Sermon CIX. Faire pénitence.

Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON CIX. FAIRE PÉNITENCE[1]. modifier

ANALYSE. – Ce qui nous oblige à faire pénitence, c’est que : 1° notre mort est proche ; 2° il est nécessaire, pour échapper aux derniers supplices, de nous entendre pendant la vie avec notre adversaire, c’est-à-dire, de nous conformer à la parole de Dieu ; 3° nos jours ne font que s’écouler.


1. En entendant l’Évangile, nous avons vu le Seigneur accuser des hommes qui savent juger d’après l’aspect du ciel, et qui ne savent pas découvrir le temps où la foi montre l’approche du royaume des cieux. Il s’adressait aux Juifs ; mais ces paroles s’appliquent aussi à nous. Ce divin Seigneur Jésus-Christ commença ainsi la prédication de l’Évangile : « Faites pénitence car le royaume des cieux approche[2]. » Son précurseur, Jean-Baptiste, commença de même : « Faites pénitence, car le royaume des cieux approche[3]. » Aujourd’hui encore le Sauveur blâme ceux qui à cette approche du royaume des cieux refusent de faire pénitence. Il dit en effet : « Le royaume des cieux ne viendra pas de manière à être remarqué ; » et encore : « Le royaume des cieux est au dedans de vous[4]. » A chacun donc d’accueillir, comme la prudente l’exige, les avertissements du Sauveur et de ne pas perdre le temps où il fait miséricorde, où il pardonne au genre humain. Pourquoi en effet épargner l’homme, sinon pour l’amener à se convertir et à ne mériter pas la condamnation ? Dieu sait quand viendra la fin du siècle ; mais ce temps est pour nous le temps de la foi. Quelqu’un d’entre nous sera-t-il encore ici à la fin du monde ? Je l’ignore, et il est possible que non. Mais la vie de chacun de nous touche à sa fin, car nous sommes mortels et nous marchons au milieu des périls. Nous en aurions moins à redouter, si nous étions de verre. Qu’y a-t-il de plus fragile qu’un vase de verre ? On le conserve néanmoins pendant des siècles ; et si on craint pour lui des accidents, il n’est exposé ni à la vieillesse ni à la fièvre. Ne sommes-nous pas plus fragiles et plus faibles ? Nous avons à craindre chaque jour, pour notre fragilité, les dangers qui se multiplient autour de nous ; si nous y échappons, le temps nous entraîne. On évite un coup, évite-t-on la mort ? On se soustrait aux accidents extérieurs, échappe-t-on aux maladies qui naissent au dedans ? Ce sont tantôt des vers et tantôt des indispositions subites, et si longtemps que l’on soit épargné, la vieillesse finit par venir, il faut partir sans délai.
2. Ainsi donc écoutons le Seigneur, accomplissons fidèlement ce qu’il ordonne, et voyons quel est cet adversaire dont il nous menace quand il dit : « Lorsque tu vas avec ton adversaire devant un prince, tâche de te dégager de lui en chemin ; de peur qu’il ne te livre au prince et le prince à l’exécuteur, et que l’exécuteur ne te jette en prison ; car tu n’en sortirais point sans avoir payé jusqu’à la dernière obole. » Quel est donc cet adversaire ? Est-ce le diable ? Mais nous sommes déjà dégagés d’entre ses mains, et quelle rançon n’a pas été donnée pour notre rachat ! C’est de cette rançon que parle l’Apôtre quand il dit, à propos de notre rédemption, que Dieu « nous a arrachés, de la puissance des ténèbres et transférés dans le royaume de son Fils bien-aimé [5]. » Ainsi nous avons été rachetés, nous avons renoncé au diable ; comment donc travailler à nous en délivrer ? Quand nous péchons, peut-il nous asservir de nouveau ? Il n’est pas l’adversaire dont nous parle le Seigneur.— Ce qui le prouve encore, c’est la manière dont un autre Évangéliste traduit ailleurs la pensée du Seigneur : il suffit de rapprocher et de comparer les deux textes sacrés pour comprendre de quel adversaire il est ici question. Dans le, passage que nous examinons, que lisons-nous ? « Lorsque tu vas avec ton adversaire devant un prince, tâche de te dégager de lui en chemin. » Ce que l’autre Évangéliste traduit ainsi : « Accorde-toi au plus tôt avec ton adversaire, tant que tu chemines avec lui ; » le reste du texte : « De peur que ton adversaire ne te livre au juge, et le juge à l’exécuteur, et que l’exécuteur ne te jette en prison », est identique à ce que nous avons déjà vu[6]. Ainsi les deux auteurs expriment la même pensée. « Tâche de te dégager de lui en chemin », dit l’un. « Accorde-toi avec lui », dit l’autre. Sans cet accord en effet, tu ne saurais recouvrer ta liberté. Veux-tu donc te tirer d’entre ses mains ? « Accorde-toi avec lui. » Or, est-ce avec le diable que doit s’accorder un chrétien ?
3. Ainsi donc cherchons cet adversaire avec lequel nous devons tomber d’accord, si nous ne voulons pas qu’il nous livre au juge et que le juge nous livre à l’exécuteur ; cherchons-le et nous entendons avec lui. Si tu pèches, la parole de Dieu ne devient-elle pas ton adversaire ? Si, par exemple, tu aimes à t’enivrer, ne te crie-t-elle pas : Garde-toi de le faire ? Tu aimes les spectacles et les vains divertissements, ne dit-elle pas encore : Abstiens-toi ? Abstiens-toi de l’adultère, crie-t-elle à celui qui y court ; et quelques péchés que tu veuilles commettre pour suivre ta volonté, toujours elle répète : abstiens-toi, s’opposant ainsi à ta volonté, pour assurer ton salut. Quel bon, quel utile adversaire : Il cherche, non pas ce qui nous plaît, mais ce qui nous sert ; il n’est notre ennemi qu’autant que nous sommes nos ennemis nous-mêmes. Oui, si tu es ton propre ennemi, tuas un ennemi encore dans la parole de Dieu ; deviens ton ami, et tu seras d’intelligence avec elle. « Tu ne commettras point d’homicide », dit-elle ; écoute-la et tu es en paix. « Tu ne déroberas point ; » écoute et tu es en paix. « Tu ne seras point adultère », écoute encore et la paix est faite. « Tu ne feras point de faux témoignage ; » sois-y fidèle, et tu es d’accord. « Ne convoite point l’épouse de ton prochain ; » écoute et tu es en paix. « Ne convoite pas non plus son bien [7] ; » écoute encore et tu es en paix. Or en t’accordant sur tous ces points, qu’as-tu perdu ? Non-seulement tu n’as rien perdu, mais tu t’es sauvé toi-même de la perdition où tu t’étais égaré. Le chemin désigne cette vie ; si nous sommes d’accord, si nous nous entendons avec notre adversaire, une fois au terme de la route, nous ne redouterons ni le juge, ni l’exécuteur, ni le cachot.
4. Mais quand arrive-t-on au terme ? Tous n’arrivent pas à la même heure ; chacun a la sienne pour y parvenir. Le chemin est cette vie, avons-nous dit ; et le terme du chemin est la fin de la vie. Ainsi nous marchons, et vivre, c’est avancer. Vous imagineriez-vous au contraire que le temps avance et que nous sommes immobiles ? C’est chose impossible. Si le temps avance nous avançons aussi, et au lieu de croître nos années décroissent. Comme on se trompe en disant : Cet entant n’est pas encore suffisamment sage, la prudence lui viendra à mesure que lui viendront les années. Quoi ! à mesure que lui viendront les années ? Mais au lieu de venir elles s’en vont. Ce qu’il est bien facile de prouver. Supposons par exemple que nous connaissions combien d’années doit vivre cet enfant, à dater de sa naissance : admettons eh sa faveur qu’il vivra quatre-vingts ans, qu’il parviendra à cette vieillesse. Retiens quatre-vingts ans. Il a un an. Combien avais-tu ? combien devait-il vivre en tout ? Quatre-vingts. Retranchez donc une année. S’il a vécu dix ans, il ne lui en reste que soixante-dix. S’il en a vécu vingt, soixante. Ainsi donc en avançant, nos années ne font que s’en aller ; non, elles ne marchent que pour s’en aller. Elles ne viennent pas pour s’arrêter en flous ; elles passent en nous pour nous user et amoindrir de plus en plus nos forces. Tel est donc le chemin où nous marchons.
Et qu’avons-nous à faire avec cet adversaire mystérieux, avec la parole de Dieu ? Accorde-toi avec lui car tu ignores à quel moment tu seras au terme de ta course, et à ce terme on rencontre et le juge et l’exécuteur et la prison. Mais si ta volonté se maintient bonne et conforme à celle de ton adversaire ; au lieu d’un juge tu trouveras un père, au lieu de l’exécuteur sans entrailles, un ange qui te portera dans le sein d’Abraham, et le paradis pour prison. Quel merveilleux changement pour t’être entendu le long du chemin avec ton adversaire !

  1. Luc. 12, 56-59
  2. Mat. 4, 17
  3. Id. 3, 2
  4. Luc. 17, 20, 21
  5. Col. 1, 13
  6. Mat. 5, 25
  7. Exo. 20, 13, etc