Servitude et grandeur militaires/III/2

Société des amis des livres (p. 169-181).

LA VIE ET LA MORT
du
CAPITAINE RENAUD
ou
LA CANNE DE JONC

CHAPITRE II

une nuit mémorable

La nuit du 27 juillet 1830 fut silencieuse et solennelle. Son souvenir est, pour moi, plus présent que celui de quelques tableaux plus terribles que la destinée m’a jetés sous les yeux. — Le calme de la terre et de la mer devant l’ouragan n’a pas plus de majesté que n’en avait celui de Paris devant la révolution. Les boulevards étaient déserts. Je marchais seul, après minuit, dans toute leur longueur, regardant et écoutant avidement. Le ciel pur étendait sur le sol la blanche lueur de ses étoiles, mais les maisons étaient éteintes, closes et comme mortes. Tous les réverbères des rues étaient brisés. Quelques groupes d’ouvriers s’assemblaient encore près des arbres, écoutant un orateur mystérieux qui leur glissait des paroles secrètes à voix basse. Puis ils se séparaient en courant, et se jetaient dans des rues étroites et noires. Ils se collaient contre de petites portes d’allées qui s’ouvraient comme des trappes et se refermaient sur eux. Alors rien ne remuait plus, et la ville semblait n’avoir que des habitants morts et des maisons pestiférées.

On rencontrait, de distance en distance, une masse sombre, inerte, que l’on ne reconnaissait qu’en la touchant : c’était un bataillon de la Garde, debout, sans mouvement, sans voix. Plus loin, une batterie d’artillerie surmontée de ses mèches allumées, comme de deux étoiles.

On passait impunément devant ces corps imposants et sombres, on tournait autour d’eux, on s’en allait, on revenait sans en recevoir une question, une injure, un mot. Ils étaient inoffensifs, sans colère, sans haine ; ils étaient résignés et ils attendaient.

Comme j’approchais de l’un des bataillons les plus nombreux, un officier s’avança vers moi, avec une extrême politesse, et me demanda si les flammes que l’on voyait au loin éclairer la porte Saint-Denis ne venaient point d’un incendie ; il allait se porter en avant avec sa compagnie pour s’en assurer. Je lui dis qu’elles sortaient de quelques grands arbres que faisaient abattre et brûler des marchands, profitant du trouble pour détruire ces vieux ormes qui cachaient leurs boutiques. Alors, s’asseyant sur l’un des bancs de pierre du boulevard, il se mit à faire des lignes et des ronds sur le sable avec une canne de jonc. Ce fut à quoi je le reconnus, tandis qu’il me reconnaissait à mon visage. Comme je restais debout devant lui, il me serra la main et me pria de m’asseoir à son côté.

Le capitaine Renaud était un homme d’un sens droit et sévère et d’un esprit très-cultivé, comme la Garde en renfermait beaucoup à cette époque. Son caractère et ses habitudes nous étaient fort connus, et ceux qui liront ces souvenirs sauront bien sur quel visage sérieux ils doivent placer son nom de guerre, donné par les soldats, adopté par les officiers et reçu indifféremment par l’homme. Comme les vieilles familles, les vieux régiments, conservés intacts par la paix, prennent des coutumes familières et inventent des noms caractéristiques pour leurs enfants. Une ancienne blessure à la jambe droite motivait cette habitude du capitaine de s’appuyer toujours sur cette canne de jonc, dont la pomme était assez singulière et attirait l’attention de tous ceux qui la voyaient pour la première fois. Il la gardait partout et presque toujours à la main. Il n’y avait, du reste, nulle affectation dans cette habitude : ses manières étaient trop simples et sérieuses. Cependant on sentait que cela lui tenait au cœur. Il était fort honoré dans la Garde. Sans ambition et ne voulant être que ce qu’il était, capitaine de grenadiers, il lisait toujours, ne parlait que le moins possible et par monosyllabes. — Très-grand, très-pâle et de visage mélancolique, il avait sur le front, entre les sourcils, une petite cicatrice assez profonde, qui souvent, de bleuâtre qu’elle était, devenait noire, et quelquefois donnait un air farouche à son visage habituellement froid et paisible.

Les soldats l’avaient en grande amitié ; et surtout dans la campagne d’Espagne on avait remarqué la joie avec laquelle ils partaient quand les détachements étaient commandés par la Canne-de-Jonc. C’était bien véritablement la Canne-de-Jonc qui les commandait ; car le capitaine Renaud ne mettait jamais l’épée à la main, même lorsque, à la tête des tirailleurs, il approchait assez l’ennemi pour courir le hasard de se prendre corps à corps avec lui.

Ce n’était pas seulement un homme expérimenté dans la guerre, il avait encore une connaissance si vraie des plus grandes affaires politiques de l’Europe sous l’Empire, que l’on ne savait comment se l’expliquer, et tantôt on l’attribuait à de profondes études, tantôt à de hautes relations fort anciennes, et que sa réserve perpétuelle empêchait de connaître.

Du reste, le caractère dominant des hommes d’aujourd’hui, c’est cette réserve même, et celui-ci ne faisait que porter à l’extrême ce trait général. À présent, une apparence de froide politesse couvre à la fois caractère et actions. Aussi je n’estime pas que beaucoup puissent se reconnaître aux portraits effarés que l’on fait de nous. L’affectation est ridicule en France plus que partout ailleurs, et c’est pour cela, sans doute, que, loin d’étaler sur ses traits et dans son langage l’excès de force que donnent les passions, chacun s’étudie à renfermer en soi les émotions violentes, les chagrins profonds ou les élans involontaires. Je ne pense point que la civilisation ait tout énervé, je vois qu’elle a tout masqué. J’avoue que c’est un bien, et j’aime le caractère contenu de notre époque. Dans cette froideur apparente il y a de la pudeur, et les sentiments vrais en ont besoin. Il y entre aussi du dédain, bonne monnaie pour payer les choses humaines. Nous avons déjà perdu beaucoup d’amis dont la mémoire vit entre nous ; vous vous les rappelez, ô mes chers compagnons d’armes : les uns sont morts par la guerre, les autres par le duel, d’autres par le suicide ; tous hommes d’honneur et de ferme caractère, de passions fortes, et cependant d’apparence simple, froide et réservée. L’ambition, l’amour, le jeu, la haine, la jalousie, les travaillaient sourdement ; mais ils ne parlaient qu’à peine, et détournaient tout propos trop direct et prêt à toucher le point saignant de leur cœur. On ne les voyait jamais cherchant à se faire remarquer dans les salons par une tragique attitude ; et si quelque jeune femme, au sortir d’une lecture de roman, les eût vus tout soumis et comme disciplinés aux saluts en usage et aux simples causeries à voix basse, elle les eût pris en mépris ; et pourtant ils ont vécu et sont morts, vous le savez, en hommes aussi forts que la nature en produisit jamais. Les Caton et les Brutus ne s’en tirèrent pas mieux, tout porteurs de toges qu’ils étaient. Nos passions ont autant d’énergie qu’en aucun temps ; mais ce n’est qu’à la trace de leurs fatigues que le regard d’un ami peut les reconnaître. Les dehors, les propos, les manières ont une certaine mesure de dignité froide qui est commune à tous, et dont ne s’affranchissent que quelques enfants qui se veulent grandir et faire valoir à toute force. À présent, la loi suprême des mœurs c’est la convenance.

Il n’y a pas de profession où la froideur des formes du langage et des habitudes contraste plus vivement avec l’activité de la vie que la profession des armes. On y pousse loin la haine de l’exagération, et l’on dédaigne le langage d’un homme qui cherche à outrer ce qu’il sent ou à attendrir sur ce qu’il souffre. Je le savais, et je me préparais à quitter brusquement le capitaine Renaud, lorsqu’il me prit le bras et me retint.

— Avez-vous vu ce matin la manœuvre des Suisses ? me dit-il ; c’était assez curieux. Ils ont fait le feu de chaussée en avançant, avec une précision parfaite. Depuis que je sers, je n’en avais pas vu faire l’application : c’est une manœuvre de parade et d’Opéra ; mais, dans les rues d’une grande ville, elle peut avoir son prix, pourvu que les sections de droite et de gauche se forment vite en avant du peloton qui vient de faire feu.

En même temps, il continuait à tracer des lignes sur la terre avec le bout de sa canne ; ensuite il se leva lentement ; et comme il marchait le long du boulevard, avec l’intention de s’éloigner du groupe des officiers et des soldats, je le suivis, et il continua de me parler avec une sorte d’exaltation nerveuse et comme involontaire qui me captiva, et que je n’aurais jamais attendue de lui, qui était ce qu’on est convenu d’appeler un homme froid.

Il commença par une très-simple demande, en prenant un bouton de mon habit :

— Me pardonnerez-vous, me dit-il, de vous prier de m’envoyer votre hausse-col de la Garde royale, si vous l’avez conservé ? J’ai laissé le mien chez moi, et je ne puis l’envoyer chercher ni y aller moi-même, parce qu’on nous tue dans les rues comme des chiens enragés ; mais depuis trois ou quatre ans que vous avez quitté l’armée, peut-être ne l’avez-vous plus. J’avais aussi donné ma démission il y a quinze jours, car j’ai une grande lassitude de l’armée ; mais avant-hier, quand j’ai vu les ordonnances, j’ai dit : On va prendre les armes. J’ai fait un paquet de mon uniforme, de mes épaulettes et de mon bonnet à poil, et j’ai été à la caserne retrouver ces braves gens-là qu’on va faire tuer dans tous les coins, et qui certainement auraient pensé, au fond du cœur, que je les quittais mal et dans un moment de crise ; c’eût été contre l’Honneur, n’est-il pas vrai, entièrement contre l’Honneur ?

— Aviez-vous prévu les ordonnances, dis-je, lors de votre démission ?

— Ma foi, non ! je ne les ai pas même lues encore.

— Eh bien ! que vous reprochiez-vous ?

— Rien que l’apparence, et je n’ai pas voulu que l’apparence même fût contre moi.

— Voilà, dis-je, qui est admirable !

— Admirable ! admirable ! dit le capitaine Renaud en marchant plus vite, c’est le mot actuel ; quel mot puéril ! Je déteste l’admiration ; c’est le principe de trop de mauvaises actions. On la donne à trop bon marché à présent, et à tout le monde. Nous devons bien nous garder d’admirer légèrement.

L’admiration est corrompue et corruptrice. On doit bien faire pour soi-même et non pour le bruit. D’ailleurs, j’ai là-dessus mes idées, finit-il brusquement ; et il allait me quitter.

— Il y a quelque chose d’aussi beau qu’un grand homme, c’est un homme d’honneur, lui dis-je.

Il me prit la main avec affection. — C’est une opinion qui nous est commune, me dit-il vivement ; je l’ai mise en action toute ma vie, mais il m’en a coûté cher. Cela n’est pas si facile que l’on croit.

Ici le sous-lieutenant de sa compagnie vint lui demander un cigare. Il en tira plusieurs de sa poche, et les lui donna sans parler ; les officiers se mirent à fumer en marchant de long en large, dans un silence et un calme que le souvenir des circonstances présentes n’interrompait pas, aucun ne daignant parler des dangers du jour, ni de son devoir, et connaissant à fond l’un et l’autre.

Le capitaine Renaud revint à moi. — Il fait beau, me dit-il en me montrant le ciel avec sa canne de jonc : je ne sais quand je cesserai de voir tous les soirs les mêmes étoiles ; il m’est arrivé une fois de m’imaginer que je verrais celles de la mer du Sud, mais j’étais destiné à ne pas changer d’hémisphère. N’importe ! le temps est superbe : les Parisiens dorment ou font semblant. Aucun de nous n’a mangé ni bu depuis vingt-quatre heures ; cela rend les idées très-nettes. Je me souviens qu’un jour, en allant en Espagne, vous m’avez demandé la cause de mon peu d’avancement ; je n’eus pas le temps de vous la conter ; mais ce soir je me sens la tentation de revenir sur ma vie, que je repassais dans ma mémoire. Vous aimez les récits, je me le rappelle, et, dans votre vie retirée, vous aimerez à vous souvenir de nous. — Si vous voulez vous asseoir sur ce parapet du boulevard avec moi, nous y causerons fort tranquillement, car on me paraît avoir cessé pour cette fois de nous ajuster par les fenêtres et les soupiraux de cave. — Je ne vous dirai que quelques époques de mon histoire, et je ne ferai que suivre mon caprice. J’ai beaucoup vu et beaucoup lu, mais je crois bien que je ne saurais pas écrire. Ce n’est pas mon état, Dieu merci ! et je n’ai jamais essayé. — Mais, par exemple, je sais vivre, et j’ai vécu comme j’en avais pris la résolution (dès que j’ai eu le courage de la prendre), et, en vérité, c’est quelque chose. — Asseyons-nous.

Je le suivis lentement, et nous traversâmes le bataillon pour passer à gauche de ses beaux grenadiers. Ils étaient debout gravement, le menton appuyé sur le canon de leurs fusils. Quelques jeunes gens s’étaient assis sur leurs sacs, plus fatigués de la journée que les autres. Tous se taisaient et s’occupaient froidement de réparer leur tenue et de la rendre plus correcte. Rien n’annonçait l’inquiétude ou le mécontentement. Ils étaient à leurs rangs, comme après un jour de revue, attendant les ordres.

Quand nous fûmes assis, notre vieux camarade prit la parole, et à sa manière me raconta trois grandes époques qui me donnèrent le sens de sa vie et m’expliquèrent la bizarrerie de ses habitudes et ce qu’il y avait de sombre dans son caractère. Rien de ce qu’il m’a dit ne s’est effacé de ma mémoire, et je le répéterai presque mot pour mot.