Sertorius (Corneille)/Au lecteur

Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 357-363).
AU LECTEUR[1]
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Ne cherchez point dans cette tragédie les agréments qui sont en possession de faire réussir au théâtre les poèmes de cette nature : vous n’y trouverez ni tendresses d’amour, ni emportements de passions[2], ni descriptions pompeuses, ni narrations pathétiques. Je puis dire toutefois qu’elle n’a point déplu, et que la dignité des noms illustres, la grandeur de leurs intérêts, et la nouveauté de quelques caractères, ont suppléé au manque de ces grâces. Le sujet est simple, et du nombre de ces événements connus, où il ne nous est pas permis de rien changer, qu’autant que la nécessité indispensable de les réduire dans la règle nous force d’en resserrer les temps et les lieux. Comme il ne m’a fourni aucunes femmes, j’ai été obligé de recourir à l’invention pour en introduire deux, assez compatibles l’une et l’autre avec les vérités historiques à qui je me suis attaché[3]. L’une a vécu de ce temps-là ; c’est la première femme de Pompée, qu’il répudia pour entrer dans l’alliance de Sylla par le mariage d’Émilie, fille de sa femme. Ce divorce est constant par le rapport de tous ceux qui ont écrit la vie de Pompée, mais aucun d’eux ne nous apprend ce que devint cette malheureuse, qu’ils appellent tous Antistie, à la réserve d’un Espagnol, évêque de Gironne, qui lui donne le nom d’Aristie[4], que j’ai préféré, comme plus doux à l’oreille. Leur silence m’ayant laissé liberté entière de lui faire un refuge, j’ai cru ne lui en pouvoir choisir un avec plus de vraisemblance que chez les ennemis de ceux qui l’avoient outragée : cette retraite en a d’autant plus, qu’elle produit un effet véritable par les lettres des principaux de Rome que je lui fais porter à Sertorius, et que Perpenna remit entre les mains de Pompée, qui en usa comme je le marque. L’autre femme est une pure idée de mon esprit, mais qui ne laisse pas d’avoir aussi quelque fondement dans l’histoire. Elle nous apprend que les Lusitaniens appelèrent Sertorius d’Afrique pour être leur chef contre le parti de Sylla ; mais elle ne nous dit point s’ils étoient en république, ou sous une monarchie. Il n’y a donc rien qui répugne à leur donner une reine ; et je ne la pouvois faire sortir d’un sang plus considérable que celui de Viriatus[5], dont je lui fais porter le nom, le plus grand homme que l’Espagne ait opposé aux Romains, et le dernier qui leur a fait tête dans ces provinces avant Sertorius. Il n’étoit pas roi en effet, mais il en avoit toute l’autorité ; et les préteurs et consuls que Rome envoya pour le[6] combattre, et qu’il défit souvent, l’estimèrent assez pour faire des traités de paix avec lui, comme avec un souverain et juste ennemi. Sa mort arriva soixante et huit ans avant celle que je traite[7] ; de sorte qu’il auroit pu être aïeul ou bisaïeul de cette reine que je fais parler ici.

Il fut défait par le consul Q. Servilius[8] et non par Brutus, comme je l’ai fait dire à cette princesse, sur la foi de cet évêque espagnol que je viens de citer, et qui m’a jeté dans l’erreur après lui. Elle est aisée à corriger par le changement d’un mot dans ce vers unique qui en parle, et qu’il faut rétablir ainsi :

Et de Servilius l’astre prédominant[9].

Je sais bien que Sylla, dont je parle tant dans ce poëme, étoit mort[10] six ans avant Sertorius ; mais à le prendre à la rigueur, il est permis de presser les temps pour faire l’unité de jour ; et pourvu qu’il n’y aye point d’impossibilité formelle, je puis faire arriver en six jours, voire en six heures, ce qui s’est passé en six ans. Cela posé, rien n’empêche que Sylla ne meure avant Sertorius, sans rien détruire de ce que je dis ici, puisqu’il a pu mourir depuis qu’Arcas est parti de Rome pour apporter la nouvelle de la démission de sa dictature[11] : ce qu’il fait en même temps que Sertorius est assassiné. Je dis de plus que bien que nous devions être assez scrupuleux observateurs de l’ordre des temps, néanmoins, pourvu que ceux que nous faisons parler se soient connus, et ayent eu ensemble quelques intérêts à démêler, nous ne sommes pas obligés à nous attacher si précisément à la durée de leur vie. Sylla étoit mort quand Sertorius fut tué, mais il pouvoit vivre encore sans miracle ; et l’auditeur, qui communément n’a qu’une teinture superficielle de l’histoire, s’offense rarement d’une pareille prolongation qui ne sort point de la vraisemblance. Je ne voudrois pas toutefois faire une règle générale de cette licence, sans y mettre quelque distinction. La mort de Sylla n’apporta aucun changement aux affaires de Sertorius en Espagne, et lui fut de si peu d’importance, qu’il est malaisé, en lisant la vie de ce héros chez Plutarque, de remarquer lequel des deux est mort le premier, si l’on n’en est instruit d’ailleurs. Autre chose est de celles qui renversent les États, détruisent les partis, et donnent une autre face aux affaires, comme a été celle de Pompée, qui feroit révolter tout l’auditoire contre un auteur, s’il avoit l’impudence de la remettre après celle de César. D’ailleurs, il falloit colorer et excuser en quelque sorte la guerre que Pompée et les autres chefs romains continuoient contre Sertorius ; car il est assez malaisé de comprendre pourquoi l’on s’y osbtinoit, après que la république sembloit être rétablie par la démission volontaire et la mort de son tyran. Sans doute que son esprit de souveraineté, qu’il avoit fait revivre dans Rome, n’y étoit pas mort avec lui, et que Pompée et beaucoup d’autres, aspirant dans l’âme à prendre sa place, craignoient que Sertorius ne leur y fût un puissant obstacle, ou par l’amour qu’il avoit toujours pour sa patrie, ou par la grandeur de sa réputation et le mérite de ses actions, qui lui eussent fait donner la préférence, si ce grand ébranlement de la république l’eût mise en état de ne se pouvoir passer de maître. Pour ne pas déshonorer Pompée par cette jalousie secrète de son ambition, qui semoit dès lors ce qu’on a vu depuis éclater si hautement, et qui peut-être étoit le véritable motif de cette guerre, je me suis persuadé qu’il étoit plus à propos de faire vivre Sylla, afin d’en attribuer l’injustice à la violence de sa domination. Cela m’a servi de plus à arrêter l’effet de ce puissant amour que je lui fais conserver pour son[12] Aristie, avec qui il n’eût pu se défendre de renouer, s’il n’eût eu rien à craindre du côté de Sylla, dont le nom odieux, mais illustre, donne un grand poids aux raisonnements de la politique, qui fait l’âme de toute cette tragédie[13].

Le même Pompée semble s’écarter un peu de la prudence d’un général d’armée, lorsque, sur la foi de Sertorius, il vient conférer avec lui dans une ville dont ce chef[14] du parti contraire est maître absolu ; mais c’est une confiance de généreux à généreux, et de Romain à Romain, qui lui donne quelque droit de ne craindre aucune supercherie de la part d’un si grand homme. Ce n’est pas que je ne veuille bien accorder aux critiques qu’il n’a pas assez pourvu à sa propre sûreté, mais il m’étoit impossible de garder l’unité de lieu sans lui faire faire cette échappée, qu’il faut imputer à l’incommodité de la règle, plus qu’à moi, qui l’ai bien vue. Si vous ne voulez la pardonner à l’impatience qu’il avoit de voir sa femme, dont je le fais encore si passionné, et à la peur qu’elle ne prît un autre mari, faute de savoir ses intentions pour elle, vous la pardonnerez au plaisir qu’on a pris à cette conférence, que quelques-uns des premiers dans la cour et pour la naissance et pour l’esprit ont estimée[15] autant qu’une pièce entière. Vous n’en serez pas désavoué par Aristote, qui souffre qu’on mette quelquefois des choses sans raison sur le théâtre[16], quand il y a apparence qu’elles seront bien reçues, et qu’on a lieu d’espérer que les avantages que le poëme en tirera[17] pourront mériter cette grâce.


  1. Le titre « au lecteur » n’est que dans l’édition de 1662. — À partir de Sertorius, Corneille n’a plus composé d’examens. Voyez au tome I la fin de la note 1 de la p. 137. Dans l’avant-dernière phrase de cette note, il faut substituer Sertorius à Othon. Ce qui nous a induit en erreur, c’est que Thomas Corneille, qui a compris Sertorius et Sophonisbe dans le tome IV de l’édition de 1692, a donné le titre d’Examens aux avertissements de ces deux pièces ; c’est seulement à partir du tome V, qui commence par Othon qu’il a placé, au lieu d’examens à la fin des pièces, des avertissements, avec le titre de Préfaces ou d’avis Au lecteur, en tête de chacune* ; mais dans les recueils de 1668 et de 1682, où le tome IVe et dernier commence par Sertorius, c’est dès cette pièce que les avis Au lecteur remplacent les examens en tête du volume, avec le titre courant de préfaces. Ces avis manquent dans le recueil de 1666, qui complète, comme supplément, celui de 1664. Le tome IV de 1668 donne après la feuille de titre l’explication que voici :

    Le libraire au lecteur. « Je n’ai pu tirer de l’auteur pour ce quatrième volume un discours pareil à ceux qu’il a mis au devant des trois qui l’ont précédé, ni sa critique sur les pièces qui le composent ; mais il m’a promis l’un et l’autre quand ce volume sera complet et qu’il en aura huit comme les précédents**. En attendant l’effet de cette promesse, je vous donne ici les Préfaces dont il a accompagné chacune de celles-ci, quand il les a fait imprimer. »

    *. Tite et Bérénice n’a ni préface ni avis Au lecteur, mais est seulement précédé de deux extraits latins. Les avertissements des deux pièces suivantes [Pulchérie et Suréna) ne sont pas, dans l’impression de 1682, au commencement du volume, mais, comme dans celle de 1692, en tête de chacune de ces tragédies.

    **. Le dernier volume de 1682 contient les huit pièces annoncées, mais Corneille n’a pas pour cela tenu sa promesse ; il n’y a mis ni discours ni examens, non plus que dans celui de 1668, qui finit à Attila et ne se compose par conséquent que de cinq tragédies.

  2. Var. (édit. de 1662 et de 1668) : ni emportements de passion.
  3. Dans l’édition de 1692 : « auxquelles je me suis attaché. »
  4. Voyez Plutarque dans la Vie de Pompée, chapitres iv et ix, et dans la Vie de Sylla, chapitre xxxiii. Pompée répudia la première de ses cinq femmes*, Antistia (c’est là son vrai nom), quatre ans après l’avoir épousée. — Au sujet des deux noms Antistie et Aristie, Corneille s’exprime ainsi dans la lettre à l’abbé de Pure, que nous avons citée plus haut (voyez la Notice, p. 353) : « Je vous ai déjà parlé de l’une qui étoit femme de Pompée. Sylla le força de la répudier pour épouser Emilia, fille de sa femme et d’Émilius Scaurus, son premier mari. Plutarque et Appian la nomment Antistie, fille du préteur Antistius. Un évêque espagnol, nommé Joannes Gerundensis, la nomme Aristie, et son père Aristius**. Je ne doute pas qu’il ne se méprenne ; mais à cause que le mot est plus doux, je m’en suis servi, et vous en demande votre avis et celui de vos savants amis. Aristie a plus de douceur, mais il sent plus le roman ; Antistie est plus dur aux oreilles, mais il sent plus l’histoire et a plus de majesté. »

    *. Au tome IV, dans la note 1 de la p. 61, on a imprimé par erreur : « sa seconde femme (il faut lire : sa quatrième femme), Julie, fille de César. »

    **. On lit dans l’ouvrage intitulé Joannis episcopi Gerundensis Paralipomenon Hispaniæ libri decem, et dédié à Ferdinand et à Isabelle (Fernando et Elisabæ) de Castille : « Aristiam, Aristii filiam, accepit uxorem. » (Rerum hispanicarum scriptores… ex bibliotheca Roberti Beli, 1579, tome I, p. 98.)

  5. Dans l’édition de 1692 : « que de celui de Viriatus. »
  6. Au lieu de le, l’édition de 1682 donne seule les, qui est évidemment une faute d’impression.
  7. La mort de Viriate (Viriathe) est de l’an 140 avant Jésus-Christ ; celle de Sertorius de l’an 72.
  8. Quintus Servilius Cæpio, qui fut consul avec Lælius, l’an 140 avant Jésus-Christ.
  9. Ce vers est ainsi conçu dans l’édition de 1662 :
    Et du consul Brutus l’astre prédominant
    (acte II, scène i, vers 439) ;
    et malgré l’indication si précise de Corneille dans cette préface, l’impression de 1668 est la seule de toutes les éditions publiées de son vivant où l’on ait introduit le changement qu’il marque ici. Les recueils de 1666, 1682, et même celui de 1692, ont conservé la leçon fautive. Voltaire a adopté la bonne : « Et de Servilius, etc. »
  10. L’an 78 avant Jésus-Christ.
  11. Voyez ci-après, acte V, scène ii.
  12. Thomas Corneille, dans l’édition de 1692, a omis son, et donne : « pour Aristie. »
  13. Voici ce que Corneille dit à ce sujet dans sa lettre à l’abbé de Pure que nous avons déjà citée deux fois (p. 353, et p. 358, note 2) : « J’ai plus besoin de grâce pour Sylla qui mourut et se démit de sa puissance avant la mort de Sertorius ; mais sa vie est d’un tel ornement à mon ouvrage pour justifier les armes de Sertorius, que je ne puis m’empêcher de la ressusciter. Mon auteur moderne, Joannes Gerundensis, le fait vivre après Sertorius* ; mais il se trompe aussi bien qu’au nom d’Aristie. Je ne demande point votre avis sur ce dernier point ; car quand ce seroit une faute, je me la pardonne. »
    *. Voyez les pages 102 et 103 du Recueil cité plus haut (p. 358, note**).
  14. Dans l’édition de 1692 : « le chef. »
  15. Toutes les éditions anciennes, sans en excepter celles de Thomas Corneille (1692) et de Voltaire (1764), donnent estimé, sans accord, comme s’il y avait : « ont estimé être autant, valoir autant qu’une pièce entière. »
  16. Nous ne trouvons rien dans la Poétique qui réponde bien exactement à ce qui est dit en cet endroit. Corneille a-t-il peut-être en vue la fin du chapitre xxiv, où la pensée d’Aristote a, sinon un rapport bien frappant, au moins quelque analogie avec l’idée exprimée ici ? Le passage du chapitre xv que nous avons cité plus haut, p. 127, note 3, a un sens différent et beaucoup plus restreint.
  17. Thomas Corneille et Voltaire (1764) ont remplacé «en tirera» par « en retirera. »