’admettais que les ménagères les craignissent ; mais Monsieur Richard était un homme. Il parut vivement intéressé par mon récit. Il me fit lui montrer le trou, puis sortit sans rien dire, en me laissant perplexe. Quelques instants après, je le vis revenir avec une bouillotte fumante. Je n’osais comprendre. Craintivement je demandai :

— Qu’est-ce que vous apportez, Monsieur ?

— De l’eau bouillante.

— Pour quoi faire ?

— Les échauder, vos sales bêtes.

— Oh ! Monsieur Richard, je vous en prie ! Je vous en supplie. Justement je crois qu’elles viennent d’avoir des petits…

— Raison de plus.

Et c’est moi qui les avais livrées ! Décidément j’aurais dû lui demander d’abord s’il aimait les animaux… Pleurs, supplications, rien n’y fit. Ah ! quel homme pervers ! Je crois qu’il ricanait en vidant sa bouillotte dans le trou du mur ; mais j’avais détourné les yeux.

J’eus du mal à lui pardonner. À vrai dire il parut un peu surpris ensuite, devant le grand chagrin que j’en avais ; il ne s’excusa pas précisément, mais je sentais percer un peu de confusion dans l’effort qu’il faisait pour me démontrer à quel point j’étais ridicule, et que ces petits animaux étaient affreux, et qu’ils sentaient mauvais, et qu’ils faisaient beaucoup de mal ; surtout ils m’empêchaient de travailler. Et comme Monsieur Richard n’était pas incapable de retour, il m’offrit, à quelque temps de là, en manière de réparation, tels animaux que je voudrais, mais qui du moins ne fussent pas nuisibles.

Ce fut un couple de tourterelles. Après tout, fut-ce bien lui qui me les offrit, ou simplement les toléra-t-il ? Mon ingrate mémoire abandonne ce point… On suspendit leur cage d’osier dans une volière aux grillages à demi crevés qui faisait pendant à l’orangerie, et où vivaient deux ou trois poules, piailleuses, coléreuses, stupides, qui ne m’intéressaient pas du tout.

Les premiers jours je fus enthousiasmé par le roucoulement de mes tourterelles ; je n’avais rien encore entendu de plus suave ; elles roucoulaient comme des sources, sans arrêt et tout le long du jour ; de délicieux, ce bruit devint exaspérant. Miss Elvin, l’une des deux pensionnaires anglaises, à qui le roucoulis tapait particulièrement sur les nerfs, me persuada de leur donner un nid. Ce que je n’eus pas plus tôt fait, que la femelle se mit à pondre, et que les roucoulements s’espacèrent.

Elle pondit deux œufs ; c’est leur coutume ; mais comme je ne savais pas combien de temps elle les devait couver, j’entrais à tout moment dans le poulailler ; là, juché sur un vieil escabeau, je pouvais dominer le nid ; mais, ne voulant pas déranger la couveuse, j’attendais interminablement qu’elle voulût bien se soulever pour me laisser voir que les œufs n’étaient pas éclos.

Puis, un matin, dès avant d’entrer, je distinguai, sur le plancher de la cage, à hauteur de mon nez, des débris de coquilles à l’intérieur légèrement sanguinolent ! Enfin ! Mais quand je voulus pénétrer dans la volière pour contempler les nouveaux nés, je m’aperçus à ma profonde stupeur que la porte en était fermée. Un petit cadenas la maintenait, que je reconnus pour celui que Monsieur Richard avait été acheter avec moi l’avant-veille à un bazar du quartier.

— Ça vaut quelque chose ? avait-il demandé au marchand.

— Monsieur c’est aussi bon qu’un grand, lui avait-il été répondu.

Monsieur Richard et Madame Bertrand, exaspérés de me voir passer tant de temps auprès de mes oiseaux, avaient résolu d’y apporter obstacle ; ils m’annoncèrent au déjeuner qu’à partir de ce jour le cadenas resterait mis, dont Madame Bertrand garderait la clef, et qu’elle ne me prêterait cette clef qu’une fois par jour, à quatre heures, à la récréation du goûter. Madame Bertrand arrivait à la rescousse chaque fois qu’il y avait lieu de prendre une initiative ou d’exercer une sanction. Elle parlait alors avec calme, douceur même, mais grande fermeté. En m’annonçant cette décision terrible, elle souriait presque. Je me gardai de protester ; mais c’est que j’avais déjà mon idée : Ces petits cadenas à bon marché ont tous des clefs semblables ; j’avais pu le constater l’autre jour tandis que Monsieur Richard en choisissait un. Avec les quelques sous que j’entendais tinter dans ma poche… sitôt après le déjeuner, m’échappant, je courus au bazar.

Je proteste qu’il n’y avait place en mon cœur pour aucun sentiment de révolte. Jamais, alors ou plus tard, je n’ai pris plaisir à frauder. Je prétendais jouer avec Madame Bertrand, non la jouer. Comment l’amusement que je me promettais de cette gaminerie put-il m’aveugler à ce point sur le caractère qu’elle risquait de prendre à ses yeux ? J’avais pour elle de l’affection, du respect, et même, je l’ai dit, j’étais particulièrement soucieux de son estime ; le peu d’humeur que peut-être je ressentais venait plutôt de ce qu’elle eût eu recours à cet empêchement matériel, alors qu’il eût suffi de faire appel à mon obéissance c’est aussi là ce que je me proposais de lui faire sentir ; car, à bien considérer les choses, elle ne m’avait pas précisément défendu d’entrer dans la volière ; simplement elle y mettait obstacle, comme si… Eh bien ! nous allions lui montrer ce que valait son cadenas. Naturellement, pour entrer dans la cage, je ne me cacherais point d’elle ; si elle ne me voyait pas, ce ne serait plus amusant du tout ; j’attendrais pour ouvrir la porte qu’elle fût au salon, dont les fenêtres faisaient face à la volière (déjà je riais de sa surprise) et ensuite je lui tendrais la double clef en l’assurant de mon bon vouloir. C’est tout cela que je ruminais en revenant du bazar ; et qu’on ne cherche point de logique dans l’exposé de mes raisons ; je les présente en vrac, comme elles m’étaient venues et sans les ordonner davantage.

En entrant dans le poulailler, j’avais moins d’yeux pour mes tourterelles que pour Madame Bertrand ; je la savais dans le salon, dont je surveillais les fenêtres ; mais rien n’y paraissait ; on eût dit que c’était elle qui se cachait. Comme c’était manqué ! Je ne pouvais tout de même pas l’appeler. J’attendais ; j’attendais et il fallut bien à la fin se résigner à sortir. À peine si j’avais regardé la couvée. Sans enlever ma clef du cadenas, je retournai dans l’orangerie où m’attendait une version de Quinte Curce et restai devant mon travail, vaguement inquiet et me demandant ce que j’aurais à faire, quand sonnerait l’heure du goûter.

Le petit Blaise vint me chercher quelques minutes avant quatre heures : sa tante désirait me parler. Madame Bertrand m’attendait dans le salon. Elle se leva quand j’entrai, évidemment pour m’impressionner davantage ; me laissa faire quelques pas vers elle, puis :

— Je vois que je me suis trompée sur votre compte : j’espérais que j’avais à faire à un honnête garçon.… Vous avez cru que je ne vous voyais pas tout à l’heure…

— Mais….

— Vous regardiez vers la maison dans la crainte que…

— Mais précisément c’est…

— Non, je ne vous laisserai pas dire un mot. Ce que vous avez fait est très mal. D’où avez-vous eu cette clef ?

— Je…

— Je vous défends de répondre. Savez-vous où l’on met les gens qui forcent les serrures ? En prison. Je ne raconterai pas vos tromperies à votre mère, parce qu’elle en aurait trop de chagrin ; si vous aviez un peu plus songé à elle, jamais vous n’auriez osé faire cela.

Je me rendais compte, à mesure qu’elle parlait, qu’il me serait à tout jamais impossible d’éclairer pour elle les mobiles secrets de ma conduite ; et, à dire vrai, ces mobiles, je ne les distinguais plus bien moi-même ; à présent que l’excitation était retombée, mon espièglerie m’apparaissait sous un jour autre et je n’y voyais plus que sottise. Au demeurant, cette impuissance à me justifier avait amené tout aussitôt une sorte de résignation dédaigneuse qui me permit d’essuyer sans rougir le sermon de Madame Bertrand. Je crois qu’après m’avoir défendu de parler, elle s’irritait à présent de mon silence, qui la forçait de continuer après qu’elle n’avait plus rien à dire. À défaut de voix, je chargeais mes yeux d’éloquence :

— Je n’y tiens plus du tout, à votre estime, lui disaient-ils ; dès l’instant que vous me jugez mal, je cesse de vous considérer.

Et pour exagérer mon dédain, je m’abstins, quinze jours durant, d’aller visiter mes oiseaux. Le résultat fut excellent pour le travail.

Monsieur Richard était bon professeur ; plus que le besoin de s’instruire,il avait le goût d’enseigner ; il s’y prenait avec douceur et avec une sorte d’enjouement qui faisait que ses leçons n’étaient pas ennuyeuses. Comme il me restait tout à apprendre, nous avions dressé un emploi du temps compliqué, mais que brouillaient sans cesse mes maux de tête persistants. Il faut dire aussi que mon esprit prenait facilement la tangente ; Monsieur Richard s’y prètait, tant par crainte de me fatiguer que par goût naturel, et la leçon dégénérait en causerie. C’est l’inconvénient ordinaire des professeurs particuliers.

Monsieur Richard avait du goût pour les lettres, mais n’était pas assez lettré pour que ce goût fût excellent. Il ne se cachait pas de moi pour bâiller devant les classiques ; force était de se soumettre aux programmes, mais il se remettait d’une analyse de Cinna en me lisant le Roi s’amuse. Les apostrophes de Triboulet aux courtisans m’arrachaient des larmes ; avec des sanglots dans la voix je déclamais :

Où ! voyez ! Cette main, main qui n’a rien d’illustre
Main d’un homme du peuple, et d’un serf et d’un rustre,
Cette main qui paraît désarmée aux rieurs
Et qui n’a pas d’épée, a des ongles, Messieurs !

Ces vers dont aujourd’hui la soufflure m’est intolérable, à treize ans me paraissaient les plus beaux du monde, et autrement émus que le

Embrassons-nous, Cinna…

qu’on proposait à mon admiration. Je répétais après Monsieur Richard la tirade fameuse du Marquis de Saint-Vallier

Dans votre lit, tombeau de la vertu des femmes
Vous avez froidement, sous vos baisers infâmes
Terni, flétri, souillé, déshonoré, brisé,
Diane de Poitiers, Comtesse de Brézé.

Qu’on osât écrire ces choses ; et en vers encore ! voici qui m’emplissait de stupeur lyrique. Car ce que j’admirais surtout en ces vers, c’était assurément la hardiesse. Le hardi, c’était de les lire à treize ans.

Devant mon émotion, et constatant que je vibrais comme un violon, Monsieur Richard résolut de soumettre ma sensibilité à de plus rares épreuves. Il m’apporta les Blasphèmes de Richepin et, les Névroses de Rollinat, qui étaient à ce moment ses livres de chevet, et commença de me les lire. Bizarre enseignement !

Ce qui me permet de préciser la date de ces lectures, c’est le souvenir exact du lieu où je les fis. Monsieur Richard, avec qui je travaillai trois ans, s’installa au centre de Paris l’hiver suivant ; le Roi s’amuse, les Névroses et les Blasphèmes ont pour décor la petite orangerie de Passy.

Monsieur Richard avait deux frères, Edmond le puiné était un grand jeune homme mince, distingué d’intelligence et de manières, que j’avais eu comme précepteur l’été précédent en remplacement de Gallin le dadais. Depuis je ne l’ai plus revu ; il était de santé délicate et ne pouvait vivre à Paris. (J’ai récemment appris qu’il avait fait, depuis, une brillante carrière dans la banque.)

Je n’étais que depuis peu de temps rue Raynouard lorsqu’y vint habiter le second frère, qui n’avait que cinq ans de plus que moi. Il vivait précédemment à Guéret, chez une sœur dont je connaissais l’existence parce que, l’été passé, Edmond Richard avait parlé d’elle à ma mère ; répondant aux interrogations de ma mère qui, le soir de son arrivée à La Roque, s’informait affablement de ses proches, comme elle lui demandait:

— Vous n’avez pas de sœurs, n’est-ce pas ?

— Si, Madame, avait-il dit. Puis, en homme bien élevé, trouvant son monosyllabe un peu bref, il ajoutait d’une voix douce:

— J’ai une sœur, qui vit à Guéret.

— Tiens ! faisait maman ; à Guéret… Et que fait-elle ?

— Elle est pâtissière.

Ce colloque avait lieu pendant le dîner ; mes cousines étaient là ; nous étions suspendus aux lèvres du nouveau précepteur, cet inconnu qui venait partager notre vie et qui, pour peu qu’il se montrât prétentieux, niais ou grincheux, allait nous gâter nos vacances.

Edmond Richard nous paraissait charmant, mais nous guettions ses premiers propos sur lesquels notre jugement collectif allait s’asseoir, ce jugement si implacable, si irrévocable, que sont disposés à porter ceux qui ne connaissent rien de la vie. Nous n’étions pas moqueurs et c’est un rire sans méchanceté, mais un fou rire incoercible, qui s’empara de nous à ces mots : Elle est pâtissière — qu’Edmond Richard avait dits pourtant bien simplement, droitement, et courageusement, si tant est qu’il ait pu pressentir ces rires. Nous les étouffâmes de notre mieux, sentant bien à quel point ils étaient indécents et vils ; la pensée qu’il a pu les entendre me rend ce souvenir très douloureux.

Abel Richard était, sinon simple d’esprit, du moins sensiblement moins ouvert que ses deux aînés ; et c’est pourquoi son instruction avait été très négligée. Grand garçon d’aspect flasque, au regard tendre, à la main molle, à la voix plaintive, il était serviable, empressé même, mais pas très adroit, de sorte que, pour prix de ses soins, il recevait moins de remerciements que de rebuffades. Bien qu’il tournât sans cesse autour de moi, nous ne causions pas beaucoup ensemble ; je ne trouvais rien à lui dire, et lui semblait tout essoufflé dès qu’il avait sorti trois phrases. Un soir d’été, un de ces beaux soirs chauds où vient se reposer dans l’adoration toute la peine de la journée, nous prolongions la veillée sur la terrasse. Abel s’approcha de moi selon son habitude et, comme à l’ordinaire, je feignais de ne pas le voir ; j’étais assis un peu à l’écart, sur une escarpolette où, durant le jour, se balançaient les enfants de Monsieur Richard ; mais ils étaient couchés depuis longtemps ; du bout du pied je maintenais immobile la balançoire, et, sentant Abel tout près de moi maintenant, immobile lui aussi, appuyé contre un montant de la balançoire à laquelle sans le vouloir il imprimait un léger tremblement, je restais la face détournée, les yeux dirigés vers la ville dont les feux répondaient aux étoiles du ciel. Nous demeurions ainsi depuis assez longtemps l’un et l’autre ; à un petit mouvement qu’il fit, enfin je le regardai. Sans doute il n’attendait que mon regard ; il balbutia d’une voix étranglée, et que je pouvais à peine entendre :

— Voulez-vous être mon ami ?

Je ne ressentais à l’égard d’Abel qu’une affection des plus ordinaires ; mais il aurait fallu de la haine pour repousser ce cœur qui s’offrait. Je répondis :

— Mais oui, ou : — Je veux bien — gauchement, confusément. Et lui, tout aussitôt, sans transition aucune :

— Alors, je vais vous montrer mes secrets. Venez.

Je le suivis. Dans le vestibule il voulut allumer une bougie ; il était si tremblant que plusieurs allumettes se cassèrent.

A ce moment, la voix de Monsieur Richard :

— André ! Où êtes-vous ? Il est temps d’aller vous coucher.

Abel me prit la main dans l’ombre.


— Ce sera pour demain, dit-il avec résignation.

Le jour suivant il me fit monter dans sa chambre. J’y vis deux lits ; mais un restait inoccupé depuis le départ d’Edmond Richard. Abel, sans un mot, se dirigea vers une armoire de poupée, qui se trouvait sur une table, l’ouvrit avec une clef qu’il portait pendue à sa chaîne de montre ; il sortit de là une douzaine de lettres ceinturées d’une faveur rose, dont il défit le nœud ; puis, me tendant le paquet :

— Tenez ! Vous pouvez toutes les lire, fit-il avec un grand élan.

À dire vrai, je n’en avais aucun désir. L’écriture de toutes ces lettres était la même ; une écriture de femme, déliée, égale, banale, pareille à celle des comptables ou des fournisseurs, et dont le seul aspect eût glacé la curiosité. Mais je ne pouvais me dérober ; il fallait lire ou mortifier Abel cruellement.

J’avais pu croire à des lettres d’amour ; mais non : c’étaient des lettres de sa sœur, la pâtissière de Guéret ; de pauvres lettres éplorées, lamentables où il n’était question que de traites à payer, de termes échus, d’ « arriéré » — je voyais pour la première fois ce mot sinistre — et je comprenais à des allusions, des réticences, qu’Abel avait dû généreusement faire l’abandon à sa sœur d’une part qui lui serait revenue de la fortune de leurs parents ; je me souviens spécialement d’une phrase où il était dit que son geste ne suffirait pas, hélas ! à « couvrir l’arriéré »…

Abel s’était écarté de moi pour me laisser lire ; j’étais assis devant une table de bois blanc, à côté de l’armoire minuscule d’où il avait sorti les lettres ; il n’avait pas refermé l’armoire et, tout en lisant, je louchais vers celle-ci, craignant que n’en sortissent d’autres lettres ; mais l’armoire était vide. Abel se tenait près de la fenêtre ouverte ; assurément il connaissait ces pages par cœur ; je sentais qu’il suivait de loin ma lecture. Il attendait sans doute quelque parole de sympathie, et je ne savais trop que lui dire, répugnant à marquer plus d’émotion que je n’en éprouvais. Les drames d’argent sont de ceux dont un enfant sent le plus difficilement la beauté ; j’aurais juré qu’ils n’en avaient aucune, et j’avais besoin de quelque sorte de beauté pour m’émouvoir. J’eus enfin l’idée de demander à Abel s’il n’avait pas un portrait de sa sœur, ce qui m’épargnait tout mensonge et cependant pouvait passer pour un témoignage d’intérêt. Avec une hâte bégayante, il tira de son portefeuille une photographie :

— Comme elle vous ressemble ! m’écriai-je.

— Oh ! n’est-ce pas ! fit-il dans une jubilation subite. J’avais dit ce mot sans intention, mais il y trouvait plus de réconfort que dans une protestation d’amitié.

— Maintenant vous savez tous mes secrets, reprit-il, après que je lui eus rendu l’image. Vous me raconterez les vôtres, n’est-ce pas ?

Déjà, tout en lisant les lettres de sa sœur, j’avais distraitement évoqué Emmanuèle. Auprès de ces tristesses désenchantées, de quel rayonnement se nimbait le beau visage de mon amie ! Le vœu que j’avais fait de lui donner tout l’amour de ma vie ailait mon cœur où foisonnait la joie ; d’indistinctes ambitions déjà tout au fond de moi s’agitaient, mille velléités confuses ! chants, rires, danses et bondissantes harmonies formaient cortège à mon amour… À la question d’Abel je sentis, gonflé de tant de biens, mon cœur s’étrangler dans ma gorge. Et, décemment, devant sa pénurie, puis-je étaler mes trésors, pensais-je ? En détacherai-je quelque miette ? Mais quoi ! c’était le bloc d’une fortune immense, un lingot qui ne se laissait pas monnayer. Je regardai de nouveau le paquet de lettres autour duquel Abel renouait avec application la faveur, la petite armoire vide ; et quand Abel de nouveau me demanda :

— Dites-moi vos secrets, voulez-vous ?

Je répondis :

— Je n’en ai pas.

  1. Je renonce à citer ; ce serait beaucoup trop long.