Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 299-316).


CHAPITRE XVIII.

Une nuit d’été.


La nuit était venue. Un air serein favorisait l’illumination des étoiles.

« Il fera juste assez clair pour que je voie mon chemin d’ici à la maison, dit miss Keeldar, comme elle se préparait à prendre congé de Caroline à la porte du jardin de la rectorerie.

— Vous ne devez pas vous en aller seule, Shirley. Fanny vous accompagnera.

— C’est inutile. De quoi pourrais-je m’effrayer sur ma propre paroisse ? Je ferais volontiers le trajet de Fieldhead à l’église par une belle nuit d’été, trois heures plus tard qu’en ce moment, pour le seul plaisir d’admirer les étoiles et la chance de rencontrer une fée.

— Mais attendez au moins que la foule se soit dissipée.

— D’accord. Voilà les cinq misses Armitage qui sortent. Voici le phaéton de mistress Sykes, la voiture de M. Wynne, la charrette de mistress Birthwistle ; comme je ne me soucie pas de la corvée de dire adieu à tout ce monde, nous allons rentrer dans le jardin et nous abriter un instant parmi les laburnes. »

Les recteurs, les vicaires et leurs sacristains sortaient en ce moment du porche de l’église. Il y eut force serrements de mains, compliments sur les discours, recommandations de prendre garde à l’air de la nuit, etc., etc. Peu à peu la foule se dispersa, les voitures s’ébranlèrent. Miss Keeldar venait de quitter son refuge fleuri, lorsque M. Helstone entra dans le jardin et la rencontra.

« Oh ! je vous cherchais, dit-il. Je craignais que vous ne fussiez déjà partie. Caroline, venez ici. »

Caroline s’approcha, s’attendant, comme Shirley, à une semonce, pour n’avoir point fait acte de présence à l’église. D’autres sujets cependant occupaient l’esprit du recteur.

« Je ne coucherai pas à la maison cette nuit, continua-t-il. Je viens de rencontrer un vieil ami, et j’ai promis de l’accompagner. Je serai probablement de retour demain vers midi. Thomas, le clerc, est engagé, et je ne puis l’avoir pour coucher à la maison, comme il fait d’habitude lorsque je m’absente pour la nuit ; en conséquence…

— En conséquence, interrompit Shirley, vous avez besoin de moi comme gentleman, le premier gentleman de Briarfield, enfin, pour prendre votre place, être le maître de la rectorerie et le gardien de votre nièce et de vos servantes pendant votre absence ?

— Précisément, capitaine ; j’ai pensé que le poste vous conviendrait. Voulez-vous faire à Caroline la faveur d’être son hôte pour une nuit ? Voulez-vous rester ici au lieu de retourner à Fieldhead ?

— Et que fera mistress Pryor ? elle m’attend à la maison.

— Je lui enverrai un mot. Allons, décidez-vous à rester. Il se fait tard, la rosée tombe abondamment ; vous et Caroline serez, je n’en doute pas, enchantées de passer la nuit ensemble.

— Je vous promets donc de demeurer avec Caroline, répondit Shirley. Comme vous le dites, nous jouirons du plaisir d’être ensemble ; nous ne nous séparerons pas de la nuit. Maintenant, allez rejoindre votre vieil ami, et ne craignez rien pour nous.

— S’il arrivait quelque trouble dans la nuit, capitaine, si vous entendiez crocheter une serrure, couper une vitre, ou des pas furtifs se glisser en quelque endroit de la maison (et je n’ai aucune crainte de vous dire, à vous qui portez un cœur fort et bien trempé sous votre corsage de satin, que ces petits incidents sont fort possibles dans les temps actuels), que pourriez-vous faire ?

— Je n’en sais rien, peut-être m’évanouir, tomber, pour me relever ensuite. Mais, docteur, si vous m’assignez le poste d’honneur, vous devez me donner des armes. Quelles armes renferme votre forteresse ?

— Vous ne pourriez manier une épée ?

— Non ; je me servirais mieux du couteau à découper.

— Vous en trouverez un excellent dans le buffet de la salle à manger ; un couteau de lady, léger à manier, et dont la pointe vaut celle d’un poignard.

— Ce sera l’affaire de Caroline ; mais vous me donnerez une paire de pistolets : je sais que vous avez des pistolets.

— J’en ai deux paires, et j’en laisse une à votre disposition. Vous les trouverez suspendus dans leur étui en cuir au-dessus du manteau de la cheminée de mon cabinet d’étude.

— Chargés ?

— Oui, mais non amorcés ; amorcez-les avant de vous mettre au lit. C’est vous faire un grand honneur que de vous les confier, capitaine.

— J’en aurai soin. Vous pouvez aller maintenant, monsieur Helstone… Il a été fort gracieux pour moi de me prêter ses pistolets, dit-elle, comme le recteur passait la porte du jardin. Mais venez, Lina, continua-t-elle ; entrons, et tâchons d’avoir à souper ; j’étais trop vexée pendant le thé par le voisinage de M. Sam Wynne pour pouvoir manger, et maintenant j’ai réellement faim. »

Entrant dans la maison, elles se dirigèrent vers l’obscure salle à manger, à travers les fenêtres ouvertes de laquelle entrait l’air du soir apportant les parfums embaumés des fleurs du jardin, le son lointain des pas qui s’éloignaient sur la route, et un doux et vague murmure dont Caroline expliqua l’origine par cette remarque faite pendant qu’elle écoutait à la fenêtre :

« Shirley, j’entends le ruisseau de Hollow. »

Ensuite elle agita la sonnette, demanda de la lumière, et du pain et du lait, le souper habituel de miss Keeldar et le sien. Fanny, lorsqu’elle les eut servies, se disposait à fermer les fenêtres et les volets ; mais elle fut priée de n’en rien faire pour le moment : le crépuscule était trop calme, l’air trop embaumé pour qu’on y renonçât déjà. Elles prirent leur repas en silence : Caroline se leva une fois pour déposer sur la fenêtre un vase de fleurs qui était sur le buffet, et dont le parfum était trop fort pour cette chambre chaude. En revenant, elle ouvrit à demi un tiroir et y prit quelque chose qui brilla dans sa main.

« Vous m’avez assigné ceci, Shirley, n’est-ce pas ? C’est une arme brillante, admirablement affilée, et dont la vue fait frémir. Je n’ai jamais ressenti l’impulsion qui pourrait me porter à la diriger contre mon semblable. Il est difficile d’imaginer quelle circonstance pourrait donner à mon bras la force de frapper avec ce long couteau.

— Cela me répugnerait fortement, reprit Shirley ; mais je crois que je le pourrais, si j’y étais contrainte par certaines circonstances que je puis imaginer. »

Et miss Keeldar but tranquillement et à petits traits sa tasse de lait frais ; elle paraissait quelque peu pensive et était légèrement pâle. Mais n’était-elle pas toujours pâle ? jamais elle n’avait eu le teint animé.

Le souper fini, Fanny fut appelée de nouveau : on lui conseilla, ainsi qu’à Élisa, d’aller se coucher, ce qu’elles firent volontiers, car le service de la journée avait été très-rude pour elles. Bientôt on entendit se fermer la porte de leur chambre. Caroline prit la lumière et visita en détail toute la maison, s’assurant que chaque fenêtre était fermée, et chaque porte verrouillée. Elle n’évita pas même l’arrière-cuisine près du cimetière, ni la cave voûtée. Après cette minutieuse visite, elle revint.

« Il n’y a en ce moment à la maison ni esprit ni chair qui ne devraient pas y être, dit-elle. Il est près d’onze heures et grand temps de se coucher, et cependant j’aimerais à veiller encore un peu, Shirley, si vous n’y voyez pas d’objection. Voici les pistolets que j’ai apportés du cabinet de mon oncle ; vous pouvez les examiner à loisir. »

Elle les plaça sur la table devant son amie.

« Pourquoi désirez-vous veiller plus longtemps ? demanda miss Keeldar, prenant les pistolets, les examinant, puis les replaçant sur la table.

— Parce que je me sens excitée et en proie à une singulière agitation.

— Et moi aussi.

— Je me demande si cet état d’insomnie et d’excitation est produit par quelque chose d’électrique dans l’air.

— Non ; le ciel est pur, les étoiles innombrables ; la nuit est magnifique.

— Mais très-calme. J’entends l’eau du ruisseau de Hollow rouler sur son lit de cailloux, aussi distinctement que si elle coulait sous le mur du cimetière.

— Je suis contente que la nuit soit si calme ; un vent plaintif et une pluie battante me vexeraient en ce moment à me donner la fièvre.

— Pourquoi, Shirley ?

— Parce qu’ils rendraient inutiles tous mes efforts pour écouter.

— Est-ce que vous écoutez du côté de Hollow ?

— Oui ; c’est le seul point d’où nous puissions entendre un son en ce moment.

— Le seul, Shirley ? »

Toutes deux s’assirent auprès de la fenêtre, appuyèrent leurs bras sur l’appui, et inclinèrent leurs têtes vers la jalousie ouverte. Elles virent réciproquement leurs jeunes visages à la clarté des étoiles et de ce crépuscule de juin qui ne disparaît du couchant que lorsque l’aurore commence à poindre au levant.

« M. Helstone pense que nous n’avons aucune idée de l’endroit où il est allé, murmura miss Keeldar, ni de son but, ni de son attente, ni de ses préparatifs ; mais je devine bien des choses, et vous ?

— Je soupçonne quelque chose.

— Tous ces gentlemen, votre cousin Moore compris, pensent que nous sommes tranquillement à dormir dans nos lits, sans nous douter de rien.

— Sans nous occuper d’eux, sans crainte et sans espérance pour eux, » ajouta Caroline.

Toutes deux demeurèrent silencieuses pendant une demi-heure. Le silence de la nuit aussi était complet, et n’était interrompu que par l’horloge de l’église qui mesurait son cours par quarts d’heure. Elles échangèrent quelques mots sur la fraîcheur de l’air ; elles s’enveloppèrent plus étroitement de leurs écharpes, reprirent leurs chapeaux qu’elles avaient quittés, et continuèrent à veiller.

Vers minuit, l’agaçant et monotone aboiement du chien de la maison troubla le calme de leur veille. Caroline se leva et se dirigea sans bruit à travers l’obscur passage vers la cuisine, dans l’intention de l’apaiser avec un morceau de pain ; elle y réussit. En revenant dans la salle à manger, elle trouva une obscurité complète, miss Keeldar ayant éteint la chandelle : les contours de sa personne se voyaient encore auprès de la fenêtre ouverte ; miss Helstone ne fit aucune question ; elle se glissa à son côté. Le chien recommença à aboyer avec fureur. Tout à coup il se tut et sembla écouter. Les hôtes de la salle à manger écoutèrent aussi, et ce n’était plus cette fois le bruit du cours d’eau du moulin de Hollow ; on entendait un bruit plus proche, un bruit sourd sur la route au-dessous du cimetière ; un son cadencé, mesuré, approchant, produit par les pas d’une multitude en marche.

Le bruit devint plus distinct. Celles qui écoutaient se rendirent compte par degrés de son importance ; ce n’étaient pas les pas de deux, d’une douzaine, ni d’une vingtaine d’hommes ; c’étaient les pas de plusieurs centaines. Elles ne pouvaient rien voir : les arbustes élevés du jardin formaient un rideau de feuillage entre elles et la route. Ce n’était point cependant assez d’entendre ; c’est ce qu’elles éprouvèrent, lorsque la troupe s’avança et sembla passer en ce moment auprès de la rectorerie. Elles l’éprouvèrent davantage encore lorsqu’une voix humaine, quoique cette voix ne prononçât qu’un seul mot, rompit le silence de la nuit en criant :

« Halte ! »

La marche fut interrompue. Puis eut lieu une conférence à voix basse, dont aucun mot ne pouvait être entendu de la salle à manger.

« Il faut que nous entendions cela, » dit Shirley.

Elle se retourna, prit ses pistolets sur la table, passa sans bruit par la fenêtre du milieu de la salle à manger, qui était une porte vitrée, et descendit l’avenue jusqu’auprès du mur du jardin, où elle s’arrêta sous les lilas pour écouter. Caroline n’eût pas voulu quitter la maison si elle avait été seule ; mais où Shirley allait, elle ne craignait point d’aller. Elle jeta les yeux sur l’arme déposée sur le buffet, mais elle la laissa derrière elle et vint se placer à côté de son amie. Elles n’osaient point regarder par-dessus le mur, de peur d’être aperçues ; elles furent obligées de s’accroupir derrière, et elles entendirent les paroles suivantes :

« Cela a l’air d’un vieux bâtiment isolé. Qui l’habite avec le satané recteur ?

— Seulement trois femmes : sa nièce et deux servantes.

— Savez-vous où elles couchent ?

— Les filles derrière ; la nièce dans une chambre sur le devant.

— Et Helstone ?

— Voilà sa chambre là-bas. Il a l’habitude d’avoir de la lumière toute la nuit, mais je n’en vois pas en ce moment.

— Par où entreriez-vous ?

— Si l’on m’ordonnait de lui faire son affaire, et il le mérite, j’essayerais d’entrer par la longue fenêtre là-bas : elle ouvre sur la salle à manger ; je pourrais trouver mon chemin à tâtons vers l’étage supérieur, et je connais sa chambre.

— Et que feriez-vous des trois femmes ?

— Je les laisserais tranquilles, à moins qu’elles ne voulussent crier ; dans ce cas, je les aurais bientôt apaisées. J’aimerais à surprendre le vieux diable endormi. S’il s’éveillait, il serait dangereux.

— A-t-il des armes ?

— Des armes à feu toujours, et toujours chargées.

— Alors vous êtes fou de nous arrêter ici. Un coup de feu donnerait l’alarme : Moore serait sur nous avant que nous ayons pu le surprendre. Nous manquerions notre principal but.

— Vous pouvez aller en avant, je vous dis : je me chargerais seul d’Helstone. »

Une pause suivit. Un homme de la troupe laissa tomber une arme qui résonna sur le pavé ; à ce bruit, le chien de la rectorerie se mit à aboyer de nouveau avec fureur.

« Voilà qui gâte tout, dit la voix. Il va s’éveiller ; un bruit pareil est capable de réveiller un mort. Vous ne nous aviez pas dit qu’il y avait un chien. Que le diable vous emporte ! En avant ! »

Et la troupe se mit en marche ; les longues files se déployèrent lentement sur la route, qu’elles firent résonner de leur pas mesuré.

Shirley se dressa contre le mur et regarda sur la route.

« Il ne reste pas une âme, » dit-elle. Elle demeura un instant pensive. « Dieu merci ! » s’écria-t-elle enfin.

Caroline répéta l’exclamation, non d’une voix aussi ferme : elle était toute tremblante ; son cœur battait vite et fort ; son visage était froid ; une sueur glacée perlait sur son front.

« Dieu merci pour nous ! répéta-t-elle ; mais que va-t-il se passer ailleurs ? Ils ne nous ont laissées qu’afin de mieux surprendre les autres.

— Ils ont bien fait, répondit Shirley avec assurance : les autres se défendront, ils le peuvent, ils sont préparés pour cela ; quant à nous, il en est autrement. Mon doigt était sur la détente de ce pistolet. J’étais toute prête à donner à cet homme, s’il entrait, un salut sur lequel il ne comptait guère ; mais derrière lui il y en avait trois cents autres ; je n’eusse pu efficacement vous protéger, ni moi, ni ces deux pauvres femmes qui dorment là sous ce toit. C’est pourquoi je remercie de nouveau vivement Dieu de nous avoir tirées de ce péril. »

Après une seconde pause elle continua : « Quel est maintenant mon devoir et le parti le plus sage ? non pas de demeurer ici inactive, assurément, mais bien certainement d’aller à Hollow.

— À Hollow, Shirley ?

— Oui, à Hollow. Voulez-vous m’y accompagner ?

— Où ces hommes sont allés ?

— Ils ont pris la grande route ; nous ne pouvons les rencontrer. La route par les champs est aussi sûre, aussi paisible, aussi solitaire que le pourrait être un chemin à travers les airs. Voulez-vous venir ?

— Oui, répondit Caroline, machinalement, non parce que son amie était décidée à aller à Hollow, ni parce qu’elle-même éprouvait autre chose que de l’effroi à l’idée de l’accompagner, mais parce qu’elle sentait qu’elle ne pouvait abandonner Shirley.

— Alors nous devons fermer solidement ces fenêtres, et laisser tout derrière nous dans la plus grande sécurité possible. Savez-vous ce que nous allons faire, Cary ?

— Oui… non… nous allons à Hollow parce que vous le voulez.

— Est-ce là tout ? Et êtes-vous si obéissante à un simple caprice de ma part ? Quelle docile épouse vous seriez pour un homme sévère ! La face de la lune n’est pas plus blanche que la vôtre maintenant, et les feuilles du tremble qui est près de la porte ne sont pas plus agitées que vos doigts en ce moment. Et cependant, émue et frappée de terreur, effrayée et dévouée, vous me suivriez dans les plus profonds dangers. Cary, laissez-moi donner un motif à votre fidélité : nous allons à Hollow à cause de Moore, pour voir si nous pouvons lui être utiles ; nous allons tâcher de l’avertir du péril qui le menace.

— Certainement, Shirley, je suis une folle et une faible créature, et vous êtes une sage et prudente femme. Je veux aller avec vous. Je suis heureuse de vous accompagner »

— Je n’en doute pas. Vous mourriez aveuglément et avec résignation pour moi, et vous mourriez intelligemment et avec joie pour Moore ; mais il n’est pas question de mort pour ce soir, nous ne courons aucun risque. »

Caroline ferma promptement les fenêtres et les volets.

« Ne craignez pas, Shirley, que ma respiration m’empêche de vous suivre, si rapide que puisse être votre course, dit-elle. Prenez ma main ; traversons les champs en droite ligne.

— Mais vous ne pourrez escalader les murs ?

— Cette nuit je le puis.

— Vous avez peur des haies ; et le ruisseau qu’il nous faudra passer ?

— Je le passerai. »

Elles partirent : elles coururent. Plus d’un mur les retarda, mais ne les put arrêter. Shirley avait le pied sûr et agile ; Caroline, plus timide et moins adroite, tomba une ou deux fois violemment meurtrie ; mais elle se relevait aussitôt, disant qu’elle ne s’était point blessée. Une haie très-épaisse bordait le dernier champ ; elles perdirent du temps en cherchant un passage : l’ouverture qu’elles trouvèrent était étroite, mais elles n’hésitèrent pas à s’y engager ; les longs cheveux, la peau douce, la soie et la mousseline souffrirent ; mais ce qui fut le plus à déplorer, ce fut le retard que cet obstacle avait apporté à leur course. De l’autre côté, elles trouvèrent le ruisseau, qui coulait dans un lit profond. En cet endroit, une planche étroite était le seul point qui permît de le traverser. Shirley avait passé sur cette planche plusieurs fois déjà, sans accident et sans crainte : Caroline n’avait jamais osé s’y engager.

« Je vous porterai de l’autre côté, dit miss Keeldar. Vous êtes légère et je ne suis point faible. Laissez-moi essayer.

— Si je tombe dans l’eau, vous me repêcherez, » dit Caroline, avec une douce pression de main.

Et sans hésitation elle s’engagea sur la planche vacillante, comme si elle eût été la continuation du ferme gazon. Shirley, qui la suivit, ne traversa pas avec plus de résolution et de sécurité. Dans l’état de leurs esprits, avec le but qu’elles poursuivaient, un torrent écumant et impétueux ne les eût point détournées. Cependant un bruit les arrêta. À peine avaient-elles le pied sur la rive opposée, qu’un coup de feu fendit l’air du côté du nord. Une seconde s’écoula, puis la même note éclata au sud. Dans l’espace de trois minutes, des signaux semblables éclatèrent à l’est et à l’ouest.

« J’ai cru que nous étions mortes à la première explosion, dit Shirley en respirant longuement. Je me suis sentie frappée aux tempes, et j’ai cru que le coup nous avait traversé le cœur ; mais le bruit réitéré m’a servi d’explication : ce sont des signaux, c’est leur manière d’agir : l’attaque ne se fera pas attendre. Il aurait fallu que nous eussions des ailes ; nos pieds ne nous ont pas portées assez rapidement. »

Il fallait alors traverser une portion du taillis : lorsqu’elles en sortirent, la fabrique se trouvait juste au-dessous d’elles : elles pouvaient voir les bâtiments, la cour ; elles découvraient la route au delà. En jetant les yeux dans cette direction, Shirley put se convaincre qu’elle avait conjecturé juste : elles arrivaient trop tard pour donner un avertissement. Elles avaient mis plus de temps qu’elles ne s’y attendaient à surmonter les divers obstacles qui s’étaient dressés sur leur chemin à travers champs.

La route, qui eût dû leur apparaître blanche, était noire et couverte d’une masse mouvante. Les émeutiers étaient assemblés en face des portes fermées de la cour, et une seule figure apparaissait à l’intérieur, s’adressant apparemment à eux : la fabrique elle-même était parfaitement noire et tranquille ; il n’y avait ni vie, ni lumière, ni mouvement.

« Assurément il est sur ses gardes ; ce ne peut être là Moore, les attendant seul ! murmura Shirley.

— C’est lui ; nous devons aller à lui. Je veux aller vers lui.

— Non, Caroline.

— Et pourquoi suis-je venue, alors ? Je suis venue à cause de lui. Il faut que je le joigne.

— Heureusement cela est au-dessus de votre pouvoir : il n’y a aucune entrée qui conduise dans la cour.

— Il y a une petite entrée derrière, outre la porte de la façade ; elle s’ouvre par un secret que je connais. Je veux essayer d’entrer par là.

— Non pas avec ma permission. »

Miss Keeldar lui entoura la taille de ses deux bras et la retint en arrière.

« Vous ne ferez pas un pas, lui dit-elle avec autorité. En ce moment, Moore serait à la fois choqué et embarrassé de nous voir l’une ou l’autre. Les hommes n’aiment pas à voir des femmes auprès d’eux dans les moments de danger réel.

— Je ne l’embarrasserais pas, je l’aiderais, répondit Caroline.

— Et comment ? En lui inspirant de l’héroïsme ? Peuh ! nous ne sommes pas aux temps de la chevalerie. Ce n’est point à une joute dans un tournois que nous allons assister, mais à un combat pour l’argent, la subsistance et la vie.

— Il est naturel que je sois à ses côtés.

— Comme reine de son cœur ? Sa fabrique est la dame de ses pensées, Cary ! Ayant derrière lui ses métiers et ses machines, il a tout l’encouragement qu’il lui faut et qu’il peut comprendre. Ce n’est point pour l’amour ou la beauté, mais pour son grand livre et ses draps, qu’il va rompre une lance. Ne soyez pas sentimentale ; Robert ne l’est pas.

— Je pourrais lui être utile ; je veux le chercher.

— Allons, je vous le permets ; allez chercher Moore : vous ne le trouverez pas. »

Elle la laissa libre : Caroline partit comme une flèche qui s’échappe de l’arc tendu. Elle fut suivie d’un brillant éclat de rire. « Regardez bien ! ne faites pas de méprise ! » lui criait Shirley.

Mais il y avait méprise. Miss Helstone s’arrêta, hésita, regarda. La figure s’était tout à coup éloignée de la porte, et courait de toutes ses forces vers la fabrique.

« Hâtez-vous, Lina, criait Shirley : tâchez de le joindre avant qu’il n’entre. »

Caroline revint lentement sur ses pas. Ce n’est point Robert, dit-elle ; il n’a ni sa taille, ni son extérieur, ni sa démarche.

« Je voyais bien que ce n’était pas Robert lorsque je vous ai laissée aller. Comment pouviez-vous vous y tromper ? C’est la tournure vulgaire d’un simple soldat ; ils l’avaient posté là comme sentinelle. Le voilà en sûreté dans la fabrique maintenant. J’ai vu la porte s’ouvrir pour le laisser entrer. Je commence à être plus à mon aise ; Robert est préparé ; notre avertissement eût été superflu, et maintenant je suis bien aise que nous soyons arrivées trop tard pour le lui donner : cela nous a épargné le trouble d’une scène. Qu’il eût été beau d’entrer dans le magasin tout éperdues, et de se trouver en présence de MM. Armitage et Ramsden fumant, de Malone faisant le fanfaron, de votre oncle ricanant, de M. Sykes sirotant un cordial, et de Moore lui-même dans sa froide veine d’homme de négoce ! Je suis heureuse que nous ayons échappé à cela.

— Je voudrais savoir s’ils sont beaucoup dans la fabrique, Shirley.

— Assez pour la défendre. Les soldats que nous avons aperçus deux fois aujourd’hui s’y rendaient sans doute, et le groupe que nous avons vu entourer votre cousin dans les champs est certainement avec lui.

— Qu’est-ce qu’ils font donc maintenant, Shirley ? Quel est ce bruit ?

— C’est le bruit des haches et des barres de fer contre les portes : ils sont en train de les forcer. Avez-vous peur ?

— Non, mais mon cœur bat très-fort ; je peux à peine me tenir sur mes jambes ; je vais m’asseoir. Est-ce que vous n’êtes pas émue ?

— À peine ; mais je suis bien aise d’être venue : nous verrons de nos propres yeux. Nous sommes ici sur les lieux, et personne n’en sait rien. Au lieu d’étonner le vicaire, le drapier et le marchand de grains par notre romanesque arrivée sur la scène, nous sommes ici seules, avec la nuit amicale, ses étoiles muettes, et ces arbres qui murmurent et dont nos amis ne viendront pas recueillir le récit.

— Shirley ! Shirley ! les portes sont enfoncées ! leur chute a été semblable à la chute de grands arbres. Les voilà qui se précipitent par l’ouverture. Ils vont briser les portes du moulin comme ils ont brisé celles de la cour. Que va faire Robert contre une pareille multitude ? Plût à Dieu que je fusse un peu plus près de lui, que je pusse l’entendre et lui parler ! Avec ma volonté, mon ardent désir de le servir, je ne pourrais lui être un inutile fardeau. Je pourrais être bonne à quelque chose.

— Ils s’avancent ! s’écria Shirley. Comme leur marche est ferme ! Il y a de la discipline dans leurs rangs, je ne dirai pas du courage ; marcher cent contre dix, ce n’est point faire preuve de cette qualité ; mais (baissant la voix) il y a assez de souffrance et de désespoir parmi eux : ces aiguillons les pousseront en avant.

— En avant contre Robert, et ils le haïssent, Shirley ; y a-t-il beaucoup de danger qu’ils ne soient les plus forts ?

— Nous verrons. Moore et Helstone ont dans leurs veines le premier sang de la terre, et ils ne sont ni maladroits ni poltrons. »

Un fracas, un bruit de fenêtres brisées, mit fin à leurs chuchotements. Une volée de pierres avait assailli simultanément la façade du moulin, et toutes les vitres des fenêtres étaient réduites en éclats. Un hurlement suivit cette démonstration, un hurlement d’émeutiers, et d’émeutiers du Yorkshire. Vous n’avez peut être jamais entendu ce hurlement, ami lecteur ; tant mieux pour vos oreilles, peut-être pour votre cœur : car, s’il déchire l’air en haine de vous ou des hommes, des principes, des intérêts qui ont votre sympathie, la colère se réveille au cri de la haine. Le lion secoue sa crinière et se lève au hurlement de la hyène. La caste se dresse pleine de ressentiment contre la caste ; et la classe moyenne, exaspérée, écrase sans pitié les masses furieuses et affamées de la classe ouvrière. Il est difficile d’être tolérant, il est difficile d’être juste dans de semblables moments.

Caroline se leva ; Shirley l’entoura de son bras : elles se tinrent debout, aussi immobiles que les tiges de deux arbres. Le hurlement fut long, et, lorsqu’il cessa, le silence de la nuit continua à être troublé par les mouvements et les murmures de la foule.

« Que va-t-il arriver ? » fut la question que s’adressèrent les deux jeunes filles. Rien encore ne s’agitait à la fabrique, qui restait muette comme un mausolée.

« Il ne peut être seul, murmura Caroline.

— Je parierais tout ce que je possède qu’il est aussi peu seul qu’il est peu alarmé, » répondit Shirley.

Des coups de feu furent tirés par les émeutiers. Les défenseurs avaient-ils attendu ce signal ? C’est ce qui parut probable. Le moulin, qui était tout à l’heure inerte et passif, s’éveilla, le feu brilla à travers les baies ouvertes de ses fenêtres ; une décharge de mousqueterie fit retentir la vallée de Hollow.

« Moore parle enfin, dit Shirley, et il semble posséder le don des langues ; ce n’est pas là une seule voix.

— Il a été endurant ; nul ne peut l’accuser de précipitation, dit Caroline ; leur décharge a précédé la sienne ; ils ont brisé ses portes et ses fenêtres ; ils ont fait feu sur sa garnison avant qu’il les repoussât. »

Que se passa-t-il alors ? Il semblait difficile, dans les ténèbres, de le distinguer ; mais quelque chose de terrible, un tumulte incessant, avait lieu évidemment : de furieuses attaques, des résistances désespérées ; dans la cour de la fabrique, dans la fabrique elle-même, le combat faisait rage. Les coups de feu se succédaient sans interruption, entremêlés de courses, de luttes et de cris. Le but des assaillants semblait être de pénétrer dans la fabrique ; celui des défenseurs de les en empêcher. Elles entendirent le chef des rebelles crier : « Par derrière, camarades ! » Elles entendirent une voix riposter : « Allez, vous nous trouverez là. »

« Au comptoir ! cria ensuite le chef.

— Vous serez les bienvenus ! Vous nous trouverez là ! » lui fut-il répondu. Et bientôt la plus vive lumière qui eût encore brillé, le plus grand bruit qui se fût fait entendre, éclatèrent dans le magasin, où la masse des émeutiers se précipita.

La voix qui s’était fait entendre était celle de Moore. Par le ton de cette voix, elles purent juger de l’excitation à laquelle il était arrivé ; elles purent se convaincre que l’instinct brutal de la lutte dominait chacun de ces hommes combattant les uns contre les autres, et l’emportait en ce moment sur les sentiments humains et raisonnables. Toutes deux sentirent leur visage s’échauffer et leur pouls s’accélérer. Toutes deux savaient qu’elles ne produiraient aucun bien en se jetant dans la mêlée : elles ne désiraient ni porter ni recevoir des coups ; mais pour rien au monde elles n’eussent voulu fuir ; pour rien au monde elles n’eussent détourné leurs yeux de cette sombre et terrible scène, de cette masse de nuages, de fumée de détonations pareilles à la foudre.

« Comment et quand cela finira-t-il ? » Telle était la demande que s’adressait leur esprit agité. Arriverait-il un moment où elles pourraient être utiles ? » C’est ce qu’elles attendaient : car, bien que Shirley parlât en riant de leur arrivée trop tardive et se montrât toujours prête à satiriser son propre enthousiasme et celui des autres, elle n’eût pas hésité à donner une de ses meilleures fermes pour avoir la chance de se rendre utile.

Cette chance ne leur fut pas accordée : elles attendaient une circonstance qui ne se produirait probablement point. Moore avait prévu cette attaque. Il était sur ses gardes et préparé sur chaque point. Il avait fortifié sa fabrique, qui était en elle-même un très-fort bâtiment, et y avait mis garnison. C’était un homme froid et brave qui se défendait avec une inébranlable fermeté ; ceux qui étaient avec lui s’inspiraient de son esprit et imitaient sa contenance. Les émeutiers n’avaient pas encore été reçus ainsi : dans les quatre fabriques qu’ils avaient attaquées, ils n’avaient rencontré aucune résistance ; une défense résolue et organisée était chose à laquelle ils n’avaient point songé. Quand leurs chefs virent le feu soutenu du bâtiment attaqué et la ferme détermination de son propriétaire ; lorsqu’ils se virent froidement défiés et invités à la mort ; lorsqu’ils virent tomber leurs hommes autour d’eux, ils comprirent qu’il n’y avait là rien à faire. Ils rassemblèrent en hâte leurs forces, les éloignèrent de la fabrique, firent un appel auquel les hommes répondirent à un numéro au lieu de répondre à un nom ; puis ils se dispersèrent dans la campagne, laissant derrière eux le silence et la ruine. L’attaque avait duré une heure.

En ce moment le jour approchait : l’obscurité régnait au couchant, mais le levant commençait à s’éclairer. On eût pu croire que les jeunes filles qui venaient d’assister à la lutte allaient se précipiter vers les vainqueurs auxquels elles portaient un si vif intérêt ; mais au contraire elles s’approchèrent prudemment du bâtiment qui venait de soutenir l’assaut, et, lorsque tout à coup une foule de soldats et de gentlemen apparut à la grande porte ouvrant sur la cour, elles se réfugièrent à la hâte sous un hangar servant de dépôt au vieux fer et au bois de construction, d’où elles pouvaient observer sans être vues.

C’était un triste spectacle : cette cour et ses abords étaient une tache de désolation dans la fraîche aurore d’un jour d’été. Le taillis de Hollow était ombreux et humide de rosée, le haut de la colline était verdoyant ; mais là, dans le centre de la douce vallée, la discorde avait laissé l’empreinte de son passage : les fenêtres du bâtiment étaient toutes brisées ; çà et là gisaient des mousquets et autres armes ; plus d’une large tache rouge se voyait sur le gravier ; un cadavre couché la face contre terre était étendu près de la porte extérieure, et cinq ou six blessés se tordaient et gémissaient dans la poussière ensanglantée.

La contenance de miss Keeldar changea à cet aspect. C’était le déboire de la bataille, la mort et la douleur remplaçant le mouvement et l’excitation ; c’était la cendre noire que laisse un feu brillant lorsque sa flamme s’est éteinte et sa chaleur évanouie.

« Voilà ce que je voulais prévenir, dit-elle d’une voix qui trahissait l’émotion de son cœur.

— Mais vous ne pouviez le prévenir, vous avez fait en vain tout ce que vous pouviez faire, lui dit Caroline ; ne vous attristez pas, Shirley.

— Le sort de ces pauvres gens m’afflige, répondit-elle pendant que ses yeux s’humectaient de larmes. N’y a-t-il personne de blessé dans la fabrique ? Est-ce que c’est là votre oncle ?

— C’est lui, et voilà M. Malone ; oh ! Shirley, voilà Robert !

— Eh bien ! (reprenant son ton habituel) ne m’enfoncez pas ainsi vos doigts dans la main ; je le vois ; il n’y a rien là d’étonnant ; nous savions qu’il était là.

— Le voilà qui s’approche de nous, Shirley !

— C’est-à-dire de la pompe, pour se laver les mains et le visage, qui a reçu une égratignure, si je ne me trompe.

— Il saigne, Shirley : ne me retenez pas, je veux y aller.

— Vous ne ferez pas un pas !

— Il est blessé, Shirley.

— Bagatelle !

— Mais il faut que j’aille près de lui ; je ne puis résister à mon désir ; je ne puis souffrir d’être ainsi retenue.

— Et pour quoi faire ?

— Pour lui parler, pour lui demander comment il se trouve et ce que je puis faire pour lui.

— Pour le vexer et l’ennuyer ; pour vous donner avec lui en spectacle à tous ces soldats, à M. Malone, à votre oncle, et cætera. Pensez-vous que cela lui fasse plaisir ? Aimeriez-vous à vous rappeler cela dans quelques jours ?

— Suis-je donc destinée à être toujours dominée et contrainte ? demanda un peu passionnément Caroline.

— Dans son intérêt, oui, et plus encore dans le vôtre. Je vous le dis, si vous vous montriez à lui en ce moment, vous vous en repentiriez dans une heure, et Robert aussi.

— Vous pensez que cela ne lui ferait pas plaisir, Shirley ?

— Beaucoup moins que lorsque nous l’avons arrêté pour nous dire bonsoir, ce qui vous contrariait si fort.

— Mais ce n’était qu’un jeu ; il n’y avait aucun danger.

— Et ceci est chose sérieuse : il ne faut pas le déranger.

— Je voulais seulement aller auprès de lui parce qu’il est mon cousin, vous comprenez ?

— Je comprends très-bien. Mais regardez-le. Il a baigné son front, et le sang a cessé de couler. Sa blessure n’est en réalité qu’une écorchure ; je le vois d’ici : le voilà qui va examiner les blessés. »

M. Moore et M. Helstone firent le tour de la cour, examinant l’un après l’autre les hommes qui gisaient à terre. Ils ordonnèrent que les blessés fussent enlevés et transportés dans la maison. Ensuite Joe reçut l’ordre de seller le cheval de son maître et le poney de M. Helstone, et les deux gentlemen s’éloignèrent au galop pour aller chercher des secours chirurgicaux en différentes directions.

Caroline n’était pas encore apaisée,

« Shirley, Shirley, j’aurais bien voulu lui dire un mot avant son départ, murmurait-elle, tandis que des larmes brillaient dans ses yeux.

— Pourquoi pleurez-vous, Lina ? lui demanda miss Keeldar d’un ton sérieux. Vous devriez vous réjouir au lieu de vous attrister. Robert a échappé au danger ; il est victorieux ; il a été froid et brave dans le combat ; il est maintenant modéré dans le triomphe : est-ce le moment de pleurer ?

— Vous ne savez pas ce que j’ai dans le cœur, quelle peine, quel trouble, ni d’où ils viennent, répondit Caroline. Je comprends que vous vous réjouissiez de la grandeur d’âme et de la bonté de Robert ; moi aussi je m’en réjouis, dans un sens, mais, dans un autre, je suis si malheureuse. Je suis trop éloignée de lui : j’avais l’habitude d’être plus proche. Laissez-moi seule, Shirley ; laissez-moi pleurer pendant quelques minutes, cela me soulage. »

Miss Keeldar, la voyant trembler de tous ses membres, cessa de la contraindre. Elle sortit du hangar et la laissa pleurer en paix. C’était le parti le plus sage : au bout de quelques minutes, Caroline la rejoignit, beaucoup plus calme. Elle lui dit de sa voix naturelle, douce et aimable :

« Venez, Shirley, nous allons retourner maintenant à la maison. Je vous promets de ne point chercher à voir Robert avant qu’il me fasse demander. Je n’essayerai jamais de me pousser sur son chemin. Je vous remercie de m’en avoir empêchée tout à l’heure.

— Je l’ai fait avec une bonne intention, répondit miss Keeldar. Maintenant, chère Lina, continua-t-elle, tournons le visage à la fraîche brise du matin et regagnons tranquillement la rectorerie. Nous y rentrerons sans bruit, comme nous en sommes sorties : nul ne saura où nous avons été ni ce que nous avons vu cette nuit ; aucune raillerie, aucune mauvaise interprétation ne peut par conséquent nous molester. Demain nous verrons Robert, et nous nous montrerons de belle humeur. Mais je n’en dirai pas davantage, j’aurais peur de pleurer aussi. Je parais dure pour vous, mais je ne le suis pas.