Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 64-77).


LA MAISON DE DEUIL
ET
LA MAISON DE FÊTE.


SERMON II.


« Il vaut mieux aller à la maison de deuil qu’à la maison de fête. » Ecclésiaste, Chap. 7, ℣. 3.


Cela n’est pas vrai, le philosophe Roi a beau nous dire, orateur sacré, que le but de tous les hommes est la tristesse, et que le chagrin, suivant la leçon de l’expérience, est meilleur que la joie ; une pareille sentence faite pour un anachorète atrabilaire ne convient pas aux habitans de ce monde. Pour quel dessein, dites-nous : Dieu nous a-t-il créés ? Est-ce pour jouir des douceurs sociales de ces belles vallées où sa main nous a placés, ou pour languir dans les déserts stériles des montagnes inhabitées ? Les accidens de cette vie, les tempêtes qui nous y battent ne suffisent-elles pas, sans que nous allions à la quête des calamités ? Devons-nous presser une poignée d’absinthe dans le calice déjà trop amer dont nous sommes abreuvés ? ah ! consultons nos cœurs, et osons dire ensuite, avec notre texte, que le deuil vaut mieux que la joie ? non, le meilleur des êtres ne nous a pas envoyés dans le monde pour y aller toujours pleurant, pour y vexer et abréger une vie déjà assez vexée et assez courte. Croyez-vous que celui qui est infiniment heureux, puisse nous envier notre contentement ; que celui qui est infiniment aimable voie d’un œil de jalousie l’instant de repos et de rafraîchissement nécessaire au malheureux voyageur dans le cours de son pélerinage ? qu’il doive lui demander un compte sévère parce qu’en courant il aura saisi à la hâte quelques plaisirs fugitifs pour adoucir la peine de sa route, oublier la rudesse des chemins, et les chagrins divers qui l’attendent à son passage ? voyez, au contraire, combien l’auteur de notre être a placé pour nous de distance en distance de provisions de jouissances, quels caravansérails il a ouverts à nos besoins ! quelles facultés il nous a données d’y jouir du repos ! quels objets il a mis sur nos pas pour nous faire oublier nos fatigues ! ils sont ménagés et disposés d’une manière si exquise, qu’ils charment nos peines, relèvent nos cœurs abattus sous le poids de la pauvreté et de l’affliction, et effacent même de notre souvenir le sentiment de notre misère.

Je ne veux pas, mes frères, répondre à présent à des argumens si naturels ; j’aime mieux, me pénétrant de l’allégorie du texte, dire avec vous que nous sommes des voyageurs, qui, occupés du but vers lequel nous marchons, pouvons cependant amuser notre imagination des beautés naturelles et artificielles qui se présentent sur notre route, sans oublier notre projet. Si nous arrangeons en effet ce voyage de façon que nous ne soyons pas distraits de notre chemin par la variété des perspectives, des édifices, des ruines qui sollicitent notre curiosité, fermer nos yeux seroit une exagération de vertu digne d’un paladin religieux.

Souvenons-nous donc que nos regards sont tournés vers Jérusalem, que nous hâtons nos pas vers cette demeure de bonheur et de repos, que le chemin doit moins servir à réjouir nos cœurs qu’à éprouver en eux la vertu, que les divertissemens et les fêtes servent rarement à cette épreuve ; mais que le moment de l’affliction est en quelque sorte celui de la piété. Ce n’est pas seulement parce que nos souffrances nous rappellent alors nos péchés ; mais en interrompant, en détournant nos poursuites, elles nous procurent ce que le fracas du monde nous refuse, quelques instans pour la réflexion, et voilà ce qui nous manque essentiellement pour nous rendre plus sages et plus prudens : il est si nécessaire que l’esprit de l’homme rentre quelquefois en lui-même, que plutôt que d’en laisser échapper l’occasion, il doit la prévenir, la chercher, aux dépens même de son bonheur présent : il doit plutôt, suivant notre texte, entrer dans la maison de deuil, où il trouvera les moyens de subjuguer ses passions, que dans la maison de fête, où la gaieté les excitera. Tandis que les délices de l’une exposent son cœur ouvert à toutes les tentations, les afflictions de l’autre l’en défendent en le fermant à leurs impressions ; tant l’homme est une créature étrange. Il est tissu d’une telle manière qu’il ne peut que poursuivre le bonheur, et cependant, à moins qu’il ne soit quelquefois malheureux, il doit se méprendre dans la voie qui y conduit. Tel est le sens des paroles de Salomon ; mais pour les justifier encore, rapprochons plus près des auditeurs le sujet que je parcours. Jetons à la hâte un coup d’œil sur la maison de deuil et sur celle de fête, et donnez-moi la permission de les retracer un moment à votre imagination ; j’appellerai à votre cœur sur les effets que ma peinture aura produits.

Entrons d’abord dans la maison de fête.

Je ne veux pas effrayer les yeux chastes, et la peindre d’après ces maisons abominables ouvertes pour le trafic de la vertu, et tellement construites à ce dessein qu’on ose, non-seulement y faire son marché, mais encore le mettre à exécution sans se couvrir du moindre déguisement.

Non, ne traçons pas même cette maison de fête sur le plan de celles qui nous donnent trop souvent des scènes scandaleuses d’excès et d’intempérance ; mais construisons-en une qui serve d’exception, où il n’y ait rien de criminel, où rien du moins ne paroisse tel ; mais où toutes choses soient compassées à la règle de la modération et de la sobriété.

Imaginez donc une maison de fête, où un certain nombre de personnes des deux sexes, invitées ou de leur propre mouvement, s’est rassemblé pour jouir des douceurs de la société, et des plaisirs autorisés par les lois, et tolérés par la religion.

Avant que d’entrer, examinons les sentimens qui précèdent l’arrivée de chaque individu qui s’y présente, et nous trouverons que, quoiqu’ils diffèrent entr’eux d’opinions et de caractères, ils sont réunis par cette idée, qu’ils vont dans une maison dédiée au plaisir, et qu’il faut par conséquent dépouiller toute idée qui peut contrarier cette intention : il faut laisser dehors les soucis, les pensers sérieux, les réflexions morales, et ne sortir de chez soi qu’avec la seule disposition à concourir à la gaieté que l’on s’est promise. Avec cette préparation d’esprit, qui ne tend qu’à faire de chaque personne un convive agréable, voyons-les entrer, le cœur débarrassé de contrainte, et ouvert à l’attente du plaisir : il n’est pas nécessaire de recourir à l’intempérance et de supposer à chaque convive un appétit qui fasse fermenter son sang et enflammer ses désirs. Ne lui en accordons qu’autant qu’il en faut pour les exciter agréablement, et les préparer aux impressions qu’un commerce aussi innocent doit faire. Dans cette disposition concertée d’avance, examinez par quel mécanisme insensible les esprits et les idées s’élèvent, et avec quelle rapidité elles se portent au-delà du terme posé par le sang froid.

Quand le riant aspect des choses a ainsi commencé par éloigner du cœur de l’homme les pensées qui en gardoient l’entrée ; quand les regards doux et caressans de chaque objet qui l’environne, ont, en flattant ses sens, conspiré avec l’ennemi du dedans pour le trahir et lui ôter ses défenses ; quand la musique a prêté son aide, et essayé son pouvoir sur les passions ; quand la voix des hommes, quand celle des femmes mêlées au doux son de la flûte et du luth ont amolli son cœur ; quand quelques notes tendres et lentes ont touché les cordes secrètes qui y retentissent à cet instant délicieux, disséquons, examinons le cœur : qu’il est foible ! qu’il est vide ! parcourons-en les retraites, les demeures pures pratiquées pour la vertu et l’innocence. Oh ! le triste spectacle ! les habitans en ont été dépossédés ; ils ont été chassés de leur sanctuaire pour faire place, à qui ? à la légèreté, à l’indiscrétion pour le moins ; peut-être à la folie, peut-être, osons le dire, à quelques pensées impures, qui dans cette débauche de l’esprit et des sens, ont saisi l’occasion d’entrer sans être aperçues.

Eh bien ! l’homme prudent pourra-t-il dire, mes désirs iront jusques-là, mais pas plus loin ? l’homme circonspect osera-t-il se promettre, quand le plaisir a pris possession entière de son cœur, qu’il ne s’y élèvera pas une pensée, pas un projet qu’il devroit celer ? ah ! dans ces momens imprévus, commande-t-on à son imagination ? en dépit de la raison et de la réflexion, elle nous emporte au-delà du terme. Voilà, me direz-vous, le récit le moins favorable que vous ayez pu nous faire. Pourquoi ne supposez-vous pas que les convives, exercés à la vertu dans les dangers, ont appris graduellement à triompher d’eux-mêmes, que leurs esprits sont assez en garde contre les impressions funestes pour que le plaisir ne les corrompe pas si aisément ? il est pénible de penser que de cette foule de conviés à la maison de fête, peu en sortent avec l’innocence qu’ils y ont apportée. Si les deux sexes étoient enveloppés dans cette supposition, nous resteroit-il quelques exemples de la pureté et de la chasteté ? non, la maison de fête avec ses charmes n’excita jamais un désir, elle n’éveilla jamais une pensée dont la vertu puisse rougir, ou que la plus scrupuleuse conscience doive se reprocher.

À Dieu ne plaise que je parle autrement : il est sans doute des personnes de tous les sexes qui quittent cette mer orageuse, sans naufrages ; mais ne les regarde-t-on pas comme les plus heureux passagers ? et quoique je ne sois pas assez sévère pour en défendre l’essai à ceux à qui leur rang et leur fortune le rendent indispensable, en dois-je moins décrire les dangers de cette plage enchanteresse ? en dois-je moins marquer les écueils imprévus, et apprendre aux voyageurs l’endroit où ils les trouveront ? qu’ils sachent ce que hasarde leur jeunesse et leur inexpérience, le peu qu’ils ont à gagner en s’aventurant, et combien il seroit plus prudent de chercher à augmenter son petit trésor de vertu, que de l’exposer à l’inégalité d’une chance, où ce qu’ils peuvent désirer de plus heureux est de revenir avec la somme qu’ils ont apportée, mais où probablement ils la perdront entièrement, et se perdront à jamais eux-mêmes.

C’en est assez sur la maison de fête, d’autant plus, qu’ouverte dans d’autres temps, elle est généralement fermée pendant ce saint temps de pénitence. Cette considération a rendu mon pinceau circonspect, et l’église en recommandant aux fidelles un renoncement à soi-même particulier, m’a refusé le droit de parler plus librement des plaisirs du siècle.

Quittons cette scène agréable, et que je vous conduise pour un moment à un spectacle plus propre à vos méditations. Allons à la maison de deuil ; elle n’est devenue telle qu’à la suite des événemens malheureux auxquels notre condition est exposée.

Là, peut-être, des parens âgés sont tristement assis, le cœur percé de mille douleurs, nourrissant leur chagrin des folies d’un enfant ingrat, d’un fils de leurs prières, dans lequel ils avoient concentré toutes leurs espérances. Peut-être est-ce une scène encore plus douloureuse, une famille vertueuse languissant dans le besoin. Son chef infortuné s’est longtemps débattu avec le malheur. Il vient de succomber ; un orage que la prudence et la frugalité n’ont pu prévoir vient de le jeter par terre. Grand Dieu ! vois son affliction. Considère-le déchiré par la douleur, entouré des gages tendres de l’amour conjugal et de la compagne de ses infortunes, sans avoir du pain à leur donner, incapable, par le souvenir de ses beaux jours, de le gagner en bêchant la terre, honteux de le mendier.

Quand nous entrons dans une maison pareille, il est impossible d’insulter aux malheureux qui l’habitent par un regard même équivoque. Quelque légèreté dont notre esprit soit capable, de pareils objets captivent nos yeux, ils captivent notre attention, rappellent nos pensées errantes et dispersées, et les exercent à la sagesse. Avec quelle vivacité notre esprit frappé de ce spectacle se met tout de suite à l’ouvrage ! comme il s’engage dans la considération des misères et des calamités auxquelles la vie de l’homme est exposée ! ce miroir élevé devant lui le force à réfléchir sur la vanité, l’incertitude et l’état périssable des choses humaines. Comme cette première saillie de la réflexion peut conduire plus loin ses pensées ! comme il doit appesantir ses méditations sur notre être, sur le monde que nous habitons, les malheurs qui nous y poursuivent, le sort qui nous attend dans l’autre, les horreurs dont nous y sommes menacés, et sur ce que nous devons faire pour nous en préserver, tandis que nous en avons le temps et l’occasion.

Si ces leçons sont inséparables de la maison de deuil, telle que je viens de la peindre, nous trouvons une école encore plus instructive dans celle que le texte sacré veut nous représenter ; c’est le spectacle affligeant du deuil et des lamentations que la mort occasionne.

Tournez un instant les yeux de ce côté. Voyez un cadavre prêt à être inhumé. C’est le fils unique de cette mère éplorée, et sa veuve est ici. La scène est peut-être encore plus attendrissante. C’est le bon et tendre père d’une famille nombreuse, qui est couché là sans vie. Il a été moissonné à la fleur de ses ans, et arraché par la main décharnée de la mort des bras de ses enfans, et du sein de sa femme inconsolable.

Voyez ces personnes assemblées pour mêler leurs larmes ; la douleur est empreinte dans leurs yeux. Elles vont pesamment, au son de la cloche funèbre, vers la maison de deuil, pour rendre à leur ami le dernier devoir que nous nous rendons, quand la nature a exigé sa dette.

Si la triste cérémonie qui vous y conduit ne vous a pas encore émus, prenez garde, et considérez les pensées mélancoliques et religieuses qui vous affectent, lorsque vous posez le pied sur ce seuil de douleur. Les esprits légers et joyeux qui dans la maison de fête vous avoient transportés d’un objet à l’autre, tombent et reposent en paix. Dans cette demeure ténébreuse, habitée par la tristesse et les ombres, l’esprit qui n’avoit jamais su réfléchir devient tout-à-coup pensif. Le cœur s’amollit, il s’emplit d’idées religieuses, il s’imprègne en silence de l’amour de la vertu. Ah ! si dans cette crise, tandis qu’il est dans l’extase de la contemplation, nous pouvions le voir ce cœur exempt de passions, méprisant le monde, insouciant de ses plaisirs, il ne nous en faudroit pas davantage pour établir la vérité de notre texte, et en appeler à l’épicurien le plus sensuel, en faveur de la préférence que donne Salomon à la maison de deuil : tant elle est préférable, non pas pour elle-même, mais pour les fruits qu’elle procure, et les bonnes actions qu’elle occasionne. Sans ce but, la tristesse, je l’avoue, ne serviroit qu’à abréger la vie de l’homme, et la gravité avec la solemnité de son port austère, ne peut qu’en imposer à la moitié du monde, et faire rire l’autre. Le Dieu de merci nous veuille bénir. Amen.