Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 353-356).
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NOTICE.

Le 3 novembre 1661, Corneille, qui fondait à juste titre de grandes espérances sur son Sertorius, écrivait à l’abbé de Pure : Je vous prie « de ne vous contenter pas du bruit que les comédiens font de mes deux actes, mais d’en juger vous-même et m’en mander votre sentiment, tandis qu’il y a encore lieu à la correction. J’ai prié Mlle des Œillets, qui en est saisie, de vous les montrer quand vous voudrez ; et cependant je veux bien vous prévenir un peu en ma faveur, et vous dire que si le reste suit du même air, je ne crois pas avoir rien écrit de mieux… J’espère dans trois ou quatre jours avoir achevé le troisième acte. »

Nous manquons après cela de renseignements jusqu’à la première représentation de la pièce, que le compte rendu suivant, extrait de la Muse historique du 4 mars 1662, a déterminé les frères Parfait[1] à fixer au 25 février :

Depuis huit jours les beaux esprits
Ne s’entretiennent dans Paris
Que de la dernière merveille
Qu’a produite le grand Corneille,
Qui selon le commun récit,
A plus de beautés que son Cid
A plus de forces et de grâces
Que Pompée et que les Horaces
A plus de charmes que n’en a
Son inimitable Cinna,
Que l’Œdipe, ni Rodogune
Dont la gloire est si peu commune,

Ni mêmement qu’Héraclius :
Savoir le grand Sertorius
Qu’au Marais du Temple l’on joue.
. . . . . . . . . . . . .
Les comédiens du Marais,
Poussés de leur propre intérêt,
Et qui dans des choses pareilles
Ne font leur métier qu’à merveilles,
S’efforcent à si bien jouer
Qu’on ne les en peut trop louer ;
Et pour ne pas paroître chiches,
On leur voit des habits si riches,
Si brillants de loin et de près.
Et pour le sujet faits exprès.
Que chaque spectateur proteste
Qu’on ne peut rien voir de plus leste.

Loret se montre en général très-favorable à Corneille ; mais il n’a exagéré en rien le succès de cette pièce, qui fut fort applaudie et fort admirée. La foule ne s’attachait qu’à l’intérêt de certaines situations ; mais des amateurs plus éclairés étaient frappés de l’exactitude avec laquelle Corneille traitait les matières qui semblaient devoir lui être le moins connues. « M. de Turenne, dit l’auteur du Parnasse françois[2], s’étant un jour trouvé à une représentation de Sertorius, il s’écria à deux ou trois endroits de la pièce : « Où donc Corneille a-t-il appris l’art de la guerre ? » — « Ce conte est ridicule, objecte Voltaire[3] ; Corneille eût très-mal fait d’entrer dans les détails de cet art. » Sans aucun doute ; mais ce qui est remarquable et ce qui frappait Turenne, c’est la justesse des expressions, c’est l’adresse avec laquelle Corneille sait substituer à la vague phraséologie des poëtes tragiques de son temps les termes propres à chaque profession. Jamais il n’y a manqué, et dans notre Lexique nous aurons plus d’une fois à insister sur ce point.

Jusqu’ici nous avons rapporté les renseignements que nous possédons sur Sertorius en nous contentant de les classer suivant leurs dates ; mais avant d’aller plus loin nous devons faire remarquer une difficulté qui nous a tout d’abord arrêté, et que nous avons vainement cherché à résoudre. Les comédiens dont Corneille parle dans sa lettre sont, suivant toute apparence, ceux de l’hôtel de Bourgogne, puisque c’est à cette troupe qu’appartenait Mlle des Œillets ; et pourtant, d’après le témoignage de Loret, c’est au théâtre du Marais que l’ouvrage a été représenté pour la première fois. On pourrait à la vérité chercher à expliquer cette contradiction en supposant que Mlle des Œillets a fait pendant quelque temps partie du théâtre du Marais, ou que Corneille a retiré sa pièce à la troupe qui devait d’abord la jouer, pour la faire représenter à l’hôtel de Bourgogne ; mais un passage d’une autre lettre de notre poëte à l’abbé de Pure, datée du 25 avril, et par conséquent postérieure de deux mois à la représentation de Sertorius, ne permet pas d’adopter une telle supposition. En effet. Corneille, expliquant pourquoi il ne pourra de sitôt donner une pièce aux comédiens du Marais, s’exprime ainsi : « Outre que je serai bien aise d’avoir quelquefois mon tour à l’Hôtel… et que je ne puis manquer d’amitié à la reine Viriate, à qui j’ai tant d’obligation, le déménagement que je prépare pour me transporter à Paris me donne tant d’affaires, que je ne sais si j’aurai assez de liberté d’esprit pour mettre quelque chose cette année sur le théâtre. » Certes ce passage prouve bien que Sertorius avait été joué à l’hôtel de Bourgogne, et il semble indiquer que cette reine Viriate, envers qui Corneille se reconnaît si obligé, n’est autre que Mlle des Œillets. Comment concilier ce témoignage de notre auteur avec la relation si explicite de Loret ? J’avoue que je l’ignore, car prétendre que la pièce a été représentée en même temps à deux théâtres, serait peut-être bien hasardé : non-seulement les historiens de la scène française ne laissent rien entrevoir de semblable, mais le passage où les frères Parfait racontent comment Molière mit cette pièce au théâtre prouve qu’ils pensaient que jusqu’alors elle n’avait été représentée qu’au Marais : « L’usage observé de tout temps entre tous les comédiens françois étoit de n’entreprendre point de jouer, au préjudice d’une troupe, les pièces dont elle étoit en possession, et qu’elle avoit mises au théâtre à ses frais particuliers, pour en retirer les premiers avantages, jusqu’à ce qu’elle fût rendue publique par l’impression. Sertorius ayant été imprimé sur la fin de l’année 1662, Molière le fit représenter sur son théâtre au mois d’avril de l’année suivante[4]. »

En octobre 1663, Molière, dans la première scène de l’Impromptu de Versailles qui nous a été si souvent utile et que nous citons ici pour la dernière fois, parodie le jeu de Hauteroche, comédien de l’hôtel de Bourgogne, au moment où il dit ces vers du rôle de Pompée dans Sertorius[5] :

L’inimitié qui règne entre nos deux partis
N’y rend pas de l’honneur, etc. ;

mais rien dans le dialogue n’indique la nature des défauts qu’il lui reproche. Ce personnage est un de ceux que Baron, le célèbre élève de Molière, remplit plus tard avec distinction[6].

Les beaux rôles de cette pièce fournirent aux grands artistes du dix-huitième siècle de nombreuses occasions de faire admirer leurs brillantes qualités. À la reprise de 1758, Granval se fit applaudir dans le rôle de Sertorius[7] ; et celui de Viriate, après avoir été le triomphe de Mlle Clairon, fut encore joué avec succès par Mme Vestris[8].

L’édition originale de Sertorius forme un volume in-12, dont voici la description bibliographique : Sertorivs, tragédie. Imprimé à Rouen, et se vend à Paris, chez Augustin Courbé et Guillaume de Luyne, M.DC.LXII, 6 feuillets et 82 pages. Le privilège est du 16 mai, l’Achevé d’imprimer du 8 juillet 1662.

Sertorius fut critiqué de la manière la plus injuste par d’Aubignac, dans une Dissertation dont nous aurons à parler un peu plus longuement à propos de Sophonisbe, car c’est à l’occasion de cette dernière pièce qu’elle fut publiée. De Visé répondit aux invectives de d’Aubignac par d’autres invectives ; et ce n’est qu’à grand’peine que nous avons recueilli dans cette indigeste polémique deux ou trois renseignements de quelque intérêt que nous avons placés dans les notes qui accompagnent notre texte.

  1. Histoire du Theatre francois, tome IX, p. 96.
  2. Titon du Tillet, article Corneille.
  3. Remarque sur le vers 800.
  4. Histoire du Théâtre françois, tome IX, p. 105.
  5. Acte III, scène i, vers 769 et suivants.
  6. Lemazurier, Galerie historique, tome I, p. 86
  7. Ibidem, tome I, p. 272.
  8. Ibidem, tome I, p. 350.