Sermon CXIV. Du pardon des injures.

Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON CXIV. Prononcé sur le tombeau de Saint Cyprien, en présence du comte Boniface. DU PARDON DES INJURES[1]. modifier

ANALYSE. – Jésus-Christ nous oblige à pardonner toutes les offenses. Pourquoi ne pas le faire ? C’est le moyen d’obtenir l’éternelle vie c’est l’exemple que nous donnent le Sauveur et ses Apôtres ; C’est le moyen d’obtenir le pardon de nos propres péchés et de ne pas ; mentir dans la prière.


1. Le saint Évangile qu’on vient de nous lire parle du pardon des injures, et c’est de ce sujet que nous devons vous entretenir, puisque nous sommes chargés de vous annoncer non pas notre parole, mais la parole de Dieu Notre-Seigneur, que nul ne sert sans gloire et que nul ne dédaigne sans châtiment. Ainsi donc ce Seigneur notre Dieu, qui nous a créés pendant qu’il demeurait dans le sein de son Père, et qui nous a régénérés depuis qu’il est devenu l’un de nous, ce Seigneur notre Dieu, Jésus-Christ nous dit ce que nous venons d’entendre à la lecture de l’Évangile : « Si ton frère a péché contre toi, reprends-le et s’il se repent, pardonne-lui ; et s’il a péché contre toi sept fois dans le jour, et que sept fois dans le jour il revienne à toi en disant : Je me repens, pardonne-lui. » Dans la pensée du Sauveur, sept fois dans le jour ne signifie rien autre chose que chaque fois, autrement tu pourrais refuser le pardon si ton frère venait à t’offenser huit fois. Il faut donc donner à sept fois le sens de toujours, de toutes les fois que ton frère péchera et se repentira. Ces expressions : « Je vous louerai sept fois le jour[2] », n’ont-elles pas la même signification que les expressions suivantes d’un autre Psaume« Sa louange est toujours sur mes lèvres ?[3] » Et si sept fois est mis pour toujours, c’est sûrement parce que la révolution du temps s’accomplit dans une succession constante de sept jours.
2. Toi donc, qui que tu sois, qui as le Christ devant tes yeux et aspires à obtenir l’objet de ses promesses, garde-toi de toute négligence pour l’observation de ses préceptes. Et qu’a-t-il promis ? La vie éternelle. Et qu’a-t-il commandé ? De pardonner : à notre frère. C’est comme s’il eût dit : O homme, pardonne à un homme, et Dieu se donnera à toi. Mais ne parlons pas, ou plutôt cessons de parler de ces sublimes et divines promesses par lesquelles notre Créateur s’engage à nous rendre égaux aux Anges, à nous faire vivre sans fin avec lui, en lui et par lui ; ne parlons plus, dis-, je, de ces promesses et réponds-moi : Ne veux-tu donc pas recevoir de ton Dieu ce qu’il te commande d’accorder, à ton frère ? Je répète : Ne veux-tu pas recevoir de ton Seigneur ce qu’il t’oblige d’octroyer à ton frère ? Si tu ne veux pas le recevoir, ne l’accorde pas. Quelle est cette grâce ? N’est-ce pas d’accorder le pardon à qui te le demande si tu veux l’obtenir en le demandant ? Si tu n’as pas besoin de pardon, j’ose bien te le dire : Ne pardonne pas. Et pourtant je ne dois pas tenir ce langage, car tu dois pardonner, lors même que fui, n’aurais pas besoin de pardon.
3. Tu vas m’objecter : Mais je ne suis pas Dieu, je ne suis qu’un pauvre pécheur. – Dieu soit béni de ce que tu l’avoues. Donc aussi pardonne afin que ces péchés te soient pardonnés. Un autre motif, c’est que le Seigneur notre Dieu nous presse de l’imiter. Or l’Apôtre saint Pierre dit de lui : « Le Christ même a souffert pour nous, vous donnant l’exemple afin de vous exciter à marcher sur ses traces ; lui qui n’a pas commis de péché et dans la bouche de qui ne s’est point rencontrée la fraude [4]. » Ainsi il était sans péché, et il est mort pour nos péchés ; et pour nous en obtenir le pardon il a répandu son sang. Pour nous décharger de nos dettes, il s’est chargé de dettes qui n’étaient pas les siennes. Il ne devait pas mourir et nous ne devions pas vivre. Pourquoi ne devions-nous pas vivre ? Parce que nous étions pécheurs. La mort donc ne lui était pas due, comme la vie ne nous l’était pas. Et pour nous donner ce que nous ne méritions pas, il a accepté ce qui ne lui était pas dû. N’oublions pas toutefois qu’il s’agit du pardon des injures et ne croyez pas qu’il soit au-dessus de vos forces d’imiter le Christ en ce point. L’Apôtre ne dit-il pas : « Vous pardonnant réciproquement comme Dieu vous a pardonné dans la personne du Christ [5] ; – Soyez donc les imitateurs de Dieu ?[6] » C’est de l’Apôtre et non pas de moi ces paroles. « Soyez donc les imitateurs de Dieu. » N’y a-t-il pas orgueil à prétendre imiter Dieu ? Écoute l’Apôtre : « Soyez les imitateurs de Dieu, comme ses enfants bien-aimés. » Tu portes ce nom d’enfant : si lu refuses d’imiter ton père, pourquoi cherches-tu à être son héritier ?
4. Je tiendrais ce langage, lors même que tu n’aurais à désirer le pardon d’aucun péché. Mais quel que soit son titre, n’es-tu pas un homme ? Juste, tu es homme ; laïque, tu es homme ; moine, tu es homme ; clerc, tu es homme ; évêque, tu es homme ; Apôtre même, tu es homme. Or écoute un Apôtre : « Si nous prétendons être sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes. » Celui, celui qui parle ainsi, c’est Jean, Apôtre et Évangéliste, Jean, que le Christ notre Seigneur aimait spécialement et qui reposait sur sa poitrine ; c’est lui qui dit : « Si nous prétendons. » Il ne dit pas : Si vous prétendez être sans péché, mais : « Si nous nous prétendons sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n’est point en nous. » Il se met au nombre des pécheurs pour obtenir avec eux le pardon. « Si nous prétendons. » Remarquez bien quel est celui qui parle. « Si nous prétendons être sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes et la vérité n’est point en nous. Mais si nous confessons nos péchés, il est fidèle et juste pour nous les remettre et nous purifier de toute iniquité[7]. » Comment nous en purifie-t-il ? En nous les pardonnant ; car s’il trouve en nous à punir, il y trouve aussi à pardonner. Par conséquent, mes frères, si nous avons des fautes, pardonnons à qui nous en prie ; ne gardons dans notre cœur d’inimitiés contre personne, ces inimitiés ne feraient que le corrompre de plus en plus.
5. Je veux aussi que tu pardonnes, par le motif que je te vois demander pardon. On te le demande, accorde-le ; on te le demande et tu le demanderas : on te le demande, accorde-le, car tu le solliciteras pour toi-même. Viendra bientôt le temps de la prière et je me fais contre toi une arme des paroles que tu prononceras alors : « Notre Père qui êtes aux cieux ; » car tu ne serais pas de ses enfants, si tu ne disais : « Notre Père. » Ainsi tu diras : « Notre Père qui êtes aux cieux. » Poursuis : « Que votre nom soit sanctifié. » Plus loin encore : « Que votre règne arrive. » Encore plus loin : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » A cela qu’ajoutes-tu ? « Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien. » Où est ta fortune ? Te voilà mendiant. Viens néanmoins aux paroles qui renferment notre question, et après ces mots : « Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien », prononce les suivants : « Pardonnez-nous nos offenses. » C’est ici que j’en voulais venir : « Pardonnez-nous nos offenses. » Mais de quel droit solliciter ce pardon ? sur quelle convention, sur quel contrat, sur quelle signature s’appuyer ! « Comme nous pardonnons nous-mêmes à ceux qui nous ont offensés[8]. » C’est donc peu de ne pardonner pas, tu mens, et tu mens à Dieu. Tu as rappelé une condition, établi la règle ; elle est dans ces mots : Pardonnez comme je pardonne. Aussi ne pardonne-t-il point si tu ne pardonnes. Pardonnez comme je pardonne. Tu veux, quand tu le demandes, qu’on, t’accorde le pardon ; octroie-le donc quand on le sollicite près de toi. Cette requête est dictée par le Jurisconsulte du ciel, il ne te trompe pas ; conforme ta requête à ce qu’à dit sa voix céleste ; dis : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons-nous mêmes », et exécute ce que tu dis. Mentir en priant, c’est se priver de la faveur sollicitée ; mentir en priant, c’est à la fois perdre son procès et provoquer un châtiment. Qui peut mentir à l’Empereur sans être convaincu quand l’Empereur paraît ? Mais si tu mens en priant ; c’est dans la prière même que ton mensonge est découvert, et Dieu pour te convaincre n’appelle aucun témoin. S’il est ton avocat en dictant ta requête, il devient, si tu mens, témoin à ta charge, et si tu ne te corriges, il sera ton juge. Ainsi dis et fais.ce que tu dis. Car en ne prononçant pas cette requête, ta prière est contraire au droit, et en la prononçant sans y conformer ta conduite, tu seras convaincu de mensonge. On ne saurait donc passer sur ce verset qu’en accomplissant ce qu’il exprime. Pourrons-nous l’effacer de notre prière ? Voulez-vous conserver seulement : « Pardonnez-nous nos offenses », et supprimer : « Comme nous pardonnons nous-mêmes à ceux qui nous ont offensés ? » N’efface rien, si tu ne veux être d’abord effacé toi-même. Ainsi donc ta prière renferme ces deux mots « Donnez », et « Pardonnez. » C’est pour acquérir ce que tu n’as pas encore, et pour être déchargé des fautes que tu as commises. Veux-tu obtenir ? Donne. Veux-tu qu’on te pardonne ? Pardonne. C’est un abrégé complet. Écoute encore le Christ ; ailleurs il dit lui-même : « Pardonnez, et on vous pardonnera ; donnez, et on vous donnera[9]. » – « Pardonnez, et on vous pardonnera. » Que pardonnerez-vous[10] ? Les offenses que d’autres ont commises contre vous. Et que vous pardonnera-t-on ? Celles que vous-mêmes avez commises. « Pardonnez » donc. « Donnez, et on vous donnera ce que vous désirez », la vie éternelle. Soutenez la vie temporelle du, pauvre, entretenez la vie actuelle de l’indigent, et comme produit de ce peu de semence terrestre, vous aurez pour moisson la vie éternelle. Ainsi soit-il.

  1. Luc. 17, 3-4
  2. Psa. 118, 164
  3. Psa. 33, 2
  4. 1Pi. 2, 21-22
  5. Col. 3, 13
  6. Eph. 5, 1
  7. 1Jn. 1, 8-9
  8. Mat. 6, 9, 12
  9. Luc. 6, 37-38
  10. Luc. 6, 37-38