Sermon CXXXIII. Jésus accusé de mensonge.

Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON CXXXIII. JÉSUS ACCUSÉ DE MENSONGE[1]. modifier

ANALYSE. – Invité par ses parents à se rendre à la fête des tabernacles, le Sauveur répond : « Allez, vous, à cette fête, pour moi je n’y vais point : » Mais lorsque ses frères furent partis, il y alla aussi lui-même. Le langage de Jésus n’est-il pas ici en contradiction avec sa conduite ? Ne peut-on pas voir ici une espèce de mensonge ? S. Augustin expose d’abord plusieurs raisons préjudicielles pour détourner du Fils de Dieu l’accusation de mensonge. Premièrement, dit-il, est-ce mentir que de promettre sincèrement une chose que l’on rie peut ensuite accomplir ? Le seigneur ne connaissait donc pas l’avenir ? dira-t-on. On ne peut admettre qu’il l’ait ignoré, et l’on croirait qu’il a menti ? Quoi ! et c’est la troisième raison, tu veux, accusateur, que j’aie foi à ta parole et tu veux que je me défie de celle du Christ ? Quoi encore, en prenant à la lettre le récit évangélique, ne vois-tu pas que tu estimes le disciple plus digne de foi que le Maître ? Pour ors quatre motifs, condamne d’abord ton accusation. Puis, si tu veux comprendre la vérité, observe que l’on demandait au Sauveur de se mettre en relief en allant le premier à la fête des tabernacles. Comme sa vie eût été plus en danger et que son heure n’était pas encore venue, il attend que les pèlerins soient plus nombreux et qu’il soit lui-même à l’abri d’une surprise. C’est pourquoi il ne se met en route qu’après le départ de sa famille, et sa conduite n’est aucunement en contradiction avec son langage. On pourrait dire aussi qu’il parlait alors en notre nom et pour signifier que nous devons ne point prendre part aux solennités juives.


1. Nous nous proposons, avec le secours du Seigneur, d’examiner le passage évangélique qu’on a lu en dernier lieu. Il renferme une grave question : prenons garde de mettre la vérité en danger et de glorifier le mensonge. Mais la vérité ne saurait périr, ni le mensonge triompher. En quoi donc consiste la question ? Je vous le dirai en peu de mots, et une fois votre attention éveillée, priez pour que nous puissions résoudre le problème. La Scénopégie était une fête des Juifs. Ils l’observaient, je crois, et ils l’observent encore aujourd’hui à l’époque qu’ils nomment les tentes. Alors en effet ils élèvent des tabernacles, et skene, signifiant tabernacle, scénopégie signifie dresser un tabernacle. Cette, époque était donc une fête chez les Juifs, et si l’on disait simplement le jour de la fête, ce n’est pas que la fête rie durât qu’un jour, c’est qu’elle se prolongeait durant plusieurs jours consécutifs. Ainsi on dit le jour ou la fête de Pâques, le jour ou la fête des azymes, quoique cette fête, comme on sait, dure quelques jours. Cette fête de la Scénopégie se célébrait en Judée, et le Seigneur était en Galilée, où il avait été élevé et oit étaient ses parents et ses proches, nommés ses frères dans l’Écriture. « Ses frères lui dirent » donc comme on vient de nous le lire : « Partez d’ici et allez en Judée, afin que vos disciples voient, eux aussi, les œuvres que vous faites. Nul en effet n’agit en secret, lorsqu’il cherche lui-même à paraître en public. Si vous faites tout cela, manifestez-vous devant le monde. » L’Évangéliste fait ensuite cette réflexion. « Car ses frères ne croyaient pas en lui. » Et ne croyant pas en lui, ils lui adressaient ces paroles blessantes. « Jésus leur répondit ; Mon temps n’est pas encore venu, mais votre temps est toujours prêt. Le monde ne saurait vous haïr ; pour moi, il me hait, car je rends de lui ce témoignage, que ses œuvres sont mauvaises. Montez, vous, à cette fête ; pour moi, je n’y monte point, parce que mon temps n’est pas encore accompli. Ce qu’ayant dit, ajoute l’Évangéliste, il demeura en Galilée. Puis, lorsque ses frères furent partis, il monta aussi lui-même à la fête, non pas publiquement, mais comme en secret. » Voilà ce qui renferme notre question, le reste est clair.
2. De quoi donc s’agit-il ici ? Où est l’embarras ? Où est le danger ? Ce qui est à craindre, c’est qu’on n’accuse de mensonge le Seigneur, ou pour parler plus clairement, la Vérité même. Admettre qu’il a menti, c’est accréditer le mensonge auprès de la faiblesse humaine. Or nous avons entendu cette accusation s’élever contre lui, et voici comment on la formule : Jésus adit qu’il ne monterait pas à la fête, et il y est monté. Ainsi donc examinons d’abord, autant que nous le permet le peu de temps dont nous pouvons disposer, si c’est mentir que de promettre une chose et de ne pas la faire. Exemple : je dis à mon ami : Je te verrai demain ; de plus graves obligations sont venues me retenir : je n’ai pas menti. J’étais sincère en faisant ma promesse, et lorsque sont arrivés ces obstacles majeurs qui m’ont empêché de l’accomplir, je n’avais pas non plus l’intention de mentir, c’est le pouvoir qui m’a manqué. Vous le voyez, me semble-t-il, il ne m’a point fallu d’efforts, il m’a suffi d’éveiller l’attention de votre sagesse, pour vous montrer qu’il n’y a pas mensonge à promettre sans exécuter, lorsqu’il se présente des obstacles majeurs : ces obstacles empêchent d’accomplir la promesse, ils ne prouvent pas le mensonge.
3. Mais quelqu’un s’écrie parmi mes auditeurs Peut-on dire du Christ ou qu’il était incapable d’accomplir ce qu’il voulait ou qu’il ignorait l’avenir ? – C’est bien, voilà une bonne idée, une excellente ouverture ; mais, ô mon ami, partage mon embarras. Oserons-nous accuser de mensonge Celui à qui nous n’osons refuser la toute-puissance ? Pour mon propre compte, autant du moins que permet d’apprécier et de juger ma faiblesse, j’aime mieux voir un homme se tromper que de le voir mentir en quoi que ce soit. Car si l’erreur est une faiblesse, le mensonge est une iniquité. « Seigneur, est-il écrit, vous haïssez tous ceux qui commettent l’iniquité. » Et aussitôt après : « Vous perdrez tous ceux qui profèrent le mensonge[2]. » Il faut admettre ou que l’iniquité et le mensonge ont la même gravité, ou que perdre signifie plus que haïr. De fait, la peine de mort ne suit pas immédiatement la haine. Mais laissons de côté ta question de savoir s’il est quelquefois nécessaire de mentir. Je ne l’examine pas pour le moment. Elle est obscure, elle a une infinité de replis ; je ne puis les ouvrir tous ni pénétrer au vif. Attendons un autre moment, pour la traiter : peut-être même que le secours divin, sans l’intermédiaire de nos paroles, vous en montrera la vérité à découvert. Saisissez seulement et distinguez bien ce que je veux examiner aujourd’hui et ce que j’ajourne. Faut-il mentir quelquefois ? C’est ce que j’appelle la question difficile, obture, et j’ajourne cette question. Le Christ a-t-il menti ? la Vérité a-t-elle énoncé quelque fausseté ? C’est ce que nous entreprenons de traiter aujourd’hui, déterminés que nous y sommes par la lecture de l’Évangile.
4. Disons d’abord en peu de mots quelle différence il y a entre mentir et se tromper. Se tromper, c’est croire vrai ce que l’on dit, c’est le dire parce qu’on le croit vrai. Si ce que l’on dit alors était vrai, on ne se tromperait pas ; et pour ne pas mentir, il ne suffit point que ce que l’on dit soit vrai, il faut encore qu’on sache qu’il l’est. Se tromper consiste ainsi à croire vrai ce qui est faux, et à ne le dire que parce qu’on le croit vrai ; ce qui vient de la faiblesse humaine sans blesser la conscience. Mais estimer qu’une chose est fausse et la donner comme vraie, c’est mentir. Sachez bien cela, mes frères, distinguez-le avec soin, vous qui êtes nourris au sein de l’Église et instruits des divines Écritures, vous qui ne manquez ni d’éducation, ni de distinction, ni de science ; car il y a parmi vous des esprits instruits, des esprits cultivés, des hommes qui ne sont pas médiocrement versés dans l’une et l’autre littérature. Il y en a aussi qui ne se sont pas occupés des arts libéraux, mais ils ont un plus grand avantage, c’est d’avoir été élevés dans la connaissance de la parole de Dieu. S’il me faut travailler pour expliquer ma pensée, aidez-moi, aidez-moi en écoutant avec attention et en réfléchissant avec prudence. Mais vous ne m’aiderez pas si vous n’êtes aidés vous-même. C’est pourquoi prions les uns pour les autres et attendons ensemble un commun secours. C’est donc se tromper que de croire vrai ce que l’on dit, quoiqu’il soit faux : et c’est mentir due d’affirmer comme vrai ce que l’on croit faux. Peu importe d’ailleurs que ce que l’on dit alors soit faux ou soit vrai. Remarquez bien ceci : oui, que ce que l’on dit soit faux oie soit vrai, il y a mensonge quand on le présente comme vrai tout en le croyant faux, car on a alors intention de tromper. Eh ! que sert au menteur que ce qu’il dit soit vrai, puisqu’il le croit faux et le présente comme vrai ? Sans doute, ce qu’il dit est vrai, considéré en soi, est bien vrai ; mais dans son esprit c’est une fausseté, sa conscience dément ses paroles ; il donne pour vrai autre chose que ce qu’il croit vrai. Cet homme n’est pas simple, il a un cœur double, il ne dit pas ce qu’il pense, et depuis longtemps le cœur double est réprouvé de Dieu. « Leurs lèvres sont trompeuses, ils ont dit le mal dans un cœur et dans un cœur[3]. » Ne suffirait-il pas d’écrire : « Ils ont mal parlé dans leur cœur ? » Pourquoi ajouter : « Leurs lèvres sont trompeuses ? » En quoi consiste la tromperie ? À montrer autre chose que ce que l’on fait. « Les lèvres trompeuses » n’ont pas un cœur simple ; et le cœur n’étant pas simple, nous lisons : « dans un cœur et dans un cœur », deux fois dans un cœur : c’est le cœur double.
5. Irons-nous donc penser que Jésus-Christ Notre-Seigneur ait menti ? S’il y a moins de mal à se tromper qu’à mentir, oserons-nous accuser d’avoir menti Celui que nous n’osons accuser des être trompé ? Mais il ne se trompe ni ne ment, et c’est de lui que s’entendent et que doivent s’entendre littéralement ces paroles écrites quelque part : On ne dit rien de faux au Roi, et rien de faux ne sortira de sa bouche. Si Roi ne désigne ici qu’un roi ordinaire, il est certain que nous devons à ce roi préférer le Christ, le Roi suprême. Si au contraire il n’est question ici que du Christ, ce qui est plus véritable, car on ne lui dit rien de faux puisqu’il ne se trompe pas, et rien de faux ne sortira de sa bouche puisqu’il ne ment pas, cherchons quel sens il faut donner au passage de l’Évangile que nous étudions et gardons-nous d’invoquer une autorité céleste pour creuser l’abîme du mensonge. Ne répugne-t-il pas de chercher à établir la vérité dans le dessein d’accréditer le mensonge ? Toi qui m’expliques le texte évangélique, que prétends-tu m’apprendre ? que veux-tu m’enseigner ? Tu n’oserais sans doute répondre : Je viens t’enseigner ce qui est faux ; car si tu me faisais cette réponse, à l’instant je détournerais les oreilles, je les fermerais avec des épines et si tu voulais en forcer l’entrée je m’éloignerais tout blessé, plutôt que d’entendre ton explication mensongère de l’Évangile. Dis-moi ce que tu veux m’enseigner, et la question sera résolue, dis-le-moi, je t’en prie : me voici ; j’ai l’oreille ouverte et le cœur préparé, parle. Que vas-tu me dire ? Pas de détours ; que vas-tu m’enseigner ? Quelque doctrine que tu veuilles exposer publiquement, quelles que soient les preuves que tu invoques à son appui, dis-moi seulement, réponds à cette question disjonctive : Est-ce la vérité ou le mensonge que tu veux m’enseigner ? – Que va-t-il répondre pour m’empêcher de m’éloigner, de le quitter sans hésitation, au moment même où déjà il ouvre la bouche et cherche à me parler ? Ne promettra-t-il pas de ne dire que la vérité ? Je l’écoute donc, je suis immobile, j’attends, et j’attends avec la plus grande attention. Et cet homme qui promet de me dire la vérité, ose accuser le Christ de mensonge ? Comment me dira-t-il la vérité, s’il représente le Christ comme un menteur ? Si le Christ ment, puis-je espérer que tu ne mentes pas ?
6. Autre observation. Que dit mon adversaire ? – Que le Christ a menti. – Comment a-t-il menti ? – En disant qu’il n’irait pas à la fête tandis qu’il y est allé. – Je voudrais d’abord sonder ce passage ; peut-être y découvrirais-je que le Christ n’a point menti. Je suis même sûr que le Christ n’a point menti, et en examinant ses paroles je parviendrai à les comprendre, ou bien si je ne les comprends pas, je me promettrai d’y revenir plus tard ; mais je ne dirai jamais que le Christ a menti. Oui, si je ne les comprends pas, j’avouerai mon ignorance : jointe à la piété, elle est préférable à une présomption insensée. Essayons néanmoins d’approfondir ce passage ; il est possible qu’aidés de Celui qui est la Vérité même, nous y découvrions quelque lumière qui nous édifie. Ce que nous découvrirons ne saurait être un mensonge émané de la Vérité ; et si nous voyions là un mensonge, nous pourrions être sûrs de ne rien voir. Quand donc prétends-tu que le Christ a menti ? – Quand il a dit qu’il n’irait pas à la fête et qu’il y est allé. – Où as-tu appris qu’il a dit cela ? Et si je te disais à mon tour, ou plutôt si un autre que moi te disait, car à Dieu ne plaise que je tienne ce langage ! que le Christ n’a point parlé ainsi ? Comment le réfuterais-tu ? Comment lui démontrerais-tu son erreur ? Tu ouvrirais le livre saint, tu chercherais la page, tu la montrerais à, cet homme ; ou plutôt, pour vaincre ses résistances, tu lui donnerais fièrement et brusquement le livre sacré, en lui disant : Tiens, regarde, lis, voilà l’Évangile. Pour moi, je t’en prie, n’y mets pas tant d’animosité, pas tant d’indignation ; parle avec calme, dis d’un ton posé : Voici l’Évangile, examinons. Or l’Évangile, dis-tu à ton adversaire, attribue au Christ ce que tu nies. – Et parce que l’Évangile le dit, tu le croiras ? – Sans doute. – Je m’étonne étrangement que tu croies le Christ, et non pas l’Évangile, coupable de mensonge. – Mais par Évangile n’entends ici ni le livre ni le parchemin, ni l’encre ; recours à l’étymologie grecque : Évangile signifie bon messager ou bonne nouvelle. — Ainsi ce bon messager ne ment pas, c’est Celui qui l’envoie ? Réponds : ce messager, cet Évangéliste, et pour dire son nom, cet écrivain sacré nommé Jean, a-t-il menti ou a-t-il dit vrai en parlant ici du Christ ? Admets ce qu’il te plaît, je suis également prêt à t’entendre. Si Jean a menti, tu ne saurais plus prouver que le Christ a tenu le langage qu’il lui prête. Et s’il a dit vrai, comment la vérité a-t-elle pu jaillir d’une source menteuse ? Quelle est cette source ? Le Christ même, dont Jean n’est que comme le faible ruisseau. Ce ruisseau coule vers moi et tu me dis : Bois en – toute sûreté ; et tout en me faisant craindre la source, tout en prétendant m’y montrer le mensonge, tu répètes : Bois en toute sûreté ? Et qu’y boirai-je ? Qu’a dit Jean ? Que le Christ a menti. Et qui envoie Jean ? Le Christ. Quoi ! le messager dit vrai et Celui qui l’envoie est menteur ? J’ai lu expressément dans l’Évangile : « Jean reposait à table sur la poitrine du Seigneur [4] ; » il y buvait sans doute la vérité ; et quelle vérité y a-t-il bue ? Qu’y a-t-il bu, sinon ce qu’il nous a fait entendre : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ; il était en Dieu dès le commencement. Tout a été fait par lui, et sans lui rien n’a été fait. Ce qui a été fait, était en lui la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point comprise : » elle luit, et si à mes yeux il y a encore de l’obscurité, si je ne puis comprendre parfaitement, elle n’en luit pas moins. « Il y eut un homme envoyé de Dieu, dont le nom était Jean. Il vint en témoignage, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui. Il n’était pas la lumière. » Qui n’était pas la lumière ? Jean. Quel Jean ? Jean-Baptiste ; car c’est bien de lui que Jean l’Évangéliste dit qu’« il n’était pas la lumière », tandis que le Seigneur a dit au contraire qu’il était un flambeau ardent et luisant[5]. » Mais un flambeau peut s’allumer et s’éteindre. N’y a-t-il donc pas ici une distinction ? Où la prendre ? Dans ces mots : Celui à qui le flambeau rendait témoignage « était la lumière véritable. » Et tu cherches le mensonge dans ce que Jean appelle « la lumière véritable ? » Écoute encore le même Évangéliste nous redisant ce qu’il a vu. « Nous avons vu sa gloire », s’écrie-t-il. Qu’a-t-il vu ? Quelle gloire a-t-il vue ? « Comme la gloire que le Fils unique reçoit de son Père, plein de grâce et de vérité[6]. » Vois maintenant, vois si nous ne devons pas étouffer des discussions soulevées par la faiblesse ou par la témérité, nous garder d’attribuer aucun mensonge à-la Vérité, et nous empresser de rendre au Seigneur ce qui lui est dû ? Ah ! pour boire avec sûreté, rendons gloire à Celui qui est la source du vrai. « C’est Dieu qui dit vrai, et tout homme est menteur[7]. » Qu’est-ce à dire que le cœur de Dieu est plein, tandis que celui de l’homme est vide : afin donc de se remplir le cœur, que l’homme s’approche de Dieu. « Approchez-vous de lui, et soyez éclairés[8]. » Ah ! si le cœur de l’homme est vide parce que la vérité n’est pas en lui ; n’est-il pas juste qu’il cherche à le remplir, qu’il coure vers la fontaine avec autant d’empressement que d’avidité ? Il a soif et il veut boire. Mais toi, que lui dis-tu ? De se défier de cette fontaine, parce que d’elle jaillit le mensonge. N’est-ce pas prétendre qu’elle est empoisonnée ?
7. C’est assez, reprends-tu, je suis réprimé, je suis châtié. Montre-moi enfin comment il n’y a pas mensonge à dire qu’on ne va pas à la fête, tandis qu’on y va ? – Je le ferai, si j’en suis capable : reconnais cependant que si je ne t’ai pas fait voir encore la vérité, je ne t’ai pas rendu un léger service en te préservant de tout jugement téméraire. Parlons ; mais si tu te rappelles les paroles que j’ai citées, je ne ferai qu’exprimer ce que tu comprends sans doute. La réponse à la question est dans le texte même. Effectivement, la fête durait plusieurs jours, et le Sauveur voulait faire entendre qu’il n’irait pas à la fête le jour même où ses parents comptaient qu’il irait, mais le jour où lui-même se disposait à y aller. Aussi considère ce qui suit : « Après avoir ainsi parlé, dit l’Évangéliste, il demeura en Galilée. » Ce jour-là donc il n’alla pas à la fête. Ses frères auraient voulu qu’il y allât le premier ; aussi lui disaient-ils : « Allez d’ici en Judée. » Non pas : Allons d’ici, comme s’ils avaient dû l’accompagner ; ni : Suivez-nous en Judée, comme s’ils avaient voulu marcher en avant ; ils désiraient seulement que Jésus les précédât. Lui au contraire voulait qu’ils y fussent avant lui, et en ne cédant pas à leurs désirs, il avait dessein de cacher sa divinité et de révéler la faiblesse de sa nature humaine, comme il fit en fuyant en Égypte[9]. Ce n’était point de sa part une preuve d’impuissance, c’était une règle de prudence tracée par la Vérité même. Jésus en effet apprenait par son exemple à ses serviteurs à ne pas dire, quand il est bon de prendre la fuite : Je ne, m’échapperai pas, ce serait honteux. Il devait dire aux siens : « Lorsqu’on vous persécutera dans une ville, fuyez vers une autre ;[10] » et lui-même donna cet exemple. Il fut pris quand il le voulut, et quand il voulut il naquit. Mais afin de n’être pas prévenu par ses frères, pour leur ôter la pensée d’annoncer son arrivée et empêcher qu’on lui dressât des pièges, « Je ne vais pas à ce jour de fête », dit-il. « Je ne vais pas : » voilà pour cacher sa marche ; « à ce jour : » voilà pour éviter le mensonge. Ainsi il exprime une chose, il en écarte une autre et il en ajourne une troisième : mais il ne dit rien de faux, aucun mensonge ne sort de sa bouche. Après cela, et « lorsque ses frères furent partis : » c’est l’Évangile qui parle, écoute, lis ce passage dont tu te faisais une arme contre moi ; considère si la solution n’est pas dans le texte même, et si j’ai pris ailleurs ma réponse. Afin donc d’empêcher ses frères d’annoncer sa venue, le Seigneur attendit qu’ils partissent les premiers. « Après qu’ils furent partis, alors il alla lui-même à la fête, non pas publiquement, mais comme en secret. » Pourquoi « comme en secret ? » Le Seigneur agit « comme en secret. » Pourquoi « comme en secret ? » Parce que ce n’était pas réellement en secret. Non, il ne cherchait pas véritablement à se cacher, puisqu’il dépendait de lui de n’être saisi que quand il le voudrait. En se cachant de cette manière, il voulait seulement, je le répète, servir de modèle à la faiblesse de ses disciples qui n’avaient pas le pouvoir de se dérober quand ils ne voudraient pas être pris, et leur apprendre à se défier des pièges de leurs ennemis. Aussi se montra-t-il ensuite en public ; il enseignait même au milieu du temple et plusieurs disaient : « Le voici, voici qu’il enseigne. Il est certain que nos princes prétendaient hautement vouloir s’emparer de lui ; le voilà qui parle en public et personne ne met sur lui la main [11]. »
8. Maintenant considérons-nous nous-mêmes, songeons que nous sommes son corps et que lui c’est nous. Si en effet nous ne faisions pas avec lui une même personne, pourrait-il dire : « Ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait[12] ? » Pourrait-il dire encore : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu[13] ? » C’est ainsi que lui c’est nous ; car nous sommes ses membres, nous sommes son corps, il est notre chef[14], et le Christ entier comprend le corps aussi bien que le Chef. Ne pourrait-on pas dire alors qu’il nous avait en vue et qu’en disant : « Je ne vais pas à cette fête », il faisait entendre que nous ne célébrerions pas les fêtes des Juifs ? Ainsi ni le Christ ni l’Évangéliste n’ont menti, et s’il fallait reconnaître quelque mensonge dans l’un d’entre eux, l’Évangéliste me pardonnerait de ne le croire pas plus vrai que là Vérité même, de ne préférer pas l’envoyé à Celui qui l’envoie. Mais, grâces à Dieu, ce qui était obscur est clair maintenant, je crois. Que ne pourra votre piété auprès de Dieu ? J’ai résolu, comme je l’ai pu, la question relative au Christ et à l’Évangéliste. Avec moi, mon ami, attache-toi à la vérité, embrasse la charité sans contester davantage.

SERMON CXXXIV. LA VRAIE LIBERTÉ[15]. modifier

ANALYSE. – À ceux qui s’attachent à sa parole, Jésus promet la vraie liberté, l’affranchissement du joug du démon et de la tyrannie du péché. Le démon, en effet, ayant mis à mort le Sauveur, sans avoir sur lui aucun droit, a mérité de perdre les droits que le péché lui avait donnés sur nous ; et Jésus-Christ a conquis, en se soumettant à la mort, le droit de rendre libres tous ceux qui s’attachent à lui.


1. Votre charité n’ignore pas que tous nous avons un seul et même Maître et que sous son autorité nous sommes tous condisciples. Pour vous adresser la parole d’un lieu plus élevé, nous ne sommes pas vos maîtres : notre maître à tous est Celui qui habite en chacun de nous. C’est lui qui vient de nous parler dans l’Évangile ; il nous y disait ce que je vous répète ; car c’est de nous qu’il était question et il me disait comme à vous : « Si vous demeurez dans ma parole », non pas dans la mienne, de moi qui vous prêche en ce moment ; mais dans la sienne, de lui qui vient de nous enseigner dans l’Évangile. « Si vous demeurez dans ma parole, dit-il, vous êtes véritablement mes disciples. » Il ne suffit pas pour un disciple d’entendre la parole du maître, il doit s’y attacher. Aussi le Sauveur ne dit-il pas Si vous entendez ma parole, si vous cherchez à la recueillir, si vous y applaudissez ; mais, remarquez bien ; « Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes véritablement mes disciples ;

  1. Jn. 7, 2-10
  2. Psa. 5, 7
  3. Psa. 11, 3
  4. Jn. 13, 23
  5. Jn. 5, 35
  6. Jn. 1, 1-14
  7. Rom. 3, 4
  8. Psa. 33, 6
  9. Mat. 2, 14
  10. Id. 10, 23
  11. Jn. 7, 25-26
  12. Mat. 25, 40
  13. Act. 9, 4
  14. Eph. 1, 22
  15. Jn. 8, 31-34