Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 78-99).


LE PROPHÈTE ELIZÉE
ET LA VEUVE
DE SAREPTE.


SERMON III.


« Le baril de farine ne se désemplira pas, et la cruche d’huile ne tarira point, selon les paroles de notre Dieu prononcées par la bouche du prophète Elisée. » Rois XVII. 16. » Ecclésiaste, Chap. 7, ℣. 3.


Ces paroles nous rappellent un miracle opéré en faveur d’une veuve de Sarepte qui avoit charitablement reçu le prophète Elisée dans sa maison, et l’avoit secouru dans un temps de famine et de détresse. Cette histoire, telle qu’elle nous est racontée dans les livres saints, attendrit autant qu’elle intéresse et comme elle finit par une preuve remarquable de la bonté de Dieu envers cette veuve dans la résurrection de son fils, nous devons regarder ces deux miracles comme la récompense d’un acte de piété ; la puissance infinie les opéra, et nous les laissa dans l’écriture, non pas seulement comme un témoignage de la mission divine du prophète, mais encore comme une marque de bénédiction répandue sur la charité et la bienveillance.

J’ai choisi, mes Frères, cette anecdote sacrée, et je vais en faire la base fondamentale d’une exhortation à la charité en général ; et pour que je puisse mieux l’adapter à la solemnité de ce jour, je l’enrichirai de quelques réflexions pieuses qui exciteront sans doute en vous les sentimens de pitié dont mes projets ont besoin.

Le prophète Elisée avoit fui deux fléaux épouvantables, les approches de la famine, et la persécution d’Achab, ennemi violent : obéissant aux ordres de Dieu, il s’étoit caché le long du ruisseau de Cherith. L’homme saint, dégagé à la fois des craintes et des vanités du monde, et béni chaque jour par la providence, demeuroit dans cette solitude paisible et assurée ; les corbeaux du ciel par un instinct miraculeux, lui apportaient le matin et le soir du pain et de la viande, et il s’abreuvoit dans le ruisseau. La sécheresse continuoit, et depuis trois ans et six mois les cataractes du ciel étoient fermées, quand le petit ruisseau, sa fontaine de consolation, se tarit et se dessécha, et Dieu lui inspira encore de chercher un asyle. Il lui ordonna de se lever et d’aller à Sarepte tout auprès de Sidon, en l’assurant qu’il avoit disposé le cœur d’une veuve à le secourir.

Le prophète fut docile à la voix de son Dieu. La main qui le conduisoit aux portes de la cité, en faisoit sortir la pauvre veuve, accablée de douleurs. Elle alloit mélancoliquement préparer son dernier repas, et le partager avec son fils.

Sans doute elle s’étoit long-temps débattue avec cette catastrophe terrible, elle avoit employé tous les moyens économiques que sa conservation et l’amour maternel pouvoient lui inspirer ; elle avoit rempli son cœur de soucis et de tendres appréhensions : elle avoit souvent soupiré en disant : Mon fils mourra avant le retour de l’abondance.

Veuve, elle avoit perdu depuis long-temps le seul ami fidèle qui l’eût assisté dans ce vertueux combat ; elle alloit enfin succomber sous les coups de la nécessité dont elle étoit devenu la proie aisée, quand Élisée arriva. Il l’appela et lui dit : Apportez-moi, je vous prie, un peu d’eau dans une coupe, que je boive. Et comme elle allait la chercher, il la rappela et lui dit : Apportez-moi, je vous prie, un morceau de pain dans le creux de votre main ; et elle répondit : Comme le seigneur ton Dieu est vivant, je n’ai point de pain, mais seulement une poignée de farine dans un baril, et un peu d’huile dans une cruche. Vois, je vais ramassant quelques broussailles pour la cuire, la manger avec mon fils, et puis mourir. Et Elisée lui dit : Ne craignez rien, allez et faites ce que vous avez dit, mais préparez-moi d’abord un petit gâteau, apportez-le moi, et après cela vous en ferez un pour vous et votre fis : car le dieu d’Israël a dit : le baril de farine ne se désemplira point, et la cruche d’huile ne tarira pas jusques au jour que j’enverrai la pluie sur la terre. La véritable charité ne veut pas chercher des excuses, et il s’en présentoit ici beaucoup. La veuve auroit pu insister sur la situation qui lui lioit les mains, et sur le peu de raison de la demande du prophète ; elle auroit pu dire qu’elle se trouvoit réduite à la dernière extrémité, et qu’il répugnoit à la justice et à la loi de la nature, qu’elle dérobât à son fils son dernier morceau pour le donner à un étranger.

Mais chez les esprits généreux, la compassion est quelque chose de plus que la balance de l’intérêt propre. Dieu a tissu dans leur caractère cette douce vertu, pour les tenir en garde contre les charmes de l’égoïsme ; et la veuve va l’exercer. Observez que, quoique le prophète finit sa demande en lui promettant de multiplier ses richesses, cette récompense ne détermina pas sa bonne action. Un tel mélange d’intérêt en devenant le motif, eût sans doute bien diminué son mérite. La réflexion qu’elle fait, nous apprend bientôt le contraire : Oui, dit-elle, je connois que tu es l’homme de Dieu, et que la parole du seigneur dans ta bouche est la vérité.

Elle étoit outre cela habitante de Sarepte, ville dépendante de Sidon, métropole de la Phénicie, hors des limites du peuple de Dieu ; elle avoit été, par conséquent, élevée dans les ténèbres d’une idolâtrie grossière, et dans l’ignorance du Dieu d’Israël, ou bien si elle avoit entendu prononcer son nom, on l’avoit instruite à ne pas croire aux miracles de sa main toute puissante, et moins encore à ajouter foi à son prophète.

Bien plus, elle pouvoit raisonner ainsi : si cet homme par quelque mystère secret ou par la puissance de Dieu est capable de me fournir des secours surnaturels, d’où vient qu’il est lui-même dans le besoin, opprimé par la faim et la soif.

Oui. La veuve de Sarepte agit par un pur mouvement d’humanité ; elle regarda le prophète comme le compagnon de ses peines : elle considéra qu’il venoit de parcourir un pays épuisé par les feux de la sécheresse, où la libéralité seule pouvoit procurer un peu de pain et d’eau ; que le voyageur malheureux étant un étranger inconnu, ce titre, qui sembloit devoir lui trouver des amis, aggravoit son infortune ; elle réfléchit (la charité est inventive) qu’il étoit peut-être bien éloigné de sa patrie, et hors de la portée des bons offices qu’auroit pu lui rendre ceux qui, dans ce moment, pleuroient sur son absence. Son cœur fut attendri de pitié ; elle se tourna vers lui en silence, et lui accorda ce qu’il avoit dit, et voilà qu’elle, son fils et ses domestiques mangèrent plusieurs jours, et que le baril de farine et la cruche d’huile ne tarirent pas jusques au jour que Dieu envoya la pluie sur la terre.

Le danger de la famine étant passé, sans doute cette mère affectueuse jeta un regard d’espoir sur le reste des jours de sa vie ; cela étoit naturel. Il y avoit beaucoup de veuves en Israël quand les cataractes du ciel se fermèrent pour trois ans et six mois, et St. Luc observe que le prophète ne fut envoyé qu’à celle de Sarepte ; il est probable qu’elle ne fut pas la dernière à faire cette observation, et à en induire les conséquences les plus flatteuses pour son fils. Plus d’une mère en a bâti de plus élevées sur une base moins sûre. « Le Dieu d’Israël nous a envoyé son messager dans notre détresse, il a traversé les demeures de son peuple, et ne s’est arrêté qu’à la mienne, il l’a sauvée de la destruction. Ah ! ce miracle est un gage assuré de ses bonnes intentions pour nous. Il a, pour le moins, résolu de réjouir ma vieillesse par le spectacle de la santé de mon fils ; peut-être lui réserve-t-il de plus grands avantages ? peut-être vivrai-je pour voir sa main le couronner de gloire et d’honneur ». Nous pouvons aisément nous la représenter se laissant porter et entraîner par de telles pensées, quand tout-à-coup une maladie imprévue attaqua son fils, et écrasa dans un moment l’édifice de ses espérances. Sa maladie fut si considérable que le souffle s’éteignit en lui.

Les plaintes du malheur sont rarement justes. Quoiqu’Élisée eût préservé la veuve et le fils d’un trépas certain, et qu’il dut être soupçonné la dernière cause d’un accident aussi triste, cependant cette mère passionnée l’accusa dans son premier transport d’être l’auteur de ses infortunes, comme s’il avoit fait descendre le malheur sur une maison qui lui avoit prêté un secours hospitalier. Le prophète étoit trop saisi de compassion pour répondre à une accusation aussi dure. Il prit l’enfant de dessus le sein de sa mère y le coucha dessus son lit, et s’écria : « Ô seigneur, mon Dieu ? as-tu affligé ainsi La veuve qui m’a reçu, en lui enlevant son fils, est-ce la récompense de sa charité et de sa bonté ? Tu lui as d’abord dérobé la compagne chérie de sa joie et de ses chagrins, et à présent qu’elle est veuve, et qu’elle doit le plus s’attendre à ta protection, vois, tu viens de faire tomber le seul appui qui restoit à sa vieillesse : ô mon Dieu ! je t’en supplie, que son fils soit rendu à la vie ».

La prière étoit fervente ; elle annonçoit la détresse d’un homme profondément blessé de la douleur de son semblable ; et le cœur d’Élisée étoit encore déchiré par d’autres passions : il étoit jaloux du nom et de la gloire de son Dieu, et il croyoit que non-seulement sa toute puissance, mais encore sa bonté étoient compromises dans cet événement. De quel triomphe les prophètes de Baal alloient jouir ! quels traits amers dévoient partir de leurs bouches ! Le Dieu d’Israël, auroient-ils dit, est sans doute occupé ailleurs, il parle, il voyage, il dort peut être, et a besoin d’être éveillé. Le prophète étoit lui-même intéressé au succès de ses prières ; les cœurs honnêtes ont peur du scandale, il craignoit que parmi les payens il ne s’élevât quelqu’esprit méchant et caustique, qui en semant cette nouvelle, fît avec joie ces réflexions : « Eh bien, cette veuve de Sarepte a reçu dans sa maison le messager de ce Dieu, elle l’a secouru ; voyez comment elle en est récompensée. Assurément le prophète est un ingrat il a manqué de pouvoir, et ce qu’il y a de pire, il a manqué de pitié. »

Élisée plaidoit par conséquent la cause de la veuve et celle de la charité. Cette vertu venoit de recevoir une blessure profonde, et elle eût été incurable si Dieu avoit refusé son témoignage en sa faveur. Dieu écouta la voix d’Élisée, et l’enfant de la veuve ressuscita ; Élisée le prit, le porta de sa chambre dans la maison, et le donna à sa mère, en lui disant : voyez, votre fils vit.

Ah ! quel plaisir pour une ame généreuse de s’arrêter ici un moment, et de se peindre un événement aussi plein de charmes ! de voir d’un côté, l’extase d’une mère partagée entre la surprise et la reconnoissance, et l’impétuosité de la joie submergeant son ame depuis long-temps resserrée par la douleur ; et d’admirer de l’autre l’homme saint s’approchant avec l’enfant dans ses bras, les yeux brillans d’un triomphe honnête, mais adoucis en même temps par la bonté de son caractère, et par le spectacle de la nature heureuse. Ce riche tableau attend le pinceau d’un grand maître ; il m’entraîneroit d’ailleurs loin de mon sujet. Mon premier motif est d’embellir par un fait également conforme à la raison et à l’écriture, cette maxime utile : rarement une bonne action est perdue : il est au contraire plus que vraisemblable que dans cette vie même ce qui a été semé sera recueilli. Jette ton pain sur les eaux, et tu le trouveras après quelques jours. Tiens lieu à un orphelin de son père, et à une veuve de son époux, tu seras ainsi l’enfant du très-haut, et il t’aimera plus que ta mère même. Aye l’esprit plein de bonnes actions, car tu ne sais pas quels maux tomberont sur la terre, et quand tu succomberas tu trouveras un appui : il te préservera de toute affliction, et combattra mieux tous tes ennemis qu’un vaste bouclier et qu’une pique acérée.

L’instabilité des choses humaines et leur fluctuation constante nous fournissent des occasions perpétuelles de recourir vers l’asile de la pitié et de la charité.

Combien de malheurs arrivent par des accidens successifs ! combien par les dangers de la navigation, et du commerce, et par des projets déconcertés ! combien par les dépenses excessives des pères, l’extravagance des enfans, et par mille autres moyens, qui attachent des ailes aux richesses, et leur ouvrent toutes les portes. Les familles sont sujettes à tant de révolutions étonnantes, qu’on peut assurer que dans les changemens qu’un siècle opère, la postérité de celui qui arrose les arbres orgueilleux viendra un jour se mettre sous eux à l’abri des intempéries de l’air. La roue, hélas, tourne si souvent que plus d’un homme doit jouir du bienfait de cette charité que sa piété fait aux autres.

Indépendamment de la protection que Dieu assure aux bons, la charité et la bienveillance secourent l’homme dans les afflictions, elles adoucissent son cœur, et lient tous ses désirs à l’intérêt commun. Quand un homme compatissant tombe, qui n’a pas pitié de lui ? qui n’accoure point pour le relever ? le cœur le plus barbare insultera-t-il sans remords à sa chute ? la lâcheté même, en dépit d’elle, conduit à la charité ; elle n’a qu’à calculer l’usure qu’elle peut un jour recevoir d’une bonne action : tant il est évident que dans le cours général des choses, un bon office est toujours récompensé ! j’ai dit général, et pourquoi ? la récompense est inséparable de l’action même : demandez à l’homme miséricordieux, qui a toujours une larme de tendresse prête à couler sur l’infortuné, et du pain à partager avec lui, si tout ce que les plus grands génies ont dit du plaisir, a exprimé ce qu’il a senti, quand par un bienfait favorable, il a entendu la joie retentir dans le cœur de la veuve ? voyez dans ses yeux les marques inaltérables du plaisir et de l’harmonie, et dites que Salomon n’a pas fixé la vraie jouissance quand il a dit : Les honneurs et les richesses n’apportent aucun autre avantage à l’homme que celui de bien faire avec elles pendant sa vie.

Il n’a pas porté ce jugement sans raison. Sans doute il avoit calculé l’insuffisance des plaisirs des sens. Il leur étoit impossible, selon lui, de former un système raisonnable de bonheur ; ils s’écouloient si vite, et les moins criminels n’étoient enfin que vanité, et vexations de l’esprit. La charité au contraire est d’une nature si pure et si rafinée, qu’elle brûle sans se consumer ; c’est allégoriquement le baril de farine, et la cruche d’huile qui ne tarissent pas. Il est facile d’ajouter un poids au témoignage de Salomon en faveur du plaisir de la bienveillance, et le philosophe Épicure nous le fournira. Son jugement ne peut être récusé ; c’étoit un sensualiste parfait. Au milieu des rafinemens qu’une imagination désordonnée peut donner aux plaisirs, il soutenoit que la meilleure façon d’augmenter son bonheur étoit de le communiquer aux autres.

S’il étoit nécessaire d’établir une pareille doctrine, on pourroit assurer qu’indépendamment de la jouissance que l’esprit de l’homme goûte dans l’exercice de cette vertu, son corps n’est jamais dans un aussi parfait équilibre que lorsqu’il se panche vers la bienfaisance, et que si rien ne contribue autant à la santé, rien n’en est une aussi forte preuve.

Soumettons à la réflexion de chacun la vérité de cette opinion. Oui, la répugnance à faire le bien, est souvent suivie, si elle n’est pas produite, par une indisposition secrète de la partie animale et raisonnable. Le corps et l’esprit ont réciproquement ici une influence bien visible. Mettant de côté tout raisonnement abstrait, je ne puis concevoir que les mouvemens mécaniques, qui maintiennent la vie, se déployent avec la même vigueur et la même souplesse dans le malheureux et sordide égoïste, dont le cœur étroit et contracté ne s’est jamais attendri aux malheurs des autres, que dans celui qu’une ame, généreuse et bonne fait pencher éternellement vers la compassion. Ce malheureux est assis, couvant des projets, et ne sentant rien ; il ne jouit que de lui-même, et l’on peut en dire ce qu’un grand homme a prononcé sur celui qui manqua de justice : « il est toujours prêt à trahir, à ruser, à dépouiller ; les mouvemens de son esprit sont durs comme le marbre ; ses affections sont ténébreuses comme la nuit, ne vous confiez pas à cet homme. »

Ce que les théologiens ont dit de l’esprit, les naturalistes l’on dit sur le corps. Il n’y a point de passion aussi naturelle que l’amour, et quoique l’exemple que je viens de citer n’en soit pas une preuve, il est indubitable cependant que l’homme le plus dur a long-temps combattu avec lui-même avant que de mériter la gloire d’un pareil caractère. Les habitudes vicieuses sont bien difficiles à subjuguer, mais les impressions naturelles de la bienfaisance sont aussi difficiles à réduire qu’elles : il faut qu’un homme fasse de longs efforts pour arracher de son cœur cette partie si noble de sa nature. L’antiquité nous en laisse un bel exemple. Alexandre le tyran de Phérès, qui avoit eu l’industrie d’endurcir son cœur de manière à prendre plaisir aux meurtres que sa cruauté faisoit sans cause et sans pitié de ses sujets, fut tellement touché des malheurs fantastiques d’Hécube et d’Andromaque, à une représentation de cette tragédie, qu’il fondit en larmes. L’explication de cette inconséquence est facile, et jette un grand jour sur la nature humaine. Dans le cours de sa vie réelle, il étoit aveuglé par ses passions, et guidé par son intérêt ou son ressentiment ; ici, ces motifs ne trouvent point de place, ses affections étoient préoccupées, et ses vices endormis : alors la nature s’éveilloit en triomphe, et elle démontroit combien profondément elle a planté dans le cœur de l’homme les racines de la pitié ; les tyrans mêmes ne peuvent pas les en extirper entièrement.

Mais je peins la plus aimable des vertus avec les ombres que la méchanceté me fournit, tandis que nous devons nous livrer à ses charmes naturels, et demander s’il existe sous le ciel rien d’aussi délicieux qu’elle ? rentrons en nous-mêmes, et pour un moment imaginons que nous avons à tracer le plus parfait caractère, celui qui, selon nos idées sur la nature de Dieu, peut lui plaire davantage, et faire l’admiration du monde entier. J’en appelle tout de suite à notre réflexion. La première idée qui a frappé notre esprit ne nous a-t-elle pas représenté le bienfaiteur compatissant tendant sa main à l’orphelin et à la veuve ? de quelques vertus que nous ayons voulu parer notre héros, nous nous sommes tous accordés à en faire un ami généreux qui pense que le seul charme de la prospérité est de faire du bien ; nous l’avons peint sous l’emblème de cette rivière de Dieu, arrosant la terre altérée, et enrichissant les hommes, portant parmi eux l’abondance et la joie. Si cela ne suffisoit pas, et que nous voulussions ajouter un nouveau degré de perfection à ce portrait, au cas que la nature humaine pût nous fournir un patron, nous nous efforcerions de concevoir un homme qui, pour arrêter le cours de nos afflictions, se sacrifiât lui-même, oubliât ses intérêts les plus chers, et donnât sa vie au bonheur du genre humain. Ici, mon aimable Sauveur, ta bonté illimitée vient frapper et attendrir mon cœur. Tu devins pauvre pour nous enrichir, maître du monde, tu ne sus pas où reposer ta tête. Égal en pouvoir et en gloire au Dieu de la nature tu te fis homme, et pris la figure d’un esclave. Tu te soumis sans ouvrir la bouche à toutes les indignités qu’un peuple ingrat te présenta : enfin, pour accomplir notre salut, tu devins obéissant jusques à la mort ; tu voulus en ce jour être conduit comme un agneau à la boucherie.

Ce spectacle étonnant de compassion, offert aujourd’hui par le fils de Dieu, est l’appel le plus sûr qu’on puisse porter au cœur de l’homme ; il est l’argument le plus fort dont se servent les apôtres dans toutes leurs exhortations aux bonnes œuvres, voyez comme le Christ nous a aimés. La conséquence en est inévitable ; elle donne de la force et de la beauté à tout ce qu’on peut dire sur ce sujet. Je l’ai réservée pour la fin de mon discours, elle laissera dans vos âmes l’impression de la pitié que je vous demande pour les enfans malheureux qui en sont l’objet. En réfléchissant sur les travaux pénibles de l’amour qui causa la mort à notre Seigneur, vous considérez quelle dette immense nous est imposée envers notre prochain, et vous rappelant un modèle aussi aimable de bonnes œuvres, vous apprendrez de quelle manière il faut les faire.

De toutes les méthodes usitées de faire du bien, je n’en connois pas de plus utile que celle pour laquelle nous sommes ici rassemblés. L’éducation des enfans pauvres étant la pierre fondamentale de toute espèce de charité, elle fait que tous les actes subséquens répondent à l’instruction pieuse du bienfaiteur.

Sans l’éducation combien les projets de la bienveillance perdent à jamais l’effet que s’étoit promis l’homme bienfaisant ? on laisse une jeune plante exposée aux injures de l’air et des saisons, et l’on voudroit prendre soin d’elle quand toutes ses racines sont flétries et presque desséchées ! Oui, un établissement en faveur de l’enfance est la base de la charité ; ajoutons et de la police universelle, tant le défaut d’éducation a entraîné de fâcheuses conséquences qui ont été ressenties d’abord par l’individu négligé, et puis par la société dont il est un des membres. Quand on considère d’une part la séduction d’une morale relâchée et de l’intérêt, et de l’autre les effets de la superstition, on peut assurer qu’il auroit mieux valu pour cette contrée avoir fait des dépenses extraordinaires pour corriger ces vices, et semer de bons principes dans le cœur des enfans du peuple, que de prendre les armes contre les effets désastreux de la rébellion occasionnée par la négligence. Rapportons nous-en à l’antiquité vénérable. L’éducation y étoit d’une si grande importance pour la paix et le bonheur communs, que quelques républiques, et les plus sages sans doute, en avoient fait un commandement légal ; elles sentirent qu’il étoit plus sûr de s’en rapporter à la prudence du magistrat qu’à la tendresse peu éclairée des pères.

Le calcul des Lacédémoniens dans cet objet de leur police étoit sûr. Lorsque Antipater leur demanda cinquante enfans en otage, ils lui firent cette réponse sage et héroïque : Nous aimerions mieux vous donner le double d’hommes faits. Ils faisoient entendre que quoiqu’ils se trouvassent dans la détresse, ils préféroient tous les hasards, à la perte de l’éducation nationale, à l’ignorance de la religion, à celle des lois et de l’industrie de leur pays. S’ils attachoient cette importance à l’éducation des enfans de tous les états ; que dirons-nous de ceux que la providence a destinés aux derniers rangs de la société ? sans parens, sans amis qui les dirigent, ils sont jetés hors de la voie de l’instruction, offerts seulement à la pitié publique. Les dangers qui les environnent sont si nombreux et si grands, que pour un voyageur qui navigue sans périls et heureusement sur cette mer immense, mille malheureux y naufragent et sont perdus à jamais.

Si jamais la charité put exercer des actes de bienfaisance, ah ! voici le cas où les cris des hommes l’appellent davantage. Je n’ai besoin pour convaincre les ennemis de ces établissemens de piété, que de mettre sous leurs yeux le spectacle de la misère de l’enfance.

Allons vers la demeure de l’infortuné, entrons dans cette cabane de deuil où la pauvreté et l’affliction régnent ensemble. Voyons cette veuve inconsolable, assise, trempée de larmes ; elle les verse sur son enfant qu’elle ne peut secourir. « Ô mon fils ! te voilà laissé dans un monde vicieux, rempli de pièges et de tentations pour ton âge sans expérience. Peut-être mon amour exagère-t-il les dangers ;… mais quand je considère que tu vas être porté nud au milieu d’eux, sans amis, sans fortune, sans instruction, mon cœur saigne d’avance des maux qui vont se précipiter sur toi. Dieu, en qui je mets ma confiance, est témoin, que dans l’état humble où il nous a placés, nous n’avons jamais souhaité de te rendre riche, mais seulement vertueux. Ton père, mon mari, étoit un homme de bien, il craignoit le Seigneur, et quoique tous les fruits de ses soins et de son industrie fussent à peine suffisans pour nourrir sa famille, cependant il vouloit en réserver une partie pour te placer dans la voie de l’instruction. Mais hélas ! il est mort, et avec lui tous les moyens sont perdus. Vois, le créancier est à notre porte, pour emporter tout ce que nous avons. »

L’éloquence de la douleur est difficilement imitable ; mais que l’ami de l’humanité et de ses afflictions se représente une veuve se plaignant ainsi, et qu’il considère s’il est une douleur pareille à la sienne, ou s’il est une charité comme celle de prendre son enfant de dessus le sein de la mère, et de la munir contre ses appréhensions ?

Si un payen, étranger à notre religion et à ses préceptes de bienfaisance, passoit en voyageant auprès d’elle, n’en auroit-il pas pitié ? Dieu préserve un chrétien de la regarder, et de prendre l’autre côté du chemin.

Ah ! qu’au contraire et conformément à la leçon du Seigneur, il panse ses blessures, qu’il verse la consolation dans le cœur d’une femme que la main de Dieu a frappée. Qu’il imite le transport d’Élisée en disant à cette veuve affligée : Voyez, votre fils vit. Il vit par ma charité, et pour tous les desseins qui rendent la vie désirable pour être un homme de bien et un sujet fidelle ; il va par mes soins être instruit de tous ses devoirs, et des vérités du monde à venir ; quant au monde présent, il va apprendre à aimer un travail honnête, et à manger pendant toute sa vie le pain de la joie et de la reconnoissance.

Que la paix et le bonheur reposent sur celui qui conduit ainsi vers Jésus-Christ les enfans qu’il aime. Que leurs bénédictions s’accumulent autour de sa tête : que Dieu le secoure dans ses besoins, et lorsqu’il est étendu sur son lit de douleur, ô Dieu ! donne lui, pour les largesses qu’il a répandues sur tes enfans, ce que le monde ne peut lui donner ni lui ravir. Ainsi soit-il.