Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 164-181).


CHAPITRE X.

Fieldhead.


Caroline refusa néanmoins de succomber. Elle possédait une grande force native dans son cœur de jeune fille, et elle usa de cette force. Hommes et femmes ne combattent jamais plus rudement que lorsqu’ils combattent seuls, sans témoins, sans conseillers, sans confidents, n’ayant personne pour les encourager, leur donner des avis et les plaindre.

Miss Helstone était dans cette position. Ses souffrances étaient son seul aiguillon : et, comme elles étaient réelles et aiguës, elles excitèrent âprement son courage. Résolue à demeurer victorieuse d’une douleur mortelle, elle fit tout ce qu’elle put pour l’étouffer. Jamais elle n’avait été si affairée, si studieuse et surtout si active. Elle sortait par tous les temps, et faisait de longues promenades dans les lieux les plus solitaires. Chaque jour elle rentrait le soir, pâle, et cependant ne semblait pas fatiguée : car, aussitôt qu’elle s’était débarrassée de son chapeau et de son châle, au lieu de se reposer, elle se mettait à parcourir son appartement ; quelquefois elle s’asseyait, lorsqu’elle était réellement sur le point de s’évanouir. Elle disait qu’elle agissait ainsi dans le but de se bien fatiguer afin de mieux dormir. Mais si tel était son dessein, elle était loin de l’atteindre : car pendant la nuit, lorsque tout le monde dormait, elle s’agitait sur son oreiller ou demeurait assise dans l’obscurité sur le pied de sa couche, oubliant en apparence la nécessité du sommeil. Souvent, la malheureuse enfant ! elle se mettait à pleurer sous l’étreinte d’un intolérable désespoir qui, en s’emparant d’elle, anéantissait sa force et la réduisait à la faiblesse d’un enfant.

Dans cet état de prostration, les tentations l’assiégeaient : elle entendait dans son cœur abattu les suggestions de la faiblesse, qui lui conseillait d’écrire à Robert pour lui dire qu’elle était malheureuse, parce qu’on lui défendait de le voir ainsi que sa cousine Hortense ; qu’elle craignait qu’il ne lui retirât son amitié (non son amour), et qu’il ne l’oubliât entièrement, et pour le prier de se souvenir d’elle et de lui écrire quelquefois. Elle écrivit même une ou deux lettres de ce genre, mais elle ne les envoya pas : la honte et son bon sens s’y opposèrent.

Enfin la vie qu’elle menait atteignit le point où il semblait qu’elle ne dût plus pouvoir la supporter, et qu’elle dût chercher et trouver un changement, de quelque manière que ce fût, sous peine de voir son cœur et sa tête défaillir sous le poids qui les écrasait. Elle désirait quitter Briarfield et se réfugier dans quelque lieu éloigné. Elle désirait ardemment aussi autre chose : le profond, secret et irrésistible besoin de découvrir et de connaître sa mère l’envahissait chaque jour davantage ; mais ce désir était accompagné d’un doute, d’une crainte. Si elle la connaissait, pourrait-elle l’aimer ? Cette crainte, cette appréhension, n’étaient pas sans cause ; jamais dans sa vie elle n’avait entendu louer sa mère : tous ceux à qui il arrivait d’en parler le faisaient froidement. Son oncle semblait regarder sa belle-sœur avec une sorte de tacite antipathie ; une vieille domestique qui avait demeuré avec mistress James Helstone, quelque temps après son mariage, toutes les fois qu’elle parlait de son ancienne maîtresse, le faisait avec une glaciale réserve : quelquefois elle l’appelait originale, d’autres fois elle disait qu’elle ne l’avait jamais comprise. Ces expressions étaient de la glace sur le cœur de la jeune fille ; elles lui suggéraient cette conclusion, qu’il valait mieux peut-être ne jamais connaître cette mère que de la connaître et de ne pouvoir l’aimer.

Mais un seul projet se présentait à son esprit, dont l’exécution semblait devoir lui apporter un espoir de soulagement : c’était de se créer une position, de se faire gouvernante ; elle était incapable de faire autre chose. Un petit incident lui fournit l’occasion de faire connaître ce projet à son oncle.

Ses longues et tardives promenades avaient toujours lieu, nous l’avons dit, en des lieux solitaires ; mais, de quelque côté qu’elle dirigeât ses pas, soit vers la lisière aride du marais de Stilbro’, soit vers les riantes prairies de Nunnely, au retour son chemin la ramenait toujours auprès de Hollow. Elle descendait rarement au fond de la vallée, mais elle apparaissait sur la hauteur aussi régulièrement que les étoiles se levaient sur la montagne. Le lieu où elle se reposait était un certain passage sous une vieille épine : de là elle pouvait découvrir le cottage, la fabrique, le jardin, l’écluse calme et tranquille ; de là elle découvrait la fenêtre bien connue du comptoir, derrière les vitres de laquelle étincelait, à heure fixe, la brillante lueur d’une lampe également connue. Son but était de guetter l’apparition de cette lumière ; sa récompense de l’apercevoir, tantôt étincelant dans l’air pur, tantôt vacillant à travers le brouillard, d’autres fois brillant au milieu des lignes obliques de la pluie, car elle venait en tout temps.

Il y avait des nuits où la lumière ne se montrait pas : elle savait alors que Robert était absent, et elle s’en allait plus triste ; tandis que l’apparition de cette lumière la rendait joyeuse, comme si elle voyait en elle la promesse de quelque vague espérance. Si, pendant qu’elle regardait, une ombre se penchait entre la lampe et la fenêtre, son cœur bondissait ; cette éclipse, c’était Robert qui la produisait. Elle l’avait vu. Elle s’en retournait alors à la maison, consolée, emportant dans son imagination une idée plus précise de son bien-aimé, un souvenir plus distinct de sa voix, de son sourire, de son maintien. Puis, à ces impressions ne tardait pas de se joindre la douce persuasion que, si elle pouvait arriver jusqu’à lui, Robert ne pourrait que se réjouir de sa présence ; qu’en ce moment, il serait peut-être tout disposé à lui tendre la main, à l’attirer vers lui, à la placer à son côté, sous sa protection, comme autrefois. La nuit suivante, quoiqu’elle pleurât comme de coutume, il lui semblait que ses larmes étaient moins brûlantes ; l’oreiller sur lequel coulaient ces larmes lui paraissait plus doux ; la tête qui reposait sur cet oreiller souffrait moins.

Le plus court chemin de Hollow à la rectorerie passait à côté d’une certaine demeure, la même que celle sous les murs solitaires de laquelle Malone avait passé un soir, ainsi que nous l’avons mentionné au second chapitre de ce livre ; la vieille résidence inoccupée appelée Fieldhead. Depuis dix ans, elle n’avait pas été habitée par son propriétaire, mais ce n’était point pour cela une ruine : M. Yorke avait eu soin de la faire entretenir en bon état, et un vieux jardinier avec sa femme s’y étaient installés, entretenant les terres et conservant la maison en bon état.

Si Fieldhead n’avait pas de grands mérites comme construction, on pouvait tout au moins l’appeler pittoresque ; son architecture irrégulière, la couleur grise et sombre que le temps lui avait communiquée, lui donnaient des droits à cette épithète. Les vieilles fenêtres grillées, le porche de pierre, les murs, le toit, les cheminées, eussent fait le sujet d’un riche dessin au crayon et à la sépia. Les arbres situés derrière le bâtiment étaient beaux et vigoureux ; le cèdre qui occupait le centre de la pelouse sur le devant était grand, et les urnes de granit qui couronnaient les murs du jardin, l’arcade ciselée de la porte d’entrée, étaient de nature à réjouir la vue d’un artiste.

Par une douce soirée de mai, Caroline passait auprès de cette demeure au moment où la lune allait paraître à l’horizon ; quoique fatiguée, elle était peu disposée à rentrer si tôt au presbytère, où l’attendaient une couche d’épines et une nuit de tristesse : elle s’assit sur la verte pelouse, près de la porte d’entrée, et laissa errer ses regards vers le cèdre et le manoir. La nuit était calme, une douce rosée tombait d’un ciel pur et sans nuage ; les pignons tournés vers le couchant réfléchissaient l’horizon clair et couleur d’ambre ; les chênes situés derrière étaient noirs, le cèdre plus noir encore ; à travers ses rameaux touffus, une éclaircie permettait d’apercevoir un point du ciel d’un bleu sombre : cette éclaircie était alors remplie par la lune, qui de dessous cette sombre voûte répandait sur Caroline ses rayons doux et solennels.

Elle trouvait cette nuit et cette perspective d’une tristesse charmante. Elle désirait pouvoir être heureuse ; elle soupirait après la paix intérieure ; elle se demandait pourquoi la Providence n’avait pas eu pitié d’elle et ne venait pas l’aider et la consoler. Les souvenirs des heureuses rencontres d’amants célébrées dans les ballades revinrent à son esprit. Elle pensa qu’une rencontre dans une telle scène serait bien heureuse. Où était alors Robert ? se demanda-t-elle. Il n’était pas à Hollow : elle avait longtemps attendu sa lampe, elle ne l’avait pas vue. Elle se demanda si Moore et elle étaient destinés à se rencontrer et à se parler encore. Soudain la porte du porche s’ouvrit, et deux hommes sortirent : l’un était âgé et avait des cheveux blancs ; l’autre était jeune, grand, et avait des cheveux noirs. Ils traversèrent la pelouse, puis sortirent par la porte du jardin. Caroline les vit traverser la route, franchir la haie et descendre les champs, puis disparaître. Robert Moore venait de passer devant elle avec son ami M. Yorke ; ni l’un ni l’autre ne l’avait aperçue.

L’apparition avait été rapide ; elle avait à peine eu le temps de la voir ; mais une étincelle électrique avait laissé le feu dans ses veines, la rébellion dans son âme. Cette apparition l’avait trouvée désespérant, elle la laissa désespérée, deux états différents. « Oh ! s’il avait été seul ! s’il m’avait seulement aperçue ! s’écria-t-elle ; il m’eût dit quelque chose, il m’eût tendu la main. Il m’aime, il doit m’aimer un peu ; il m’eût montré quelque signe de son affection : dans ses yeux, sur ses lèvres, j’eusse pu lire la consolation ; mais j’ai perdu cette dernière chance. Le vent, l’ombre du nuage ne passent pas plus silencieusement que lui. J’ai été frustrée dans mon attente, et le ciel est cruel ! »

Elle rentra à la rectorerie dans un abattement profond.

Le lendemain matin, à déjeuner, pâle comme quelqu’un qui a vu un fantôme, elle s’adressa à M. Helstone :

« Auriez-vous quelque objection, mon oncle, à me voir chercher un emploi dans une famille ? »

Son oncle, ignorant ce qu’elle avait souffert et ce qu’elle souffrait encore, en pouvait à peine croire ses oreilles.

« Quel caprice, maintenant ? demanda-t-il. Avez-vous perdu la raison ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Je ne suis pas bien, j’ai besoin de changement, » dit-elle.

Il l’examina et vit qu’elle avait déjà subi un profond changement. Sans qu’il s’en aperçût, la rose avait fait place à la pâle boule-de-neige ; la fraîcheur s’était évanouie, l’embonpoint avait disparu : elle était là devant lui, languissante, sans couleurs, exténuée. Sans la douce expression de ses yeux bruns, sans la délicatesse des lignes de son visage et la luxuriante abondance de sa chevelure, elle n’aurait pu prétendre plus longtemps à être jolie.

« Mais qu’y a-t-il donc ? demanda-t-il. Que souffrez-vous ? »

Elle ne répondit rien ; mais ses yeux se remplirent de larmes, ses lèvres pâles tremblèrent.

« Chercher un emploi ! Mais quel est l’emploi qui vous convient ? Qu’avez-vous donc ? vous paraissez malade.

— Le changement d’air me ferait du bien.

— Ces femmes sont incompréhensibles. Elles ont la plus étrange habileté pour vous causer les plus désagréables surprises. Aujourd’hui vous les voyez bondir, gaies, rouges comme des cerises et rondes comme des pommes ; demain elles se montrent flétries comme des herbes mortes, blanchies et abattues. Et la raison de tout cela ? Voilà l’embarras. Elle a ses repas réglés, sa liberté, une bonne maison et de bons vêtements comme d’habitude ; tout récemment encore, cela suffisait pour la conserver belle et joyeuse, et la voilà maintenant, la pauvre enfant, pâle et malingre à faire pitié. Que faire ? Je ferais peut-être bien de consulter un homme de l’art. Voulez-vous que j’envoie chercher un médecin, enfant ?

— Non, mon oncle, je n’en ai pas besoin ; un médecin n’y ferait rien. J’ai besoin de changer d’air et de scène.

— Eh bien, si c’est là un caprice, il sera satisfait. Vous irez prendre les eaux : je ne regarde pas à la dépense. Fanny vous accompagnera.

— Mais, mon oncle, un jour ou un autre, il faudra bien que je fasse quelque chose. Je n’ai pas de fortune ; il vaut mieux que je commence maintenant.

— Tant que je vivrai, vous ne serez pas gouvernante, Caroline. Je ne veux pas qu’il soit dit que ma nièce est réduite à cette position.

— Mais plus on attend pour un changement de cette sorte, mon oncle, plus difficile et plus pénible il est. Il vaut mieux que je m’accoutume au joug, avant que des habitudes de liberté et d’indépendance se soient formées.

— Je vous prie de ne plus me tourmenter, Caroline. J’ai l’intention de pourvoir à votre avenir. J’ai toujours eu cette intention. Je vous achèterai une annuité. Grâce à Dieu, je n’ai que cinquante-cinq ans ; ma santé et ma constitution sont excellentes ; j’ai tout le temps nécessaire pour économiser et prendre mes mesures. Ne vous inquiétez donc pas de l’avenir. Est-ce que c’est ce qui vous chagrine ?

— Non, mon oncle, mais je désire un changement. »

Il se mit à rire.

« Voilà enfin la femme qui parle, s’écria-t-il, la vraie femme. Un changement ! un changement ! Toujours fantasque et capricieuse ! C’est de son sexe !

— Mais ce n’est ni fantaisie ni caprice, mon oncle.

— Qu’est-ce donc alors ?

— La nécessité, je crois. Je me sens plus faible qu’autrefois. Il me semble que je devrais être plus occupée.

— Admirable ! elle se sent faible, et par conséquent elle doit s’assujettir à un rude travail. C’est clair comme le jour, dirait Moore ; que Dieu le confonde ! Vous irez à Cliff-Bridge, et voilà deux guinées pour acheter une nouvelle robe. Allons, Gary, ne craignez rien ; nous trouverons le baume de Gilead.

— Mon oncle, je voudrais que vous fussiez moins généreux et plus…

— Plus quoi ? »

Sympathique était le mot prêt à sortir des lèvres de Caroline ; mais elle ne le prononça pas ; elle se contraignit : son oncle eût bien ri si une semblable niaiserie lui était échappée. Voyant qu’elle gardait le silence, il dit :

« Le fait est que vous ne savez pas précisément ce que vous désirez.

— Seulement être gouvernante.

— Peuh ! absurdité ! Je ne veux plus entendre parler de cela. C’est une fantaisie par trop féminine. Mon déjeuner est fini ; veuillez sonner ; chassez toutes ces lubies de votre tête ; sortez et amusez-vous.

— Avec quoi ? avec ma poupée ? » se demanda Caroline en quittant la salle à manger.

Une semaine ou deux se passèrent. Sa santé mentale et sa santé corporelle n’allèrent ni mieux ni plus mal. Elle était positivement à ce moment où, si sa constitution avait contenu des germes de consomption ou de fièvre lente, ces germes se fussent rapidement développés et l’eussent promptement tirée de ce monde. On ne meurt pas d’amour ou de chagrin seulement, bien que quelques personnes meurent de maladies auxquelles les tortures de ces passions ajoutent une action plus destructive. Les êtres doués d’une nature saine supportent ces tortures. Ils sont ébranlés, brisés ; leur beauté et leur fraîcheur périssent, mais la vie demeure intacte. Ils arrivent à un certain point de dépérissement ; ils sont réduits à la pâleur, à la débilité, à l’émaciation. On croit, en voyant leur démarche languissante, qu’ils ne tarderont pas à être couchés sur le lit de douleur pour ne s’en plus relever. Il n’en est pas ainsi : ils vivent ; et, quoiqu’ils ne puissent retrouver la jeunesse et la gaieté, ils peuvent reprendre la force et la sérénité. La fleur que la gelée de mars pince, mais ne détruit pas entièrement, peut survivre pour produire une pomme flétrie, à une époque avancée de l’automne : ayant bravé les dernières gelées du printemps, elle peut braver les premières gelées de l’hiver.

Chacun remarquait le changement qui s’était opéré en miss Helstone, et beaucoup disaient qu’elle allait mourir. Elle ne pensa jamais ainsi ; elle ne se sentait point en danger de mort.

Elle n’avait ni douleur physique ni maladie. Son appétit était diminué ; elle en savait la raison : elle pleurait tant pendant la nuit ! Sa force était diminuée ; elle pouvait se rendre compte de cela : son sommeil était rare et difficile, ses songes étaient désespérants et malheureux. Elle paraissait cependant prévoir un temps où ce passage de misère serait franchi, et où elle pourrait de nouveau retrouver le calme, sinon le bonheur.

Cependant son oncle la pressait d’aller en visite, d’accepter les fréquentes invitations de leurs connaissances. Elle s’y refusait : elle ne pouvait se montrer gaie en compagnie ; elle sentait qu’elle était observée avec plus de curiosité que de sympathie. Les vieilles ladies lui donnaient sans cesse des conseils, lui recommandant telle ou telle drogue ; les jeunes la regardaient avec une expression dont elle comprenait le sens et dont elle avait horreur. Leurs yeux exprimaient la conviction qu’elle avait été désappointée (c’est le mot consacré) ; par qui ? elles n’en savaient rien.

Les vulgaires jeunes ladies peuvent être aussi dures que les vulgaires gentlemen, aussi mondaines, aussi égoïstes. Ceux qui souffrent les devraient toujours éviter ; elles méprisent le chagrin et le malheur ; elles semblent les regarder comme le lot que Dieu a réservé aux humbles. Pour elles, l’amour consiste à organiser ses plans de façon à arriver à un bon mariage ; être désappointée, c’est voir ses plans percés à jour et échouer. Elles jugent les sentiments et les projets des autres sur l’amour d’après les leurs, et les jugent sans pitié.

Caroline savait tout cela, partie par instinct, partie par observation ; elle régla sa conduite d’après cette connaissance, se tenant à l’écart le plus possible. Vivant ainsi dans une complète retraite, elle cessa d’apprendre ce qui se passait dans le voisinage.

Un matin, son oncle entra dans, le petit parloir où elle essayait de trouver quelque plaisir en peignant un petit groupe de fleurs sauvages cueillies sous une haie en haut de la colline de Hollow, et lui dit de son ton brusque :

« Allons, enfant, vous êtes toujours là courbée sur une palette, sur un livre, ou sur un patron. Ne vous arrive-t-il pas quelquefois de mettre votre pinceau entre vos lèvres lorsque vous peignez ?

— Quelquefois, mon oncle, quand je m’oublie.

— Alors, voilà ce qui vous empoisonne. Les couleurs sont délétères, mon enfant : voilà du blanc de plomb, du rouge de plomb, du vert-de-gris, de la gomme-gutte, et vingt autres poisons dans ces petits pains de couleur. Enfermez cela ! enfermez cela ! Mettez votre chapeau : je désire que vous veniez avec moi faire une visite.

— Avec vous, mon oncle ? »

Cette question fut faite du ton de la surprise ; Caroline n’était point habituée à aller en visite avec son oncle. En aucune occasion on ne l’avait vue l’accompagner ni dans ses excursions ni à la promenade.

« Vite ! vite ! je suis pressé, vous le savez ; je n’ai pas de temps à perdre. »

Elle rangea à la hâte pinceaux et couleurs, en demandant où ils devaient aller.

« À Fieldhead.

— À Fieldhead ! quoi ! pour voir le vieux James Booth, le jardinier ? Est-ce qu’il est malade ?

— Nous allons rendre visite à miss Shirley Keeldar.

— Miss Keeldar ! Est-ce qu’elle est de retour dans le Yorkshire ! Est-ce qu’elle est à Fieldhead ?

— Oui, elle y est depuis huit jours. Je l’ai rencontrée hier soir dans une réunion, cette réunion où vous avez refusé d’aller ; j’ai été enchanté de sa société ; je désire que vous fassiez sa connaissance ; cela vous distraira.

— Elle est maintenant majeure, je pense ?

— Elle a atteint sa majorité et doit résider pendant quelque temps dans son domaine. Je lui ai donné des avis là-dessus ; je lui ai tracé son devoir : elle n’est pas intraitable. C’est une belle et élégante personne ; vous apprendrez auprès d’elle ce que c’est qu’un esprit vif, étincelant et vigoureux.

— Je ne sais si elle sera flattée de me voir, et que je lui sois présentée. Quel intérêt peut-elle prendre à moi ?

— Peuh ! mettez votre chapeau.

— Est-elle fière, mon oncle ?

— Je n’en sais rien. Vous n’allez pas croire qu’elle m’aurait fait voir sa fierté, je suppose. Une enfant, quelque riche qu’elle fût, qui oserait se donner des airs de fierté avec le recteur de sa paroisse ! vous ne pouvez penser cela.

— Non ; mais comment est-elle avec les autres personnes ?

— Je n’y ai fait aucune attention. Elle porte la tête haute et probablement sait prendre des airs d’arrogance quand elle l’ose ; autrement, elle ne serait pas femme. Allons, finissez-en donc avec votre chapeau. »

Naturellement timide, la perte de ses forces physiques et la dépression de ses esprits n’étaient pas de nature à donner à Caroline le courage de paraître devant des étrangers, ni à accroître sa présence d’esprit et son aisance de manières ; aussi, en dépit des remontrances de son oncle, tremblait-elle en traversant à côté de lui l’avenue large et pavée qui conduisait de l’entrée extérieure au porche de Fieldhead. Elle suivit avec répugnance M. Helstone, à travers ce porche, dans le vieux et sombre vestibule qui suivait.

Très-sombre en effet était ce vestibule, long, vaste et obscur ; une fenêtre grillée y laissait à peine pénétrer un jour douteux. Dans la vieille et large cheminée, le feu, inutile en cette saison, était remplacé par un amas de branches de saule. De la galerie on n’apercevait que les contours, tant ce vestibule allait s’obscurcissant vers le plafond. Des têtes de cerf sculptées, surmontées d’andouillers réels, se détachaient grotesquement sur les murs. Ce n’était là ni une grande ni une bien confortable résidence ; à l’intérieur comme à l’extérieur, elle était antique, irrégulière et incommode. Une propriété d’un revenu de mille livres sterling par an y était attachée, propriété qui était descendue, faute d’héritiers mâles, sur la tête d’une femme. Il y avait dans ce district des familles de commerçants qui se vantaient de posséder deux fois ce revenu ; mais les Keeldar, en vertu de leur ancienneté et de leur titre de seigneurs du manoir, avaient le pas sur toutes.

M. et miss Helstone furent introduits dans le parloir ; nécessairement, ainsi qu’il convenait à une vieille et gothique baraque comme Fieldhead, ce parloir avait des boiseries en chêne. Les beaux, sombres et luisants panneaux qui couvraient les murs, ne manquaient pas d’une certaine grandeur sévère. Ces panneaux bruns et luisants sont très-beaux, lecteur ; ils produisent un effet des plus harmonieux : mais si vous saviez au prix de quel labeur inhumain et exécrable cet effet est obtenu ! Quiconque, ayant des entrailles humaines, a vu les domestiques frotter à la cire ces murs polis pendant une chaude journée d’été, applaudira comme moi le bienfaisant barbare qui a décoré d’un blanc rose délicat un autre vaste appartement de Fieldhead, à savoir le salon, autrefois également boisé en chêne. Ce barbare peut avoir mérité l’épithète de Hun ; mais il a donné on aspect infiniment plus gai à cette partie de sa demeure, et a épargné aux servantes futures un pénible travail.

Ce parloir aux brunes boiseries était entièrement meublé dans le vieux style, et avec des meubles véritablement anciens. De chaque côté de la grande cheminée étaient deux antiques chaises en chêne, solides comme des trônes rustiques, dans l’une desquelles était assise une dame. Mais ce n’était point miss Keeldar ; la dame en question devait avoir atteint sa majorité depuis au moins vingt ans. Elle avait une taille de matrone, et, quoiqu’elle ne portât pas de bonnet et que ses cheveux d’un brun peu foncé ombrageassent des traits délicats et qu’on eût pu croire jeunes, elle n’avait pas et ne cherchait pas à se donner l’apparence de la jeunesse. On eût pu désirer que ses habits fussent d’une mode plus moderne. À côté d’une robe bien faite et d’une coupe élégante, la sienne eût fait une singulière figure. On ne pouvait comprendre qu’un vêtement de si belle étoffe pût être si sobre de plis et d’une mode si ancienne, et on était tenté d’attribuer tout d’abord à celle qui le portait un caractère excentrique et original.

Cette dame accueillit les visiteurs avec cet air cérémonieux et défiant tout britannique, et qu’il est donné aux matrones anglaises seules de prendre ; un air si incertain de soi-même, de ses propres mérites, de son pouvoir de plaire, et cependant si anxieux de se montrer d’une convenance irréprochable, et de paraître plutôt agréable qu’autrement. Dans la circonstance présente, cependant, elle montra plus d’embarras que n’en font paraître d’habitude les dames anglaises les plus défiantes. Miss Helstone le remarqua, sympathisa immédiatement avec l’étrangère, et, connaissant par expérience la conduite à tenir avec les gens timides, prit tranquillement un siège à côté d’elle, et se mit à lui parler avec une aisance tout aimable, produite en ce moment par la présence d’une personne plus timide qu’elle. Si elles avaient été seules, elles n’eussent pas tardé à être tout à fait bien ensemble. Cette dame avait la voix la plus harmonieuse qui se pût imaginer : infiniment plus douce et plus fraîche qu’on n’eût pu l’attendre d’une dame de quarante ans, et d’une complexion inclinant vers l’embonpoint. Caroline aimait cette voix ; elle rachetait son langage et son accent, formalistes bien que corrects. La dame aurait bientôt découvert les dispositions de la jeune fille, et dans dix minutes elles eussent été amies. Mais M. Helstone était là, les regardant toutes deux, regardant particulièrement la dame étrangère avec un œil perçant et sarcastique qui exprimait clairement son impatience de sa contenance cérémonieuse, et l’ennui que lui faisait éprouver son manque d’aplomb. Ce regard ferme et cette voix mordante déconcertèrent de plus en plus la dame ; elle essaya cependant d’élaborer quelques phrases insignifiantes sur le temps, l’aspect du pays, etc. Mais l’inflexible M. Helstone fit la sourde oreille ; tout ce qu’elle disait, il affectait de ne pas l’entendre distinctement, et elle était obligée de répéter une seconde fois les riens si péniblement élaborés. La tâche fut bientôt au-dessus de ses forces ; elle rougissait et s’agitait, murmurant qu’elle ne savait pas ce qui pouvait retenir miss Keeldar, qu’elle allait voir où elle était, lorsque miss Keeldar lui épargna cette peine en paraissant. Du moins on devait présumer que ce nom appartenait à la personne qui arrivait en ce moment du jardin en entrant par la porte vitrée.

Il y a dans l’aisance des manières une grâce réelle, et c’est ce que ressentit Helstone lorsqu’une jeune fille à la taille droite et mince s’avança vers lui, retenant avec la main gauche son petit tablier de soie rempli de fleurs, et lui dit en riant et en lui tendant la main droite :

« Je savais que vous viendriez me voir, malgré l’idée que vous vous êtes mise en tête que M. Yorke a fait de moi une jacobine. Bonjour.

— Mais nous ne permettrons pas que vous soyez une jacobine, répondit Helstone. Non, miss Shirley, ils ne me déroberont pas ainsi la fleur de ma paroisse : maintenant que vous êtes parmi nous, vous serez mon élève en politique et en religion ; sur ces deux points, je vous enseignerai la vraie doctrine,

— Mistress Pryor vous a devancé, répliqua-t-elle en se tournant vers la dame âgée. Mistress Pryor, vous le savez, a été ma gouvernante et est demeurée mon amie ; et de tous les hautains et rigides tories elle est la reine ; elle marche en tête des femmes les plus dévouées à l’Église. J’ai été bien exercée dans la théologie et l’histoire, je vous assure, monsieur Helstone. »

Le recteur s’inclina profondément vers mistress Pryor.

L’ex-gouvernante déclina toute espèce d’habileté dans la controverse politique et religieuse, déclara que, selon elle, ces matières ne convenaient pas aux intelligences féminines, mais avoua en termes généraux qu’elle était pour l’ordre et la loyauté, et surtout très-sincèrement attachée au gouvernement et à l’Église. Elle ajouta qu’elle avait une profonde aversion pour le changement, et quelques mots à peine intelligibles, sur l’extrême danger de se montrer trop disposé à adopter des idées nouvelles, terminèrent sa tirade.

« J’espère que miss Keeldar pense comme vous, madame.

— La différence d’âge et la différence de tempérament occasionnent souvent une différence de sentiment, monsieur Helstone. On ne peut s’attendre à ce que la jeunesse ardente et vive ait les opinions de l’âge mûr et de la froide vieillesse.

— Oh ! oh ! nous sommes indépendante ; nous pensons par nous-mêmes ! s’écria M. Helstone. Nous sommes un petit jacobin, un petit libre penseur ! Allons, faites-moi sur-le-champ votre profession de foi. »

Puis il prit les deux mains de l’héritière, faisant ainsi tomber toute sa provision de fleurs, et l’assit à côté de lui sur le sofa. « Dites votre confession de foi.

— Celle des Apôtres ?

— Oui. »

Elle récita son Credo comme le fait un enfant.

« Maintenant, celle de saint Athanase. Voilà l’épreuve !

— Laissez-moi ramasser mes fleurs ; voilà Tartare qui vient et va marcher sur elles. »

Tartare était un grand et vigoureux chien, très-laid, moitié mâtin et moitié bouledogue, qui en ce moment entrait par la porte vitrée, et, se dirigeant tout droit sur le tapis, allait flairer les fleurs éparses en cet endroit. Il parut les dédaigner comme nourriture ; mais, pensant probablement que leurs pétales veloutés feraient une assez douce litière, il se préparait à déposer sur elles son corps basané, lorsque miss Helstone et miss Keeldar s’élancèrent simultanément à leur secours.

« Merci, dit l’héritière en tendant son petit tablier à Caroline, qui y entassa les fleurs. Est-ce votre fille, monsieur Helstone ?

— C’est ma nièce Caroline. »

Miss Keeldar lui donna une poignée de main, puis la regarda. Caroline aussi fixa ses yeux sur son hôtesse.

Shirley Keeldar (elle n’avait pas d’autre prénom que Shirley : ses parents, qui désiraient avoir un fils, voyant, au bout de huit ans de mariage, que la Providence ne leur avait accordé qu’une fille, lui donnèrent le même nom qu’ils eussent donné à un fils, si leurs vœux avaient été accomplis), Shirley Keeldar n’était point une laide héritière : elle était agréable à la vue. Sa taille et ses formes ne différaient pas de celles de miss Helstone ; peut-être que, pour la stature, l’avantage se trouvait de son côté d’un pouce ou deux. Elle était gracieusement tournée, et sa figure possédait un charme que le mot grâce exprime aussi bien que tout autre. Son visage était naturellement pâle, mais intelligent et varié d’expression. Elle n’avait ni le teint ni les cheveux de Caroline ; le clair et le sombre étaient les nuances caractéristiques de sa complexion. Son teint était clair, ses yeux du gris le plus sombre, sans nuances vertes, un gris pur et transparent, et ses cheveux du brun le plus foncé ; ses traits étaient remplis de distinction, je n’entends pas dire nobles, osseux et romains, étant au contraire délicats et peu accusés, mais ils étaient ce que les Français appellent fins, gracieux, spirituels : ils étaient mobiles et expressifs, mais leur langage n’était pas compris ni leur changement interprété subitement. Elle examina Caroline sérieusement, penchant un peu sa tête de côté, d’un air pensif.

« Vous voyez que c’est une faible enfant, observa M. Helstone.

— Elle paraît jeune, plus jeune que moi. Quel âge avez-vous ? demanda-t-elle d’un ton qui eût pu paraître protecteur, s’il n’avait été extrêmement simple.

— Dix-huit ans et six mois.

— Et moi, j’ai vingt et un ans. »

Elle n’en dit pas davantage ; elle avait placé ses fleurs sur la table, et était occupée à les arranger.

« Et la confession de saint Athanase ? demanda le recteur : vous y croyez, n’est-ce pas ?

— Je ne peux me la rappeler entièrement. Je vais vous offrir un bouquet, monsieur Helstone, lorsque j’en aurai donné un à votre nièce. »

Elle avait composé un petit bouquet d’une fleur brillante et de deux ou trois fleurs délicates, relevées par quelques feuilles d’un vert sombre ; elle le lia avec un fil de soie qu’elle tira de sa boîte à ouvrage, et le plaça sur les genoux de Caroline ; puis elle resta debout, les mains croisées derrière le dos, penchée un peu vers Caroline et la regardant dans l’attitude et l’expression d’un grave mais galant petit cavalier. Cette expression était rendue plus frappante encore par la façon dont elle portait ses cheveux, séparés sur une tempe et lissés brillamment sur le haut du front, d’où ils retombaient en boucles qui paraissaient formées naturellement, tant étaient libres leurs flottantes ondulations.

« Est-ce que vous êtes fatiguée de votre promenade ? lui demanda-t-elle.

— Non, pas le moins du monde ; il n’y a qu’une petite distance, un mille.

— Vous semblez pâle. Est-elle toujours aussi pâle ? demanda-t-elle en se tournant vers le recteur.

— Elle était autrefois aussi rose que la plus vermeille de vos fleurs.

— Pourquoi est-elle changée ? Qu’est-ce qui l’a rendue pâle ? A-t-elle été malade ?

— Elle m’a dit qu’elle a besoin d’un changement d’air.

— Il faut le lui donner ; vous devriez l’envoyer sur les bords de la mer.

— C’est ce que je me propose de faire avant la fin de la saison. En attendant, je veux lui faire faire votre connaissance, si vous voulez bien le permettre.

— Je suis sûre que miss Keeldar n’y fera pas d’objection, dit mistress Pryor. Je crois pouvoir prendre sur moi de dire que la fréquente présence de miss Helstone à Fieldhead sera considérée comme une faveur.

— Vous venez d’exprimer précisément ma pensée, madame, dit Shirley, et je vous remercie de m’avoir devancée. Laissez-moi vous dire, continua-t-elle en se tournant de nouveau vers Caroline, que vous aussi devez remercier ma gouvernante ; elle n’accueillerait pas tout le monde comme elle vous a accueillie ; vous êtes favorisée plus que vous ne le pensez. Ce matin, aussitôt que vous allez être partie, je veux demander à mistress Pryor son opinion sur vous. Je peux me reposer sur son jugement, car je l’ai toujours trouvé merveilleusement sûr. Déjà je prévois une réponse favorable à mes informations : est-ce que mes prévisions ne sont pas justes, mistress Pryor ?

— Ma chère, vous venez de dire que vous me demanderiez mon opinion lorsque miss Helstone serait partie ; il n’est donc guère probable que je vous la donne en sa présence.

— Non, et peut-être se passera-t-il un temps assez long avant que je l’obtienne. Je suis souvent réduite au supplice de Tantale par l’extrême réserve de mistress Pryor, monsieur Helstone. Ses jugements doivent être corrects lorsqu’ils arrivent, car ils sont souvent aussi lents à venir que ceux du lord chancelier. Mes sollicitations ne peuvent la décider à se prononcer sur le caractère de certaines personnes. »

Mistress Pryor sourit.

« Oui, je sais ce que signifie ce sourire : vous pensez à mon fermier gentilhomme. Connaissez-vous M. Moore, de Hollow ? demanda-t-elle à M. Helstone.

— Oui, oui, votre fermier : vous l’avez vu beaucoup sans doute depuis votre arrivée ?

— J’ai été obligée de le voir. Il y a des affaires à traiter. Les affaires ! ce mot me fait souvenir que je ne suis plus une jeune fille, mais une femme, et même quelque chose de plus qu’une femme ; je suis un squire ; Shirley Keeldar, Esq., devraient être mon nom et mon titre. Ils m’ont donné un nom d’homme ; j’occupe la position d’un homme ; c’en est assez pour me donner une touche de virilité ; et, lorsque je vois des gens comme ce superbe Anglo-Belge, ce Gérard Moore, devant moi et me parlant gravement d’affaires, je me crois tout à fait un gentleman. Vous devriez me choisir pour votre marguillier, monsieur Helstone, la première fois que vous aurez à en élire un. Il faut aussi que je devienne magistrat et capitaine de la milice. La mère de Tony Lumpkin était bien colonel, et sa tante juge de paix ; pourquoi ne le serais-je pas ?

— De tout mon cœur ! Si vous sollicitez les suffrages, je vous promets de mettre mon nom en tête de la liste des votes. Mais nous parlions de Moore ?

— Ah ! oui. Je trouve qu’il est un peu difficile de comprendre M. Moore, de savoir ce qu’il faut penser de lui : s’il est ou non un homme auquel on doive accorder son amitié. Il me paraît un locataire dont tout propriétaire peut être fier, et je suis fière de lui en ce sens ; mais comme voisin, quel est-il ? À plusieurs reprises j’ai engagé mistress Pryor à dire ce qu’elle pense de lui ; mais elle élude toujours une réponse directe. J’espère que vous serez moins ambigu, monsieur Helstone, et que vous vous prononcerez immédiatement. L’aimez-vous ?

— Nullement, quant à présent. Son nom est tout à fait effacé de la liste de mes amis.

— Pour quelle raison ? Que vous a-t-il fait ?

— Mon oncle et lui ne s’entendent pas sur la politique, » dit la douce voix de Caroline.

Elle eût beaucoup mieux fait de se taire en ce moment : ne s’étant presque pas mêlée à la conversation auparavant, il n’était pas alors convenable pour elle de le faire. Elle le comprit vivement aussitôt qu’elle eut lâché le mot, et rougit jusqu’aux yeux.

« Quelle est la politique de Moore ? demanda Shirley.

— Celle d’un marchand, répondit le recteur, étroite, égoïste, sans patriotisme. Cet homme ne cesse de parler et d’écrire contre la continuation de la guerre : il m’exaspère.

— La guerre ruine son commerce ; il me le disait encore hier. Mais quel autre grief avez-vous contre lui ?

— C’est bien assez de celui-là.

— Il a l’air d’un gentleman, dans le sens que j’attache à ce mot, et cela me fait plaisir de penser que je ne me trompe pas. »

Caroline arracha le pétale pourpré d’une des brillantes fleurs de son bouquet, et répondit d’une voix distincte :

« Assurément, c’est un gentleman. »

À cette courageuse affirmation, Shirley lança à la jeune fille, de ses yeux expressifs, un regard ferme et scrutateur.

« Vous êtes son amie, sans doute, dit-elle ; vous le défendez en son absence.

— Je suis à la fois son amie et sa parente, répondit-elle vivement ; Robert Moore est mon cousin.

— Oh ! alors, vous pouvez me renseigner sur son compte : faites-moi le portrait de son caractère. »

Caroline fut saisie d’un extrême embarras à cette demande : elle ne pouvait y répondre ; elle ne l’essaya pas. Son silence fut immédiatement couvert par mistress Pryor, qui se mit à adresser à M. Helstone de nombreuses questions touchant une ou deux familles du voisinage, dont elle dit connaître les parents qui habitaient le Sud. Bientôt Shirley cessa d’attacher son regard sur le visage de miss Helstone. Elle ne réitéra pas ses interrogations, mais, retournant à ses fleurs, elle se mit à composer un bouquet pour le recteur. Elle le lui présenta lorsqu’il prit congé, et reçut en retour un baiser sur la main.

« Ayez soin de le porter en souvenir de moi, dit-elle.

— Et sur mon cœur, encore, répondit Helstone. Mistress Pryor ; ayez bien soin de ce futur magistrat, de ce marguillier en perspective, de ce capitaine de la milice, du jeune esquire de Briarfield, en un mot. Ne lui permettez pas de trop violents exercices ; ne lui laissez pas se rompre le cou à la chasse, et surtout recommandez-lui de faire attention en descendant à cheval la dangereuse colline de Hollow.

— J’aime les pentes abruptes, dit Shirley ; j’aime à les franchir rapidement ; et surtout j’aime de tout mon cœur ce romantique Hollow.

— Romantique, avec une fabrique au milieu.

— Le vieux moulin et le blanc cottage sont tous deux admirables à leur manière.

— Et le comptoir, miss Keeldar ?

— Le comptoir vaut mieux que mon brillant salon : j’adore le comptoir.

— Et le commerce, le drap, la laine graisseuse, les cuves à teinture ?

— Le commerce est respectable dans toutes ses parties.

— Et le commerçant est un héros ?

— Vous avez dit le mot : le commerçant m’a semblé héroïque. »

La malice, l’esprit, la gaieté, étincelaient sur son visage pendant cet échange de mots avec le vieux Cosaque, qui prenait aussi plaisir à cette joute.

« Capitaine Keeldar, vous n’avez pas de sang mercantile dans les veines : pourquoi aimez-vous si fort le négoce ?

— Parce que je suis propriétaire de moulins. La moitié de mon revenu vient de la fabrique de Hollow.

— Prenez garde de devenir l’associée de Moore. Voilà ce que j’ai à vous dire.

— Vous venez de me mettre cette idée dans la tête ! s’écria-t-elle avec un joyeux éclat de rire ; elle n’en sortira plus : merci ! »

Et, agitant sa main blanche comme un lis et belle comme celle d’une fée, elle disparut sous le porche, tandis que le recteur et sa nièce franchissaient la porte extérieure.