Servitude et grandeur militaires/III/1

Société des amis des livres (p. 163-168).

SOUVENIRS
de
GRANDEUR MILITAIRE

CHAPITRE PREMIER

Que de fois nous vîmes ainsi finir par des accidents obscurs de modestes existences qui auraient été soutenues et nourries par la gloire collective de l’Empire ! Notre armée avait recueilli les invalides de la Grande Armée, et ils mouraient dans nos bras en nous laissant le souvenir de leurs caractères primitifs et singuliers. Ces hommes nous paraissaient les restes d’une race gigantesque qui s’éteignait homme par homme et pour toujours. Nous aimions ce qu’il y avait de bon et d’honnête dans leurs mœurs ; mais notre génération plus studieuse ne pouvait s’empêcher de surprendre parfois en eux quelque chose de puéril et d’un peu arriéré que l’oisiveté de la paix faisait ressortir à nos yeux. L’Armée nous semblait un corps sans mouvement. Nous étouffions enfermés dans le ventre de ce cheval de bois qui ne s’ouvrait jamais dans aucune Troie. Vous vous en souvenez, vous, mes Compagnons, nous ne cessions d’étudier les Commentaires de César, Turenne et Frédéric II, et nous lisions sans cesse la vie de ces généraux de la République si purement épris de la gloire ; ces héros candides et pauvres comme Marceau, Desaix et Kléber, jeunes gens de vertu antique ; et après avoir examiné leurs manœuvres de guerre et leurs campagnes, nous tombions dans une amère tristesse en mesurant notre destinée à la leur, et en calculant que leur élévation était devenue telle parce qu’ils avaient mis le pied tout d’abord, et à vingt ans, sur le haut de cette échelle de grades dont chaque degré nous coûtait huit ans à gravir. Vous que j’ai tant vus souffrir des langueurs et des dégoûts de la Servitude militaire, c’est pour vous surtout que j’écris ce livre. Aussi, à côté de ces souvenirs où j’ai montré quelques traits de ce qu’il y a de bon et d’honnête dans les armées, mais où j’ai détaillé quelques-unes des petitesses pénibles de cette vie, je veux placer les souvenirs qui peuvent relever nos fronts par la recherche et la considération de ses grandeurs.

La Grandeur guerrière, ou la beauté de la vie des armes, me semble être de deux sortes : il y a celle du commandement et celle de l’obéissance. L’une, tout extérieure, active, brillante, fière, égoïste, capricieuse, sera de jour en jour plus rare et moins désirée, à mesure que la civilisation deviendra plus pacifique ; l’autre, tout intérieure, passive, obscure, modeste, dévouée, persévérante, sera chaque jour plus honorée ; car, aujourd’hui que dépérit l’esprit des conquêtes, tout ce qu’un caractère élevé peut apporter de grand dans le métier des armes me paraît être moins encore dans la gloire de combattre que dans l’honneur de souffrir en silence et d’accomplir avec constance des devoirs souvent odieux.

Si le mois de juillet 1830 eut ses héros, il eut en vous ses martyrs, ô mes braves Compagnons ! — Vous voilà tous à présent séparés et dispersés. Beaucoup parmi vous se sont retirés en silence, après l’orage, sous le toit de leur famille ; quelque pauvre qu’il fût, beaucoup l’ont préféré à l’ombre d’un autre drapeau que le leur. D’autres ont voulu chercher leurs fleurs de lis dans les bruyères de la Vendée, et les ont encore une fois arrosées de leur sang ; d’autres sont allés mourir pour des rois étrangers ; d’autres, encore saignants des blessures des trois jours, n’ont point résisté aux tentations de l’épée : ils l’ont reprise pour la France, et lui ont encore conquis des citadelles. Partout, même habitude de se donner corps et âme, même besoin de se dévouer, même désir de porter et d’exercer quelque part l’art de bien souffrir et de bien mourir.

Mais, partout, se sont trouvés à plaindre ceux qui n’ont pas eu à se battre là où ils se trouvaient jetés. Le combat est la vie de l’armée. Où il commence, le rêve devient réalité, la science devient gloire, et la Servitude service. La guerre console par son éclat des peines inouïes que la léthargie de la paix cause aux esclaves de l’Armée ; mais, je le répète, ce n’est pas dans les combats que sont ses plus pures grandeurs. Je parlerai de vous souvent aux autres ; mais je veux une fois, avant de fermer ce livre, vous parler de vous-mêmes, et d’une vie et d’une mort qui eurent à mes yeux un grand caractère de force et de candeur.