Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 125-146).

CHAPITRE VIII.

Briarmains.


M. Helstone et M. Sykes se montrèrent fort joyeux et félicitèrent vivement M. Moore lorsqu’il revint auprès d’eux, après avoir congédié la députation. Il se montra cependant si peu touché de leurs compliments sur sa fermeté, son visage ressemblait si fort à un jour calme et sombre, sans soleil et sans brise, que le recteur, après l’avoir regardé dans les yeux d’une façon toute particulière, boutonna ses félicitations en même temps que son habit, et dit à Sykes, qui était incapable de s’apercevoir tout seul que sa présence et sa conversation étaient à charge :

« Venez, monsieur ; votre route et la mienne sont en partie communes, et nous nous tiendrons compagnie. Nous allons souhaiter le bonjour à Moore et le laisser dans l’heureuse fantaisie qui semble l’absorber en ce moment.

— Et où est Sugden ? demanda Moore en relevant la tête.

— Ah ! ah ! s’écria Helstone. Je ne suis pas tout à fait demeuré dans l’inaction pendant que vous étiez occupé. Je vous ai aidé un peu, je m’en flatte avec raison. Pendant que vous parlementiez là-bas avec cet homme à l’air triste, Farren, je crois que c’est son nom, j’ai pensé qu’il valait mieux ne pas perdre de temps ; j’ai ouvert cette fenêtre qui donne derrière la maison, et j’ai crié à Murgatroyd, qui se trouvait dans l’écurie, d’amener le cabriolet de M. Sykes. Puis j’ai fait passer en contrebande Sugden, Moïse et sa jambe de bois à travers cette ouverture, je les ai vus monter dans le cabriolet (toujours avec la permission de votre ami Sykes, bien entendu). Sugden a pris les rênes, il conduit comme Jéhu, et, avant qu’il soit un quart d’heure, Barraclough sera en sûreté dans la prison de Stilbro’.

— Fort bien, je vous remercie, dit Moore ; bonjour, messieurs, » ajouta-t-il en les conduisant poliment à la porte.

Moore fut taciturne et sombre pendant le reste de la journée. C’est à peine s’il daignait répondre à Joe Scott, qui, de son côté, ne lui adressait la parole que lorsque les affaires l’exigeaient absolument, mais le guettait continuellement du coin de l’œil, venait sans cesse tisonner son feu, et lui fit même l’observation, au moment où il allait fermer les portes de la fabrique (car, à cause de la stagnation du commerce, on ne travaillait qu’une partie de la journée), que la soirée était bien longue, et qu’il aimerait à lui voir faire dans le haut de la vallée une petite promenade qui lui ferait du bien.

À cette recommandation, Moore partit d’un brusque éclat de rire, et, après avoir demandé à Joe ce que signifiait cette sollicitude, s’il le prenait pour une femme ou pour un enfant, il lui prit les clefs des mains et le poussa par les épaules hors de sa présence. Il le rappela cependant avant qu’il n’eût passé la porte de la cour.

« Joe, vous connaissez ces Farren ? Ils ne doivent pas être dans une position aisée, je suppose ?

— Assurément, puisqu’ils n’ont pas eu de travail depuis trois mois. Vous avez pu voir vous-même combien William est changé. Ils ont vendu tout le mobilier de leur maison.

— Ce n’était pas un mauvais ouvrier ?

— Vous n’en avez jamais eu de meilleur depuis que vous êtes dans les affaires.

— Et ce sont d’honnêtes gens, toute la famille ?

— Il n’y en a pas de plus honnêtes ; la femme est la décence même, et propre ! vous pourriez manger vos poireaux sur le plancher de sa maison. Ils sont bien malheureux. Je voudrais que William pût trouver quelque chose à faire, soit comme jardinier, soit autrement. Il entend parfaitement le jardinage. Il a demeuré autrefois avec un Écossais qui lui a appris les mystères du métier, comme ils disent.

— Maintenant, vous pouvez partir, Joe ; vous n’avez pas besoin de rester là debout à me regarder.

— Vous ne m’avez pas donné d’ordres, monsieur.

— Aucun, si ce n’est de me débarrasser de votre présence. »

Ce que Joe ne se fit point répéter.

Les soirées du printemps sont souvent froides et humides, et, quoique ce jour-là eût été très-beau, l’air se refroidit au coucher du soleil, la terre se crispa, et, avant que la nuit fût venue, une gelée blanche se glissait insidieusement dans l’herbe qui commençait à pousser et dans les boutons entrouverts. Elle blanchissait le pavé qui s’étendait au-devant de Briarmains (la résidence de M. Yorke), et opérait son œuvre silencieuse de destruction parmi les tendres plantes de son jardin et de sa pelouse. Quant au grand arbre au tronc puissant et aux branches vigoureuses qui protégeait le pignon du côté de la route, il semblait défier une nuit de printemps de nuire à ses rameaux encore nus ; il en était de même du massif de noyers sans feuilles qui s’élevait derrière la maison.

Dans l’obscurité de cette nuit étoilée, mais sans clair de lune, les lumières des fenêtres brillaient vivement. Cette scène n’était ni sombre, ni triste, ni même silencieuse. Briarmains était situé près de la grande route ; c’était une ancienne résidence, construite avant que la route fût faite, et lorsqu’une avenue tracée à travers les champs était le seul chemin pour y arriver. Briarfield était à un mille à peine. On entendait le bruit confus qui s’en élevait, on apercevait clairement ses lumières. La chapelle de Briar, chapelle wesleyenne, grande, nue et dépourvue d’ornements, s’élevait environ à cent pas de là ; et, comme il se tenait en ce moment dans ses murs un meeting religieux, les lumières de ses fenêtres jetaient une vive réflexion sur la route, pendant qu’une hymne du caractère le plus extraordinaire, et qui eût fait tressaillir même un quaker, faisait retentir joyeusement les échos d’alentour. Peu à peu les chants changèrent de caractère : les cris, les hurlements les plus effroyables suivirent, et il fallait que le toit de la chapelle fût solide, pour ne pas voler en éclats sous une pareille explosion.

Si la chapelle était animée, il en était de même de Briarmains, quoique d’une manière plus calme. Quelques-unes des fenêtres aussi étaient illuminées. L’étage inférieur donnait sur la pelouse ; des rideaux cachaient en partie l’éclat des lumières, mais n’empêchaient pas entièrement d’entendre les voix et les rires. Nous avons le privilège de pénétrer à l’intérieur de ce sanctuaire domestique.

Ce n’est point la présence de la compagnie qui excite la joie dans la demeure de M. Yorke, car il n’y a que sa propre famille, rassemblée dans la pièce la plus retirée de l’aile gauche.

C’est l’endroit où se tiennent habituellement les réunions du soir. Les fenêtres sont formées de vitraux peints, dont la pourpre et l’ambre sont les couleurs dominantes, rayonnant autour d’un médaillon situé au centre et offrant aux regards la suave tête de William Shakspeare ou le visage serein de John Milton. Quelques vues canadiennes, représentant de vertes forêts et des eaux bleues, sont suspendues aux murs ; parmi elles brille une nocturne éruption du Vésuve, dont les reflets ardents contrastent avec l’écume et l’azur des cataractes et les profondeurs poudreuses des bois.

Le feu qui illumine cette chambre, lecteur du Midi, est tel que vous n’en avez pas vu souvent dans le foyer d’un appartement privé : c’est un feu brillant et chaud, remplissant une ample cheminée. M. Yorke veut avoir un tel feu, même dans les chaleurs de l’été : il s’assied auprès, un livre à la main, le coude appuyé sur un petit guéridon supportant une chandelle ; mais il ne lit pas, il surveille ses enfants. En face de lui est assise une dame, personnage que je pourrais décrire minutieusement, mais je ne me sens aucune vocation pour cette tâche. Je la vois cependant parfaitement devant moi : c’est une femme d’une riche corpulence, à la physionomie grave, le souci peint sur son front, non le souci inévitable et écrasant, mais ce souci volontaire, ce nuage qui assombrit les traits des personnes qui se croient obligées de paraître toujours mélancoliques. Ah ! certes, mistress Yorke était de ces personnes-là ; le matin, à midi, le soir, elle était grave comme Saturne, et avait une triste opinion de toute personne, particulièrement du sexe féminin, qui osait en sa présence montrer l’éclat d’un cœur gai et d’un caractère enjoué. Dans son opinion, être enjoué, c’était être profane ; être gai, c’était être frivole. Pour elle il n ’y avait pas de milieu. Néanmoins c’était une excellente épouse, une mère vigilante, ayant sans cesse l’œil sur ses enfants et sincèrement attachée à son mari. Seulement, si elle l’avait pu, elle ne lui eût pas permis d’avoir au monde d’autre ami qu’elle ; tous les parents de son mari lui étaient insupportables, et elle les tenait soigneusement à distance.

M. Yorke et elle s’entendaient parfaitement ; cependant il était naturellement sociable, hospitalier, prêchant l’unité des familles, et dans sa jeunesse, ainsi que nous l’avons dit, il n’aimait que les femmes spirituelles et enjouées. Pourquoi il l’avait choisie, comment ils avaient fini par se convenir mutuellement, c’est là un problème assez embarrassant, mais qui serait bientôt résolu par quiconque aurait le temps d’entrer dans l’analyse de la question. Qu’il suffise de dire que le caractère de M. Yorke avait son côté sombre comme son côté gai, et que le côté sombre trouvait de l’affinité et de la sympathie dans la sombre nature de sa femme. Mme Yorke était du reste une femme d’un esprit fort, ne disant jamais une parole futile ou oiseuse, et se croyant la perfection même. Son principal défaut était une inquiète, éternelle, insurmontable défiance de tout homme, de toute chose, de toute croyance, de tout parti. De quelque côté qu’elle regardât ou qu’elle se tournât, cette défiance s’étendait comme un brouillard devant ses yeux, un faux guide de ses pas.

On peut supposer que les enfants d’un tel couple ne devaient pas être des enfants ordinaires, et ils ne l’étaient pas en effet. En voilà six devant vous, lecteur. Le plus jeune est sur les genoux de sa mère : celui-là est encore tout à elle ; elle n’a pas encore commencé à douter de lui, à le soupçonner, à le condamner. Il tire d’elle sa subsistance, il s’attache à elle, il l’aime par-dessus tout au monde ; elle est sûre de cela, parce que, vivant par elle, il n’en peut être autrement : c’est pourquoi elle l’aime.

Les deux qui viennent ensuite sont deux filles, Rose et Jessy. Elles entourent toutes deux en ce moment les genoux de leur père. Rose, la plus âgée des deux, a douze ans. Elle ressemble à son père ; c’est, de tout le groupe, celle qui lui ressemble le plus, mais c’est la reproduction en ivoire d’une tête de granit ; les lignes et la couleur sont adoucies. Yorke a le visage dur ; celui de sa fille ne l’est pas. Il n’est pas non plus tout à fait joli, il est simple ; ses traits sont enfantins, ses joues rondes et fleuries. Quant à ses yeux gris, ce ne sont pas les yeux d’un enfant ; leur éclat annonce une âme grave, âme jeune, âme qui mûrira, si le corps lui en donne le temps, mais qui, participant de l’essence de son père et de celle de sa mère, sera un jour meilleure que l’une et l’autre, plus forte, plus pure, plus noble. Rose est encore quelquefois une enfant entêtée : sa mère en veut faire une femme à son image, une femme esclave d’obscurs et arides devoirs, et Rose a une intelligence mûre et dans laquelle sont profondément enracinés les germes d’idées que sa mère ne connut jamais. C’est une torture pour elle de voir ces idées sans cesse froissées et réprimées. Elle ne s’est jamais révoltée cependant ; mais, si elle est poussée à bout, elle se révoltera un jour, et ce sera une fois pour toutes. Rose aime son père ; son père ne la gouverne pas avec une verge de fer, il est plein de bonté pour elle. Souvent il craint qu’elle ne vive pas, si ardentes sont les étincelles d’intelligence qui brillent dans ses yeux et s’échappent de son langage ! Cette idée redouble sa tendresse pour elle.

Il ne craint pas que la petite Jessy meure jeune : elle est si gaie, si babillarde, si espiègle, si originale même ! passionnée si on la provoque, mais pleine d’affection si on la caresse ; tantôt douce et calme, tantôt bruyante ; exigeante, mais généreuse, ne craignant personne, pas même sa mère, dont elle a souvent bravé la dure et irrationnelle sévérité, mais confiante en ceux qui la soutiennent. Jessy, avec sa petite figure piquante, son babillage engageant, ses manières attrayantes, est faite pour être une enfant gâtée, et elle est l’enfant gâtée de son père. Chose singulière, elle ressemble à sa mère trait pour trait, comme Rose ressemble à son père ; et cependant, quelle différence de physionomie !

Monsieur Yorke, si un miroir magique vous était présenté, et si vous pouviez y voir vos deux filles telles qu’elles seront à vingt années de distance de cette soirée, que penseriez-vous ? Eh bien, ce miroir magique, le voici : vous allez apprendre leurs destinées ; et d’abord celle de votre petite idole, de Jessy.

Connaissez-vous ce lieu ? Non, vous ne l’avez jamais vu ; mais vous connaissez ces arbres, ce feuillage, le cyprès, le saule, l’if. Les croix de pierre comme celles-ci ne vous sont point inconnues, non plus que ces pâles guirlandes d’immortelles. Voici la place : sous ce gazon et ce marbre grisâtre dort Jessy. Elle vécut un jour de printemps ; elle fut beaucoup aimée et aima beaucoup. Bien des fois, pendant sa vie si courte, elle connut le chagrin ; souvent elle versa des pleurs ; mais elle les entremêlait de sourires qui réjouissaient tous ceux qui la voyaient. Sa mort fut tranquille et heureuse entre les bras de Rose, car Rose avait été son appui et sa défense dans plusieurs épreuves. Toutes deux étaient alors sur une terre étrangère, et cette terre a donné une tombe à Jessy.

Maintenant, voyez Rose, deux ans plus tard. Les croix et les guirlandes paraissent étranges, mais les montagnes, les bois, le paysage semblent plus étranges encore. Ce lieu, il est vrai, est loin de l’Angleterre ; bien éloignés doivent être les rivages qui portent un si sauvage et si luxuriant aspect. C’est quelque solitude vierge : des oiseaux inconnus voltigent sur la lisière de cette forêt. Ce n’est pas un fleuve européen, ce fleuve sur les bords duquel Rose est là, pensive. La paisible petite fille du Yorkshire est une solitaire émigrante dans l’hémisphère méridional. Reviendra-t-elle jamais ?

Les trois plus âgés de la famille sont trois garçons : Mathieu, Marc et Martin. Ils sont tous trois assis dans ce coin, engagés à quelque jeu. Observez ces trois têtes : ressemblantes au premier coup d’œil, différentes au second, au troisième elles présentent un contraste. Cheveux noirs, yeux noirs, joues roses, traits délicats, sont communs au trio. Tous trois ont une certaine ressemblance avec leur père et leur mère, et cependant chacun d’eux a une physionomie distincte, signe d’un caractère différent.

Je ne dirai pas grand’chose sur Mathieu, l’aîné de la famille, quoiqu’il soit impossible d’éviter de regarder longtemps ce visage et de conjecturer les qualités qu’il cache ou qu’il indique. Ce n’est point un garçon ordinaire : ces cheveux d’un noir de jais, ce front blanc, ces joues colorées, ces yeux vifs et sombres le disent. Et cependant, regardez-le aussi longtemps que vous le voudrez, il n’y a dans cette chambre qu’un objet, et c’est le plus sinistre, avec lequel le visage de Mathieu a de l’affinité : c’est l’éruption du Vésuve. Le feu et l’ombre semblent former l’âme de ce jeune garçon. L’enveloppe corporelle est anglaise, non l’intelligence ; vous diriez un stylet italien dans une gaîne britannique. Il est contrarié au jeu, voyez son air refrogné. M. Yorke s’en aperçoit, et que dit-il ? À voix basse il supplie : « Marc, Martin, n’irritez pas votre frère. » Et c’est là le ton adopté toujours par le père et la mère. En théorie, ils blâment la partialité ; aucun droit de primogéniture n’est reconnu dans cette maison, mais Mathieu ne doit rencontrer ni contrariété, ni opposition. Ils éloignent de lui la provocation avec autant de soin qu’ils éloigneraient l’étincelle d’un baril de poudre. Concession, conciliation, sont leur devise toutes les fois qu’il est question de lui. Ces républicains auront bientôt fait un tyran de leur propre chair et de leur propre sang. Les jeunes rejetons savent et sentent cela, et tous se révoltent au fond du cœur contre l’injustice ; ils ne peuvent pénétrer les motifs de leurs parents, ils ne voient que la différence de traitement. Les dents du dragon sont semées parmi les jeunes oliviers de la famille Yorke ; un jour on y moissonnera la discorde.

Marc est un garçon d’un extérieur agréable ; c’est lui qui a les traits les plus réguliers de la famille. Il est extraordinairement paisible ; son sourire est malin ; il dit les choses les plus sèches et les plus mordantes du ton le plus calme. En dépit de sa tranquillité, son front soucieux annonce du caractère, et rappelle que les eaux les plus tranquilles ne sont pas toujours les plus sûres. D’ailleurs il est trop placide, trop flegmatique pour être heureux. La vie n’aura pas beaucoup de joies pour Marc ; à vingt-cinq ans le rire l’étonnera, et tous les gens joyeux seront pour lui des fous. La poésie n’existera pas pour Marc, soit dans la littérature, soit dans la vie ; les plus sublimes effusions ne seront pour lui que du jargon ; l’enthousiasme sera l’objet de son aversion et de son mépris. Marc n’aura pas de jeunesse. Son corps a maintenant quatorze ans, son âme en a trente.

Martin, le plus jeune des trois, est d’une autre nature. Pour lui, l’existence peut être courte ou longue, elle sera certainement brillante. Il traversera toutes les illusions de la vie, il y croira à moitié, en jouira pleinement, puis leur survivra. Ce garçon n’est pas beau, pas si beau que ses deux frères ; il est simple ; il semble enveloppé d’une écorce qu’il portera jusqu’à vingt ans ; il la rejettera alors, et fera lui-même sa beauté. Jusqu’à cet âge ses manières seront peut-être grossières aussi bien que ses vêtements ; mais la chrysalide conservera le pouvoir de se transformer en papillon, et cette transformation se fera en son lieu. Pendant un temps, il sera vain, ardent au plaisir, recherchant l’admiration ; il éprouvera aussi la soif d’apprendre. Il lui faudra tout ce que le monde peut donner, jouissance et instruction. Il boira avidement à ces deux sources. Cette soif satisfaite, qu’adviendra-t-il ? Je ne sais. Il se peut que Martin devienne un homme remarquable, mais c’est ce que le prophète n’a pas le pouvoir de prédire ; sur ce sujet, aucune vision ne l’a éclairé.

Prenez dans son ensemble la famille de M. Yorke : il y a dans ces six jeunes têtes autant de puissance intellectuelle, d’originalité, d’activité et de vigueur de cerveau, qu’il en faut pour douer douze personnes d’un sens et d’une capacité plus qu’ordinaires. M. Yorke sait cela, et il est fier de sa race. Le Yorkshire possède çà et là de semblables familles au milieu de ses montagnes et de ses plaines ; natures étranges et vigoureuses, au sang chaud et au cerveau puissant, turbulentes parfois dans l’orgueil de leur force, et intraitables dans leur énergie native, manquant d’élégance, de politesse, de docilité, mais saines, ardentes, de pure race, comme l’aigle des rochers et le cheval des steppes.

Un léger coup est frappé à la porte du parloir ; les jeunes garçons ont fait tant de bruit dans leur jeu, et la petite Jessy a chanté une si suave chanson écossaise à son père, qui raffole des chansons écossaises et italiennes et en a appris quelques-unes des meilleures à sa petite musicienne, que la sonnette de la porte extérieure n’a pas été entendue.

« Entrez ! dit M. Yorke, de cette voix solennelle qu’il prenait en toute occasion, même pour donner l’ordre à la cuisinière de confectionner un pouding, ou pour dire aux jeunes garçons de suspendre leurs chapeaux dans le vestibule, et aux jeunes filles de reprendre leur travail d’aiguille.

Robert Moore entra.

La gravité habituelle de Moore, sa sobriété, l’avaient si fort recommandé à mistress Yorke, qu’elle n’avait point encore cherché à le brouiller avec son mari. Elle ne lui avait découvert aucune intrigue qui l’empêchât de se marier ; elle ne s’était point aperçue qu’il fût un loup caché sous la peau d’une brebis, ce qui lui était plus d’une fois arrivé après le mariage de quelques amis de son mari, auxquels elle s’était empressée de fermer sa porte ; conduite qui peut avoir son côté juste et prudent aussi bien que son côté rigoureux et dur.

« Tiens, c’est vous ? dit-elle à M. Moore, lorsque celui-ci s’avança en lui présentant la main. Que faites-vous donc ici à cette heure de la nuit ? Vous devriez être chez vous.

— Est-ce qu’un célibataire peut dire qu’il a un chez soi, madame ? répondit-il.

— Peuh ! dit mistress Yorke, qui avait pour ce jargon de convention autant de mépris que son mari, et s’en servait aussi peu, vous n’avez pas besoin, avec moi, de débiter de semblables sornettes ; un célibataire, peut avoir un chez soi s’il le veut. Est-ce que votre sœur ne tient pas votre maison aussi bien qu’une épouse pourrait le faire ?

— Ce n’est pas la même chose, dit M. Yorke, prenant part à la conversation. Hortense est une honnête fille ; mais, quand j’avais l’âge de Robert, j’avais cinq ou six sœurs, toutes aussi honnêtes, aussi bien élevées qu’elle ; et vous voyez, Esther, que cela ne m’a pas empêché de chercher une femme.

— Et il s’est cruellement repenti de m’avoir épousée, ajouta mistress Yorke, qui aimait à lâcher de temps en temps une plaisanterie sur le mariage, fût-ce même à ses propres dépens. Il s’en est repenti sous le sac et la cendre, Robert Moore, comme vous pouvez le croire en voyant son châtiment (montrant ses enfants). Qui voudrait se charger d’une bande de grands et rudes garçons comme ceux-ci ? Ce n’est pas tout que de les mettre au monde, quoique ce soit passablement désagréable ; il faut les nourrir, les vêtir, les élever, les établir. Jeune homme, lorsque vous serez tenté de vous marier, pensez à nos quatre garçons et à nos deux filles, et regardez-y à deux fois avant de faire le saut.

— Je n’éprouve en ce moment aucune tentation de ce genre. Je ne pense pas que ces temps soient bons pour se marier ou pour pousser quelqu’un au mariage. »

Ce sentiment était sûr d’obtenir l’approbation de mistress Yorke. Elle fit un petit signe de tête d’assentiment et un grognement de satisfaction ; mais au bout d’une minute elle reprit :

« Je ne fais pas grand cas de la sagesse des Salomons de votre âge ; elle sera renversée par la première fantaisie qui vous traversera le cerveau. Cependant, asseyez-vous, monsieur ; vous pourrez causer, je suppose, aussi bien assis que debout ? »

C’était inviter son hôte à prendre un siège ; il n’eut pas plus tôt obéi que la petite Jessy sauta des genoux de son père et courut se jeter dans les bras de Moore, qui les étendit pour la recevoir.

« Vous parlez de le marier, dit-elle à sa mère avec une comique indignation, aussitôt qu’elle fut établie sur le genou de Moore ; mais il l’est, marié, ou c’est tout comme. Il me promit que je serais sa femme, l’été dernier, la première fois qu’il me vit avec mon corsage blanc et ma robe bleue. N’est-ce pas vrai, mon père ? (Ces enfants n’étaient point accoutumés à dire papa et maman, leur mère ne l’eût jamais permis.)

— Oui, ma petite, il l’a promis, j’en suis témoin ; mais fais-lui répéter sa promesse maintenant, Jessy : ces vauriens-là sont tous des trompeurs.

— Il n’est pas trompeur, il est trop gentil pour être trompeur, dit Jessy en levant sur son grand amoureux des yeux qui exprimaient la plus entière confiance.

— Gentil ! s’écria M. Yorke ; mais c’est précisément pour cela qu’il doit être et qu’il est un mauvais sujet.

— Mais il a l’air trop triste pour être faux, dit une voix douce qui s’éleva de derrière la chaise du père. S’il riait toujours, je pourrais penser qu’il oublie vite ses promesses ; mais M. Moore ne rit jamais.

— Votre sentimental favori est le plus grand des fourbes, Rose, dit M. Yorke.

— Il n’est pas sentimental, » reprit Rose.

M. Moore se tourna vers elle avec une légère surprise et dit en souriant :

« Comment savez-vous que je ne suis pas sentimental, Rose ?

— Parce que je l’ai entendu dire à une dame.

— Voilà qui devient intéressant ! s’écria M. Yorke, glissant sa chaise plus près du feu. Une dame ! voilà qui est tout à fait romanesque ! Nous allons chercher à deviner qui elle est. Rosy, dites tout bas son nom à votre père : faites attention que M. Moore ne l’entende pas.

— Rose, ne vous avisez pas de parler, interrompit mistress Yorke avec son ton habituel, non plus que vous, Jessy ; il convient aux enfants, et spécialement aux jeunes filles, de se taire en présence de gens plus âgés.

— Alors, pourquoi avons-nous une langue ? demanda Jessy avec vivacité, tandis que Rose se contentait de regarder sa mère avec une expression qui semblait dire qu’elle n’oublierait pas la maxime et la méditerait à loisir. Après deux minutes de grave délibération, elle demanda :

— Et pourquoi spécialement les filles, mère ?

— Premièrement, parce que je l’ai dit ; secondement, parce que la discrétion et la réserve sont les plus précieuses qualités d’une fille.

— Ma chère dame, observa Moore, ce que vous dites est excellent, et me rappelle les observations de ma chère sœur ; mais ce n’est vraiment pas applicable à ces jeunes enfants. Laissez Rose et Jessy me parler librement, si vous ne voulez m’enlever le plus grand plaisir que j’éprouve en venant ici. J’aime leur babillage : il me fait du bien.

— Plus de bien que si ces grossiers garçons venaient autour de vous, n’est-ce pas ? demanda Jessy. Vous-même les appelez grossiers, ma mère.

— Oui, mignonne, mille fois plus de bien ; j’ai assez de grossiers garçons autour de moi toute la journée.

— Il y a beaucoup de personnes, continua Jessy, qui ne remarquent que les garçons ; mes oncles et mes tantes semblent tous croire que leurs neveux valent mieux que leurs nièces, et, lorsque des messieurs viennent dîner ici, c’est toujours à Mathieu, à Marc et à Martin qu’ils adressent la parole, et jamais à Rose et à moi. M. Moore est notre ami, et nous voulons le conserver ; mais faites attention, Rose, qu’il n’est pas autant votre ami que le mien ; c’est ma connaissance particulière, souvenez-vous de cela. »

Et elle levait sa petite main avec un geste d’avertissement.

Rose était accoutumée à être avertie par cette petite main ; sa volonté pliait chaque jour devant celle de l’impétueuse petite Jessy ; en mille choses elle se laissait mener et gouverner par Jessy. Dans toutes les occasions de parade ou de plaisir, Jessy marchait en tête et Rose demeurait tranquillement au second plan, de même que, dans les choses désagréables de la vie, lorsque le travail ou les privations étaient en question, Rose prenait instinctivement sur elle, en addition à sa propre part, tout ce qu’elle pouvait de celle de sa sœur. Jessy avait arrêté déjà dans son esprit qu’elle se marierait aussitôt qu’elle serait assez grande ; elle avait décidé que Rose resterait fille, pour demeurer avec elle, avoir soin de ses enfants et tenir sa maison. Cet état de choses n’est point rare entre deux sœurs, lorsque l’une est jolie et que l’autre ne l’est pas ; mais ici, s’il y avait quelque différence de ce genre, elle était à l’avantage de Rose : son visage était plus régulier que celui de la piquante petite Jessy. Jessy, cependant, était destinée à posséder, en même temps que la vivacité de l’intelligence et l’ardeur des sentiments, le don de fascination, le pouvoir de charmer, quand, où et qui elle voudrait. Rose aurait une âme belle et généreuse, une intelligence noble et profondément cultivée, un cœur fidèle comme l’acier, mais elle ne devait pas posséder la science de charmer et d’attirer à elle.

« Allons, Rose, dites-moi le nom de la dame qui ne me trouve pas sentimental, reprit Moore.

— Cela m’est impossible ; je ne la connais pas.

— Décrivez-la-moi ; comment est-elle ? Où l’avez-vous vue ?

— Lorsque Jessy et moi allâmes passer la journée à Whinbury avec Kate et Suzanne Pearson, qui venaient de sortir de pension, il y avait une réunion chez mistress Pearson, et quelques dames assises dans un angle du salon parlaient de vous.

— Est-ce que vous ne connaissiez aucune d’elles ?

— Hannah, Harriet, Dora et Mary Sykes.

— Bon ! Est-ce qu’elles disaient du mal de moi, Rose ?

— Quelques-unes. Elles vous appelaient misanthrope ; je me rappelle le mot ; je le cherchai dans le dictionnaire à mon retour ; il signifie haïr le genre humain.

— Que disaient-elles encore ?

— Hannah Sykes disait que vous étiez un fat solennel.

— De mieux en mieux ! s’écria en riant M. Yorke. Oh ! excellent ! Hannah, c’est celle qui a les cheveux rouges ; une belle fille, que l’esprit ne trouble point.

— Elle a assez d’esprit pour moi, il me semble, dit Moore. Un fat solennel ! vraiment ! Voyons, Rose, continuez.

— Miss Pearson disait qu’elle croyait qu’il y avait chez vous beaucoup d’affectation, et qu’avec vos cheveux noirs et votre visage pâle, vous lui faisiez l’effet de quelque sentimental benêt. »

M. Yorke rit de nouveau ; mistress Yorke, cette fois, fit chorus.

« Vous voyez en quelle estime on vous tient lorsque vous êtes absent, dit-elle ; et cependant je crois que cette miss Pearson voudrait bien vous tenir : toute vieille qu’elle est, elle avait jeté ses vues sur vous lorsque vous êtes arrivé en ce pays.

— Et qui la contredisait, Rose ? demanda Moore.

— Une dame que je ne connais pas, parce qu’elle ne vient jamais ici, bien que je la voie chaque dimanche à l’église ; elle occupe le banc situé auprès de la chaire. Généralement, j’ai les yeux fixés sur elle plus que sur mon livre de prières, car elle ressemble au tableau qui est dans notre salle à manger, la femme qui tient la colombe dans sa main ; au moins elle a les yeux semblables, et aussi le nez, un nez droit qui donne à tout son visage ce que j’appellerai une expression de sérénité.

— Et vous ne la connaissez pas ! s’écria Jessy avec un air de profonde surprise. Ah ! voilà bien Rose ! Monsieur Moore, je me demande souvent dans quelle sorte de monde vit ma sœur ; certainement, elle ne vit pas toujours dans celui-ci. À chaque instant on s’aperçoit qu’elle ignore les choses que tout le monde connaît. Penser qu’elle se rend solennellement à l’église, qu’elle a pendant tout le service les yeux fixés sur une certaine personne, et qu’elle ne songe pas même à demander le nom de cette personne ! Elle veut parler de Caroline Helstone, la nièce du recteur ; je me rappelle parfaitement tout cela. Miss Helstone était fâchée contre Anne Pearson ; elle lui dit : « Robert Moore n’est ni affecté ni sentimental ; vous vous méprenez complètement sur son caractère, ou plutôt nulle de vous ne sait rien sur lui. » Maintenant, vous dirai-je comment elle est ? Je puis, mieux que Rose, dire comment sont les gens et comment ils sont habillés.

— Dites.

— Elle est gentille, elle est belle, elle a un joli cou mince et blanc ; elle a de longues boucles, douces et flottantes ; leur couleur est brune sans être sombre ; elle parle posément, d’une voix claire ; ses mouvements n’ont jamais rien de bruyant ; elle est toujours vêtue de soie grise ; elle est d’une élégance parfaite ; ses robes, ses souliers et ses gants lui vont toujours à merveille. Elle est ce que j’appelle une lady, et, quand je serai grande, c’est à elle que je veux ressembler. Vous plairai-je, si je suis comme elle ? Voudrez-vous réellement m’épouser ? »

Moore pressait les cheveux de Jessy ; pendant une minute il sembla vouloir l’approcher plus près de lui, mais au contraire il l’éloigna un peu plus.

« Oh ! vous ne voulez pas de moi ! vous me repoussez.

— Mais, Jessy, je vous suis tout à fait indifférent ; vous n’êtes jamais venue me voir à Hollow.

— Parce que vous ne m’y avez jamais invitée. »

Là-dessus Moore invita les deux jeunes filles à lui faire une visite le lendemain, leur promettant, comme il devait se rendre le matin à Stilbro’, de leur acheter à chacune un présent dont il ne voulut point leur dire la nature, afin de leur causer le plaisir de la surprise. Jessy allait répondre, lorsqu’un des garçons prit soudain la parole.

« Je connais cette miss Helstone dont vous vous occupez : c’est une laide fille. Je la déteste ! Je déteste toutes les femelles. Je demande à quoi elles sont bonnes !

— Martin, dit son père, car c’était Martin qui venait de faire cette sortie, et qui tournait vers la chaise de son père son jeune visage cynique, moitié espiègle, moitié farouche, Martin, mon garçon, tu es maintenant un petit drôle et un petit fanfaron ; quelque jour tu seras un grand fat. Mais souviens-toi de tes sentiments actuels. Je vais écrire tes paroles dans mon mémorandum (M. Yorke tira de sa poche un petit livre couvert en maroquin, dans lequel il se mit tranquillement à écrire) ; dans dix ans d’ici, si nous vivons l’un et l’autre, je te ferai souvenir de ce que tu viens de dire.

— Je dirai alors la même chose : je détesterai toujours les femmes ; ce sont des poupées qui ne songent absolument qu’à leur toilette et à se faire admirer. Je ne me marierai jamais ; je veux demeurer garçon.

— Persévère, persévère, mon enfant. Esther (s’adressant à sa femme), j’étais comme lui à son âge, un enragé misogame. Eh bien ! voyez, à l’âge de vingt-trois ans, voyageant alors en France, en Italie et Dieu sait où, j’empapillotais chaque soir mes cheveux avant de me mettre au lit, je portais des anneaux à mes oreilles, j’en aurais porté un à mon nez si c’eût été la mode, je faisais enfin tout ce que je croyais devoir plaire aux dames. Martin fera comme moi.

— Moi ? Jamais. J’ai plus de sens que cela. Quel mannequin vous étiez, mon père ! Quant aux habits, je fais ce serment : Je ne m’habillerai jamais plus élégamment que vous ne me voyez en ce moment, monsieur Moore ; je suis vêtu de drap bleu des pieds à la tête, et ils rient de moi à l’école et m’appellent matelot. Je ris plus fort qu’eux, et je leur dis qu’ils ressemblent à des pies et à des perroquets, avec leur habit d’une couleur, leur gilet d’une autre, leur pantalon d’une troisième. Je veux toujours porter du drap bleu, et rien que du drap bleu. Il est au-dessous de la dignité humaine de se vêtir de diverses couleurs.

— Dans dix ans, Martin, aucune des boutiques de tailleur n’aura des couleurs assez variées pour ton goût exigeant ; aucun parfumeur n’aura des essences assez exquises pour tes sens blasés. »

Martin conserva son air de dédain, mais ne répondit rien. Marc, qui depuis quelques minutes avait été occupé à bouleverser une pile de livres placés sur une console, prit la parole. Il parla d’une voix singulièrement lente et calme, et avec une expression d’ironie tranquille difficile à définir.

« Monsieur Moore, dit-il, vous pensez peut-être que c’était un compliment que vous faisait miss Caroline Helstone, en disant que vous n’étiez pas sentimental. Il me semble que vous avez paru confus lorsque mes sœurs ont prononcé le mot, comme si vous y voyiez une flatterie ; vous avez rougi absolument comme certain petit garçon plein de vanité à notre école, qui juge à propos de rougir chaque fois qu’il obtient une place plus élevée dans sa classe. Pour votre avantage, monsieur Moore, je viens de chercher dans le dictionnaire le mot sentimental, et j’ai trouvé qu’il signifie « imprégné de sentiment. » En examinant plus avant, on trouve que le mot sentiment signifie pensée, idée, notion. Un homme sentimental est celui qui a des pensées, des idées, des notions ; l’homme qui n’est pas sentimental est celui qui est destitué de pensées, d’idées ou de notions. »

Et Marc s’arrêta : il ne sourit point ; il ne tourna point les yeux à droite et à gauche pour quêter l’admiration. Il avait dit ce qu’il voulait dire, et il se tut.

« Ma foi, mon ami, dit M. Moore à M. Yorke, ce sont de terribles enfants que les vôtres. »

Rose, qui avait écouté le discours de Marc avec beaucoup d’attention, lui répliqua :

« Il y a différentes sortes de pensées, d’idées et de notions, les bonnes et les mauvaises ; le mot sentimental doit se rapporter aux mauvaises, ou miss Helstone doit l’avoir pris dans ce sens, car elle ne blâmait point M. Moore, elle le défendait.

— Voilà mon aimable petit avocat ! dit Moore en prenant la main de Rose.

— Elle le défendait, répéta Rose, ainsi que je l’aurais fait à sa place, car les autres dames semblaient parler méchamment.

— Les dames parlent toujours méchamment, dit Martin ; c’est la nature des femmes d’être méchantes. »

Mathieu, en ce moment, ouvrit la bouche pour la première fois :

« Quel fou que ce Martin, de toujours parler de choses auxquelles il ne comprend rien ! dit-il.

— C’est mon privilège d’homme libre, de parler sur le sujet qui me plaît, répondit Martin.

— Vous en usez, ou plutôt vous en abusez à tel point, reprit l’aîné des frères, que vous prouvez que vous auriez dû être esclave.

— Esclave ! Ce mot à un Yorke, et de la part d’un Yorke ! Ce garçon oublie ce que pas un fermier dans Briarfield n’ignore, que tout rejeton de notre famille a ce pied cambré sous lequel l’eau peut couler, preuve qu’il n’y a pas eu d’esclave de ce sang depuis plus de trois siècles.

— Charlatan ! dit dédaigneusement Mathieu.

— Garçons, faites silence, s’écria M. Yorke. Martin, vous êtes un querelleur. Sans vous, cette altercation ne serait point arrivée.

— En vérité ! Est-ce moi qui ai commencé, ou bien Mathieu ? Est-ce que je lui avais adressé la parole, lorsqu’il m’a accusé de bavarder comme un fou ?

— Un présomptueux sot, » répéta Mathieu.

Mistress Yorke commença à s’agiter, mouvement de mauvais présage, parce que souvent, surtout lorsque Mathieu était engagé dans le conflit, il était suivi d’une crise nerveuse.

« Je ne vois pas pourquoi je supporterais l’insolence de Mathieu Yorke, ni quel droit il a d’user de mauvais langage avec moi, dit Martin.

— Il n’a aucun droit, mon garçon ; mais pardonnez à votre frère jusqu’à soixante-dix-sept fois, dit avec douceur M. Yorke.

— Toujours de même, toujours la théorie opposée à la pratique ! murmura Martin en sortant de la chambre.

— Où allez-vous, mon fils ? demanda le père.

— En quelque endroit où je ne sois pas exposé à l’insulte, puisque je ne puis trouver un tel lieu dans cette maison. »

Mathieu ricanait d’une façon insolente. Martin lui jeta un regard étrange ; tout son frêle corps tremblait, mais il se contint.

« Je suppose qu’il n’y a aucune objection à ce que je me retire ? demanda-t-il.

— Non, allez, mon garçon ; mais souvenez-vous de ne lui pas garder rancune. »

Martin sortit, et Mathieu lui envoya un nouvel éclat de rire insolent. Rose, relevant sa jolie tête de l’épaule de Moore, sur laquelle elle l’avait appuyée pendant un instant, dit en dirigeant un regard ferme sur Mathieu :

« Martin est affligé et vous êtes content ; mais j’aimerais mieux être Martin que vous : je méprise votre caractère. »

En ce moment, Moore, pour prévenir, ou tout au moins pour fuir une scène qu’un sanglot de mistress Yorke lui annonçait comme probable, se leva, et, descendant Jessy de son genou, il l’embrassa en même temps que Rose, et leur recommanda de ne pas manquer de se trouver à Hollow le lendemain dans l’après-midi ; puis, prenant congé de son hôtesse et disant à M. Yorke qu’il désirait lui parler en particulier, il sortit suivi de ce dernier, et le dialogue suivant s’engagea dans le vestibule :

« Avez-vous du travail pour un excellent ouvrier ? demanda Moore.

— Absurde question en ce temps-ci, lorsque vous savez qu’il n’est pas un maître qui n’ait de bons ouvriers inoccupés.

— Il faut que vous m’obligiez en prenant cet homme.

— Mon garçon, il me serait impossible de prendre un ouvrier de plus, fût-ce pour obliger toute l’Angleterre.

— N’importe, il faut que je lui trouve de l’emploi quelque part.

— Qui est-il ?

— William Farren.

— Je connais William ; c’est un parfait honnête homme.

— Depuis trois mois il est sans travail : il a une nombreuse famille ; je sais qu’il ne peut la faire vivre sans son salaire. Il faisait partie d’une députation d’ouvriers qui sont venus ce matin m’apporter des plaintes et des menaces. William ne m’a pas menacé ; il m’a seulement demandé de leur accorder un peu de temps, d’opérer mes changements avec plus de lenteur. Vous savez que cela m’est impossible ; pressé de toutes parts comme je le suis, je n’ai pas d’autre ressource que d’aller en avant. Je n’ai pas cru devoir parlementer avec eux ; je les ai congédiés, après avoir fait arrêter un misérable qui se trouvait parmi eux et que j’espère faire transporter, un gaillard qui prêche quelquefois dans la chapelle là-bas.

— Ce n’est pas Moïse Barraclough ?

— Lui-même.

— Ah ! vous l’avez fait arrêter ! D’un vaurien vous allez faire un martyr. Vous avez fait là une chose fort sage !

— J’ai fait une chose juste. Bref, je suis déterminé à trouver une place à Farren, et je compte sur vous pour lui en donner une.

— Vraiment ? et de quel droit comptez-vous sur moi pour pourvoir vos ouvriers congédiés ? Est-ce que je connais vos Farren et vos William ? J’ai entendu dire qu’il est un honnête homme ; mais est-ce que je dois assistance à tous les honnêtes gens du Yorkshire ? Vous pourrez me répondre que la charge ne serait pas grande ; mais, grande ou petite, je n’en veux pas.

— Allons, monsieur Yorke, quelle occupation pourrez-vous lui trouver ?

— Lui trouver ! Vous allez me faire recourir à un langage dont je n’ai pas l’habitude de me servir. Je voudrais vous voir rentrer chez vous ; voilà la porte, partez. »

Moore s’assit sur un des sièges du vestibule.

« Vous ne pouvez lui donner de l’occupation dans votre fabrique, bien ; mais vous avez des terres : trouvez-lui quelque occupation sur votre domaine, monsieur Yorke.

— Bob, je croyais que vous vous mettiez peu en peine de nos lourdauds de paysans ; je ne comprends pas ce changement.

— Cet homme ne m’a dit que des choses justes et sensées. Je lui ai répondu aussi rudement qu’aux autres. Je ne pouvais faire de distinctions en ce moment. Son aspect disait ce qu’il avait souffert, mieux que ses paroles. Mais qu’est-il besoin de tant d’explications ? Donnez-lui du travail.

— Donnez-lui en vous-même, si vous y tenez tant ; gênez-vous.

— S’il restait un point à tendre dans mes affaires, je le tendrais à le faire craquer ; mais j’ai reçu ce matin des lettres qui me disent assez clairement où j’en suis, et je ne suis pas loin du bout de la planche. Mon marché étranger est tout à fait gorgé. S’il n’arrive pas un changement, si des indices de paix n’apparaissent pas, si les Ordres en Conseil ne sont au moins suspendus, de façon à nous ouvrir un débouché dans l’ouest, je ne sais de quel côté me tourner. Je ne vois pas plus de lumière que si j’étais scellé dans un roc ; de sorte que, de ma part, prétendre assurer la subsistance de quelqu’un serait me rendre coupable d’un acte contre la probité.

— Allons, faisons un tour devant la maison ; il fait une belle nuit, » dit M. Yorke.

Ils sortirent, fermant la grande porte derrière eux, et se mirent à parcourir le pavé de long en large.

« Voyons, décidez quelque chose pour Farren, demanda encore M. Moore ; vous avez un vaste jardin fruitier auprès de votre manufacture ; il est bon jardinier, donnez-lui là une place.

— Eh bien ! soit. Je le ferai demander demain matin, et nous verrons. Et maintenant, autre chose : vous êtes affligé de l’état de vos affaires.

— Oui. Une seconde faillite, que je peux différer, mais qu’en ce moment je ne vois aucun moyen d’éviter, déshonorerait complètement le nom de Moore ; et vous savez parfaitement que j’avais l’intention de payer toutes les dettes et de reconstituer la vieille maison sur sa première base.

— Vous manquez de capitaux, voilà tout.

— Oui ; mais vous pourriez aussi bien dire que la respiration est tout ce qui manque à un homme mort pour qu’il vive.

— Je le sais… je sais qu’il ne suffit pas de demander le capital pour l’obtenir ; et si vous étiez un homme marié, si vous aviez une famille, comme moi, je croirais votre cas bien près d’être désespéré ; mais les jeunes gens, maîtres d’eux-mêmes, ont des chances toutes particulières. J’entends causer de temps à autre de votre mariage avec miss telle ou telle. Mais je suppose qu’il n’y a rien de vrai.

— Vous avez raison de le supposer : je ne crois pas être en position de songer au mariage. Le mariage, je ne peux entendre prononcer ce mot, tant il me semble une chose extravagante et utopique. Je me suis habitué à considérer le mariage et l’amour comme des superfluités à l’usage des riches, qui vivent à l’aise et n’ont nul besoin de songer au lendemain ; ou comme le désespoir et la dernière et aveugle joie des misérables qui n’ont aucune chance de sortir du bourbier de leur abjecte pauvreté.

— Je ne penserais pas ainsi, si j’étais dans votre position. Je croirais très-possible de trouver une femme avec quelques mille livres sterling, qui conviendrait tout à la fois à moi et à mes affaires.

— Je voudrais bien savoir où.

— Voudriez-vous essayer, si cela se présente ?

— Je ne sais ; cela dépend… enfin cela dépend de beaucoup de choses.

— Voudriez-vous épouser une vieille femme ?

— J’aimerais mieux me voir réduit à casser des pierres sur la route.

— Moi aussi. En épouseriez-vous une laide ?

— Bah ! J’abhorre la laideur, et la beauté m’enchante. Mes yeux et mon cœur, Yorke, sont réjouis par un doux, jeune et beau visage, comme ils sont choqués par un visage dur, ridé et maigre : des lignes et des couleurs douces et délicates me plaisent ; des lignes et des couleurs dures et sévères me blessent. Je ne voudrais pas d’une femme laide.

— Pas même si elle était riche ?

— Fût-elle couverte de perles. Je ne pourrais l’aimer, je ne pourrais la souffrir. Il faut que mon goût ait satisfaction, ou le dégoût se changerait en despotisme, ou, ce qui serait pis, en une froideur glaciale.

— Eh quoi ! Bob, si vous épousiez une fille honnête, riche et d’un bon naturel, vous ne pourriez passer un peu sur les joues osseuses, la bouche un peu grande et les cheveux roux ?

— Je n’essayerai pas, je vous le répète ; je veux avoir au moins la grâce, la jeunesse, la symétrie, oui, ce que j’appelle la beauté.

— Et la pauvreté, et une nuée d’enfants que vous ne pourriez ni nourrir ni vêtir ; puis bientôt une femme malheureuse et flétrie ; puis la banqueroute, le discrédit, une vie de luttes et de privations.

— Laissez-moi, Yorke.

— Si vous êtes romanesque, Moore, et surtout si vous êtes déjà amoureux, il est inutile de parler de cela.

— Je ne suis point romanesque. Il n’y a pas plus de roman dans mon cœur qu’il n’y a de drap sur ces blancs étendoirs.

— Servez-vous toujours de semblables figures de langage, mon garçon ; je peux les comprendre. Et il n’y a donc pas d’amour qui vous obscurcisse le jugement ?

— Je croyais en avoir dit assez là-dessus. L’amour pour moi ? niaiserie !

— Fort bien, alors ; si vous êtes à la fois sain de tête et de cœur, il n’y a aucune raison pour que vous ne profitiez pas d’une bonne chance si elle s’offre. Donc, attendez et voyez venir.

— Vous parlez comme un oracle, Yorke.

— Je crois que je suis quelque chose comme cela. Je ne vous promets rien, je ne vous conseille rien, mais je vous dis de tenir votre cœur libre et de vous laisser guider par les circonstances.

— Par mon patron, un prophète d’almanach ne serait pas plus circonspect !

— D’ailleurs, je suis désintéressé dans la question, Robert Moore ; vous n’êtes ni mon parent ni celui des miens, et que vous trouviez ou que vous perdiez une fortune, cela m’est parfaitement égal. Retournez chez vous, maintenant. Il est dix heures sonnées. Mlle Hortense pourrait s’alarmer de votre absence. »