Shirley (tome II)
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 1-20).

CHAPITRE PREMIER.

Les vieux cahiers d’exercices.


À l’époque où les habitants de Fieldhead revinrent à Briarfield, Caroline était à peu près rétablie. Miss Keeldar, qui avait reçu par la poste des nouvelles de la convalescence de son amie, ne laissa pas une heure s’écouler entre son arrivée au manoir et sa visite à la rectorerie.

Une pluie douce et abondante tombait sur les fleurs tardives et sur les arbustes jaunis par l’approche de l’automne, quand on entendit s’ouvrir la porte du jardin, et l’on vit passer devant la fenêtre la forme bien connue de Shirley. À son entrée, elle montra ses sentiments à sa manière. Quand elle se trouvait profondément émue, par une crainte sérieuse ou par la joie, elle parlait peu. Rarement elle permettait à la plus forte émotion d’influencer sa langue, et souvent son œil même n’en était pas affecté. Elle prit Caroline dans ses bras, lui donna un regard, un baiser, puis lui dit :

« Vous êtes mieux. »

Puis une minute après :

« Je vois maintenant que vous êtes hors de danger ; mais prenez garde. Dieu, qui vous accorde la santé, n’entend pas peut-être qu’elle soit exposée à soutenir de nouveaux chocs. »

Elle continua à parler avec vivacité du voyage. De temps à autre son œil se dirigeait sur Caroline : on pouvait lire dans ce regard une profonde sollicitude, un peu de trouble et aussi d’étonnement.

« Elle est peut-être mieux, disait ce regard ; mais combien elle est faible ! Quel péril elle a traversé ! »

Tout à coup son regard revint à mistress Pryor : il la transperça.

« Quand ma gouvernante reviendra-t-elle auprès de moi ? demanda-t-elle.

— Puis-je tout lui dire ? demanda Caroline à sa mère. »

Cette permission lui ayant été accordée par un geste, Shirley fut instruite de ce qui s’était passé en son absence.

« Très-bien, dit-elle froidement. Très-bien ; mais ce n’est pas une nouvelle pour moi.

— Quoi ! saviez-vous… ?

— J’ai deviné depuis longtemps toute cette affaire. J’ai appris quelque chose de l’histoire de mistress Pryor, non par elle-même, mais par d’autres. Je savais tous les détails du caractère et de la carrière de James Helstone : une après-midi de conversation avec miss Mann m’a rendue familière avec tout cela. Aussi est-ce un des exemples, que met en avant mistress Yorke, un de ces fanaux à lumière rouge qu’elle place sur le chemin du mariage pour en détourner les jeunes ladies. Je crois que je me serais montrée assez sceptique à l’endroit de la vérité du portrait tracé par ces deux ladies. Je questionnai M. Yorke sur ce sujet, et il me dit : « Shirley, ma fille, si vous désirez savoir quelque chose sur ce James Helstone, je ne puis que vous dire que c’était un homme-tigre. Il était beau, dissolu, doux, trompeur, poli, cruel. » Ne pleurez pas, Cary ; nous n’en parlerons plus jamais.

— Je ne pleure pas, Shirley ; ou si je pleure, ce n’est rien. Poursuivez : vous n’êtes pas mon amie, si vous me celez la vérité. Je déteste cette fausse manœuvre de déguiser, de mutiler la vérité.

— Heureusement, j’ai dit à peu près tout ce que j’avais à dire, excepté que votre oncle lui-même confirma les paroles de M. Yorke : car lui aussi abhorre le mensonge, et ne recourt pas à ces subterfuges de convention, plus honteux que le mensonge lui-même.

— Mais papa est mort : ils devraient le laisser en paix.

— Ils devraient le laisser et ils le laisseront en paix. Pleurez, Cary, cela vous fera du bien : il est mal de réprimer des larmes naturelles. D’ailleurs, j’aime à partager cette idée qui brille en ce moment dans les yeux de votre mère qui vous regarde : chacun de vos pleurs efface un péché. Pleurez, vos larmes ont la vertu dont manquaient les rivières de Damas : comme les eaux du Jourdain, elles peuvent purifier une mémoire lépreuse. Madame, continua-t-elle en s’adressant à mistress Pryor, avez-vous pensé que je pourrais chaque jour vous voir avec votre fille, observer votre merveilleuse similitude en beaucoup de points, observer, pardonnez-moi, votre irrépressible émotion en la présence, et plus encore en l’absence de votre enfant, et ne pas former mes conjectures ? Je les ai formées, et elles se sont trouvées littéralement correctes. Je vais commencer à me croire habile.

— Et vous n’avez rien dit ? reprit Caroline, qui était parvenue à maîtriser son émotion.

— Rien. Je ne me croyais pas autorisée à dire un mot sur ce sujet. Ce n’était pas mon affaire ; je ne voulais pas m’en mêler.

— Vous avez deviné un secret si important, et vous n’avez pas laissé entrevoir que vous le connaissiez ?

— Est-ce donc si difficile ?

— Ce n’est pas conforme à vos habitudes.

— Comment le savez-vous ?

— Vous n’êtes pas habituellement réservée. Vous êtes franchement communicative.

— Je puis être communicative, et cependant savoir où je dois m’arrêter. En montrant mon trésor, je puis cacher une perle ou deux, une pierre curieuse et gravée, une amulette, dont je me permets rarement même de regarder le mystique éclat. Bonjour. »

Caroline sembla ainsi voir le caractère de Shirley sous un aspect nouveau.

Elle n’eut pas plus tôt recouvré une force suffisante pour supporter un changement de scène, l’excitation produite par une petite société, que miss Keeldar réclama chaque jour sa présence à Fieldhead. Shirley se trouvait-elle fatiguée de ses honorés parents ? c’est ce que l’on ne savait pas, car elle ne disait rien ; mais elle réclama et retint Caroline avec un empressement qui prouvait qu’une addition à cette digne compagnie ne lui était pas chose désagréable.

Les Sympson étaient gens d’Église. Du reste, la nièce du recteur fut accueillie par eux avec courtoisie. M. Sympson était un homme qui unissait une respectabilité sans tache à un tempérament tracassier, de pieux principes à des vues mondaines ; son épouse était une très-bonne femme, patiente, bienveillante, bien élevée. Son éducation avait été fondée sur un système de vues étroites, assaisonnées de quelques préjugés : une simple poignée d’herbes amères ; quelques rares préférences, pressurées jusqu’à ce que toute leur saveur naturelle ait été extraite ; quelques excellents principes montés dans une roide croûte de bigoterie difficile à digérer : elle était bien trop soumise, d’ailleurs, pour se plaindre de la diète ou pour demander qu’il fût ajouté quelque chose à ce régime intellectuel.

Les filles étaient des modèles de leur sexe. Elles étaient grandes et avaient chacune un nez romain. Leur éducation avait été sans défaut. Tout ce qu’elles faisaient était bien fait. Leur esprit avait été cultivé par l’histoire et la lecture des livres les plus solides. Les principes et les opinions qu’elles professaient n’auraient pu être amendés. Il eût été difficile de trouver nulle part des vies, des sentiments, des mœurs et des habitudes plus exactement réglés. Elles savaient par cœur un certain code de lois, de langage, de maintien, à l’usage des jeunes ladies. Elles-mêmes ne déviaient jamais du curieux chemin tracé par ce code, et elles voyaient avec une secrète et muette horreur toute déviation chez les autres. L’abomination de la désolation n’était pas un mystère pour elles ; elles avaient découvert cette chose indicible dans ce que les autres nomment originalité. Elles avaient été promptes à reconnaître les signes de ce mal ; et partout où elles apercevaient ses traces, soit dans les regards, les paroles ou les actions ; soit qu’elles les lussent dans le frais et vigoureux style d’un livre, ou qu’elles les entendissent dans l’intéressant, pur et expressif langage, elles frissonnaient, elles reculaient : le danger était sur leurs têtes, le péril sous leurs pas. Qu’était cette étrange chose ? N’étant pas intelligible, elle doit être mauvaise. Qu’elle soit donc dénoncée et enchaînée.

Henry Sympson, le seul garçon et le plus jeune de la famille était un enfant de quinze ans. Il demeurait habituellement avec son précepteur ; quand il le quittait, c’était pour rechercher la société de sa cousine Shirley. Ce garçon différait de ses sœurs : il était petit, boiteux et pâle ; ses grands yeux brillaient avec une certaine langueur dans leur orbite enfoncé ; ils étaient habituellement plutôt obscurs que clairs, mais étaient capables de s’illuminer ; dans certains moments, ils ne brillaient pas, ils flamboyaient. L’émotion pouvait également donner de la couleur à son teint et de la décision à ses mouvements boiteux. La mère de Henry l’aimait ; elle pensait que ses particularités étaient un signe d’élection : il n’était pas comme les autres enfants, disait-elle. Elle le croyait régénéré, un nouveau Samuel, appelé à Dieu depuis le berceau. Il devait être membre du clergé. M. Sympson et ses filles, ne comprenant pas ce jeune garçon, le laissaient livré à lui-même. Shirley en avait fait son favori, et il regardait Shirley comme la compagne de ses jeux.

Au milieu de ce cercle de famille, ou plutôt en dehors, se mouvait le précepteur, le satellite.

Oui, Louis Moore était un satellite de la maison Sympson, attaché et cependant distinct : toujours présent, mais toujours tenu à distance. Chaque membre de cette correcte famille le traitait avec une dignité convenable. Le père était austèrement civil, quelquefois irritable ; la mère, qui était une bonne femme, était pour lui pleine d’attentions, mais formaliste ; les filles voyaient en lui une abstraction, non un homme. On eût dit, d’après leurs manières, que pour elles le précepteur de leur frère n’existait pas. Elles étaient instruites ; lui aussi, mais non pour elles. Elles étaient accomplies ; il possédait aussi des talents, mais imperceptibles pour leurs sens. La plus spirituelle esquisse sortie de ses doigts n’était rien à leurs yeux, la plus originale observation tombée de ses lèvres ne frappait point leurs oreilles. Rien ne pouvait surpasser la réserve de leur conduite à son égard.

J’aurais bien dit que rien ne pouvait l’égaler ; mais je me suis rappelé un fait qui étonna étrangement Caroline Helstone : c’était de découvrir que son cousin n’avait absolument aucun ami sympathique à Fieldhead ; que, pour miss Keeldar, il était autant un simple professeur, aussi peu un gentleman, aussi peu un homme, que pour les estimables misses Sympson.

Qu’était-il donc arrivé à la sensible et bienveillante Shirley, pour qu’elle se montrât si indifférente à la triste position d’un de ses semblables ainsi isolé sous son toit ? Elle n’était peut-être pas hautaine pour lui, mais elle n’avait pas l’air de le remarquer. Elle ne faisait nulle attention à lui. Il allait et venait, parlait ou gardait le silence, sans qu’elle daignât remarquer son existence.

Quant à Louis Moore lui-même, il paraissait rompu à ce genre de vie, et avoir pris son parti de le supporter pendant un temps donné. Ses facultés semblaient murées en lui et ne paraissaient point gémir de leur captivité. Il ne riait jamais, rarement il souriait. Jamais on ne lui entendait émettre une plainte. Il accomplissait scrupuleusement le cercle de ses devoirs. Son élève l’aimait ; il ne réclamait pas autre chose que de la civilité du reste du monde. Il semblait même qu’il n’eût rien voulu accepter de plus, dans ce lieu du moins : car, lorsque sa cousine Caroline lui fit d’aimables ouvertures d’amitié, il ne l’encouragea point ; il l’évitait plutôt qu’il ne la recherchait. Une seule créature vivante, outre son pâle et boiteux élève, avait gagné son affection dans cette demeure, et c’était l’intraitable Tartare, qui, sombre et menaçant pour les autres, montrait pour lui une singulière partialité ; partialité si marquée, que quelquefois, lorsque Moore, appelé pour le repas, entrait dans la salle à manger et s’asseyait sans que l’on fît attention à lui, Tartare se levait de sa place aux pieds de Shirley et allait se mettre auprès du taciturne précepteur. Une fois, seulement une fois, elle remarqua la désertion, et étendant la main, elle chercha par de pouces paroles à le faire revenir. Tartare regarda d’un air soumis, et poussa un gémissement selon son habitude, mais n’obéit point à l’invitation, et s’assit froidement sur ses hanches à côté de Moore. Ce gentleman attira la grosse tête au museau noir sur son genou, la caressa doucement et se sourit intérieurement à lui-même.

Un subtil observateur aurait pu remarquer, dans le cours de la même soirée, que, lorsque Tartare eut fait acte d’allégeance envers Shirley et se fut couché de nouveau auprès du tabouret sur lequel reposaient ses pieds, l’audacieux précepteur, par un mot et un geste, le fascina encore. Il redressa ses oreilles au mot ; il se leva au geste, et vint, la tête tendrement baissée, recevoir la caresse attendue. Cette caresse donnée, le même sourire significatif rida le visage calme de Moore.

« Shirley, dit Caroline, un jour qu’elles se trouvaient seules assises dans le pavillon d’été, saviez-vous que mon cousin Louis fût précepteur dans la famille de votre oncle avant que les Sympson vinssent ici ? »

La réponse de Shirley ne fut pas aussi prompte qu’à l’ordinaire ; à la fin cependant elle répondit :

« Oui, certainement, je le savais bien.

— Je pensais que vous deviez connaître cette circonstance.

— Eh bien ! quoi, alors ?

— Je m’étonne que vous ne m’en ayez jamais fait mention.

— Pourquoi cela vous étonne-t-il ?

— Cela me semble singulier. Je ne puis m’en rendre compte. Vous parlez beaucoup ; vous parlez librement. Comment se fait-il que vous ne m’ayez jamais touché un mot de cette circonstance ?

— Parce que cela s’est trouvé ainsi ; et Shirley se mit à rire.

— Vous êtes une singulière créature, continua son amie. Je croyais bien vous connaître ; je commence à m’apercevoir que j’étais dans l’erreur. Vous avez été muette comme la tombe à propos de mistress Pryor ; et maintenant voici encore un autre secret. Mais pourquoi vous avez fait de ceci un secret, c’est là qu’est pour moi le mystère.

— Je n’ai jamais fait de cela un secret ; je n’avais aucune raison pour agir ainsi. Si vous m’eussiez demandé quel était le précepteur de Henry, je vous l’aurais dit ; d’ailleurs,je pensais que vous le saviez.

— Il n’y a pas qu’une chose qui m’étonne en ceci. Vous n’aimez pas le pauvre Louis ; pourquoi ? Est-ce à cause de sa position que vous regardez peut-être comme servile ? Désireriez-vous que le frère de Robert occupât une place plus élevée ?

— Le frère de Robert, vraiment ! s’écria Shirley d’un ton qui ressemblait au mépris ; et, par un mouvement d’orgueilleuse impatience, elle arracha une rose d’une branche qui s’avançait à travers la fenêtre ouverte.

— Oui, répéta Caroline avec une douce fermeté, le frère de Robert. Il est ainsi étroitement rattaché à Gérard Moore de Hollow, quoique la nature ne lui ait pas donné des traits si beaux ni un air si noble qu’à son frère ; mais son sang est aussi pur, et il serait aussi gentleman que lui, s’il était libre.

— Sage, humble, pieuse Caroline ! s’écria ironiquement Shirley. Hommes et anges, écoutez-la. Nous ne devrions pas mépriser des traits communs, ni une laborieuse et honnête réputation, n’est-ce pas ? Regardez l’objet de votre panégyrique ; le voilà dans le jardin, continua-t-elle en désignant une ouverture d’un bosquet de vigne vierge ; et à travers cette ouverture on apercevait Louis Moore, venant lentement le long du mur.

— Il n’est point laid, Shirley, il n’a point les traits ignobles ; il est triste ; le silence scelle son esprit ; mais je le crois plein d’intelligence, et soyez sûre que, s’il n’y avait pas quelque chose de très-remarquable dans sa nature, M. Hall n’eût jamais recherché sa société comme il le fait. »

Shirley rit, puis elle rit encore, chaque fois avec un ton légèrement sarcastique. « Bien, très-bien, dit-elle. Parce qu’il est l’ami de M. Hall et le frère de Robert Moore, nous consentirons à tolérer son existence, n’est-ce pas, Cary ? Vous le croyez intelligent, n’est-ce pas ? Non tout à fait un idiot ; eh ! il a quelque chose de remarquable dans sa nature ; c’est-à-dire que ce n’est pas tout à fait un rustre. Bien ! vos représentations ont de l’influence sur moi ; et, pour vous le prouver, s’il vient de ce côté, je veux lui adresser la parole. »

Il s’approcha du pavillon ; ne s’apercevant pas qu’il fût occupé, il s’assit sur le seuil. Tartare, devenu son compagnon habituel, l’avait suivi et s’était couché en travers devant ses pieds.

« Mon vieux compagnon ! dit Louis en caressant son oreille basanée ou plutôt les restes mutilés de cet organe, déchiré et déchiqueté dans cent batailles, le soleil d’automne brille aussi bien sur nous que sur les plus beaux et les plus riches. Le jardin n’est pas à nous ; mais nous n’en jouissons pas moins de sa verdure et de son parfum, n’est-ce pas ? »

Il demeura assis en silence, caressant Tartare, qui bavait par excès d’affection. Un faible bruissement commença parmi les arbres d’alentour ; quelque chose voltigeait de haut en bas, aussi léger que des feuilles. C’étaient de petits oiseaux, qui vinrent se poser sur la pelouse à une distance respectueuse, et se mirent à sautiller comme s’ils attendaient quelque chose.

« Ces petits lutins bruns se souviennent que je les nourris l’autre jour, se dit encore Louis. Ils veulent du biscuit. Aujourd’hui j’ai oublié d’en conserver un morceau. Charmants petits êtres, je n’ai pas une miette pour vous. »

Il mit la main dans une de ses poches et la retira vide.

« L’imprévoyance est facile à réparer, » murmura miss Keeldar qui écoutait.

Elle prit un morceau de gâteau dans son sac, qui n’était jamais dépourvu de quelque chose à jeter aux poules, aux jeunes canards ou aux moineaux ; elle l’émietta, et, se penchant sur l’épaule de Louis, mit les miettes dans sa main.

« Voilà, dit-elle ; il y a une providence pour les imprévoyants.

— Cette après-midi de septembre est charmante, dit Louis Moore, qui, sans être le moins du monde décontenancé, jeta tranquillement les miettes sur l’herbe.

— Même pour vous ?

— Aussi agréable pour moi que pour aucun monarque.

— Vous vous faites une sorte d’âpre et solitaire triomphe, en tirant votre plaisir des éléments, des choses inanimées et des êtres les plus infimes de la création.

— Solitaire, mais non âpre. Avec les animaux, je sens que je suis le fils d’Adam, l’héritier de celui à la domination duquel fut soumis tout ce qui se mouvait sur la terre. Votre chien m’aime et me suit ; lorsque je vais dans cette cour, vos pigeons viennent voltiger devant mes pieds ; la jument qui est dans votre étable me connaît aussi bien que vous, et m’obéit mieux qu’à vous.

— Et mes roses vous donnent leur doux parfum, mes arbres leur ombrage.

— Et, continua Louis, aucun caprice ne peut me priver de ces plaisirs : ils sont à moi. »

Il s’éloigna : Tartare le suivit, comme lié à lui par le devoir et l’affection, et Shirley demeura sur le seuil du pavillon. Caroline vit son visage pendant qu’elle regardait le précepteur s’éloigner : elle était pâle, et son orgueil paraissait saigner intérieurement.

« Vous voyez, dit Caroline, que ses sentiments sont souvent blessés, et c’est ce qui le rend morose.

— Vous voyez, reprit Shirley avec irritation, qu’il est un sujet sur lequel nous nous querellerons toutes les fois que nous voudrons le discuter ; ainsi, laissons-le là, et pour toujours.

— Je suppose que plus d’une fois il s’est comporté de cette façon, pensa en elle-même Caroline, et c’est ce qui a éloigné de lui Shirley. Cependant je m’étonne qu’elle ne puisse faire la part du caractère et des circonstances ; je m’étonne que la modestie, la virilité, la sincérité de Louis, ne plaident pas auprès d’elle en sa faveur. Elle n’est pas souvent si inconsidérée ni si irritable. » Le témoignage verbal de deux amis de Caroline sur son cousin augmenta la bonne opinion qu’elle avait de lui. William Farren, dont il avait visité le cottage en compagnie de M. Hall, le tenait pour un vrai gentleman, et comme il n’y en avait pas un autre à Briarfield. Lui, William eût tout fait pour cet homme. Et comme les enfants l’aimaient, comme la femme s’était coiffée de lui la première fois qu’elle l’avait vu ! Louis n’allait jamais dans une maison sans qu’il fût aussitôt entouré par les enfants, disait William.

M. Hall, en réponse à une question de miss Helstone sur ce qu’il pensait de Louis Moore, répondit franchement qu’il n’avait pas rencontré un meilleur compagnon depuis qu’il avait quitté Cambridge.

« Mais il est si grave ! objecta Caroline.

— Grave ! Le plus joyeux compagnon du monde. Plein d’entrain, d’humeur et d’originalité. Jamais excursion ne m’a procuré autant de plaisir que celle que j’ai faite avec lui aux lacs. Son intelligence et son goût sont si supérieurs, que l’on se sent heureux de se trouver sous leur influence ; et quant à son caractère et à sa nature, ce sont les plus beaux qui se puissent voir.

— À Fieldhead il paraît triste, et je lui crois le caractère d’un misanthrope.

— Oh ! je m’imagine plutôt qu’il se trouve là dans une fausse position. Les Sympson sont des gens fort honorables, mais incapables de le comprendre. Ils attachent une grande importance aux formes et à l’étiquette, ce qui est tout à fait en dehors des habitudes de Louis.

— Je ne pense pas que miss Keeldar l’aime.

— Elle ne le connaît pas ; autrement, elle a assez de sens pour rendre justice à ses qualités. »

« Bien, je suppose qu’elle ne le connaît pas, » se murmura à elle-même Caroline ; et par cette hypothèse elle s’efforça de se rendre compte de ce qui lui paraissait inexplicable. Mais elle ne put s’en tenir à une si simple solution de la difficulté, et elle fut bientôt obligée de refuser aux préjugés de miss Keeldar cette excuse même de l’ignorance.

Un jour, il lui arriva de se trouver dans la salle d’étude avec Henry Sympson, qu’un aimable et affectueux caractère lui avait tout d’abord fait remarquer. L’enfant était absorbé dans certaine opération mécanique : son infirmité lui faisait rechercher des occupations sédentaires. Il commença à ravager le bureau de son précepteur pour trouver de la cire ou de la ficelle nécessaire à son travail. Moore était absent : M. Hall était venu le prendre pour faire une longue promenade. Henry ne put trouver immédiatement l’objet de sa recherche : il bouleversa compartiment sur compartiment, et ouvrant enfin un dernier tiroir, il tomba non pas sur une pelote de ficelle ni sur un morceau de cire, mais sur une petite liasse de cahiers aux couvertures marbrées, attachée avec un ruban. Henry regarda cet objet :

« Quelles vieilleries M. Moore conserve dans son bureau ! dit-il ; j’espère qu’il ne conserverait pas si soigneusement mes vieux exercices.

— Qu’est-ce que c’est ?

— De vieux cahiers d’exercices. »

Il jeta la liasse à Caroline. Le paquet lui parut si propre extérieurement, qu’elle voulut en connaître le contenu.

« Si ce sont seulement des cahiers d’exercices, je pense que je puis les ouvrir.

— Oh ! oui, certainement. Le bureau de M. Moore est à moitié le mien ; car il me permet d’y renfermer une foule d’objets, et je vous donne la permission. »

C’étaient des compositions françaises d’une écriture compacte, mais d’une netteté et d’une clarté remarquables. Cette écriture lui était connue, et elle eut à peine besoin de jeter les yeux sur le nom qui se trouvait au bas de chaque thème pour dire à qui elle appartenait. On y lisait : « Shirley Keeldar, Sympson-Grove, » et la date remontait à quatre années auparavant.

Elle relia le paquet, et le tint un instant dans sa main, plongée dans une sorte de méditation. Il lui semblait qu’en ouvrant ce paquet elle eût violé un dépôt.

« Vous voyez, ce sont les exercices de Shirley, dit nonchalamment Henry.

— Est-ce que vous les avez donnés à M. Moore ? Elle les a écrits avec mistress Pryor, je suppose,

— Elle les a écrits dans ma chambre d’étude, à Sympson-Grove, pendant qu’elle y demeurait avec nous. M. Moore lui enseignait le français… c’est sa langue maternelle.

— Je sais… Était-elle une bonne élève, Henry ?

— Elle était un peu sauvage et rieuse, mais j’aimais bien à l’avoir dans ma chambre ; elle rendait agréable les heures des leçons. Elle apprenait vite, on ne savait quand ni comment. Le français n’était rien pour elle. Elle le parlait couramment, aussi couramment que M. Moore lui-même.

— Était-elle obéissante ? vous donnait-elle du tourment ?

— Elle me donnait beaucoup de tourment sous un rapport : elle était étourdie, mais je l’aimais. Je suis désespérément amoureux de Shirley.

Désespérément amoureux, vous, petit nigaud ! Vous ne savez ce que vous dites.

— Je suis désespérément amoureux d’elle. Elle est la lumière de mes yeux. Je l’ai dit hier soir à M. Moore.

— Il a dû vous réprimander pour parler ainsi avec exagération.

— Non. Il ne réprimande jamais, comme font les gouvernantes des jeunes filles. Il lisait, et il se contenta de sourire dans son livre en disant que, si miss Keeldar n’était pas plus difficile que cela, elle l’était moins qu’il ne l’avait pensé ; que je n’étais qu’un petit garçon boiteux et à la vue trouble. J’ai bien peur d’être un pauvre infortuné, miss Helstone. Je suis estropié, vous savez.

— Ne vous affectez pas de cela, Henry, vous êtes un très-gentil petit garçon ; et, si Dieu ne vous a pas donné la santé et la force, il vous a doué d’un bon caractère, d’un cœur et d’un cerveau excellents.

— Je serai méprisé. Quelquefois je m’imagine que vous et Shirley me méprisez.

— Écoutez, Henry. En général, je n’aime pas les écoliers ; j’en ai même une grande horreur. Je vois en eux de petits scélérats qui prennent un barbare plaisir à tuer et à tourmenter les oiseaux, les insectes, les petits chats et tout ce qui est plus faible qu’eux ; mais vous êtes si différent, que j’éprouve une vive sympathie pour vous. Vous avez presque autant de sens qu’un homme (beaucoup plus, Dieu le sait, qu’un grand nombre d’hommes, se dit-elle) ; vous aimez la lecture, et vous pouvez parler avec bon sens de ce que vous lisez.

— J’aime la lecture. Je sais que j’ai du sens, et je sais aussi que j’ai du sentiment. »

En ce moment, miss Keeldar entra.

« Henry, dit-elle ! j’ai apporté ici votre goûter. Je le préparerai moi-même. »

Elle plaça sur la table un verre de lait frais, une assiette de quelque chose qui ressemblait assez à du cuir, et un objet qui avait la forme d’une fourchette.

« Que faites-vous donc là tous deux, mettant au pillage le bureau de M. Moore ?

— Nous examinons vos cahiers d’exercices, répondit Caroline.

— Mes vieux cahiers d’exercices ?

— Des cahiers d’exercices français. Voyez ! On doit y attacher du prix ; ils sont conservés soigneusement. »

Elle montrait le paquet. Shirley le saisit :

« Je ne savais pas qu’un seul existât encore, dit-elle. Je pensais que le tout avait servi depuis longtemps à allumer le feu, ou à faire les papillotes des servantes de Sympson-Grove. Pourquoi les avez-vous conservés, Henry ?

— Ce n’est pas moi qui les ai conservés. Je n’y aurais jamais songé. Il n’est jamais entré dans ma tête que des cahiers d’exercices fussent bons à quelque chose. M. Moore les avait placés là dans le tiroir le plus caché de son bureau ; il les a sans doute oubliés.

— C’est cela ; il les a oubliés, sans doute, répéta Shirley. Ils sont extrêmement bien écrits, dit-elle avec complaisance.

— Quelle petite fille étourdie vous étiez en ce temps-là, Shirley ! je me le rappelle si bien : vous étiez si svelte et si légère que, bien que vous fussiez grande, je pouvais vous enlever du plancher. Je vous vois encore avec votre abondante et longue chevelure et votre robe flottante. Vous aviez coutume de rendre gai M. Moore, c’est-à-dire dans le commencement. Je crois que par la suite vous lui donniez du chagrin. »

Shirley tourna les feuillets manuscrits et garda le silence ; un instant après elle dit : « Ceci fut écrit dans une après-midi d’hiver ; c’est la description d’un effet de neige.

— Je me rappelle, » dit Henry. M. Moore, après l’avoir lue s’écria : « Voilà le français gagné. Il dit que c’était très-bien. Ensuite vous lui fîtes dessiner, à la sépia, le passage que vous aviez décrit.

— Vous n’avez donc pas oublié, Henry ?

— Nullement. Nous fûmes tous réprimandés ce soir-là, pour n’être pas descendus au thé lorsqu’on nous avait appelés. Je me rappelle mon précepteur assis à son chevalet, et vous debout derrière lui, tenant la chandelle, et le regardant dessiner la roche neigeuse, le pin, le daim couché dessous, et la demi-lune au-dessus.

— Où sont ses dessins, Harry ? Caroline désirerait les voir.

— Dans son portefeuille ; mais il est fermé, et il a la clef.

— Demandez-la-lui lorsqu’il rentrera.

— Vous devriez la lui demander vous-même, Shirley ; vous êtes réservée avec lui maintenant ; vous êtes devenue pour lui une fière lady : j’ai remarqué cela.

— Shirley, vous êtes réellement une énigme, murmura Caroline à son oreille. Quelles étranges découvertes je fais maintenant jour par jour ! Moi qui pensais avoir votre confiance ! inexplicable créature ! même ce jeune garçon vous blâme.

— J’ai oublié le bon vieux temps, vous voyez, Harry, dit miss Keeldar, répondant au jeune Sympson, et n’ayant pas l’air d’entendre Caroline.

— Ce que vous n’auriez jamais dû faire ; vous n’êtes pas digne d’être l’étoile du matin d’un homme, si vous avez une si courte mémoire.

— L’étoile du matin d’un homme, vraiment ! et par cet homme vous voulez vous désigner vous-même, je suppose. Allons ! buvez votre lait frais pendant qu’il est chaud. »

Le jeune boiteux se leva et se dirigea clopin-clopant vers le feu. Il avait laissé sa béquille près de la cheminée.

« Mon pauvre cher infirme ! murmura Shirley de sa plus douce voix, en l’aidant à marcher.

— Qui aimez-vous le mieux de moi ou de Sam Wynne, Shirley ? demanda le jeune garçon en s’asseyant dans la chaise à bras.

— Oh ! Harry ! Sam Wynne est l’objet de mon aversion : vous êtes mon favori.

— De moi ou de Malone ?

— Vous encore, mille fois.

— Cependant ce sont de grands jeunes hommes qui ont des favoris et six pieds de haut.

— Tandis que vous, aussi longtemps que vous vivrez, vous ne serez jamais autre chose qu’un pâle petit boiteux.

— Oui, je le sais.

— Cela ne doit pas vous attrister. Ne vous ai-je pas dit souvent qu’il y avait un homme qui était presque aussi petit, aussi pâle, aussi souffrant que vous, et qui est cependant aussi puissant qu’un géant, aussi brave qu’un lion ?

— L’amiral Horace ?

— L’amiral Horace, vicomte Nelson et duc de Bronti, grand par le cœur comme un Titan, brave et héroïque comme les plus braves des temps de chevalerie, qui dirige la puissance de l’Angleterre, commande ses forces sur mer, et lance la foudre sur les flots.

— Un grand homme ; mais je ne suis pas guerrier, Shirley. Et cependant mon esprit est si impatient, je brûle jour et nuit, pourquoi, je ne puis le dire, pour être, pour faire, pour souffrir, je pense.

— Harry, c’est votre intelligence, qui est plus forte et plus âgée que votre corps, qui vous tourmente. Elle se trouve captive, enchaînée dans un esclavage physique. Mais elle opérera sa propre rédemption, cependant. Étudiez avec soin, non-seulement les livres, mais le monde. Vous aimez la nature ; aimez-la sans craindre. Soyez patient, attendez le cours du temps. Vous ne serez ni un soldat ni un marin, Henry ; mais, si vous vivez, vous serez, écoutez ma prophétie, vous serez un auteur, peut-être un poëte.

— Un auteur ! c’est un éclair, un éclair de lumière pour moi ! je veux… je veux écrire un livre que je puisse vous dédier.

— Oui, vous l’écrirez, afin de donner à votre âme son soulagement naturel. Dieu ! mais que dis-je ? et quel bien peuvent produire ces paroles indiscrètes ? Henry, voici votre gâteau d’avoine ; mangez et vivez.

— Très-volontiers !

— Ici ! s’écria une voix en dehors de la fenêtre ouverte ; je connais l’odeur du déjeuner. Miss Keeldar, puis-je entrer et en prendre ma part ?

— Monsieur Hall (c’était M. Hall, et avec lui Louis Moore, revenant de leur promenade), il y a un goûter convenable servi dans la salle à manger, et une réunion de gens convenables assis autour : vous pouvez vous joindre à cette société et partager leur chère si cela vous convient ; mais, si votre mauvais goût vous conduit à préférer le goûter irrégulier que nous faisons ici, montez et faites comme nous.

— J’approuve le parfum, et je me laisserai conduire par le nez, » répondit M. Hall, qui fit à l’instant son entrée, accompagné de Louis Moore. Les yeux de ce dernier tombèrent sur son bureau ravagé. Voleurs ! s’écria-t-il. Henry, vous méritez la férule.

— Alors, donnez-la à Shirley et à Caroline ; ce sont elles qui sont coupables, dit Henry, songeant plus à produire de l’effet qu’à dire la vérité.

— Traître et faux témoin ! s’écrièrent à la fois les deux jeunes filles. Nous n’avons jamais mis la main sur la chose d’autrui, excepté dans un esprit de louable recherche.

— Je n’en doute pas, dit Moore avec son rare sourire. Et qu’avez-vous fureté, dans votre esprit de louable recherche ?

Il aperçut le tiroir intérieur ouvert. « Ce tiroir est vide, dit-il. Qui a pris… ?

— Voilà ! Voilà ! » se hâta de répondre Caroline en remettant le petit paquet à sa place.

Il ferma le tiroir avec une petite clef attachée à sa chaîne de montre, remit en ordre les autres papiers, ferma le bureau et s’assit sans faire d’autre remarque.

« Je pensais que vous auriez grondé beaucoup plus, monsieur, dit Henry. Les jeunes filles méritent une réprimande.

— Je les livre à leur propre conscience.

— Elle les accuse de crimes médités aussi bien que de crimes accomplis, monsieur. Si je n’avais pas été ici, elles eussent traité votre portefeuille comme elles ont traité votre bureau ; mais je leur ai dit qu’il était fermé à clef.

— Voulez-vous goûter avec nous ? dit Shirley, s’adressant à Moore, et paraissant désireuse de changer le cours de la conversation.

— Certainement, si je le peux.

— Vous serez réduit au lait frais et au gâteau d’avoine du Yorkshire.

— Va pour le lait frais, dit Louis. Mais pour votre gâteau d’avoine !… et il fit une grimace significative.

— Il ne peut le manger, dit Henry ; il lui semble que ce soit du pain de son fait avec de la levure aigre.

— Alors, par une faveur spéciale, nous lui accorderons quelques craquelins. »

L’hôtesse sonna et donna ses ordres, qui furent aussitôt exécutés. Elle-même mesura le lait et distribua le pain au petit cercle qui entourait le feu brillant de la salle d’étude. Elle prit ensuite la place de rôtisseur général, et s’agenouillant devant le foyer, la fourchette à la main, elle s’acquitta de cette fonction avec dextérité. M. Hall, qui aimait toute innovation aux usages ordinaires, et auquel le grossier gâteau d’avoine semblait, par la force de l’habitude, aussi savoureux que la manne, était dans sa plus belle humeur. Il causait et riait joyeusement, tantôt avec Caroline, qu’il avait placée à son côté, tantôt avec Shirley, puis ensuite avec Louis Moore. Louis monta sa gaieté à l’unisson de celle de M. Hall ; il ne riait pas beaucoup, mais il disait du ton le plus tranquille les choses les plus spirituelles. De graves sentences auxquelles il savait donner un tour inattendu, une saveur et un piquant tout nouveaux, tombaient sans apprêt de ses lèvres. Il prouva qu’il était ce que pensait de lui M. Hall, un compagnon d’agréable société. Caroline était émerveillée de son humeur, mais plus encore de son entière possession de lui-même. Aucune personne présente ne paraissait exercer sur lui la moindre impression de contrainte ; et cependant la froide et fière miss Keeldar était là agenouillée devant le feu, presque à ses pieds.

Mais Shirley n’était plus ni froide, ni fière, du moins en ce moment. Elle ne paraissait pas s’apercevoir de l’humilité de la fonction qu’elle remplissait, ou si elle s’en apercevait, c’était seulement pour y goûter un charme. Son orgueil ne se révoltait nullement de voir le précepteur de son cousin faire partie du cercle pour lequel elle remplissait l’office de servante ; elle n’avait pas la moindre répugnance à lui offrir de ses mains le pain et le lait comme aux autres. De son côté, Moore acceptait de sa main sa portion avec autant de calme que s’il eût été son égal.

« Vous avez trop chaud, maintenant, lui dit-il après qu’elle eût tenu la fourchette pendant quelque temps ; laissez-moi prendre votre place. »

Et il lui prit la fourchette avec une sorte de calme autorité à laquelle elle se soumit passivement, sans lui résister ni le remercier.

« J’aimerais à voir vos peintures, Louis, dit Caroline après que le somptueux goûter fut terminé. Et vous, monsieur Hall ?

— Pour vous faire plaisir, je dirai comme vous ; mais, pour mon compte, j’ai rompu avec lui comme artiste : j’ai eu assez de lui en cette qualité dans le Cumberland et le Westmoreland. Nous avons plus d’une fois attrapé une averse dans les montagnes à cause de son obstination à demeurer assis sur son tabouret de campagne, saisissant les effets des nuages, du brouillard qui se formait, des éclaircies de soleil, que sais-je ?

— Voici le portefeuille, dit Henry, l’apportant d’une main et s’appuyant de l’autre sur sa béquille. »

Louis le prit, mais il demeura assis, comme s’il attendait que quelque autre parlât. Il semblait ne vouloir l’ouvrir que si Shirley daignait se montrer intéressée à l’exhibition.

« Il nous fait attendre pour aiguiser notre curiosité, dit-elle.

— Vous savez l’ouvrir, dit Louis en lui donnant la clef. Vous m’avez cassé une fois la serrure ; essayez, maintenant. »

Elle ouvrit, et monopolisant le contenu, elle eut elle-même la première vue de toutes les esquisses. Elle jouit de la faveur, si c’était une faveur, en silence, sans faire le moindre commentaire. Moore se tenait debout derrière elle et regardait par-dessus son épaule, et, lorsqu’elle avait fini et que les autres regardaient encore, il quittait son poste et se promenait dans la chambre.

Une voiture fut entendue dans l’avenue ; la cloche de la grande porte retentit. Shirley tressaillit.

« Ce sont des visiteurs, dit-elle, et je vais être appelée. J’ai une jolie figure, comme ils disent, pour recevoir de la compagnie ! Henry et moi avons été dans le jardin cueillir des fruits la moitié de la matinée. Oh ! quand pourrai-je me reposer sous ma vigne et mon figuier ! Heureuse la femme du chef indien, qui n’a aucun devoir de salon à remplir, et peut demeurer assise dans un coin de son paisible wigwam, occupée à tresser des nattes ou à caresser ses petits enfants ! Je veux émigrer dans les forêts de l’Ouest. »

Louis Moore sourit.

« Pour épouser un Nuage-Blanc ou un Gros-Buffle, et après le mariage vous vouer à la douce tâche de labourer le champ de maïs de votre seigneur, tandis qu’il fumera sa pipe ou boira de l’eau-de-vie ? »

Shirley paraissait disposée à répondre ; mais à ce moment la porte de la salle d’étude s’ouvrit pour laisser entrer M. Sympson. Ce personnage sembla pétrifié en voyant le groupe placé devant le feu.

« Je vous croyais seule, miss Keeldar, dit-il. Je trouve toute une réunion. »

Et évidemment, d’après son air choqué et scandalisé, s’il n’avait reconnu dans une des personnes présentes un ecclésiastique, il n’eût pas manqué de se livrer à une philippique sur les habitudes excentriques de sa nièce : le respect pour la robe l’arrêta.

« Je voulais simplement vous annoncer, continua-t-il froidement, que la famille de Walden-Hall, M. et mistress Wynne, misses et M. Sam Wynne, sont au salon. »

Puis il fit un salut et se retira.

« La famille de Walden-Hall ! il ne pouvait m’arriver pis, » murmura Shirley.

Elle demeura assise, l’air un peu contrariée, et peu disposée à se rendre au salon. La chaleur du feu avait coloré son visage ; plus d’une fois ses cheveux noirs avaient été échevelés par le vent pendant la matinée. Elle n’était vêtue que d’une légère et ample robe de mousseline ; le châle qu’elle portait dans le jardin était drapé en plis négligés autour de sa taille. Son aspect avait quelque chose d’indolent, de sauvage, de pittoresque et de singulièrement joli, plus joli que de coutume, comme si quelque émotion intérieure eût donné une fraîcheur et une expression nouvelles à ses traits.

« Shirley, Shirley, vous devez y aller, murmurait Caroline.

— Je me demande pourquoi. »

Elle leva les yeux, et vit dans la glace qui surmontait la cheminée M. Hall et Louis Moore qui la regardaient gravement.

« Si, dit-elle avec un sourire, si une majorité de la compagnie présente maintient que les gens de Walden-Hall ont des droits à mes civilités, je soumettrai mes inclinations à mes devoirs. Que ceux qui pensent que je dois aller lèvent la main. »

De nouveau elle consulta le miroir, qui réfléchit un vote unanime contre elle.

« Vous devez y aller, dit M. Hall, et vous comporter courtoisement aussi. Vous avez des devoirs envers la société. Il ne vous est pas permis de faire seulement ce qui vous fait plaisir. »

Louis Moore fut du même avis.

Caroline, s’approchant d’elle, lissa ses boucles flottantes, donna à son costume une grâce plus décente, mais moins artistique, et Shirley fut mise hors de la chambre, protestant par une moue significative contre son renvoi.

« Il y a dans sa personne un charme curieux, dit M. Hall lorsqu’elle fut partie. Maintenant, ajouta-t-il, il faut que je m’en aille, car Sweeting est allé visiter sa mère, et il y a deux enterrements à faire.

— Henry, prenez vos livres, voici l’heure de la leçon, dit Moore en s’asseyant à son pupitre.

— Un charme curieux ! répéta l’élève lorsque lui et son maître furent laissés seuls. C’est vrai. N’est-ce pas une sorte de blanche enchanteresse ? demanda-t-il.

— De qui parlez-vous, monsieur ?

— De ma cousine Shirley.

— Pas de questions oiseuses. Étudiez en silence. »

M. Moore avait la physionomie et la parole sévères. Henry connaissait cette disposition ; elle était rare chez son précepteur, mais, quand elle se montrait, il en avait peur : il obéit.