Shakespeare - Œuvres complètes, Hugo, tome 12 - Introduction
François-Victor Hugo | |||
Introduction | |||
Textes établis par François-Victor Hugo | |||
Œuvres complètes de Shakespeare | |||
Tome XII : La patrie – II | |||
Paris, Pagnerre, 1873 | |||
p. 7-64 | |||
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INTRODUCTION.
Dans l’intervalle du mois de mars au mois de septembre 1599, il y avait sur la table de maître William Shakespeare un manuscrit surchargé de ratures et de renvois. Quelqu’un qui eût examiné de près le précieux cahier y eût remarqué un grand nombre d’additions et de corrections, toutes de la main de l’auteur, consignées soit en marge, soit sur des pages intercalées. Ici un mot rayé et remplacé par un autre ; là un membre de phrase ajouté à la phrase primitive ; plus loin tout un dialogue interverti et modifié ; plus loin encore une réplique prolongée de dix, vingt, trente et même quarante vers ; ailleurs une scène nouvelle prolongeant le texte original de cinq ou six feuillets. — À cette époque, en effet, Shakespeare était occupé à réviser une pièce historique récemment représentée par la troupe du Globe. Il soumettait Henry V à ce procédé rénovateur qu’il avait si victorieusement appliqué à la plus illustre de ses œuvres, Roméo et Juliette. Le drame était ainsi transfiguré par cette retouche infaillible, et l’auteur arrivait enfin au terme de sa tâche quand, au milieu d’un chœur final, une soudaine inspiration lui dicta les vers suivants :
But now behold,
In the quick forge and workinghouse of thought,
How London doth pour out her citizens !
The mayor and all bis brethren, in best sort,
Like to the senators of the antique Rome,
With the plebeians swarming at their heels,
Go forth and fetch their conquering Cæsar in :
As, by a lower but by loving likelihood,
Were now the general of our gracious empress
(As in good time he may) from Ireland coming,
Bringing rebellion broached on his sword,
How many would the peaceful city quit
To welcome him !
Mais voyez maintenant,
Dans la rapide forge, dans l’atelier de la pensée,
Comme Londres verse à flots ses citoyens !
Le maire et tous ses confrères, dans leur plus bel attirail,
Tels que les sénateurs de l’antique Rome,
Ayant à leurs talons un essaim de plébéiens,
Vont chercher leur triomphant César.
Ainsi (rapprochement plus humble, mais bien sympathique),
Si le général de notre gracieuse impératrice
Revenait d’Irlande, comme il le pourrait quelque heureux jour,
Ramenant la rébellion passée au fil de son épée,
Quelle foule quitterait la paisible cité
Pour l’acclamer au retour !
Les critiques anglais, ordinairement si curieux de tout ce qui intéresse Shakespeare, ont gardé le plus discret silence sur ces vers significatifs adressés par l’auteur de Henry V au comte d’Essex, presque à la veille de l’insurrection de 1601. Pourtant, s’il est dans l’œuvre du poëte un passage digne d’être noté, étudié, discuté, commenté, approfondi, c’est assurément celui-là. Car là, peut-être, dans ces lignes si courtes, se trouve le mot de l’énigme qui jusqu’ici a été le désespoir et la confusion des biographes, — la personnalité de Shakespeare. Là peutêtre est la solution de tous ces problèmes réputés jusqu’ici insolubles : quelles relations Shakespeare avait-il avec ses contemporains ? à quel parti politique, à quelle fraction sociale, à quelle communion philosophique ou religieuse appartenait-il ? Sur tous ces points l’histoire est restée complètement ignorante, — si mystérieuse, si obscure, si enveloppée d’ombre a été la vie de ce glorieux être. Du reste, il faut le reconnaître, le poëte n’a rien fait pour dissiper la nuit dont l’homme était entouré. Jamais artiste n’a été plus impersonnel que Shakespeare. Jamais écrivain n’a répandu à la fois plus de rayons sur son œuvre et plus de ténèbres sur son moi. Jamais génie immortel n’a plus fièrement gardé l’anonyme de son éphémère existence.
Une fois pourtant, l’incognito a été trahi. Cette individualité,
qui jamais ne s’est révélée directement au
monde, a laissé échapper une exclamation. Ce cri, cri
unique adressé par Shakespeare à l’un de ses contemporains,
— c’est le devoir du commentateur scrupuleux
de le saisir. Nous le saisissons.
Chacun sait que deux factions se disputaient le pouvoir
à la fin du règne d’Élisabeth, la faction Cecil-Raleigh,
la faction Essex. Par les vers que je viens de traduire,
Shakespeare s’est prononcé entre les deux factions : il a
proclamé hautement, publiquement, intrépidement, ses
vœux pour le succès d’Essex, au moment même où ce
succès semblait le plus compromis. Or, quels motifs pouvaient
décider l’auteur de Henry V à cette option ? Quelles
affinités pouvaient rapprocher William Shakespeare de
Robert Devereux ?
Tout d’abord, entre ces deux hommes, un lien personnel est facile à distinguer : ce lien, c’est l’amitié commune qui les attachait au comte de Southampton. Ce Henry Wriothesly, à qui Shakespeare offrit ses premiers poëmes, Vénus et Adonis, le Viol de Lucrèce, et ses sonnets si discrètement mystérieux, ce Henry, à qui Shakespeare disait dans une dédicace : « L’amour que je voue à Votre Seigneurie est sans fin, the lowe I dedicate to your lordship is without end, » ce même Henry était le cousin par alliance de Robert Devereux. Il était plus que le cousin d’Essex, il était son frère d’armes : fraternité chevaleresque que rien n’altérait. Les deux jeunes comtes étaient inséparables. Southampton accompagnait Essex aux fêtes, aux tournois, aux joutes, à travers intrigues et complots, à travers succès et revers, à travers faveur et disgrâce ; il le suivait au bal comme au champ de bataille ; il le suivit jusqu’à la rébellion, jusqu’au banc des félons, jusqu’au cachot ; il faillit le suivre jusqu’à l’échafaud. Ce dévouement absolu de Southampton pour Essex ne pouvait manquer d’agir puissamment sur le cœur de Shakespeare. Pour peu que le poëte fût sincère en déclarant à Southampton un amour sans fin, il lui était impossible de ne pas partager les sympathies, comme les antipathies, de son noble ami. Southampton ayant uni sa destinée à la destinée d’Essex, et Shakespeare ayant voué à Southampton une affection sans bornes, il fallait bien que le poëte s’associât de tous ses vœux à la fortune d’Essex. Il devait nécessairement suivre avec une émotion profonde toutes les péripéties d’un drame politique dont le dénoûment encore obscur pouvait être ou l’élévation ou la chute de son bien-aimé.
Shakespeare était donc personnellement intéressé dans la lutte d’Essex avec ses ennemis, puisqu’il pouvait être frappé au cœur par l’issue de cette lutte. Mais, outre ce motif tout individuel et tout intime, il y avait des raisons d’intérêt général, de hautes considérations morales, des préoccupations suprêmes de civilisation qui devaient déterminer le choix du poëte entre les deux partis rivaux, en entraînant ses convictions du côté de ses prédilections.
Quels étaient les adversaires d’Essex ? C’étaient ces ministres implacables qui avaient recommencé pour le compte de la papauté anglicane la persécution religieuse inaugurée naguère au nom de la papauté romaine, et qui étaient parvenus à faire Élisabeth aussi sanglante que sa sœur Marie. C’étaient ces inquisiteurs d’État qui, depuis vingt ans, multipliaient les supplices et décimaient par une incessante Saint-Barthélemy les populations catholiques du Nord, qui avaient décapité Norfolk, décapité Northumberland, décapité Marie Stuart ; qui, en 1586, avaient accroché au gibet le jésuite Babington et ses treize complices, et qui, en 1592, pendaient le calviniste Penry, auteur supposé des brochures puritaines publiées sous le pseudonyme de Martin Marprelate. C’étaient ces légistes-bourreaux qui, en 1593, faisaient voter par le Parlement le statut odieux en vertu duquel la conversion à l’anglicanisme était enjointe à tous les récusants sous peine de mort. Vous comprenez quelle horreur devait inspirer à une âme généreuse cet atroce despotisme. Aussi quiconque se penche sur l’œuvre profonde de Shakespeare, y entend-il gronder la protestation sourde du génie indigné. — Tantôt, comme dans Hamlet, c’est un sarcasme vengeur qui atteint le premier ministre de la reine, son plus ancien conseiller, celui qu’Élisabeth appelle son Esprit, et qui à lord Burleigh inflige publiquement la livrée grotesque de Polonius. Tantôt, comme dans le Roi Jean, c’est une allusion intrépide qui, donnant au château de Northampton la silhouette sinistre de la forteresse de Fotheringay, flétrit l’empressement meurtrier du secrétaire Davison, et fait retentir dans les lamentations d’Arthur l’écho distinct des sanglots de Marie Stuart. Certes Shakespeare repousse, avec toute la colère du patriotisme, l’armada ultramontaine ; il condamne hautement les envahissements de la papauté ; il la montre sacrifiant à son ambition le repos des peuples, amnistiant tous les crimes pourvu qu’ils la servent, couvrant le sang versé par le roi Jean de la robe rouge de Pandolphe, sanctifiant par la présence de deux évêques l’usurpation de Richard III, et encourageant de l’approbation du légat Wolsey la tyrannie de Henry VIII. Mais c’est ici qu’il faut applaudir à l’impartialité du poëte. En même temps qu’il combat énergiquement l’invasion catholique, il étend sur le dogme opprimé l’aile immense de la muse. Il ouvre à la foi proscrite l’asile sacré de son œuvre. — L’anglicanisme n’admet pas le purgatoire. C’est des flammes du purgatoire que Shakespeare évoque l’ombre si sympathiquement douloureuse du vieil Hamlet. — L’anglicanisme rejette la confession. Shakespeare nous montre Roméo et Juliette recevant du vénérable frère Laurence l’absolution de leur amour. — L’anglicanisme démolit les couvents. C’est dans un monastère que Shakespeare offre un refuge tutélaire à Héro calomniée. — L’anglicanisme renverse les crucifix comme des idoles. C’est au pied d’une croix de pierre, au bord d’une route, que Shakespeare fait agenouiller la patricienne Portia avant l’heure solennelle qui doit l’unir à Bassanio. — L’anglicanisme défroque et bannit les moines. Shakespeare couvre de la cagoule prohibée la figure auguste du prince justicier de Mesure pour Mesure. — Et ce ne sont pas seulement les schismatiques catholiques, ce sont les mécréants de toutes les races que le poëte relève et couvre. Il veut que le More de Venise parle tête haute, devant le sénat, des princes musulmans ses aïeux. En dépit des dénégations chrétiennes, il veut que le juif ait une âme, et il fait battre le cœur de Shylock de toutes les nobles émotions de la paternité. Il allie la race arabe à la race chrétienne, en mariant Othello à Desdemona, comme, en unissant Lorenzo à Jessica, il réconcilie la famille chrétienne avec la tribu juive.
Ainsi la tolérance du poëte est vaste comme l’humanité. Elle comprend dans sa large effusion tous les cultes, tous les dogmes, toutes les religions ; elle ne distingue pas entre les réprouvés, elle embrasse jusqu’aux maudits. Dans la cité de Shakespeare, il y a place pour la synagogue comme pour le monastère, pour le temple protestant, puritain, iconoclaste et nu comme pour l’église catholique, resplendissante de vitraux, de peintures, de statues et de châsses d’or, inondée de lumière, de musique et de parfums. À travers les rues, les avenues, les galeries, les cours et les promenades de cette métropole idéale, circulent les costumes de tous les pontificats, surplis, étoles, chasubles, aubes, dalmatiques, taleds, caftans et pelisses, bonnets carrés, mitres et turbans. Le prêtre s’y croise avec le ministre, le derviche avec le moine, le rabbin avec l’évêque, le cardinal avec le mufti. À perte de vue s’enchevêtrent tous les élans pétrifiés de la prière, tours carrées, dômes orientaux, flèches, clochers et minarets, et dans cet inaltérable azur, le croissant ne fait pas ombrage à la croix.
Hélas ! qu’il y avait loin de cette cité que rêvait Shakespeare à la ville qu’il voyait ! Avez-vous idée du lamentable spectacle que présentait vers la fin du seizième siècle la capitale de l’Angleterre ? À toutes les portes de l’enceinte extérieure, au coin de tous les carrefours, sur les façades monumentales des édifices publics, au front même de la résidence royale, étaient fixées des têtes coupées, tragiques mascarons sculptés par la hache du bourreau. — Le voyageur Hentzner raconte froidement qu’en 1598, « il compta sur le seul pont de Londres plus de trois cents têtes de personnes exécutées pour haute trahison. » Londres se paraît de la dépouille de Tyburn. De tous les points de l’horizon, des essaims d’oiseaux noirs s’abattaient incessamment sur ces proies échevelées, qu’ils dépeçaient peu à peu, charognes sanglantes qui avaient été des figures humaines, grimaces funèbres qui avaient été de vivants sourires ! Et ne croyez pas que la reine-vierge éprouvât horreur ou dégoût devant cette galerie de spectres. Par Jupiter ! Élisabeth était trop royalement fille de Henry VIII pour avoir peur de tant de fantômes. Loin de les éviter, elle prenait je ne sais quel hideux plaisir à les regarder, à les dévisager, à les reconnaître et à les nommer ! Elle était fière de ce musée lugubre, qu’elle augmentait sans cesse ; et, si par hasard quelque grand personnage survenait, Sa Majesté daignait lui en faire elle-même les honneurs. Péréfixe, dans son Histoire de Henry le Grand, raconte (vol. II, pages 84-83) qu’un jour, prenant par la main Biron, l’ambassadeur du Béarnais, la reine Élisabeth lui montra toutes les têtes clouées aux remparts de la Tour et lui dit superbement : « Ainsi sont punis les traîtres en Angleterre ! »
Les traîtres, c’étaient tous les dissidents, tous les indépendants, catholiques, calvinistes, philosophes, hétérodoxes, qui prétendaient garder leur foi inviolable et refusaient leur conscience à la suprématie royale ! Pourtant, si âpres que fussent ces temps, si endurcie que fût cette génération à la vue des supplices, toute sensibilité n’était pas éteinte. À la cour, sur les marches du trône, on pourrait presque dire dans l’alcôve royale, une opposition s’élevait lentement contre ce despotisme sans pitié. Cette opposition latente était primitivement bien éloignée d’une protestation, plus encore d’une rébellion ; elle se restreignait à de vagues aspirations vers un avenir meilleur, aux vœux les plus respectueux en faveur d’un adoucissement du bon plaisir. Agenouillée devant la couronne, elle se contentait de miner sourdement le cabinet par une sape d’influence et d’intrigues ; contre les ministres de la reine, elle suscitait — le favori de la reine !
Intrépide et généreux, nature prime-sautière, étourdie et chevaleresque, Essex se pliait de bonne grâce au noble rôle que lui offraient les circonstances. Cette condescendance n’était pas sans magnanimité. Le comte-maréchal n’avait nul intérêt à jouer ce jeu ; loin de là, il y risquait sa splendide position, la faveur royale, ses pensions, sa riche dotation, sa fortune, ses dignités, sa vie. Une boutade de sa maîtresse pouvait brusquement le précipiter du faîte à l’abîme. Essex se rendit-il un compte exact du péril ? Je ne sais. Toujours est-il qu’il tenta l’aventure : il se dévoua à la réalisation de cette chimère : réformer le despotisme par le despotisme même. Enfant gâté de la tyrannie, il crut l’apprivoiser avec des caresses. Mignon de la fille de Henry VIII, il prétendit exploiter ce caprice dans l’intérêt général, en apitoyant sur les misères publiques l’âme royale qu’il avait attendrie. Il pensa, parce qu’il possédait le cœur, qu’il dominerait la tête. Cette infatuation devait être sa perte. Il se croyait aimé de la reine ; un avenir prochain lui prouva qu’il n’était aimé que d’Élisabeth.
Voilà donc le favori devenu tout doucement chef d’opposition. Dans le parlement de 1593, il couvre de son puissant patronage les membres des communes qui s’élèvent contre les abus. Un député puritain, James Morice, ayant osé dénoncer les iniquités commises par les cours ecclésiastiques et proposer un bill pour l’adoucissement des pénalités encourues par les indépendants, est arrêté par ordre de la reine et envoyé à la forteresse de Tutbury : Essex réclame contre l’emprisonnement arbitraire et demande publiquement l’élargissement du député. Dans la même session, un jeune avocat obscur se fait remarquer par une vaillante protestation contre l’énormité des subsides qu’exige la couronne : Essex l’applaudit et le prend à son service en qualité de secrétaire. Cet inconnu, plus tard trop célèbre, s’appelle Francis Bacon. — À ces actes éloquents Essex ajoutait le commentaire de ses paroles. À la chambre des lords, au conseil privé, à la cour, il ne cessait d’attaquer l’implacable administration des Cecils et de flétrir les rigueurs exercées contre les dissidents. — En même temps qu’il méritait la reconnaissance des puritains, il se conciliait le parti catholique : il accueillait dans sa famille le chevalier papiste sir Christopher Blount, et donnait à cette alliance toute sa signification en faisant espérer à son nouveau beau-père le libre exercice du culte proscrit. Il disait à qui voulait l’entendre « qu’il n’aimait pas que personne fût tourmenté pour sa religion[1]. » Il offrait dans son propre hôtel un asile à tous les persécutés. Hospitalité courageuse qui bientôt devait lui être reprochée comme un crime par ses ennemis triomphants. — Le sergent Yelverton, chargé en 1601 d’instruire le procès du comte, constate que « le lord d’Essex n’admettait que des papistes, récusants et athées pour complices de sa rébellion capitale. » Dans le même procès, le secrétaire d’État sir Robert Cecil lui jette à la tête le même grief : « Grâce à Dieu, nous vous connaissons : votre religion apparaît par ces papistes qui furent toujours vos maîtres conseillers, et auxquels, ainsi qu’à d’autres, vous aviez promis la Liberté de Conscience, to whom and others you had promised the Liberty of Conscience ! »
Ainsi, — le fait est constaté par les témoignages combinés des ennemis mêmes d’Essex, — la liberté de conscience était le dernier mot de son programme politique. Le droit pour chacun de choisir sa croyance, ce droit placé en tête du code futur par la philosophie révolutionnaire, ce droit dont le triomphe encore attendu inaugurerait un monde nouveau, ce droit était reconnu, salué, invoqué même par Essex. Mais comment cette idée toute moderne avait-elle pu venir à l’esprit d’un favori de reine, d’un homme de cour, d’un homme d’épée, d’un homme du passé ? Comprenez-vous l’affranchissement des âmes réclamé par la même bouche qui disait des mots d’amour à la despotique Élisabeth ? Énigme étrange. De quel génie Essex était-il l’écho ? Quel prophétique conseiller lui avait révélé le principe même de l’avenir ? Quelle voix mystérieuse lui avait soufflé ce cri inouï : liberté de conscience ? Peut-être la solution du problème est-elle dans le rapprochement de ces trois noms : Essex – Southampton – Shakespeare. Il est certain que l’amitié de Southampton formait un trait d’union entre le poëte et le favori ; elle comblait l’énorme intervalle social qui les séparait ; et la pensée de l’un n’avait, pour parvenir à l’autre, qu’une confidence à franchir.
Quoi qu’il en soit de cette hypothèse, il y avait entre Shakespeare et Essex communauté de vues autant que communauté d’affections. Le grand principe de tolérance, qui trouvait dans l’œuvre de l’un son symbole idéal, trouvait dans les professions de foi de l’autre un commencement d’expression politique. Et ainsi s’expliquent tout naturellement les vœux que l’auteur de Henry V faisait publiquement pour le succès d’Essex. De ce triomphe, souhaité par un peuple opprimé et par toutes les sectes persécutées, Shakespeare devait espérer une réaction contre l’implacable régime qui depuis tant d’années désolait l’Angleterre ; il devait y voir un progrès vers le mieux, une sortie de l’Égypte despotique, une direction vers cette terre promise de la liberté que, grâce à une vue supérieure, il apercevait à l’extrême horizon de l’avenir.
Cependant la guerre d’influence qu’Essex faisait aux ministres aurait pu durer longtemps, sans un incident imprévu qui précipita le dénoûment. Au mois de juin 1598, une altercation éclata, en présence de la reine, entre le favori et le secrétaire d’État Cecil, à propos des affaires d’Irlande. La reine intervint et, comme toujours, prit parti pour le ministre. Essex dépité eut un mouvement d’impatience et tourna le dos à sa maîtresse. Sur quoi Élisabeth furieuse courut à lui, et de sa main royale lui appliqua en plein visage un vigoureux soufflet. Le comte, tout étourdi de ce brusque outrage, porta instinctivement la main à son épée. Un des seigneurs présents, qui tenait pour le ministère, lord Nottingham, feignit de voir dans ce geste machinal une menace contre Sa Majesté, et repoussa violemment le comte, qui sortit de la salle avec fracas. Cette scène fit scandale, non-seulement à la cour, mais dans toute l’Angleterre. On ne parlait partout que de la rupture violente entre la reine et le favori. Les ennemis du comte se réjouissaient déjà de sa chute. Mais ils se réjouissaient trop tôt. Ce n’était qu’une querelle d’amoureux. Élisabeth, bientôt radoucie, se laissa raccommoder avec le comte par le vénérable chancelier Egerton, et Essex triomphant reparut à la cour, après plusieurs mois de bouderie. Cette réconciliation inattendue mit les ministres aux abois. Que faire ? Quel expédient trouver, quel moyen imaginer pour écarter cet adversaire redoutable qui avait pu impunément blesser la reine à l’orgueil ? Les circonstances offrirent au cabinet le prétexte qu’il cherchait. La situation de l’Irlande était devenue vraiment alarmante. L’Angleterre était épuisée par cette guerre de buissons qui en une seule année lui avait dévoré vingt mille hommes et 300,000 livres. Sir John Norris, le vétéran des guerres de France et des Pays-Bas, venait de mourir, après s’être épuisé vainement à la poursuite de l’inexpugnable rébellion. Sir Henry Bagnall avait été battu à Blackwater, laissant quinze cents morts et toute son artillerie sur le champ de bataille, et le vainqueur, Hugh O’neal, avait été proclamé roi d’Irlande par les révoltés. Il ne s’agissait plus d’émeute partielle, mais d’une révolution nationale.
Réprimer un pareil mouvement était une tâche formidable. Les ministres unanimes désignèrent Essex comme le seul homme capable de l’accomplir, et proposèrent ce choix à la signature royale. En vain Essex, devinant un piége, voulut décliner le terrible poste d’honneur. La reine signa la nomination, et le comte dut partir. Il quitta Londres le 27 mars 1599, acclamé par une foule immense qui, raconte l’annaliste Stowe, était entassée sur un espace de plus de quatre milles, criant : « Dieu bénisse Votre Seigneurie ! Dieu préserve Votre Honneur ! « Quand il eut dépassé Islington, un gros nuage noir apparut au nord-est. Beaucoup virent là un mauvais présage. L’orage, en effet, ne tarda pas à éclater. — Essex une fois à Dublin, ses adversaires, sir Robert Cecil, lord Cobham, sir Walter Raleigh, travaillèrent à le perdre : tous les actes du lord lieutenant furent successivement incriminés. Essex avait choisi pour général de sa cavalerie son ami, l’ami de Shakespeare, lord Southampton, récemment emprisonné pour avoir osé se marier sans le consentement de la reine. Les ministres firent casser Southampton. — L’armée d’Essex, artistement levée par ses ennemis et recrutée à dessein parmi les gens de sac et de corde, privée de vivres, privée de munitions, s’était débandée presque tout entière au premier coup de feu. Le comte demanda du renfort. Les ministres dictèrent à la reine une lettre de refus indignée. Ainsi désarmé devant l’insurrection, le lord lieutenant était réduit à parlementer avec elle. Il essaya donc d’obtenir par la persuasion la soumission qu’il ne pouvait plus imposer par la violence : il eut une entrevue avec le chef de la révolte, le calma par quelques concessions équitables, accorda provisoirement aux Irlandais le libre exercice du culte catholique, et conclut une trêve qui pouvait être renouvelée de six semaines en six semaines. Cette transaction généreuse fut violemment dénoncée par les implacables ministres. Essex fut accusé en plein conseil de n’avoir pactisé avec la rébellion que pour se mettre à sa tête et la lancer sur l’Angleterre protestante. On lui reprocha de vouloir détrôner la reine Élisabeth, comme jadis Henry de Lancastre avait dépossédé Richard II. Bref, il fut décidé qu’un corps d’observation serait porté au plus vite sur la côte occidentale pour empêcher le débarquement imminent.
Ainsi la cabale ministérielle l’emportait. Quelques mois avaient suffi pour travestir en félon ce favori si puissant naguère, et pour mettre au ban de l’Angleterre le généralissime anglais. — C’est cependant les quelques mois où se consommait ainsi la perte d’Essex que l’auteur de Henry V avait eu l’audace de faire publiquement des vœux pour son succès. Souhaits intrépides par lesquels le poëte, du haut de son théâtre, protestait d’avance contre l’odieuse intrigue qui allait triompher.
Le machiavélisme des hommes d’État devait prévaloir contre les prières de toute une nation, contre les souhaits de la muse. Essex revint d’Irlande, non, comme le désirait Shakespeare, par une heureuse journée, salué des cris de joie d’un peuple accouru de toutes parts au-devant de lui, non, comme le voulait Shakespeare, en conquérant et en vainqueur, mais par un jour de deuil, au milieu de l’alarme et de la consternation publique, en criminel réduit à se justifier. Il revint d’Irlande, non avec la face radieuse et sereine de la victoire, mais pâle, hagard, effaré par la fatigue et l’anxiété, ayant risqué ce va-tout de déserter son commandement pour revoir sa maîtresse.
L’aube du 28 septembre 1599 nous montre Essex chevauchant sur la route de Londres. Il apprend dans la Cité que la reine est au palais de Non-Such ; il repart aussitôt, sans même s’arrêter à son hôtel pour changer de vêtements ; il traverse la Tamise à Lambeth, escorté seulement de six personnes, saisit pour son propre usage les chevaux de quelques gentilshommes qui attendaient leurs maîtres sur la rive, et reprend le galop. Enfin, à dix heures du matin, il atteint la grille du château, échevelé, défait, crotté, ayant de la boue au visage, ruisselant de sueur et de fange ; il traverse les grands appartements, et, forçant toutes les consignes, violant toute étiquette, pénètre dans les appartements privés. Il parvient ainsi jusqu’à la chambre à coucher de la reine, et, sans même se faire annoncer, ouvre brusquement la porte redoutable. Familiarité suprême qui peut le perdre ou le sauver. La reine était à sa toilette, entourée de ses femmes, on la coiffait ; ses cheveux gris de soixante-huit ans étaient épars sur ses épaules et sur sa gorge nue ; et, près d’elle, sur une table, étaient rangées les perruques de toutes nuances entre lesquelles allait être choisie la parure du jour. Le jeune comte ne recule pas devant ce spectre de vieille coquette ; il se jette à ses genoux, et couvre de baisers humides ces mains flétries… Une demi-heure plus tard, Essex sort de la chambre à coucher royale ; il rencontre dans les antichambres les courtisans du petit lever, qui attendaient avec une indicible émotion l’issue de ce coup d’audace, et les salue d’un sourire affable, en s’écriant : « Dieu soit loué ! S’il y a eu de l’orage au dehors, il fait beau ici ! » Essex n’avait quitté la cour que pour mettre ordre à sa toilette. Il revint dans l’après-midi, couvert de ses plus beaux habits, le collier de Saint-Georges au cou, la Jarretière au genou, splendide, merveilleux, rayonnant, méconnaissable. Mais Élisabeth était aussi méconnaissable. La reine avait la couronne sur la tête, le masque impérial, le verbe impérieux. Ce n’était plus une maîtresse attendrie, rendant caresses pour caresses ; c’était une majesté terrible qui interrogeait. Pourquoi milord Essex avait-il quitté l’Irlande sans autorisation ? Pourquoi avait-il conclu une trêve avec des rebelles qui ne méritaient pas de quartier ? Pourquoi avait-il abandonné son poste, au milieu d’une campagne, comme un déserteur ? etc., etc. Pendant qu’Essex changeait de costume, la reine avait eu le temps de voir le secrétaire d’État Cecil. Le favori était perdu. — La disgrâce était complète, irrémédiable. Revenu à Londres, le comte reçut ce soir-là même l’ordre de se considérer comme prisonnier en son hôtel. Quelques jours plus tard, il était destitué de tous ses emplois et de toutes ses dignités : une triple dégradation lui enlevait le maréchalat, la grande maîtrise de l’artillerie, la charge de conseiller privé. Quelques mois plus tard, il était enfermé à la Tour, en compagnie de son frère d’armes Southampton. Quelques mois plus tard, tout était fini : Essex était décapité.
La chute de cette noble tête retentit douloureusement dans le pays entier ; avec elle tombaient toutes les espérances d’un peuple opprimé ; avec elle s’écroulait l’éphémère illusion d’un accommodement possible entre la monarchie des Tudors et la liberté. La grande idée de la tolérance, qui par l’exorcisme d’un mystérieux génie avait été évoquée dans cette tête, s’en échappa dans un flot de sang et reprit brusquement sa place au ciel inaccessible de l’utopie. — Toute la nation porta le deuil d’Essex : Shakespeare tendit de noir son théâtre. Nombre de critiques ont signalé le changement remarquable qui s’opéra à certaine époque dans l’esprit du poëte : « Il semble, a dit M. Hallam, qu’il y eut dans la vie de Shakespeare une période où son âme était mal à l’aise et mécontente du monde. » Eh bien, c’est de cette catastrophe historique que date la phase si justement observée par le commentateur. Au moment même où périt Essex, un immense crêpe couvre la scène shakespearienne. Elle perd à jamais cette gaieté si vive, si pétulante, si étourdie, si franchement grotesque qui inspire les premières comédies du maître, cette verve folle qui anime Mercutio, cette bouffonnerie énorme qui fait mouvoir Falstaff. Les passions funèbres l’envahissent : la mélancolie y pénètre avec le second Hamlet, la misanthropie avec Timon, l’hypocondrie avec Lear. Ah ! croyez-le bien, pour que de telles tristesses aient tout à coup assombri ce théâtre si riant naguère, il faut que le poëte ait été cruellement désenchanté. L’exécution d’Essex, l’emprisonnement indéfini de son cher Southampton, ont, en effet, dissipé la douce vision qui faisait sa joie depuis tant d’années. Il croyait à l’avénement de la tolérance, et il n’y croit plus. Il croyait à l’aurore d’un meilleur jour, et il n’y croit plus. Un coup de hache a brisé sa foi.
Les vers de Shakespeare en l’honneur d’Essex ne furent pas imprimés sous le règne d’Élisabeth. La presse alors étant moins libre encore que le théâtre, aucun éditeur n’eût osé imprimer, après la chute du favori, ce qu’avant sa chute l’acteur avait pu dire impunément. La chambre étoilée eût rudement châtié le libraire assez imprudent pour publier l’éloge d’un homme convaincu de haute trahison. Après la mort violente d’Essex, Shakespeare devait prendre l’un de ces deux partis : ou publier son œuvre en raturant l’éloge du déchu et en paraissant ainsi le désavouer, ou ajourner la publication jusqu’à ce qu’elle pût se faire intégralement. Le premier parti impliquait une lâcheté ; la générosité du poëte dut lui faire préférer le second. Un incident était naguère survenu qui donnait à cette détermination le mérite d’un singulier désintéressement. Des entrepreneurs de librairie, nommés Thomas Millington et John Busby, s’étaient procuré, on ne sait comment, une copie du drame de Henry V, tel qu’il était avant les remaniements récemment opérés par l’auteur, et avaient fait imprimer cette copie chez l’imprimeur Thomas Creede ; puis, sans crier gare, dans le courant de l’année 1600, ils avaient mis en vente l’édition frauduleuse, offrant ainsi comme l’ouvrage définitif ce qui n’était plus qu’une imparfaite ébauche. Une pareille publication était pire qu’un vol, c’était une diffamation. Le drame circulait dans toute l’Angleterre, tronqué, inachevé, amoindri de moitié, privé de tous les développements nécessaires, dégarni de ces admirables chœurs qui en sont à la fois le commentaire et le complément, destitué enfin des mille beautés ajoutées par une magistrale révision. Shakespeare pouvait aisément faire justice de cette contrefaçon calomnieuse : puisque l’éloge d’Essex était interdit, il n’avait qu’à retrancher six vers devenus séditieux, et, cette suppression faite, il pouvait sur-le-champ publier l’œuvre dans son essentielle et éclatante intégrité. Il le pouvait, et il ne le fit pas. L’édition de 1600, vendue sans concurrence, fut réimprimée telle quelle en 1602 et en 1608. Ce n’est qu’en 1623, longtemps après les événements racontés plus haut, quand Essex, Élisabeth et Shakespeare s’étaient rejoints dans la tombe, que fut publié le drame de Henry V tel que le poëte l’avait refait, tel qu’il le voulait, — contenant l’impérissable réhabilitation du supplicié de 1601.
I
Pour bien apprécier Henry V, pour bien saisir le sens
de cette œuvre vaillante, reportons-nous à l’époque où
écrivait l’auteur. Rappelons-nous ce qu’était à la fin du
seizième siècle la monarchie des Tudors. Par le cumul du
pouvoir spirituel et du pouvoir séculier, cette royauté
avait absorbé en elle la double autocratie de l’empire et
de la papauté. Elle avait fondu dans son sceptre le glaive
de César et les clefs de Pierre. C’était une autorité illimitée,
insondable, émanant d’en haut, trônant dans les
foudres et dans les rayons, au milieu d’une aveuglante
apothéose, s’étendant à perte de vue dans le ciel. Les potentats
d’Asie, qui assimilaient leur domaine au firmament
et en divisaient les provinces en constellations,
n’étaient pas plus absolus, plus redoutés, plus obéis, plus
déifiés que ne l’était en Angleterre, vers la fin du seizième
siècle, la petite-fille du gentilhomme campagnard Thomas
Boleyn. Élisabeth était l’objet d’un culte public.
Quand notre dame la reine survenait, portée en tête d’une
procession sur les épaules des grands, chamarrée de
brocard et de dentelles, couverte de joyaux et de pierreries,
toute la foule s’arrêtait et se prosternait contre le
pavé devant cette madone. On ne lui parlait qu’à genoux,
comme on parle à Dieu. Les vœux qu’on lui adressait
étaient des ex-voto. — Avenante et familière dans les commencements
de son règne, Élisabeth s’était systématiquement
éloignée de la nation, à mesure que son pouvoir
s’affermissait. Peu à peu elle s’était enfoncée dans le Saint
des Saints du droit divin. Elle y avait oublié son origine
à demi bourgeoise, sa naissance bâtarde, l’exécution infamante
de sa mère, sa propre captivité, son avénement suspect. Maintenant toute-puissante, elle vivait d’une vie
extrasociale, inaccessible à ses sujets, presque inabordable
à ses parents, isolée dans son palais même. « La reine
soupe et dîne seule, » dit Hentzner. Elle mangeait à part,
ne trouvait plus de convive digne d’elle. Ce même voyageur
Hentzner, qui fut présenté à la cour d’Angleterre
en l’an 1598, raconte, avec l’autorité d’un témoin oculaire,
la manière curieuse dont se préparait le repas
royal : « Deux gentilshommes entraient dans la salle à
manger avec une nappe qu’ils étendaient sur la table,
après s’être agenouillés trois fois avec une vénération
profonde, puis se retiraient après une nouvelle génuflexion.
Sur ce, deux autres arrivaient avec une salière,
des assiettes et du pain, déposaient tout cela sur la table
après s’être agenouillés comme les précédents, et se retiraient
avec les mêmes cérémonies. Enfin arrivaient une
dame non mariée (on nous dit que c’était une comtesse)
et une autre mariée portant un couteau à goûter : la
première, vêtue de blanc, se prosternait trois fois, et
essuyait les assiettes avec le pain et le sel, aussi tremblante
que si la reine avait été là. Après une courte
attente, les yeomen de la garde entraient tête nue, vêtus
d’écarlate avec une rose d’or dans le dos, apportant processionnellement un service de vingt-quatre mets dressés dans de la vaisselle d’or ; ces mets étaient reçus au fur et
à mesure par un gentilhomme et rangés sur la table,
tandis que la dame de service faisait goûter à chaque
garde une bouchée du plat qu’il apportait, par crainte de
poison. Pendant qu’on dressait le dîner, douze timbales
et douze trompettes retentissaient dans l’antichambre. Les
préparatifs terminés, un certain nombre de dames non
mariées apparaissaient, enlevaient solennellement les
plats de la table, et les portaient dans la chambre privée
de la reine, pour que Sa Majesté choisît. »
Ce cérémonial hiératique, qui entourait d’une superstitieuse vénération les moindres fonctions de la personne royale, qui obligeait les plus grandes dames à s’agenouiller devant le verre où elle buvait, devant l’assiette où elle mangeait, devant le plat dont elle goûtait, devant la cuvette où elle se lavait, qui sanctifiait par des rites minutieux l’appétit le plus chétif, le besoin le plus vulgaire, la satisfaction la plus grossière de la bête couronnée, ce cérémonial n’était que la formule extérieure et physique du dogme qui confondait l’autorité monarchique avec l’autorité divine. Toutes ces pratiques dévotes de l’étiquette avaient pour but de rendre infranchissable la distance qui séparait le gouvernant des gouvernés. Exaltée par tant de pompes, la créature royale était censée se mouvoir dans une sphère supérieure à l’orbite terrestre ; elle semblait, par son essence même, absolument distincte des autres créatures. C’était un être à part, unique, fatidique, qui respirait un autre air que nous et qui marchait dans un autre azur. — La consécration d’un tel dogme par l’acquiescement universel devait avoir des conséquences incalculables sur les destinées de la société. Si la créature royale était réellement ce qu’elle prétendait être, si elle était douée de grâces spéciales, si elle avait le don de certains miracles, si elle était par son tempérament même au-dessus de notre espèce, si elle tenait de la nature le privilége de régir le monde, les hommes n’avaient plus qu’à obéir aveuglément à cette providence visible. Ils devaient s’incliner devant ses arrêts, se courber devant ses caprices, s’humilier devant ses forfaits mêmes, sans examen, sans discussion, sans protestation. Et de quel droit, en effet, auraient-ils, êtres vulgaires, protesté contre cet être exceptionnel ? Le surhumain peut bien être inhumain ; le prodigieux peu bien être monstrueux. Le roi est absolu, comme Dieu est l’absolu. Se révolter contre l’omnipotence royale, c’est être rebelle à la toute-puissance divine. Tout murmure est un blasphème, toute résistance un sacrilége.
Suivant cette théorie, professée hautement par les jurisconsultes du seizième siècle, et consacrée alors par tous les codes et toutes les coutumes de l’Europe, la révolution de 1399 était un crime énorme. Il n’existait pas de termes assez infamants pour flétrir cet attentat par lequel un peuple, un misérable peuple, usurpant le pouvoir souverain, avait bouleversé l’ordre mystique de succession, substitué à l’élu du ciel l’élu de la populace, dépouillé, emprisonné, dégradé, détrôné, découronné, décapité cet être auguste et sacré, l’oint du Seigneur ! La reine Élisabeth s’indignait au seul souvenir de cette insurrection nationale ; elle prétendait la vouer à l’oubli, et, comme je l’ai dit au précédent volume, elle tenait sous les verrous le chroniqueur Haywarde, coupable de l’avoir racontée à nouveau dans un opuscule latin dédié au comte d’Essex. Elle eût volontiers fustigé l’insolente histoire, comme Xerxès battait de verges l’Océan. Ne pouvant s’en prendre au fait accompli, elle s’en prenait au narrateur. Cette colère folle n’était pas sans logique. Partant de ce principe que l’autorité royale est de droit divin, la fille de Henry VIII devait considérer avec horreur un événement qui avait fait surgir une monarchie de l’acclamation de la canaille. Qu’importaient les actes de Richard ? Richard n’était-il pas le fils aîné d’Édouard III ? Élisabeth se sentait frappée par la chute du tyran légitime ; elle palpitait avec lui ; elle souffrait avec lui ; elle se confondait avec lui : Je suis Richard II, s’écriait-elle. Elle maudissait la félonie de Bolingbroke, elle s’emportait en imprécations contre ce prince du sang assez lâche pour recevoir l’investiture de la multitude, altesse de carrefour, majesté de ruisseau ! Que de cette usurpation fût né un gouvernement héréditaire, que cette trahison eût fait souche et produit une dynastie, que ce traître Henry IV eût pu transmettre le sceptre volé à son fils Henry V, tout cela l’exaspérait.
Cependant l’histoire était là, véridique, inaltérable, indestructible, chuchotant par les cent voix de ses annalistes, et n’attendant qu’un poëte assez vaillant pour remettre sur la scène, par un éclatant coup de théâtre, les événements murmurés par la tradition.
Shakespeare dégagea de la poussière de deux siècles la chronique prohibée ; il l’exhuma, la ressuscita, la fit revivre dans ses principaux personnages et dans ses principaux incidents ; il la prit à son origine, la développa de péripétie en péripétie, et l’exalta, à travers quatre drames, jusqu’à cette conclusion magnifique, le triomphe de Henry V ! Que de génie, que d’adresse, que d’esprit, que d’habileté ne fallut-il pas au poëte pour accomplir ce tour de force, pour faire, sous l’empire du droit divin, la lumineuse réfutation du droit divin ! — Cette rébellion de 1399, cette rébellion publiquement flétrie par l’arrêt redoutable d’Élisabeth, cette rébellion qui est le mauvais rêve du despotisme, le poëte la montre aboutissant, au milieu des vivat et des hourrahs, à l’étonnante épopée d’Azincourt. De la source d’opprobre il fait déborder la gloire. Au front de cette révolution honnie pour avoir volé le diadème de Richard II, Shakespeare pose de ses deux mains la couronne de saint Louis !
« Nous n’avons jamais estimé ce pauvre trône d’Angleterre, et voilà pourquoi, éloigné de lui, nous nous sommes abandonné à une fantasque licence. Mais j’entends agir en roi dès que je serai monté sur mon trône de France. C’est pour y atteindre que j’ai dépouillé ma majesté et remué la terre comme un journalier. » Ces paroles significatives que prononce Henry V, dès son avénement à la royauté, donnent la clef et de son passé et de son avenir. C’est pour pouvoir atteindre au trône de France, c’est pour être capable un jour d’escalader ce suprême sommet des grandeurs humaines, que Henry, dépouillant la majesté princière, enlevé de bonne heure à la vie factice des cours, soustrait à toutes les fictions qui énervent les enfances royales, jeté à même la vie, a reçu la rude éducation du peuple. Une âpre et précoce adolescence l’a d’avance préparé à toutes les épreuves, endurci à toutes les fatigues, aguerri à toutes les détresses. Dans les périlleuses équipées d’Eastcheap et de Gadshill, il s’est tout jeune habitué à payer d’audace ; il a contracté là cet esprit d’aventure qui un jour, grandi par le champ de bataille, doit devenir le génie de la victoire. — À l’école populaire, Henry s’est formé les idées comme il s’est trempé le caractère. Il a appris à juger les questions sociales, non au point de vue monarchique, mais au point de vue du peuple. Et c’est en cela qu’il se distingue essentiellement de son père. — Henry IV, élevé dans la religion du droit divin, conservait, sur le trône où une révolte l’avait placé, toutes ses préventions royalistes. Il était l’agent sceptique et inquiet d’une fatalité révolutionnaire. L’usurpation, à laquelle il avait été en quelque sorte forcé par les événements, le rongeait et le minait comme un remords. Il ne croyait pas en conscience à la légitimité du pouvoir que lui avait délégué l’acclamation publique. De là sa mélancolie, sa tristesse, son anxiété, ses continuelles insomnies et les angoisses de son agonie. — Le prince de Galles, lui, ne partage pas les scrupules paternels ; élevé autrement, il voit les choses autrement ; il est exempt des préjugés de la superstition monarchique ; il n’a pas de doute sur la validité de son mandat, il a la foi du peuple ; ce que la nation a fait lui paraît bien fait ; et il saisit intrépidement le sceptre qui oscillait dans la main fébrile de son père : « Oh ! murmurait le roi expirant, puisse Dieu me pardonner la manière dont j’ai acquis la couronne ! — Mon gracieux seigneur, réplique le prince d’une voix ferme, vous l’avez gagnée, portée et gardée, et vous me la donnez ; elle est donc bien légitimement en ma possession ; et c’est avec une rare énergie que je la défendrai contre l’univers entier. »
Par ses paroles, par ses actes, par sa vie tout entière, Henry V donne un éclatant démenti au dogme du droit divin. Il est le représentant serein et enjoué de la souveraineté nationale. Il est la patrie faite homme, le peuple fait roi. Il justifie par toutes ses qualités cette popularité immense qui l’a porté et qui le soutient au pouvoir. Pas un trait dans cette figure qui ne soit sympathique. Il a tous les mérites charmants, tous les dons qui font aimer. Aussi quel contraste en ce type tout gracieux et le personnage flegmatique, rigide, altier et antipathique de l’histoire ! « Henry, roy d’Angleterre, dit Monstrelet, étoit moult sage et expert en toutes besongnes dont il se vouloit entremettre et de tres hautain vouloir. Et, pour vray, il étoit si craint et douté de ses princes et capitaines qu’il n’y en avoit nul, tant luy fust prochain et bien de luy, qui osast transgresser ses ordonnances. » — « Ses paroles, écrit George Chastelain, tranchoient comme rasoir. » Entre le personnage de Shakespeare et le personnage des chroniques, il n’y a de commun que le nom. Le prince idéal du drame n’a aucun rapport avec ce roi implacable qui apparaît dans nos annales exerçant contre les vaincus de si terribles représailles, complétant ses succès par des supplices, laissant des milliers de femmes et d’enfants mourir de faim dans les fossés de Rouen, et, la ville prise, envoyant au gibet l’intrépide Alain Blanchart, s’emparant de Meaux par la famine, puis, froidement, après la victoire, faisant décapiter à Paris « messire Louis Gast, Denys de Vaulru, maistre Jehan de Rouvières et celuy qui avoit sonné le cor durant le siége, » et ordonnant que « leurs testes fussent mises sur lances ès halles, et leurs corps pendus au gibet par les aisselles[2]. » Le héros du poëte désavouerait hautement les atrocités de son homonyme. C’est un vainqueur généreux qui, après la bataille de Shrewsbury, pleure à deux genoux sur le cadavre d’Hotspur et ne réclame le prisonnier Douglas que pour le rendre à la liberté. C’est un indulgent conquérant qui s’écrie : « Quand la cruauté et la pitié jouent pour un royaume, c’est la douce joueuse qui gagne ! » C’est un prince, ennemi des rigueurs, qui se vante de ne pas être un tyran : We are no tyrant ! C’est un monarque miséricordieux qui fait relâcher un malheureux coupable de propos séditieux, en disant : Soyons clément, let us be merciful. Loin d’être de « hautain vouloir, » loin d’avoir la parole « tranchante comme un rasoir, » Henry a le verbe affable et avenant ; il est accessible à tous, abordable surtout aux petits. Ce n’est pas lui, le roi du peuple, qui mettrait entre le peuple et le roi la barrière infranchissable de l’étiquette ! Il confesse humblement son goût pour la petite bière et se proclame le prince des bons compagnons. Volontiers il se débarrasse de « l’incommode et splendide vêtement de majesté » afin de s’encanailler à l’aise avec des subalternes. La veille de la plus périlleuse bataille, il désertera la tente royale pour aller s’asseoir au plus modeste bivouac. Il frappera sur l’épaule à tous ses vétérans, il les désignera par leurs noms, et il rappellera à ce cher Fluellen qu’il est son compatriote. Son altesse est si peu fière qu’elle s’exposera, pour rire, à être souffletée par un simple soldat !
Ce mélange de bonhomie et de magnanimité, de rondeur et de grandeur, inspire à la fois la sympathie et le respect, l’affection et l’admiration. Évidemment Shakespeare a voulu rendre son héros irrésistible. — Henry V apparaît comme une exception radieuse dans la sombre galerie des souverains exposés par le poëte, Claudius, Macbeth, Jean sans Terre, Richard II, Richard III, Henry VIII. Sacré par une révolution, élevé et intronisé par le peuple, Henry est un modèle désespérant, offert aux maîtres héréditaires de ce monde. Une ironie profonde achève ce portrait sublime. Tout en attribuant la perfection à Henry, Shakespeare le présente comme un miroir à tous les princes chrétiens, the mirror of all Christian kings. Magistrale dérision ! Toutes ces majestés absolues, toutes ces altesses de droit divin, tous ces représentants hideux des dynasties légitimes, tous ces tyrans chargés de vices et de crimes, Tudors, Valois, Hapsbourgs, Stuarts, il les invite à prendre exemple sur l’élu du peuple et à égaler l’incomparable !
En même temps qu’il idéalise la figure du prince révolutionnaire, Shakespeare peint sous des traits odieux le parti de la contre-révolution. Dans Henry IV, nous l’avons vu, le poëte gardait encore quelque ménagement pour ce parti ; tout en réprouvant ses tendances, il lui concédait encore de hautes et fières qualités ; il appelait même l’intérêt sur lui, en mettant à sa tête le valeureux Hotspur et le vénérable archevêque d’York. Avec Henry V tous ces tempéraments disparaissent. La cause du droit divin est désormais irrévocablement flétrie et condamnée. Elle ne trouve plus ni chevalier ni apôtre ; elle ne fanatise plus les populations ; elle ne peut plus convoquer ni ban de vassaux ni arrière-ban de milices. Elle ne déploie plus à la clarté du soleil, en rase campagne, au bruit des fifres et des clairons, les pennons armoriés de cent barons fidèles. Elle ne s’élance plus à l’attaque de la révolution, en criant Espérance et Percy ! Elle ne combat plus, elle conspire. Elle conspire lâchement, hypocritement, l’adulation sur les lèvres, la félonie au cœur. Soudoyée par l’étranger, elle caresse l’usurpateur, elle l’embrasse, elle le suit dans son alcôve, elle couche avec lui, — pour mieux l’assassiner ! Au lieu du glaive flamboyant d’Hotspur, elle brandit dans l’ombre d’une ruelle le sinistre couteau d’Henry Scroop : « Oh ! que te dirai-je à toi, lord Scroop, cruelle, ingrate, sauvage, inhumaine créature ! Quel que soit l’astucieux démon qui t’a entraîné si absurdement, il a dans l’enfer la palme de l’excellence. Un homme a-t-il la mine loyale ? Eh bien, tu l’avais aussi. A-t-il l’air grave et instruit ? Eh bien, tu l’avais aussi. Est-il d’une noble famille ? Eh bien, tu l’étais aussi. A-t-il l’air religieux ? Eh bien, tu l’avais aussi. Ta chute a laissé une marque qui entache de soupçon l’homme le plus accompli ! »
La tentative d’assassinat découverte à Southampton est le dernier effort du parti de la légitimité contre la révolution incarnée dans Henry V. Le complot avorté, ce parti disparaît dans les ténèbres de honte où le relègue le mépris public. Plus de rébellion, plus de discorde. L’Angleterre se rallie unanime au chef éminent qui la représente ; elle s’absorbe dans la souveraineté de Henry de Lancastre. — Quelle direction Henry va-t-il donner au pouvoir que lui délègue ainsi le concours universel ? Quel usage va-t-il faire de sa royale dictature ?
Ici s’impose l’inéluctable force des choses. Un gouvernement en qui se résume une nation, doit accorder une ample satisfaction aux besoins de cette nation, ouvrir une large issue à ses aspirations essentielles, prêter enfin une volonté à ses instincts les plus impérieux. Or, c’est pour toute nation une nécessité de s’épancher, de se répandre au dehors, d’étendre au loin son influence, son prestige, son ascendant, ses idées, sa langue, sa race. Le procédé moderne de cette propagande, c’est l’échange pacifique ; le procédé antique et féodal, c’est l’invasion violente. Dans son élan primitif vers le continent, la nation britannique trouvait fatalement un obstacle chez la nation la plus voisine. Son effort d’envahissement provoquait à quelques milles de ses côtes un égal effort de résistance. De là d’interminables conflits qu’une trêve pouvait tout au plus suspendre quelques mois. La guerre contre la France, prolongée par une hostilité de cent ans, était devenue pour l’Angleterre un état chronique, normal, organique ; elle était passée dans le sang du peuple ; elle faisait partie de son tempérament ; elle était son besoin, elle était sa passion, — besoin brutal, passion sauvage. Au moyen âge, quiconque naissait Anglais, naissait ennemi du Français. C’était une animosité héréditaire que les générations se transmettaient comme un legs de famille. S’il était au delà de la Manche un sentiment public, c’était celui-là. L’Angleterre s’affirmait patrie surtout par le cri : Guerre à la France ! Le gouvernement de Henry V était trop profondément national pour ne pas céder à cet entraînement patriotique. L’élu du peuple était en quelque sorte sommé par son élection même d’agir dans un sens belliqueux. De là cette expédition fameuse qui débarqua sur nos plages en 1414, et dont Monstrelet nous a raconté en détail les triomphales étapes.
Fidèle à la vérité historique, Shakespeare va donc mettre son héros en campagne. Mais il veut que cette entreprise, réclamée par des instincts aveugles et farouches, soit approuvée cette fois par la raison la plus haute. Le poëte accepte la guerre comme moyen, mais il la répudie comme but. La guerre pour la guerre lui fait horreur : « Chaque goutte de sang innocent, s’écrie-t-il, est une malédiction, une imprécation vengeresse contre celui dont l’iniquité aiguise les épées qui exterminent ainsi l’éphémère humanité. »
Blood’s guiltless drops
Are every one a woe, a sore complaint,
’Gainst him whose wrongs give edge unto these swords
That make such waste in brief mortality.
La guerre n’est légitime que quand elle a la civilisation pour principe : elle n’est excusable que quand elle a la réconciliation pour dénoûment. Guerre à la France ! soit, mais à la condition que cette guerre se terminera, non par l’armistice de la rancune, mais par la paix de l’amour.
Telle est la consigne que Shakespeare donne d’avance au conquérant. Le poëte s’attache d’ailleurs à lever toutes les objections qui peuvent êtres faites à l’expédition de Henry ; il réfute solennellement les arguments mêmes tirés du droit féodal. Que vient-on opposer au descendant d’Isabelle de France la prétendue loi salique : In terram salicam mulieres ne succedant ? Qu’y a-t-il de commun, je vous prie, entre la terre de France et la terre salique, « située, comme chacun sait, entre la Sahl et l’Elbe ? » Les titres transmis par une femme à Henry V ne sont pas valables ! Mais vous oubliez que le « roi Pepin, qui déposa Chilpéric, se présentait comme héritier et descendant de Bathilde, fille du roi Clotaire ; » vous oubliez que « Hugues Capet se porta pour héritier de dame Lingare, fille de Carloman ; » vous oubliez « que Louis X ne put porter la couronne de France avec une conscience tranquille, qu’après s’être convaincu que sa grand’mère descendait de dame Ermengare, fille de Charles de Lorraine. Il est donc clair comme le soleil d’été que les titres de Pepin, les prétentions de Hugues, la satisfaction de conscience de Louis reposaient sur les légitimes droits des femmes. » Et Shakespeare développe ainsi complaisamment la thèse des jurisconsultes anglais. Contre la glose salique il cite la lettre de la Bible : Quand le fils meurt, que l’héritage descende à la fille. Il invoque en faveur de Henry jusqu’au texte sacré ! Ce n’est pas tout : comme si des raisons si canoniques ne suffisaient pas pour excuser la déclaration de guerre, Shakespeare la justifie par de nouveaux griefs. Le Dauphin de France adresse au roi d’Angleterre un dédaigneux défi, en lui envoyant une barrique pleine de balles de paume. L’auteur a exhumé d’Holinshed cet incident légendaire, qui n’est mentionné par aucun de nos annalistes, et l’a mis en scène avec un art profond. Henry, traité en enfant, va se venger en héros. Une sanglante tragédie va jaillir de ce tonneau bouffon ; ces balles à jouer, lancées par une raquette de bronze, vont « être transformées en boulets, » et abattre d’un ricochet la couronne des Valois. — Une criminelle offense aggrave l’insultante raillerie. Une conspiration, ayant pour but de poignarder Henry, est découverte, et c’est l’or français qui a payé les poignards ! — Ainsi lésé dans son honneur, menacé dans son existence, Henry doit recourir aux armes. De trop justes ressentiments l’entraînent enfin vers cette côte où le poussaient déjà les vœux de tout un peuple.
La guerre est déclarée. La scène change, et d’Angleterre va se transporter en France. Mais ici commencent les difficultés pour l’auteur dramatique. Comment « sur cet indigne tréteau produire un si grand sujet ? » Le théâtre du Globe, ce lieu de parade primitif et naïf, « ce trou à coqs, peut-il contenir les vastes champs de la France ? Pouvons-nous entasser dans ce cercle de bois tous les casques qui épouvantaient l’air à Azincourt ? Les décors manquent ; les procédés d’illusion, les moyens de représentation font défaut. L’obstacle matériel arrête la muse shakespearienne et lui crie : Impossible ! Impossible de déployer sur ces planches étroites l’énorme appareil de la guerre. Impossible de montrer les flottes en mouvement, les troupes en marche, le va-et-vient des canons roulants, des bataillons au pas de charge, des escadrons au galop. Le poëte dramatique peut évoquer du fond des âmes les sentiments les plus secrets et les faire voir sous des effigies humaines, agissant, gesticulant, parlant, vociférant, se répliquant, se provoquant, se combattant, se dévorant. Il peut exposer en actes visibles les mystérieux conflits du for intérieur, la volonté en lutte avec l’instinct, le libre arbitre en querelle avec la destinée. Il peut faire voir les passions s’élançant brusquement des profondeurs infinies du cœur humain et s’entre-choquant sur l’arène scénique ; mais il ne saurait montrer des peuples armés, emportés par la furie du combat, se heurtant dans le tourbillon de la mêlée. Cette impuissance fatale, Shakespeare la reconnaît et la confesse humblement, mais il ne renonce pas pour cela à la tâche entreprise : il appelle la poésie épique au secours de la poésie dramatique. Pour nous faire assister à la marche triomphale de son héros, il invoque le génie de la description, et il fait intervenir en plein drame cette grande figure eschylienne, le Chœur. Ici toutefois, — remarquons-le bien, — le Chœur ne prend pas part à l’action, il n’influe pas sur elle, il ne la commente même pas ; il se borne à suppléer par des récits aux lacunes de la représentation ; il fait l’office de machiniste ; il met en vers ce qui ne peut se mettre en scène, et il remplace l’impossible décor par de magnifiques poëmes qui peignent pour les yeux de l’esprit d’ineffaçables tableaux :
« Figurez-vous que vous avez vu le roi armé de toutes pièces embarquer sa royauté au port de Southampton, sa brave flotte éventant le jeune Phébus avec de soyeux pavillons. Mettez en jeu votre fantaisie, et qu’elle vous montre les mousses grimpant à la poulie de chanvre ; entendez le coup de sifflet strident qui impose l’ordre à tant de bruits confus ; voyez les voiles de fil, soulevées par le vent invisible et pénétrant, entraînant à travers la mer sillonnée les énormes bâtiments qui refoulent la lame superbe. Oh ! figurez-vous que vous êtes sur le rivage et que vous apercevez une cité dansant sur les vagues inconstantes : car telle apparaît cette flotte majestueuse qui se dirige droit sur Harfleur. Suivez-la, suivez-la. Accrochez vos pensées à l’arrière de ces navires, et laissez votre Angleterre, calme comme l’heure morte de minuit, gardée par des grands-pères, des marmots et de vieilles femmes… À l’œuvre, à l’œuvre les pensées, et quelles vous représentent un siége ! Voyez l’artillerie sur ses affûts ouvrant ses bouches fatales sur l’enceinte d’Harfleur… L’agile artilleur touche de son boute-feu le canon diabolique, et devant lui tout s’écroule. »
Le coup de canon annoncé par l’épopée retentit dans le drame. Harfleur la normande est enfermée dans un cercle de fer. Toutes les races de la patrie britannique sont confondues dans l’armée assiégeante : l’Irlande est représentée par Macmorris, l’Écosse par Jamy, le pays de Galles par Fluellen. Grâce au verbiage de ces divers personnages, le camp de Henry V semble la tour de Babel des patois insulaires. Chacun y jargonne l’anglais avec l’accent du terroir, qui avec l’hiatus de Ben-Lomond, qui avec le zézaiement de Donegal, qui avec le grasseyement de Caernarvon. La palme du charabias revient au Gallois. Rien de plus amusant que l’imperturbable aplomb avec lequel Fluellen écorche la langue de Shakespeare. Du reste, quel personnage fantastique et original que ce Gallois ! Criblé de travers sympathiques, bourru, brouillon, emporté, prenant feu comme le salpêtre, trouvant partout à redire, bougonnant contre le présent au nom du passé, avare d’éloges, prodigue de critiques, toujours prêt à pester contre ses chefs et à qualifier d’âne le commandant qui dirige les opérations, mais loyal jusqu’à la mort, franc à outrance, inébranlable sur le point d’honneur, implacable aux lâches et aux fanfarons, impassible et serein sous le feu ennemi, Fluellen est le grognard de la grande armée britannique.
Harfleur, abandonnée à elle-même, n’a plus qu’à se rendre : elle cède enfin, moins à la violence qu’à l’éloquence de Henry. Le magnanime capitaine pénètre pacifiquement dans la ville assiégée. Ce n’est pas un maître qui arrive, c’est plutôt un libérateur. Henry traite la France non en pays conquis, mais en pays ami. Il entend que ses victoires soient au profit des vaincus. Il maintient parmi ses soldats la plus stricte et la plus rigoureuse discipline. Il commande expressément « qu’on n’extorque rien des villages, qu’on ne prenne rien qu’en payant, qu’on ne fasse aucun outrage, qu’on n’adresse aucune parole méprisante aux Français. Car, quand la bonté et la cruauté jouent pour un royaume, c’est la joueuse la plus douce qui gagne. » Gare à qui enfreindrait cet ordre du jour ! Gare au flibustier qui pillerait une chaumière ou volerait une église ! Malheur à l’Anglais qui dévaliserait un Français ! Sans forme de procès, il expierait de la hart sa hardiesse grande, et il aurait le sort du misérable Bardolphe, dont la trogne blémie pend lugubrement à un arbre de la route. — Henry est un miséricordieux inflexible. Il ne pardonne pas les abus de la violence. Il réprouve la rapine, cette prime de la bataille. Le pillage, autorisé et consacré par nos généraux modernes, fait horreur à ce combattant du moyen âge. Il n’excuse même pas la coutumière maraude. Le héros de Shakespeare accepte la guerre, mais il la veut loyale et généreuse ; il en élimine tous les éléments impurs, il en répudie le brigandage et la cruauté. La guerre est pour lui un grand duel chevaleresque dont l’honneur doit régler rigoureusement les conditions. Anathème au mécréant qui fausserait par une improbité l’arbitrage sacré du glaive, et qui entacherait de fraude ce jugement de Dieu !
Henry vit sur le champ de bataille même en perpétuelle communion avec la Providence. Il accepte d’avance l’arrêt suprême et il le bénit. Cette humilité est sa force. Il semble que d’un bout à l’autre de sa carrière il soit guidé par la grâce divine : une irrésistible puissance marque les étapes de sa marche triomphale. — Cet être extraordinaire a, pour traverser la scène shakespearienne, un sauf-conduit tout personnel, Le destin, que le poëte nous a toujours montré en antagonisme avec le libre arbitre humain, se conforme par un merveilleux accord à cette volonté unique. L’immense force des choses, contre laquelle nous avons vu se briser la sublime pensée de Brutus, collabore visiblement avec le génie de Henry. La certitude d’être secouru d’en haut, lui inspire l’audace nécessaire à ses prouesses. Sa témérité a la foi. Lorsque son frère Glocester, pour le dissuader de sa hasardeuse entreprise, lui montre au delà de la Somme les Français qui s’avancent en masses profondes pour lui barrer la route, il répond, le sourire aux lèvres : « Nous sommes dans la main de Dieu, frère, non dans la leur. » Cela dit, il passe la rivière, et vient fièrement camper en plein péril dans la plaine d’Azincourt.
À demain donc la grande journée : « Figurez-vous maintenant l’heure où les murmures goutte à goutte et les ténèbres à flot remplissent l’immense vaisseau de l’univers. D’un camp à l’autre, à travers la sombre matrice de la nuit, le bourdonnement des deux armées va s’assoupissant : les sentinelles en faction perçoivent presque le mot d’ordre mystérieusement chuchoté aux postes ennemis. Les feux répondent aux feux ; et à leur pâle flamboiement chaque armée voit les faces blêmes de l’autre. Le destrier menace le destrier par d’éclatants et fiers hennissements qui percent la sourde oreille de la nuit ; et dans les tentes, les armuriers, équipant les chevaliers avec leurs marteaux, rivant à l’envi les attaches, donnent l’effrayant signal des préparatifs. Les coqs de la campagne chantent, les cloches tintent et annoncent la troisième heure de la somnolente matinée. Fiers de leur nombre, la sécurité dans l’âme, les confiants et arrogants Français jouent aux dés les Anglais dédaignés et querellent la nuit boiteuse et lente qui, comme une sombre et hideuse sorcière, se traîne si fastidieusement. Les pauvres Anglais, victimes condamnées, sont patiemment assis près de leurs feux de bivouac, et réfléchissent intérieurement aux dangers de la matinée ; leur morne attitude, leurs joues décharnées, leurs vêtements en lambeaux, les font paraître à la clarté de la lune comme autant d’horribles spectres. »
Quel contraste entre les deux camps ! Là, sous la tente française, le fracas, le tumulte, la frivolité, l’insouciance du lendemain, la jactance, la gasconnade, l’outrecuidance aristocratique, les éclats de voix et de geste, le cliquetis des concetti et des lazzi. Chacun rivalise d’extravagance et de futilité. Les chefs ne parlent que de filles et de chevaux. « J’aime mieux avoir mon cheval pour maîtresse, s’écrie le Dauphin. — J’aime tout autant avoir ma maîtresse pour cheval, réplique le connétable. » C’est une orgie de rires et de paroles. Ici, au bivouac anglais, le calme, le recueillement, le silence religieux, la veillée solennelle, la gravité épique. On s’exprime à voix basse ; les pensées s’échangent en chuchotements. Le roi, enveloppé dans un manteau, a quitté la tente royale et couche sur la dure. Lui, le premier de tous, il donne l’exemple du sacrifice et de l’humilité ! Ce n’est pas au milieu de ses nobles qu’il passe cette nuit suprême, c’est au milieu de ses soldats. Fi de l’étiquette et de l’apparat royal ! Ses camarades de lit, ce n’est pas vous, milords ; ce n’est pas vous, duc de Bedford, ni vous, comte de Salisbury, ni vous, comte de Westmoreland ; c’est toi, Court, c’est toi, Williams, c’est toi, Bates. À la veille de la grande bataille nationale, l’élu du peuple repose avec les hommes du peuple. Arrière, pairs d’Angleterre ! Le roi d’Angleterre vous préfère les manants. Et que leur dit-il à ces subalternes idolâtres de royauté ? Il leur révèle le néant de la toute-puissance royale : « Je vous le déclare, Bates, le roi n’est qu’un homme : tous ses sens sont soumis aux conditions de l’humanité ; dépouillez-le de ses pompes, ce n’est qu’un homme dans sa nudité. » Sa conversation, exaltée par le péril imminent, s’élève peu à peu à la hauteur d’une prédication. Il veut que chacun se prépare religieusement pour un dénoûment funèbre ; il proclame que toute conscience est souveraine d’elle-même, et répudie comme un blasphème cette théorie de l’omnipotence monarchique qui attribue au prince la domination des âmes : « L’âme de chaque sujet n’appartient qu’à lui-même. Aussi chaque soldat doit faire à la guerre ce que fait un malade dans son lit, laver sa conscience de toute souillure. S’il meurt ainsi, la mort est pour lui un bienfait. S’il ne meurt pas, il doit bénir le temps perdu à gagner un tel viatique. »
Henry est lui-même prêt à faire l’acte de contrition qu’il conseille à ses soldats. L’aube se lève, et voilà le prince à genoux. Au moment de risquer la révolution, dont il est le représentant, dans un hasard décisif, il se rappelle le forfait commis il y a quinze ans. La vision du misérable roi assassiné dans le donjon de Pomfret vient de traverser son souvenir. Henry a tout fait pour expier le crime de son père : il a solennellement élevé à la victime un monument expiatoire ; il lui offre encore des prières et des larmes ; mais la réparation est-elle suffisante ? Le ressentiment de cette âme outragée est-il bien apaisé ? Est-on sûr qu’au moment suprême, elle ne se liguera pas avec les forces ennemies ? Doute gros d’anxiétés. Dans le monde qu’a célébré Shakespeare, les esprits des assassinés reviennent parmi les vivants avec une terrible opiniâtreté. C’est l’ombre du vieil Hamlet qui retourne contre la poitrine de Claudius la lame vengeresse du jeune prince de Danemark. Ce sont les ombres de Duncan et de Banquo qui font marcher contre Macbeth la forêt de Birnam. Ce sont les ombres des enfants d’Édouard qui désarçonnent Richard à Bosworth. C’est l’ombre de César qui précipite Brutus à Philippes. Henry V va-t-il donc se heurter à Azincourt contre cette animosité spectrale ? C’est déjà bien assez d’affronter, un contre cinq, la grande armée française. Faut-il qu’il ait affaire en outre à cet adversaire invulnérable, le fantôme de Richard II ? Les mains jointes, Henry invoque contre la puissance néfaste du mort l’omnipotence providentielle : — Ô Dieu des batailles ! retrempe les cœurs de mes soldats, défends-les de la crainte, ôte-leur la faculté de compter, si le nombre de nos adversaires devait leur enlever le courage… Pas aujourd’hui, mon Dieu ! Oh ! ne songe pas à la faute commise par mon père ! J’ai fait inhumer le corps de Richard, et j’ai versé sur lui plus de larmes contrites que la violence ne lui a tiré de gouttes de sang. J’entretiens annuellement cinq cents pauvres qui, deux fois par jour, élèvent leurs mains flétries vers le ciel pour le pardon du sang ; j’ai bâti deux chapellenies où des prêtres graves et solennels chantent incessamment pour le repos de Richard. Mais tout ce que je puis faire est peu de chose, puisque ma pénitence doit venir après tout implorer le pardon.
Charme souverain de la prière ! Henry a par cette sublime oraison exorcisé l’esprit funeste. Il a imploré le concours de la Providence, et la Providence émue va travailler pour lui. C’est ainsi que s’accomplit le miracle d’Azincourt : miracle historique que toutes nos chroniques attestent à la raison confondue.
Comment expliquer autrement que par l’intervention active de la destinée invisible l’extraordinaire journée du 25 octobre 1415 ? Voyez-vous cette bande infime de miliciens anglais que Monstrelet vous montre, mal nourris, mal vêtus, mal équipés, « la plus grande partie sans armures en leur pourpoint, leurs chausses avalées, ayant haches pendues à leurs courroies, » les uns « coiffés de cuir ou d’osier, » les autres « sans chaperon, » courant sus à la formidable armée française, bardée de fer et d’or, laquelle présente à son avant-garde un front de huit mille chevaucheurs casqués et couronnés, et échelonne ses trente-deux files à perte de vue, sur cette plaine entre deux forêts. Ces déguenillés, ces affamés, ces va-nu-pieds, après avoir décoché une bordée de flèches, jettent leurs arcs à un signal donné, prennent à leurs ceintures « des haches, des maillets, des becs-de-faucon et autres bâtons de guerre, » et avec ces outils prétendent enfoncer les trente-deux murailles d’acier qui leur barrent le chemin. Sans doute la noble gendarmerie française n’a qu’à exécuter une charge pour refouler l’insolente canaille anglaise. L’ordre est donné de s’élancer au galop. Ô stupeur ! l’ordre donné ne peut s’exécuter. Les huit mille chevaux de l’avant-garde, lacérés par seize mille éperons, piétinent dans la boue sans pouvoir se dépêtrer. Pressés les uns contre les autres, ils se cabrent, s’accablent de ruades, et finissent par se renverser sur leurs cavaliers. L’énorme escadron, si splendide et si altier tout à l’heure sous ses pennons armoriés, n’est bientôt plus qu’un tas fangeux et sanglant de panoplies fracassées, de caparaçons en lambeaux, de lances et d’épées brisées, de cimiers bossués, de bassinets tordus, de cuirasses défoncées, d’où s’échappent des gémissements et des hennissements. Les miliciens anglais n’ont plus qu’à achever cette masse inerte d’agonisants ; ils passent en l’exterminant ; ils pénètrent jusqu’au second corps d’armée qui, pris dans le même étau, se laisse également écraser, et se trouvent enfin face à face avec l’arrière-garde, qui s’enfuit épouvantée. Cette besogne n’a duré que trois heures. Trois heures ont suffi pour enterrer dans la boue l’antique féodalité française !
Le poëte a reconnu la main divine dans cette merveilleuse victoire remportée par la hache sur la lance, par le piéton sur le chevalier, par l’homme du peuple sur l’homme d’armes. Voilà pourquoi, la bataille finie, il fait dire à son héros : « Ô Dieu ! ton bras était ici, et ce n’est pas à nous, mais à ton bras seul que nous attribuons tout. » Variante remarquable d’une parole historique : « Et entre temps que ces gens étoient occupez à devestir ceux qui étoient morts, le roy d’Angleterre appella le roy d’armes Montioye et avecque luy plusieurs autres héraults anglois et françois, et leur dit : Nous n’avons pas faict cette occision, ains a été Dieu tout-puissant, comme nous croyons, pour les péchés des François. » Shakespeare répète la phrase rapportée par Monstrelet, mais en rejetant ce qu’elle contient de blessant pour toute la nation vaincue. Retranchement significatif qui trahit une pensée généreuse. L’auteur en effet a hâte, le combat terminé, de supprimer tout élément de discorde entre les deux peuples si longtemps rivaux. Attentif à fermer la plaie béante, il se garde bien de revendiquer pour ses compatriotes d’Angleterre un triomphe qui est pour ceux de France une désastreuse humiliation. Le conquérant d’Azincourt, ce n’est pas Henry V, c’est Dieu ! Pourquoi donc alors garderions-nous rancune à l’Angleterre d’un succès qu’elle ne s’attribue pas ? C’est sous l’empire de la même préoccupation conciliatrice que l’auteur élimine de son drame les plus douloureuses péripéties de cette guerre d’invasion. En dépit de l’histoire, il conclut la paix immédiatement après la bataille d’Azincourt. Il relègue dans l’oubli la lente et terrible réduction de la Normandie, l’assaut de Caen, de Falaise, de Vire, l’épouvantable siége de Rouen et le supplice trop mémorable d’Alain Blanchard. Il rature tous ces incidents sinistres, le complot de Perrinet Leclerc, les massacres de Paris, l’assassinat de Jean sans Peur au pont de Montereau. Le traité de 1420, qui fut la conséquence de ce crime et le premier effet du ressentiment de Philippe de Bourgogne contre le fils de Charles VI, est présenté dans le drame comme le résultat direct de la bataille d’Azincourt. À peine Henry a-t-il quitté le champ funèbre que, par une brusque transition, nous le retrouvons à la cour de France, adressant à la princesse Catherine une déclaration d’amour :
— Très-charmante Catherine, mettez de côté ces virginales rougeurs ; révélez les pensées de votre cœur avec le regard d’une impératrice ; prenez-moi par la main et dites : Henry d’Angleterre, je suis à toi. Tu n’auras plus tôt ravi mon oreille de ce mot que je répondrai bien haut : l’Angleterre est à toi, l’Irlande est à toi, la France est à toi, et Henry Plantagenet est à toi ! Et ce Henry, j’ose le dire en sa présence, s’il n’est pas le compagnon des meilleurs rois, est par excellence le roi de bons compagnons. »
Plusieurs critiques ont reproché à Shakespeare d’avoir ainsi achevé son épopée en madrigal. Ils n’ont pas trouvé cette fin digne du reste ; ils l’eussent voulue plus noble et plus sévère. Au lieu d’arrêter l’œuvre à cette terminaison de comédie, le mariage de Henry V avec Catherine de France, pourquoi l’auteur ne l’a-t-il pas menée jusqu’à sa conclusion fatale, la mort de Henry ? Que ne nous a-t-il fait assister à cette agonie prématurée ? Que ne nous a-t-il montré, dans une scène pathétique, ce héros de trente-deux ans défaillant tout à coup au milieu de sa carrière triomphale, et suppliant ses frères d’ajuster sur le petit front de son enfant la double couronne de France et d’Angleterre ?… Le dénoûment était tout tracé par la chronique ; le poëte n’avait plus qu’à le transcrire. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?
Pourquoi ? C’est que le poëte, en adoptant la conclusion tragique de l’histoire, aurait profondément altéré le sens de l’œuvre préméditée par lui. Ce n’était pas son intention de montrer ici le néant de la gloire terrestre brusquement engloutie dans la tombe, et de faire une variation sur ce thème devenu banal : quot libras in duce. Shakespeare a voulu mettre en lumière une pensée tout autre. Cette pensée, qui est l’arrière-pensée même de la civilisation, c’est la fin de la guerre par l’amour.
Depuis l’origine des temps, la haine préside aux destinées de l’univers. L’humanité vit en état de guerre. Toutes les communautés qui la subdivisent se heurtent et se battent, tribus contre tribus, cités contre cités, patries contre patries. Cette ère immémoriale de la discorde, il s’agit de la clore par une réconciliation exemplaire. Deux peuples, illustres et glorieux entre tous, deux peuples qui sont les aînés mêmes du progrès, ont condensé dans leur antagonisme séculaire toutes les fureurs de cette animosité internationale. Eh bien, il est temps que ces deux peuples mettent bas les armes et se donnent la main. Il est temps qu’après avoir offert le scandale de leur division, ils donnent l’édifiant spectacle de leur harmonie. Il est temps qu’ils cessent de se maudire, de se calomnier, de se provoquer, de se défier, de s’exécrer, de s’entre-détruire. Assez de déprédations, de combats, de tueries, d’exterminations ! Assez de Poitiers, de Crécy et d’Azincourt ! Il est temps que les deux nations soient unies, et il faut que cette union soit éclatante et solennelle : ce doit être une cérémonie auguste ; ce doit être une fête religieuse et populaire. Pour une telle célébration, il faut que partout les villes et les villages mettent leurs parures de noces, que partout les cloches sonnent à toute volée, que partout les feux de joie s’allument. L’alliance entre la France et l’Angleterre doit être le contact de deux cœurs, le baiser de deux esprits. Elle doit être à la fois un mariage de raison et un mariage d’amour. Il faut que le fiancé soit fait d’héroïsme, et la fiancée faite de grâce. Il faut enfin que Henry épouse Catherine ; et le poëte, officiant de son accent le plus ému, prononcera la bénédiction nuptiale :
— Que Dieu, le suprême faiseur de mariages, confonde vos cœurs en un seul, vos royaumes en un seul ! Comme l’homme et la femme à eux deux ne font qu’un en amour, ainsi puissent vos royaumes s’épouser si bien que jamais un mauvais procédé, que jamais cette cruelle jalousie, qui souvent bouleverse le saint lit conjugal, ne se glisse dans le pacte de ces empires pour rompre par le divorce leur indissoluble union !
II
Les quatre pièces que nous venons d’étudier : Richard II, la première partie de Henry IV, la deuxième partie de Henry IV, Henry V, ont été publiées successivement dans
un intervalle de quatre années, de 1597 à 1600. Elles
forment un ensemble homogène et parfait : entre elles
aucune disparate de style, aucune contradiction de détail,
aucune divergence de composition. La même pensée les
groupe, le même souffle les inspire. Les péripéties
qu’elles développent se coordonnent et s’enchaînent avec
une logique évidente. Les personnages qu’elles mettent en
scène poursuivent leur carrière d’un ouvrage à l’autre :
le Bolingbroke de Richard II devient Henry IV ; le prince
Hall de Henry IV devient Henry V. Ces quatre pièces sont
comme les quatre actes d’un drame gigantesque qui commence
par l’insurrection de 1399, et se termine par le
traité de 1420. La révolution nationale qui a renversé la
monarchie despotique de Richard a pour conclusion suprême
la fusion des deux grandes nations civilisatrices,
la France et l’Angleterre. Ainsi le poëte a réalisé dans un
impérissable symbole le plus beau programme politique
et social que jamais philosophe ait rêvé : émancipation
du peuple serf, union des peuples ennemis.
Cette harmonie intime et profonde, qui relie Henry V aux trois pièces qui le précèdent, le rattache-t-elle également aux trois pièces qui le suivent ? Un rapide coup d’œil jeté sur la première partie de Henry VI va nous permettre de répondre sans hésiter à cette question. — Dès les premières scènes, le désaccord nous frappe. Qu’est devenu ce génie si doux, si conciliant et si généreux qui animait le vainqueur d’Azincourt et qui savait tempérer l’amour de la patrie par l’amour de l’humanité ? Nous ne rencon-trons ici qu’un esprit exclusif et vindicatif, qui sacrifie la vérité même aux préjugés du patriotisme le plus étroit. Comme Henry V, la première partie de Henry VI a pour donnée une guerre entre l’Angleterre et la France, terminée par le mariage d’un roi d’Angleterre avec une princesse française. Mais, si le sujet est analogue, combien il est traité différemment ! Ce qui domine dans Henry V, c’est la sympathie et le respect pour la France ; ce qui domine dans Henry VI, c’est la haine de la France. L’auteur de Henry V veut que la paix finale soit une transaction civilisatrice qui unisse les deux nations dans un bonheur commun : « Puisse cette chère union, s’écrie-t-il, établir la fraternité et la concorde chrétienne au cœur même des deux peuples, si bien que jamais la guerre n’étende son glaive sanglant entre l’Angleterre et la belle France ! » L’auteur de Henry VI entend au contraire que la paix conclue soit un pacte menteur exploité par une nation au détriment d’une autre : « Si nous concluons une paix, dit-il, ce sera à des conditions si strictes et si sévères que les Français y gagneront peu. »
… If we conclude a peace,
It shall be with such strict and severe covenants
As little shall the Frenchmen gain thereby.
L’auteur de Henry V triomphe toujours modestement ; il s’attache par son humilité à pallier notre humiliation ; il ne permet pas même à ses compatriotes de s’attribuer l’éclatante victoire d’Azincourt, et il la reporte tout entière à Dieu. L’auteur de Henry VI est plein de gloriole et de forfanterie : il semble avoir pour unique préoccupation d’exagérer les prouesses de ses concitoyens en niant celles de leurs adversaires. Il n’hésitera pas à faire fuir toute une armée française devant un simple milicien anglais criant : Talbot ! Talbot ! En revanche, avec l’aplomb le plus superbe, il travestira en succès les revers les plus signalés essuyés par les Anglais. S’il est un fait illustre dans l’histoire, c’est la délivrance d’Orléans par Jeanne d’Arc. Les chroniques d’outre-Manche reconnaissent elles-mêmes que l’armée britannique qui assiégeait la place fut obligée de s’enfuir devant la prodigieuse guerrière. Eh bien, comment l’auteur de Henry VI se tire-t-il de ce mauvais pas ? Il nous montre Jeanne entrant en effet dans Orléans, après avoir repoussé les troupes de Talbot ; mais dès qu’elle y a pénètré, quand les Français sont dûment endormis dans une sécurité stupide, il imagine un stratagème sauveur : des échelles sont apportées par les Anglais tout à coup ralliés, et posées nuitamment contre le mur de la place : sur quoi Talbot et Bedfort s’élancent à l’escalade, sautent dans la ville, surprennent la Pucelle et tous les chefs de l’armée française, que nous voyons s’enfuir en chemise, et restent maîtres du champ de bataille. Si bien que, grâce à l’ingénieux auteur, la délivrance d’Orléans par la Pucelle a pour conclusion la prise d’Orléans par les Anglais ! Les Français, si prompts au sauve-qui-peut, sont voués à une perpétuelle défaite : excepté devant Bordeaux, où lâchement ils écrasent Talbot sous leur nombre, ils sont constamment mis en déroute : battus à Rouen, battus devant Angers, battus partout. Aussi, après cette longue série de revers, est-on tout stupéfait d’apprendre que le Dauphin a repris la moitié de la France, et l’on se demande par quel miracle tant de désastres ont pu avoir un tel dénoûment !
Si dans la première partie de Henry VI nous ne reconnaissons pas le génie de l’auteur de Henry V, y retrouvons-nous son style ? Pas davantage. Où donc est cette forme si colorée, si variée, si puissante que nous admirions naguère ? L’expression est généralement prosaïque et terne, sans relief et sans éclat. Ce vers si libre et si souple, qui dans Henry V se prêtait à toutes les fantaisies de l’inspiration par l’audace de ses rejets et le caprice de sa coupe, a fait place presque partout à un vers timide et monotone qui impose son étroite mesure à la pensée et emprisonne chaque phrase dans ses deux hémistiches.
Autant les deux pièces diffèrent par le style, autant elles diffèrent par la composition. Henry V est une sorte de symphonie dramatique dont toutes les parties sont reliées par une harmonie souveraine. Là, pas une scène qui soit une digression. Les portions bouffonnes elles-mêmes rappellent la donnée épique de l’œuvre. — Ainsi les coups de bâton que Fluellen inflige à la fanfaronnade de Pistolet répondent grotesquement aux terribles coups d’épée que Henry V porte dans la plaine d’Azincourt à la forfanterie française. — Ainsi l’amusante altercation qu’une méprise nocturne provoque entre le roi Henry et le soldat Williams, et que termine au lever du jour une simple explication, parodie le conflit tragique qu’un malentendu séculaire a créé entre l’Angleterre et la France, et que clôt l’ère lumineuse de la réconciliation. — Dans Henry V, les incidents secondaires reflètent constamment l’idée suprême et concourent à cette grande unité shakespearienne, l’unité d’impression. Il n’en est plus de même dans la première partie de Henry VI. Ici tout est confus et diffus. Les péripéties se précipitent sans logique comme sans suite. La scène se transporte par saccades inexpliquées à tous les points de l’horizon : c’est le tohubohu de l’ubiquité. Nulle raison apparente ne règle la marche des événements qui défilent successivement sous nos yeux, — les funérailles de Henry V, — la présentation de Jeanne d’Arc au Dauphin, — la dispute de Glocester et de Winchester, — le ravitaillement d’Orléans par la Pucelle, — sa brusque prise par Talbot, — la visite de Talbot à la comtesse d’Auvergne, — la discussion de Richard Plantagenet et de Somerset dans les jardins du Temple, — l’entrevue du même Richard et de Mortimer à la Tour de Londres, — le raccommodement momentané de Glocester et de Winchester, — l’entrée de Jeanne d’Arc dans Rouen, — son expulsion finale par Talbot, — le retour du duc de Bourgogne au parti du Dauphin, — la querelle de Vernon et de Basset, — la dégradation de sir John Falstaff, — l’adoption de la Rose Rouge par Henry VI, — la mort de Talbot et de son fils devant Bordeaux, — la défaite des Français et la prise de la Pucelle devant Angers, — l’enlèvement de Marguerite d’Anjou par Suffolk, — le supplice de Jeanne d’Arc, — enfin la conclusion de la paix et le mariage de Henry VI avec Marguerite d’Anjou. L’auteur a-t-il au moins classé ce tas de faits disparates dans leur ordre historique ? Non, car la mort de Talbot, qui survint en 1453, précède ici le mariage de Henry VI, qui fut célébré en 1445, et même le martyre de Jeanne d’Arc, qui fut consommé dès 1429. Tous ces événements qu’aucune logique ne groupe n’ont même pas de lien chronologique ! C’est le chaos des temps et des lieux.
La première partie de Henry VI décèle une telle faiblesse, une telle impéritie, une telle ignorance des premiers principes de l’art, que le lecteur habitué au faire magistral de l’auteur de Henry V se pose inévitablement cette question : Est-elle vraiment l’œuvre de Shakespeare ? Tous les commentateurs ont conçu le même doute, et la plupart, après mûr examen, ont répondu négativement à la question. Dès le siècle dernier, Malone résumait ainsi une longue et savante dissertation : « Je ne crois pas que cette pièce soit de la composition de Shakespeare : tout au plus en a-t-il écrit une scène ou deux. » Et, en dépit d’une protestation récente de M. Charles Knight le sentiment public est resté d’accord avec l’opinion de Malone. Pour mon humble part, si j’étais admis à faire partie d’un jury chargé de prononcer en dernier ressort sur ce cas litigieux, je n’hésiterais pas à confirmer le jugement prononcé par le critique du dix-huitième siècle. Tout au plus, si l’on y insiste, puis-je reconnaître la main de Shakespeare dans quelques scènes de cette pièce : les funérailles de Henry V, l’altercation à propos des deux Roses dans le jardin du Temple, la mort de Talbot et de son fils, l’entrevue de Suffolk et de Marguerite, la conférence finale où le roi d’Angleterre accepte pour femme la fille de René. Mais comment croire, avec M. Knight, que Shakespeare, dans l’intervalle de 1586 à 1591, ait conçu tout entière une rapsodie si incohérente ? Comment croire que le jeune poëte, déjà capable de composer l’étonnante esquisse d’Hamlet et la charmante comédie des Deux Gentilshommes de Vérone, ait pu imaginer la caricature niaise qui porte le nom de Jeanne d’Arc ? Je défie l’enthousiaste le plus complaisant de citer dans le rôle entier de la Pucelle plus de quatre ou cinq vers dignes d’être attribués à Shakespeare.
Mais, objectera quelque récalcitrant, si Shakespeare est resté, comme vous le dites, presque complètement étranger à La première partie de Henry VI, comment se fait-il qu’elle figure dans l’in-folio de 1623 parmi les œuvres authentiques du maître ? Il y a là un problème littéraire que je vais essayer de résoudre en groupant les rares documents recueillis jusqu’ici.
Et d’abord, le journal du chef de troupe Philipp Henslowe[3] constate qu’au printemps de l’année 1591, à partir du 3 mars, les comédiens de lord Strange représentèrent treize fois au théâtre de La Rose une pièce historique intitulée Henry VI. Or la troupe qui opérait sous la direction de Honslowe et sous le patronage de lord Strange, faisait depuis quinze ans concurrence à la troupe dont Shakespeare était membre, et qui occupait la scène de Blakfriars, sous le patronage du lord chambellan. Les rivaux de Shakespeare, Greene et Marlowe, travaillaient spécialement pour la troupe de lord Strange : dans le courant de la même année 1591, elle jouait trois ouvrages du premier, Frère Bacon, Roland Furieux et le Miroir de Londres, et deux ouvrages du second : le Juif de Malte et Tamerlan. Quelle était donc cette pièce historique de Henry VI, qui (succès alors considérable) faisait ainsi treize recettes consécutives au théâtre de La Rose ? Un passage d’une brochure d’un certain Thomas Nashe, publiée en 1591, va nous donner sur ce point quelques explications : « Quelle joie c’eût été pour le brave Talbot, la terreur des Français, de penser qu’après avoir été couché deux cents ans dans la tombe, il triompherait derechef sur la scène, et aurait ses os embaumés à nouveau par les larmes de dix spectateurs au moins qui, à diverses reprises, croiraient le voir saigner fraîchement sous les traits du tragédien chargé de le représenter ![4] » Ainsi, en rapprochant cet extrait de l’opuscule de Nashe de la mention faite par Henslowe, nous apprenons qu’il existait, vers la fin du seizième siècle, un drame historique, ayant pour titre Henry VI, représenté avec un succès constant par une compagnie rivale de la compagnie de Shakespeare, et que ce drame avait pour principal personnage John Talbot, le héros des guerres de France, et pour principale catastrophe la mort touchante de ce capitaine. Presque tous les commentateurs sont aujourd’hui d’accord pour affirmer que ce drame n’est autre que la pièce, quelque peu retouchée par Shakespeare, qui lui a été attribuée plus tard par l’édition de 1623. À l’appui de cette thèse, Malone a fait observer que la qualification de terreur des Français, appliquée à Talbot par Nash, est extraite textuellement de ce vers de la première partie de Henry VI :
Here, said they, is the terror of the French.
Quel serait l’auteur de la pièce anonyme représentée au théâtre de La Rose ? Certains commentateurs l’attribuent à Greene, d’autres à Marlowe. Ce qui est sûr, c’est que Nashe, qui en fait un si grand éloge, était l’intime ami de ces deux poëtes ; il avait fait notamment en collaboration avec Marlowe une certaine tragédie pseudo-classique intitulée Didon. En outre il s’était proclamé hautement l’adversaire littéraire de Shakespeare dans une épître publiée en tête de l’Arcadie de Greene, où il dénigrait Hamlet ; et l’on peut affirmer qu’il n’eût pas loué ainsi la pièce historique de Henry VI, si elle avait été l’œuvre reconnue du grand homme qu’il considérait comme un ennemi.
Maintenant, comment Shakespeare a-t-il été amené à retoucher une pièce évidemment composée par un de ses rivaux ? C’est ce qui nous reste à éclaircir.
Or nous savons qu’il existait en 1591 deux ouvrages
dramatiques, largement retouchés, sinon entièrement
conçus par Shakespeare, lesquels mettaient en scène les
principaux événements accomplis en Angleterre même
durant le règne de Henry VI, c’est-à-dire les discordes civiles
suscitées d’abord par la querelle du cardinal de
Winchester et du duc de Glocester, et ensuite par le conflit
des deux maisons royales de Lancastre et d’York. Ces deux ouvrages[5], qui devaient devenir dans l’in-folio de
1623 la seconde et la troisième partie de Henry VI. appartenaient
de droit à la troupe du lord chambellan, pour laquelle
Shakespeare les avait revisés. Il était donc tout
simple que cette troupe, ayant déjà dans son répertoire
l’exposé scénique des convulsions intérieures de l’Angleterre
sous le règne de Henry VI, voulût y ajouter le récit
tragique de ses tribulations extérieures. L’émouvant
tableau de la guerre nationale où succomba le grand Talbot,
était le complément historique des deux ouvrages
qu’elle possédait déjà sur la guerre civile des deux Roses.
Elle devait d’ailleurs être tentée de reprendre à son profit
le drame même qui avait attiré tant de monde au théâtre
de La Rose. Acquérir la propriété de ce drame n’était pas
chose difficile à une époque où les auteurs vendaient et
revendaient leur travail au rabais. La compagnie du lord
chambellan obtint donc la pièce historique de Henry VI,
et chargea Shakespeare d’y faire des raccords. Rien n’était
plus fréquent à cette époque que de voir une œuvre,
composée par tel auteur, revisée par tel autre. Les livres
de compte du chef de troupe Henslowe ont maintes mentions
de ce genre : « Le 7 août 1602, 40 shillings payés à
Thomas Dekker pour la révision de sir John Oldcastle ; ce
14 décembre 1602, 10 shillings au même Thomas Dekker
pour ses peines dans Phaéton ; le 16 janvier 1601, 20 shillings
encore à Thomas Dekker pour altérer le Tasse ; le
22 novembre 1602, 4 livres à William Birde et à Thomas
Rowley pour leurs additions au docteur Faust de Marlowe ;
le 20 septembre 1602, 20 shillings à Thomas Heywoode
pour ses additions à Cutting Dick, etc., etc. » Justifié par
un usage aussi constant, Shakespeare pouvait donc sans
scrupule se charger de reviser, pour le compte de sa troupe, une pièce primitivement composée par quelqu’un
de ses adversaires littéraires pour le bénéfice d’une compagnie
rivale. Il reprit donc en sous-œuvre le drame populaire
qu’on lui livrait, et y fit quelques additions pour le
rattacher tant bien que mal aux deux autres drames déjà
revisés par lui. C’est ainsi qu’il y intercala, comme préambule
à la guerre des deux Roses, la scène du jardin du
Temple où se querellent Somerset et Plantagenet, et,
comme prologue aux amours adultères de Marguerite
d’Anjou, la scène où la princesse est enlevée par Suffolk.
Mais ces retouches toutes superficielles ne réussirent
qu’incomplètement à établir l’accord entre les trois pièces
qu’il fallait ressouder. Malone à relevé plusieurs contradictions
entre le récit de la première partie de Henry VI
et le récit des deux autres parties. La plus frappante est
relative au roi lui-même, qui, dans la première partie,
est censé avoir atteint l’âge de raison avant la mort de
son père et, dans la seconde, est présenté justement
comme ayant succédé à Henry V dès l’âge de neuf mois.
Que le jeune William, en se chargeant ainsi de refaire les œuvres de ses devanciers, se soit attiré leur haine, rien ne doit sembler plus naturel. Les vétérans du théâtre anglais, jusqu’alors habitués à recueillir tous les succès, devaient voir avec colère autant qu’avec envie ce nouveau venu qui avait à la fois l’audace et le talent de les corriger. Je ne suis donc nullement surpris de toutes les insultes que le vieux Robert Greene prodigue à cet insolent réformateur dans un pamphlet publié en 1592, Groat’s Worth of wit : il accuse William d’orgueil et d’outrecuidance, il le qualifie de parvenu, il le dénonce comme un corbeau paré de nos plumes, comme un cœur de tigre enveloppé dans la peau d’un comédien ! Certes Shakespeare devait s’attendre à toutes ces fureurs, et je crois qu’il comprenait trop bien la faiblesse humaine pour ne pas leur pardonner. D’ailleurs, évidemment, Shakespeare ne se sentait pas atteint par elles. Si de sa main magistrale il avait daigné retoucher les opuscules de ses rivaux, jamais il ne s’était glorifié de cette condescendance. L’écrivain qui avait déjà conçu Hamlet et jeté le plan de Roméo et Juliette ne devait certes pas tirer vanité de productions subalternes dont des exigences inconnues de nous lui avaient imposé la révision. Il est certain que Shakespeare, loin de les revendiquer, a désavoué, autant qu’il le pouvait, ces compositions hybrides. Jamais, rappelons-nous-le, il n’a permis qu’elles fussent publiées sous son nom. Vivant, il les a éliminées de son œuvre, et ce n’est que sept ans après sa mort qu’elles y ont été introduites.
La pensée de notre poëte, méconnue ou dénaturée par ses adversaires, semble avoir été parfaitement comprise par ses amis. En 1598, un critique anglais, grand admirateur de Shakespeare, Francis Meres, publiait dans son Trésor de l’esprit un catalogue des ouvrages jusque-là sortis de la plume du maître : parmi les drames historiques, il mentionnait Le roi Jean, Richard II, Henry IV, Richard III, et il ne nommait pas Henry VI. Cette omission ne vous paraît-elle pas bien significative ? Si Shakespeare était effectivement l’auteur reconnu de Henry VI, est-il probable que Meres, si enthousiaste et si déférent, eût passé sous silence une pièce qui avait été peu de temps auparavant représentée avec tant de fracas et avait déjà donné lieu à de si ardentes polémiques ? C’est un oubli, s’écrie M. Charles Knight. Mais est-il vraisemblable que Meres ait justement oublié le nom, le nom unique, qui devait compléter la liste, du reste fort exacte, des drames historiques déjà composés par Shakespeare[6] ? La seule mention de Richard III devait évoquer à sa mémoire ce Henry VI qui en est comme le prologue. Si Meres s’est abstenu de le nommer, c’est, croyons-nous, avec intention et en connaissance de cause. Le silence de ce critique nous paraît une présomption très-forte à l’appui de notre opinion. Mais voulez-vous la preuve, la preuve décisive, que Shakespeare ne reconnaissait pas Henry VI comme son œuvre ? C’est Shakespeare même qui va vous la fournir.
Chacun sait que Henry VI occupait déjà la scène anglaise quand Shakespeare écrivit Henry IV et Henry V. Eh bien, admettons pour un moment l’hypothèse si ardemment soutenue par M. Knight. Supposons que Shakespeare est l’auteur avoué de Henry VI. N’est-il pas clair que Shakespeare, en composant les deux nouveaux drames qui vont être le prélude de Henry VI, devra se préoccuper avant tout de les relier logiquement à cette dernière pièce ? Il devra s’imposer pour règle d’éviter tout désaccord entre l’ouvrage publié et les ouvrages qui vont l’être. Est-ce là ce qu’il fait ? Nullement. Dans la composition de Henry IV et de Henry V, Shakespeare tient si peu de compte de Henry IV qu’il le contredit sur des points essentiels. — Ainsi, dans la première partie de Henry VI, le représentant de la monarchie légitime, Mortimer, est un personnage vénérable qui inspire le plus sympathique respect par son abnégation dans la souffrance et par sa longue et douloureuse agonie. Dans Henri IV, Shakespeare lui fait jouer le rôle d’un prétendant stupide et odieux qui d’avance partage avec ses alliés le royaume qu’il prétend reconquérir. — Dans la première partie de Henry VI, le comte de Cambridge est mentionné comme étant mort noblement en combattant à la tête d’une armée pour la cause de son beau-frère Mortimer. Dans Henry V, le même comte est convaincu d’avoir voulu lâchement assassiner le roi, flétri publiquement et envoyé à l’échafaud. — Dans la première partie de Henry VI, paraît un personnage subalterne appelé sir John Falstaff ; ce Falstaff, fort couard, mais fort peu amusant, ne figure que dans un incident secondaire ! chevalier de la Jarretière, il est dégradé par Talbot et banni par le roi pour avoir lâché pied à la bataille de Patay et causé la défaite de l’armée anglaise. Dans Henry IV, sir John Falstaff est une figure capitale qui porte le poids de toute la partie comique du drame ; il ressemble à son homonyme par sa prudence exagérée, mais c’est là tout ; il n’était point du chapitre de la Jarretière, et, à moins d’être ressuscité par un miracle, il serait incapable de commettre une lâcheté sous le règne de Henry VI, étant mort tranquillement dans son lit sous le règne de Henry V. — Or, je le demande à tout critique de bonne foi, Shakespeare aurait-il donné au héros comique de Henry IV, le nom même d’un personnage historique qui figure dans Henry VI, s’il avait pu deviner qu’un jour Henry VI serait présenté comme la suite de Henry IV ? Eût-il provoqué de gaieté de cœur un tel quiproquo ? Eût-il volontairement établi et laissé subsister pour toujours une confusion que le plus simple changement de nom eût si facilement prévenue ? Je sais bien que, pour empêcher une méprise autrement inévitable, les éditeurs modernes se sont ingérés de modifier l’appellation du personnage qui paraît dans Henry VI et de le baptiser sir John Falstolfe. Mais cette désignation est une altération flagrante du texte original que j’ai sous les yeux, et qui donne au chevalier dégradé sous Henri VI le même nom qu’au compagnon de plaisir de Henri IV, sir John Falstaff. Il est donc évident qu’en insérant la première partie de Henry VI parmi les compositions authentiques de Shakespeare dans l’in-folio de 1623, Héminge et Condell ont contrevenu à l’intention formelle de l’auteur de Henry IV, faussé sa pensée et introduit dans son œuvre un élément de division et de trouble. Du reste, il faut le reconnaître, ce n’est pas sans une certaine perplexité qu’ils ont fait cette insertion hasardeuse : car, ainsi que le prouve l’inscription officielle au registre du Stationres’ Hall (dépôt de la librairie), ils comptaient d’abord publier, comme la troisième partie de Henry VI, la pièce même qu’ils ont définitivement donnée comme la première dans l’in-folio de 1623. Je comprends bien que les éditeurs aient hésité à placer une pièce historique ayant pour catastrophe principale un événement survenu en 1453, — la mort de Talbot, — avant une autre pièce historique commençant par un fait accompli en 1445, — le mariage de Henry VI avec Marguerite d’Anjou. Mais l’hésitation même qu’ils ont témoignée démontre évidemment que l’auteur ne leur avait laissé aucune indication qui pût les guider dans cette classification arbitraire. Laissons donc aux éditeurs de l’in-folio posthume de 1623 la responsabilité d’une publication que Shakespeare n’avait pas prévue, qu’il n’avait pas autorisée, et que, vivant, il eût certainement désavouée.
Trop longtemps cette publication de première partie de Henry VI a pesé sur la mémoire du poëte. Trop longtemps elle a fait ombre à une gloire si belle et si pure. Trop longtemps, nous autres Français, nous avons eu contre l’auteur d’Othello ce douloureux et amer grief que nous aurons à jamais, hélas ! contre l’auteur de Zaïre : il a insulté la Pucelle, il a jeté l’opprobre sur l’héroïne sacrée qui ressuscita notre patrie, il a souillé la vierge en qui vécut la France ! Croyez-le bien, si, du fond de la tombe où il repose depuis tantôt deux siècles et demi, Shakespeare pouvait faire entendre sa voix, il s’écrierait : Par grâce, ne me diffamez pas, ne me calomniez pas ! Ne m’attribuez pas ce démenti jeté à toute mon œuvre ! Moi qui ai chanté la pureté dans Miranda, la chasteté dans Desdémone, l’intrépidité dans Imogène, le dévouement dans Pauline, l’honneur dans Hermione, le martyre dans Cordelia, ne m’accusez pas d’avoir outragé tout cela dans Jeanne d’Arc !
- ↑ Milord Essex was wont to say that he liked not that any man should be troubled for his religion. » Déposition de sir Christopher Blount au procès de 1601.
- ↑ Monstrelet.
- ↑ Ce journal, aujourd’hui si intéressant, a été retrouvé dans le cours du siècle dernier au collége de Dulwich.
- ↑ Pierce Pennilesse, his supplication to the Devil, 1591.
- ↑ J’aurai occasion d’en reparler au prochain volume.
- ↑ On se rappelle que Henry V ne fut achevé qu’en 1600.
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