Sermon LV. Se dompter soi-même.

Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON LV. SE DOMPTER SOI-MÊME[1]. modifier

ANALYSE. – Pour échapper à la damnation ; il est nécessaire de dompter sa langue. Nul de nous cependant ne saurait la dompter. Donc il faut recourir à bleu, qui le peint sans aucun doute. Mais il faut nous abandonner à lui avec confiance, car il né veut nous dompter que pour nous rendre heureux.


1. Le passage que nous venons d’entendre lire dans le saint Évangile, a dû nous glacer de frayeur si nous avons la foi ; il faudrait ne pas l’avoir pour ne pas trembler. Ceux qui ne tremblent pas veulent jouir d’une fausse sécurité ; ils ne savent point, hélas ! distinguer entre le temps où l’on doit craindre et le temps où l’on doit ne craindre pas. Maintenant donc que l’on mène une vie qui doit finir, il faut s’effrayer pour jouir dans l’autre vie d’une assurance qui ne finira point. Aussi nous avons tremblé. Qui d’ailleurs ne redouterait la vérité même quand elle s’écrie : « Quiconque dira à son frère « Fou, sera condamné à la géhenne du feu[2] ? » Aucun homme en effet ne peut dompter sa langue. L’homme dompte un animal farouche, et il ne dompte point sa langue ; il dompte un lion et il ne dompte point sa parole ; il dompte, mais ne se dompte pas ; il dompte ce qu’il craint ; et quand il s’agit de se dompter, il ne redoute point ce qu’il faudrait craindre par-dessus tout. Ainsi qu’arrive-t-il ? Cette sentence éminemment vraie est sortie de l’oracle de la vérité même : « Nul homme ne saurait dompter sa langue[3].
2. Que ferons-nous donc, mes frères ? Je vois ici une multitude ; mais comme nous sommes tous un en Jésus-Christ, délibérons en quelque sorte secrètement. Aucun étranger ne nous entendra ; nous sommes un, car nous sommes unis. Que faire ? « Quiconque dira à son frère : Fou, sera condamné à la géhenne du feu. – Nul homme ne saurait dompter sa langue. » Tous iront donc à la damnation ? À Dieu ne plaise ! « Seigneur, vous êtes devenu notre asile, de génération en génération[4]. » Votre colère est juste, et vous ne perdez personne injustement. « De devant votre « esprit et de devant vous, où fuir, où aller, si ce n’est vers vous[5] ? Ainsi comprenons mes amis, que si nul homme ne peut dompter sa langue, il faut pour la dompter recourir à Dieu. En vain d’ailleurs essayerais-tu de la dompter, tu ne le pourras, car tu n’es qu’un homme. « Nul homme ne saurait dompter sa langue. » Soyez attentifs à cette comparaison tirée des bêtes farouches que nous domptons. Un cheval ne se dompte pas ; un chameau ne se dompte pas ; un éléphant ne se dompte pas ; un aspic ne se dompte pas ; un lion ne se dompte pas : c’est ainsi que l’homme ne saurait non plus se dompter. Pour dompter un cheval ; un bœuf, un chameau, un éléphant ; un lion, an aspic, on recourt à l’homme. Pour dompter l’homme, qu’on recoure donc à Dieu.
3. Aussi, « Seigneur, vous êtes notre recours. » Nous recourons à vous et là nous serons bien. Nous faisons en nous-mêmes notre malheur. Pour nous punir de vous avoir laissé, vous nous laissez à nous. Ah ! retrouvons-nous en vous, car en nous nous sommes perdus. « Vous vous êtes fait, Seigneur, notre recours. » Et pourquoi craindrions-nous, mes frères, que rien ne puisse nous assouplir, si nous nous livrons entre ses mains pour être domptés ? Tu as su dompter le lion que tu n’as pas créé ; et Celui qui t’a créé ne te dompterait pas ? Comment d’ailleurs es-tu parvenu à dompter ces animaux terribles ? As-tu autant de force corporelle ? Comment donc es-tu parvenu à les dompter ? Ce que nous appelons des bêtes de somme ne sont pas moins des animaux farouches ; et on ne pourrait s’en servir si elles n’étaient apprivoisées. Mais parce qu’on ne les voit ordinairement que sous la main de l’homme, sous l’action du frein et de la puissance de l’homme, tu les crois douces de leur nature. Considère, donc les plus redoutables animaux féroces. Le lion rugit, qui ne tremblerait ? Tu te crois cependant capable de le dompter. Par quel, moyen ? Ce n’est point par la force des organes, mais par la raison intérieure. Pour être formé à l’image de Dieu, tu es plus fort que le lion. C’est l’image de Dieu qui dompte cet animal terrible ; et Dieu ne dompterait point son image.
4. En lui est notre espoir, soumettons-nous à lui et implorons sa miséricorde. Mettons en lui notre confiance, et jusqu’à ce que nous soyons domptés, entièrement domptés ou parfaits, supportons sa main. Souvent pour nous assujettir il emploie même le fouet. Si tu l’emploies à ton tour, si tu fais usage de la verge pour assouplir tes bêtes de charge ; Dieu ne (emploiera-t-il pas pour nous dompter, nous qu’il veut élever de la vie animale à la dignité de ses enfants ? Tu entreprends de dompter ton cheval ; et que lui donneras-tu quand il sera dressé, quand tu commenceras à le monter paisiblement, quand il obéira à ta voix, quand enfin il sera devenu ta bête de charge, le soutien de ta faiblesse : jumentum, adjumentum infirmitatis tuae ? Que recevra-t-il en retour ? Tu ne l’enterreras pas même après sa mort, mais tu l’abandonneras en pâture ; aux animaux de proie. À toi au contraire, quand tu seras dompté, Dieu réserve un héritage qui n’est autre que lui-même ; et après une mort de quelque temps il te ressuscitera. Il te rendra ton corps avec tous ses cheveux, et pour l’éternité il te placera avec les Anges. Là tu n’auras plus besoin d’être dompté, tu n’auras plus besoin que d’être la possession de ce Père infiniment doux. Dieu en effet sera tout en tous ;[6] il n’y aura plus d’infortune pour nous exercer, la seule félicité sera notre bonheur. Point d’autre pasteur que notre Dieu ; point d’autre breuvage que lui ; il sera notre gloire ; il sera nos richesses. Nous trouverons réuni en lui seul tout ce qu’ici nous cherchons de tous côtés.
5. C’est pour cet avenir qu’il dompte l’homme, et l’homme trouve sa main intolérable ! C’est pour cet avenir qu’il dompte l’homme, et si pour lui assurer ces immenses avantages il recourt quelquefois à la verge, l’homme murmure coutre lui ! Ne connaissez-vous pas ce conseil de l’Apôtre : « Si vous cherchez à vous soustraire au châtiment, vous êtes donc des bâtards », le fruit de l’adultère, « et non des enfants légitimes. Quel est en effet le fils que son père ne châtie point ? Quand nous recevions la correction des pères de notre chair, nous les révérions ; ne nous soumettrons-nous pas beaucoup plus au Père des esprits, pour trouver la vie ?[7] » Qu’a pu te donner ton père en te corrigeant, en te frappant, en te fouettant, en te meurtrissant ? Il n’a pu te communiquer une vie éternelle. Eh ! comment t’aurait-il donné ce qu’il ne pouvait se donner à lui-même ? S’il te châtiait à coups de fouets, c’était en vue des épargnes, si modiques qu’elles fussent, demandées par lui à l’usure et au travail ; c’était pour t’empêcher de dissiper par ton inconduite les sueurs qu’il te laissait. S’il a meurtri son fils, c’était pour ne pas laisser perdre ses travaux ; car il ne t’a laissé que ce qu’il ne pouvait ni garder ici, ni en emporter ; il ne t’a rien laissé de ce qu’il pouvait conserver ; il ne t’a cédé que pour avoir un successeur. Mais lorsque ton Dieu, lorsque ton Rédempteur, lorsque ton Père véritable te châtie, te dompte, te forme, dans quel dessein agit-il ! Afin de t’appeler à un héritage où tu ne dois pas perdre ton père, à un héritage qui sera ton Père lui-même. C’est dans ce dessein qu’il te corrige, et tu murmures ! Tu vas peut-être jusqu’au blasphème lorsque tu es éprouvé ! Eh ! où fuiras-tu, de devant son esprit ? S’il te laisse sans te fouetter, s’il t’abandonne à tes blasphèmes, crois-tu échapper aux rigueurs de son jugement ? Ne vaut-il pas mieux pour toi être châtié et accueilli, que d’être épargné et abandonné par lui ?

6. Ainsi donc, disons au Seigneur notre Dieu ; « Vous êtes, Seigneur, notre recours, de génération en génération. » Vous l’êtes dans la première et dans la seconde. Vous l’êtes, puisque vous nous avez fait naître quand nous n’étions pas ; vous l’êtes, pour nous avoir fait renaître quand nous étions pécheurs. Vous l’êtes, pour nous avoir nourris quand nous vous abandonnions ; et vous l’êtes, pour nous relever et nous conduire depuis que nous sommes vos enfants vous êtes vraiment notre recours. Ah ! nous ne vous laisserons plus, quand vous nous aurez guéris de tous nos maux et enrichis de vos biens. Ici même vous nous faites du bien, vous nous caressez, pour nous empêcher de ressentir la fatigue de la route ; et si vous nous corrigez, si vous nous châtiez, si vous nous frappez, si vous nous redressez, c’est pour nous empêcher de nous égarer. Ainsi donc, soit que vous nous caressiez pour nous épargner la fatigue, soit que vous nous frappiez pour nous préserver de l’égarement : « vous êtes, Seigneur, notre recours. »

  1. Mt. 5, 22
  2. Ibid
  3. Jac. 3, 7-8
  4. Ps. 89, 1
  5. Ps. 138, 7
  6. 1 Cor. 15, 28
  7. Héb. 12, 7-9