Sermon CXXX. Le pain de vie.

Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON CXXX. LE PAIN DE VIE[1]. modifier

ANALYSE. – Les cinq pains se multiplient dans les mains des Apôtres qui les distribuent, comme les enseignements de la loi quand on les répand. Mais de même que dans le froment la farine est cachée sous le son, ainsi Jésus-Christ est renfermé dans toute la loi et en se faisant homme il est devenu pour nous le pain de vie éternelle. Quand nous voyons ce qu’il a fait pour nous racheter, est-il possible que nous n’ayons pas en lui la plus entière confiance ? Et quand nous méditons les merveilles qu’il a opérées en notre faveur, soit dans la personne du père des croyants, soit dans sa propre personne, soit en nous, comment ne pas voir que ce qu’il nous promet est moins prodigieux que ce qu’il nous a accordé, et que le passé répond invinciblement de l’avenir ? Appuyons-nous avec joie sur cet incomparable protecteur.

1. Voilà un grand miracle, mes amis ; cinq pains et deux poissons ont suffi pour rassasier cinq mille hommes, et les restes des morceaux pour emplir douze corbeilles. Quel miracle ! Et pourtant nous n’en serons pas fort surpris si nous en considérons l’Auteur. S’il a multiplié cinq pains dans les mains qui les rompaient, n’est-ce pas lui qui multiplie les semences qui germent sur la terre et à qui peu de grains suffisent pour emplir les greniers ? Mais comme ce prodige se renouvelle chaque année, personne ne l’admire ; ce qui écarte l’admiration, ce n’est pas le peu d’importance du fait, c’est que le fait est ordinaire. Lorsque le Seigneur opérait ces miracles, il parlait à l’intelligence, non-seulement de vive voix, mais encore par ses actes. Les cinq pains signifiaient pour lui les cinq livres de la loi de Moïse ; car cette loi est à l’Évangile, ce que l’orge est au froment. Il y a dans ces livres de profonds mystères concernant le Christ ; aussi le Christ disait-il lui-même : « Si vous croyiez Moïse, vous ne croiriez aussi, car il a parlé de moi dans ses écrits[2]. » Mais de même que dans l’orge la moelle est cachée sous la paille, ainsi le Christ est voilé sous les mystères de la loi. Quand on expose ces mystères qui recèlent le Pain de vie, ils semblent se dilater : ainsi se multipliaient les cinq pains quand on les rompait. Ne vous ai-je pas rompu le pain moi-même en vous faisant ces observations ? Les cinq mille hommes désignent le peuple soumis aux cinq livres de la loi ; les douze corbeilles sont les douze Apôtres remplis aussi des débris de cette même loi. Quant aux deux poissons, ils figurent ou les deux préceptes de l’amour de Dieu et du prochain, ou les Juifs et les Gentils, ou les deux fonctions sacrées de l’empire et du sacerdoce. Exposer ces mystères, c’est rompre le pain ; les comprendre, c’est le manger.

2. Contemplons maintenant l’Auteur de ces merveilles. Il est le pain descendu du ciel[3] ; mais c’est un pain qui nourrit sans diminuer, qu’on peut manger sans le consumer. Ce pain était encore désigné par la manne ; aussi est-il écrit : « Il a donné le pain du ciel, l’homme a mangé le pain des Anges[4]. » Quel est ce pain du ciel, sinon le Christ ? Mais afin de permettre à l’homme de manger le pain des Anges, le Seigneur des Anges a dû se faire homme. S’il ne se l’était point fait, nous n’aurions pas sa chair ; et si nous n’avions pas sa chair, nous ne mangerions pas le pain de l’autel. Ah ! puisque nous en avons un gage si précieux, courons prendre possession de notre héritage. Oui, mes frères, désirons vivre avec le Christ, puisque nous avons un tel gage dans sa mort. Eh ! comment ne nous ferait-il point part de ses biens, lui qui a souffert de nos maux ? Dans ces pays et dans ce siècle pervers, que voit-on le plus, sinon naître, souffrir et mourir ? Examinez avec soin les choses humaines, et confondez-moi si je mens. Examinez si tous les hommes sont ici pour autre chose que pour naître, souffrir et mourir. Tels sont les produits de notre pays, on les y trouve en abondance. Or c’est pour les acheter qu’est descendu le divin Négociant. Quiconque achète, donne et reçoit ; il donne ce qu’il a et reçoit ce qu’il n’a pas ; pour payer il donne son argent, et reçoit ce qu’il a payé, ainsi en est-il ici du Christ ; il a donné et il a reçu. Mais qu’a-t-il reçu ? Ce que produit si largement notre pays, de naître, de souffrir et de mourir. Et qu’a-t-il donné ? De renaître, de ressusciter et de régner éternellement. O négociant généreux, achetez-nous. Pourquoi dire achetez-nous, quand nous devons vous rendre grâces de nous avoir achetés ? Vous nous livrez même notre rançon ; ne la recevons-nous pas lorsque nous buvons votre sang ? De plus nous lisons l’Évangile, l’acte de notre acquisition. Ainsi nous sommes à la fois vos esclaves et vos créatures ; puisque vous nous avez formés et rachetés. Chacun ici peut acheter son esclave, nul ne saurait le créer ; tandis que le Seigneur a créé et racheté ses serviteurs : il les a créés en leur donnant l’existence, il les a rachetés pour les soustraire à l’esclavage. Nous étions tombés sous l’autorité du prince de ce siècle, qui avait séduit et asservi Adam et nous retenait comme des esclaves de naissance. Le Rédempteur est venu, et il a triomphé du séducteur. Et qu’a-t-il fait contre ce tyran ? Pour nous racheter, il a fait de sa croix un piège ; il y a mis son sang comme un appât. L’ennemi a pu répandre ce sang, mais sans mériter de le boire ; et en répandant le sang de qui ne lui devait rien, il a été condamné à relâcher ses débiteurs ; pour avoir versé le sang innocent, il a perdu tout droit sur les coupables. Le Sauveur effectivement consentit à le répandre pour effacer nos péchés ; et c’est ainsi que le sang du Rédempteur anéantit les titres de notre ennemi. Celui-ci ne nous tenait sous le joug qu’à cause de nos iniquités ; ces iniquités étaient comme les chaînes des captifs. Survint le Libérateur ; il enchaîna le fort armé par sa passion, il pénétra dans sa demeure, c’est-à-dire dans les cœurs qu’il habitait et enleva les vaisseaux qui lui appartenaient[5], c’est-à-dire nous-mêmes. Ce tyran nous avait remplis de son amertume ; il voulut même la faire boire à notre Rédempteur en lui présentant du fiel. Mais en lui enlevant et en s’appropriant les vaisseaux qu’il remplissait de lui-même, le Seigneur en répandit la liqueur amère et les remplit de la douceur de son esprit.

3. Ah ! aimons-le, puisqu’il est si doux. « Goûtez et voyez combien le Seigneur est suave[6]. » Il faut le craindre, mais l’aimer davantage. Il est à la fois Dieu et homme. Il y a dans, la seule personne du Christ l’humanité et la divinité, comme il y a dans un même homme l’âme et le corps ; mais la divinité et l’humanité ne forment pas deux personnes dans le Christ. Il y a en lui deux natures, la nature divine et la nature humaine, mais une seule personne ; ce qui fait que malgré l’incarnation il n’y a pas en Dieu quaternité, mais seulement Trinité. Est-il donc possible que Dieu n’ait pas compassion de nous, puisqu’il s’est fait homme pour nous ? Il a fait beaucoup, ce qu’il a fait est plus, étonnant que ce qu’il a promis, et ses œuvres doivent nous déterminer à compter sur ses promesses. Si nous ne le voyions, nous aurions peine à croire ce qu’il a fait. Où le voyons-nous ? Parmi les peuples qui croient en lui ; dans la multitude des nations qu’il a su s’attacher.

Ainsi nous voyons accompli ce qu’il a promis à Abraham, et ce spectacle nous porte à croire ce que nous ne voyons pas. Abraham effectivement n’était qu’un homme, et il lui fut dit : « Toutes les nations seront bénies dans Celui qui sortira de toi[7]. » S’il n’avait considéré que lui, aurait-il cru ? Il n’était qu’un homme, et un homme déjà dans la vieillesse, de plus son épouse était stérile, et déjà si avancée en âge, que l’âge seul sans la stérilité eût été un obstacle à la conception. Ainsi rien absolument ne pouvait légitimer d’espérance. Mais le patriarche considérait l’auteur de la promesse et il croyait sans voir ; Pour nous, nous voyons ce qu’il croyait, et pour cela nous devons croire ce que nous ne voyons pas. Abraham engendra Isaac, nous ne l’avons pas vu ; Isaac engendra Jacob ; nous ne l’avons pas vu non plus ; Jacob engendra ses douze fils, qu’également nous n’avons pas vus ; ses douze fils à leur tour engendrèrent le peuple d’Israël ; nous voyons aujourd’hui ce grand peuple. Puisque j’ai commencé à parler de ce que nous voyons, j’ajoute : Du peuple d’Israël est issue la vierge Marie, mère du Christ, et sous nos yeux toutes les nations sont bénies dans le Christ. Est-il rien de plus vrai, rien de plus certain, rien de plus manifeste ? O vous qui êtes sortis avec moi de la gentilité, désirez avec moi la vie future. Si dans ce siècle Dieu n’a point manqué à la promesse qu’il avait faite à Abraham relativement à sa postérité, n’accomplira-t-il pas encore bien plus largement ses promesses éternelles envers nous qui sommes par sa grâce la postérité même d’Abraham ? « Si vous êtes chrétiens, dit expressément l’Apôtre, il s’ensuit que vous formez la postérité d’Abraham [8]. »

4. Ah ! nous avons commencé à devenir quelque chose de grand ; que nul ne se méprise nous n’étions rien, mais nous sommes quelque chose. Nous avons dit au Seigneur : « Souvenez-vous que nous sommes poussière[9] ; » mais de cette poussière il a fait un homme, à cette poussière il a donné la vie, et dans la personne du Christ notre Seigneur il a élevé jusqu’au trône des cieux cette même poussière. N’est-ce pas ici en effet qu’il a pris chair, qu’il s’est uni à la terre et qu’après avoir fait la terre et le ciel il a élevé la terre jusqu’au ciel ? Figurons-nous donc qu’on nous parle aujourd’hui pour la première fois de ces deux choses en supposant qu’elles ne sont pas accomplies encore, et qu’on nous demande : Qu’y a-t-il de plus étonnant, ou que Dieu se fasse homme ou que l’homme devienne l’homme de Dieu ? De quel côté est la plus grande merveille, la difficulté plus grande ? – Que nous a promis le Christ ? Ce que nous ne voyons pas encore, c’est-à-dire, de devenir ses hommes, de régner avec lui et de ne mourir jamais. Ce qui paraît difficile à croire, c’est que l’homme sorti du néant parvienne ainsi à la vie qui ne finit pas. Et pourtant c’est ce que nous croyons quand nous avons secoué de notre cœur la poussière du monde, cette poussière qui ferme nos yeux à la lumière de la foi. Nous sommes même obligés de croire qu’après notre mort, nous entrerons avec ces corps, victimes du trépas, dans la vie d’où la mort est bannie à tout jamais. C’est chose étonnante. Ce qui l’est plus encore, c’est ce qu’a fait le Christ. Qu’y a-t-il en effet de plus incroyable ou de voir l’homme vivre éternellement, ou de voir le Christ mourir un jour ? N’est-il pas plus facile de croire que les hommes reçoivent de Dieu la vie, que de voir ces mêmes hommes donner la mort à Dieu ? Ce dernier fait est selon moi plus difficile à admettre. Et toutefois il est accompli ; croyons donc l’autre qui s’accomplira également. Dieu ayant fait ce qu’il y a de plus incroyable, ne nous accorderait pas ce qui l’est moins ? Dieu en effet peut faire de nous des Anges, puisque d’une terre abjecte il a fait de nous des hommes. Que deviendrons-nous ? Des Anges. Qu’avons-nous été ? On a honte de le rappeler ; je suis forcé d’y penser et je rougis de le dire. Qu’avons-nous été ? De quoi Dieu a-t-il formé les hommes ? Qu’étions-nous avant d’être ? Rien. Qu’étions-nous dans le sein de nos mères ? C’est assez. De ce que vous étiez alors, élevez maintenant votre esprit à ce que vous êtes aujourd’hui. Vous vivez : les plantes et les arbres vivent aussi. Vous sentez : les animaux sentent également. Vous êtes hommes, et ce qui vous élève bien au-dessus des animaux, c’est que vous avez l’intelligence des dons immenses que Dieu, nous a faits. Oui, vous vivez, vous sentez, vous comprenez, vous êtes hommes. Qu’y a-t-il de comparable à tant de faveurs ? C’est que vous êtes chrétiens. Et si nous n’avions pas reçu cette grâce, que nous servirait d’être hommes ? Nous sommes donc chrétiens ; nous appartenons au Christ. Que le monde se courrouce ; il ne nous domptera point, car nous appartenons au Christ. Que le monde nous flatte ; il ne nous séduira point, nous appartenons au Christ.

5. Nous avons trouvé, mes frères, un puissant protecteur. Vous savez comment les hommes s’appuient sur leurs patrons. On menace le client d’un puissant du monde. Tant que mon seigneur un tel a la tête sur les épaules, répond-il, tu ne peux rien contre moi. Et nous, ne saurions-nous dire avec bien plus de force et d’assurance : Tant que notre Chef est vivant, tu ne peux rien contre nous ? Notre protecteur en effet est aussi notre Chef. D’ailleurs ceux qui s’appuient sur un patron ordinaire ne sont que ses clients ; nous sommes, nous, les membres de notre protecteur ; qu’il continue à nous communiquer la vie ; personne ne saurait nous arracher à lui, quels que soient les maux que nous ayons à souffrir dans ce monde, car tout ce qui passe n’est rien, et nous parviendrons à des biens qui ne passeront pas, nous y parviendrons par la souffrance, et une fois que nous y serons, qui nous en privera ? On ferme les portes de Jérusalem, on y place même des verrous et on peut dire à cette cité : « Loue le Seigneur, Jérusalem ; ô Sion, loue ton Dieu. Il affermit les verrous de tes portes ; il bénit tes enfants dans ton enceinte et il a placé la paix sur tes remparts. » Or, quand les portes sont closes et les verrous fermés, aucun ami ne sort, il n’entre aucun ennemi. C’est donc là que nous jouirons d’une tranquillité véritable et assurée, pourvu qu’ici nous n’abandonnions pas la vérité.

  1. Jn. 6, 5-14
  2. Jn. 5, 46
  3. Jn. 6, 41
  4. Psa. 77, 24-25
  5. Mat. 12, 29
  6. Psa. 30, 9
  7. Gen. 12, 3
  8. Gal. 2, 29
  9. Psa. 102, 14