Traduction par Maurice Rémon.
Éditions du siècle (p. 243-249).

CHAPITRE XX

Robert taille la haie d’épines.


Le matin du premier Mai, depuis que Robert était arrivé à la ferme, Gillian et lui allaient dénicher des oiseaux. Aussi, pour oublier qu’il n’irait pas ce jour-là, il se leva très tôt et partit tailler la grande haie au pied de la prairie lointaine. C’était à coup sûr une besogne de jeune homme, qui mettait en action tous les muscles de ses épaules, de ses bras et de son dos. Jonathan n’en aurait jamais été capable. La haie se composait d’énormes pieds d’aubépine, couverts à cette date de bourgeons verts qui éclataient. Il fallait abattre leurs troncs à la hache, comme des arbres dans une forêt, et scier leurs grosses branches entrelacées une par une, et cela à grand’peine. C’était une haie de vingt pieds, si vieille que les hautes branches elles-mêmes étaient fortes et dures. En temps ordinaire, Robert en aurait voulu à Isaïe d’ordonner la destruction de tant de beauté. Car le poète qui se cachait en lui aimait ce grand mur de verdure vivante, tout écumant de fleurs crème et odorantes, Mais à présent, chaque coup que lui secouait le bras lui était un plaisir, il était heureux quand le dernier provoquait le craquement final, quand les rameaux entourés de lierre gémissaient sous la scie. Au bout de quelques heures, il était environné de débris, les branchages gisaient en désordre, le déchet des années, vieux nids, vieilles feuilles, brindilles mortes, tombaient en poussières qui lui emplissaient les narines.

« Eh bien, se dit-il avec ironie, en s’asseyant sur un tronc abattu pour casser la croûte à dix heures, si je ne fête pas le premier Mai en me promenant avec Gillian, je le célèbre à ma façon. »

Et se relevant au bout de quelques minutes, il attaqua le plus gros tronc qu’il put trouver. Il y était si absorbé qu’il n’entendit pas la voix de Gillian Lovekin qui retentissait par-dessus les prairies, venant de la bergerie. Légère et inquiète comme celle d’une fée égarée, elle s’éleva trois fois :

« Robert Rideout ! Robert Rideout ! Robert Rideout ! » puis se tut. Il y avait dans cet appel une impatience qui se percevait malgré la distance. Mais, au milieu des coups de sa hache qui éveillaient un écho, avec le craquement des branches et dans le nuage de poussière qui l’enveloppait, Robert n’entendit rien et, comme personne ne savait où il était, personne ne vint le déranger, jusqu’au moment où, deux heures plus tard, une voix l’interpella venant de l’autre côté de la haie.

— Il est bien tard pour tailler.

C’était le Bohémien Johnson qui levait sur Robert ses yeux chocolat, comme un chien fidèle.

— C’est vrai, acquiesça Robert sans manifester de surprise, car c’était pour Johnson l’époque du départ pour le pays de Galles et, d’ailleurs, il s’étonnait rarement. Ah oui, c’est parole d’évangile, mais le maître veut que ce soit fait ; alors, tu vois, je m’y suis mis.

— À voir ce qui est fait, tu dois y être depuis plusieurs jours.

— Je n’ai commencé que ce matin.

— Bon Dieu, tu es un rude travailleur, Rideout.

— Traverse, il reste une goutte de bière, viens t’asseoir par ici.

— Eh bien, petit, dit Johnson quand il eut franchi la haie et ôté son chapeau, pour que le vent pût jouer dans ses longs cheveux gris, eh bien, nous l’avons arrêtée.

— Oui, répliqua Robert sans enthousiasme.

Il sentait tout ce qu’il y avait d’ironie dans le fait qu’il avait ramené Gillian juste à temps pour Elmer.

— Ah, j’ai été rudement embêté quand j’ai découvert ce qu’elle voulait faire, dit Johnson avec un rire étouffé, en bourrant sa pipe en terre. Puis une expression triste, sombre, se répandit sur son visage, et il ajouta :

« Ça aurait pu être la mienne, ma petite Ailse aux yeux noirs.

— De qui parles-tu ?

— De ma petite qui a disparu.

— Elle avait les yeux noirs ?

— Oui, comme sa mère. Je t’ai parlé d’Esmeralda ?

— Pour sûr, je suis au fait, pour Esmeralda.

— Eh bien, c’est un premier Août que j’ai amené Esmeralda à ma nouvelle roulotte, et la petite est née au début de Mai. Esmeralda m’envoie chercher par la vieille matrone aussitôt qu’elle est délivrée de l’enfant, et elle lève les yeux sur moi en souriant et me dit : « Enfin ! Enfin ! » — « Comment, dit la vieille, vous n’auriez pas pu lui donner un enfant beaucoup plus vite, ma petite. » Alors elle met la vieille à la porte — oh, elle avait des façons fières de temps en temps, mon Esmeralda — et elle murmure : « Enfin, ma faim va mieux. » Je ne comprenais pas. Alors elle dit : « Depuis que je t’ai vu, j’ai eu faim et soif d’aller en enfer pour toi, qu’elle dit, et j’y ai été, ah oui, mais je suis contente. » Est-ce qu’il y a une autre femme pour en dire autant, hein, Rideout ?

— Peut-être bien, une ou deux.

Il pensait à une qui ne voudrait pas… pas encore. Cesserait-elle jamais d’être une fée glacée et demanderait-elle à connaître pour un homme — et pour lequel ? — les tourments de l’enfer ?

— Mon garçon, ne grince pas des dents comme ça, ça porte malheur. Eh bien, la petite grandit et grossit, et c’était le portrait tout craché d’Esmeralda. Ah, bon Dieu, Johnson était un joyeux gaillard dans ce temps-là. Je travaillais ! On ne pouvait pas me fatiguer. Je rentrais le soir et elles étaient là… autant dire des oiseaux dans leur nid. Elle nourrissait sa petite… chez nous on pense que c’est péché de ne pas le faire. Elle la berçait en chantant, et elle prenait tous mes boutons dorés pour les lui coudre sur sa petite robe. Et des dentelles que j’avais prises en échange d’un bidet, au lieu d’argent, elle les lui mit au cou, et puis des boucles dorées à ses souliers. Et, une fois que nous passions par Silverton, il n’y eut rien à faire, je dus acheter à l’enfant un hochet de corail comme en ont les petits lords ou les petites ladies. Car elle disait : « Pour moi, le Bohémien Johnson est le seigneur de la création. » Dieu de Dieu, tout ce qu’elle pouvait dire ! Enfin, en un mot comme en cent, un jour l’enfant a disparu.

— Disparu ?

— Oui, simplement disparu. Esmeralda l’avait laissée dans son berceau près de la roulotte pour aller chercher de l’eau, et quand elle est revenue, l’enfant était partie. Elle a dit que c’étaient les fées et, pour sûr, je ne vois pas qui ça serait d’autre.

— Et vous ne l’avez jamais retrouvée ?

— Jamais, nous avons cherché partout, en haut et en bas, mais jamais, jamais nous ne l’avons retrouvée.

— Est-ce qu’elle marchait ?

— Non.

— Quelqu’un l’a volée ?

— Il n’y avait personne dans l’endroit.

— Il faut bien que quelqu’un l’ait volée.

— Si je pouvais découvrir cet homme-là, dit Johnson avec toute la férocité de ses plus lointains ancêtres, mais d’une voix calme, si seulement je pouvais mettre la main dessus… et tout doucement, avec délices, il fit le geste de couper une gorge.

— Et je regarderais couler son sang, dit-il, avec jouissance. Esmeralda en est devenue folle.

Robert courba la tête devant cette douleur ancienne et si cruelle.

— Folle… et elle en est morte. Je n’ai jamais entendu parler de l’enfant.

— À quoi ressemblait-elle ?

— Ce n’est pas facile à dire, pas bien. Mais elle aurait dû être à peu près pareille à Esmeralda ; elle avait les mêmes cheveux et les mêmes yeux noirs.

— Des yeux noirs brillants ?

— Oui, mais elle a pu changer.

— Parlait-elle ?

— Elle disait quelques mots, pas beaucoup. Elle n’avait que cinq ans.

— Il y a de ça combien d’années ?

— Vingt-trois ans. J’en avais vingt-sept.

Le visage de Robert prit une étrange expression de triomphe, et il demanda : « Mais, elle parlait ? »

— J’ai dit qu’elle parlait.

L’air de triomphe disparut.

— Ah, il y a longtemps, dit le Bohémien, bien long temps, et tout cela est passé. Mais je donnerais gros pour la retrouver.

— S’il y a quelque chose que je puisse faire, reprit Robert, tu sais où me rencontrer.

Ses yeux étincelaient. Johnson le remarqua, et il connaissait ce signe. Robert ne prenait cet air-là que quand il aimait ou haïssait.

Deux mains sales et vigoureuses se serrèrent dans une étreinte que ni l’un ni l’autre ne remarqua spécialement, mais qui aurait fait crier un homme de la ville.

— Lovekin a un cabriolet neuf, à ce qu’il paraît, fit Johnson, et un nouvel ami.

— De qui veux-tu parler ?

— J’ai vu la jeune fille filer avec un grand gaillard brun dans un cabriolet tout battant neuf.

— C’est M. Elmer, de la Sirène.

— Un nouveau venu ?

— Oui, Thatcher a quitté.

— Je croyais que la jeune fille était à toi ?

— Ah, Dieu non ! Elle s’est toquée de ce nouveau gaillard, dit Robert sèchement. Ça ne m’étonnerait pas qu’il soit maintenant son bon ami.

— Pourquoi ne le tuerais-tu pas ? dit Johnson avec la plus grande simplicité.

— Ma foi, répondit Robert en riant, nous pouvons être un peu brutaux par ici, mais nous n’allons pas jusque-là.

— C’est ce que font les taureaux noirs dans les montagnes, quand ils ne peuvent pas se mettre d’accord.

Robert sentit que le bétail noir n’avait pas mûri comme lui. Il était trop âgé pour ces fantaisies enfantines de haine.

— Si c’était moi, je me battrais avec lui.

— Si elle le préfère, qu’il la prenne, dit Robert, je ne suis pas un meurtrier.

— Tu es un drôle de type, dit Johnson en se préparant à partir. Si j’étais à ta place, et jeune comme toi, la fille serait dans ma roulotte avant la nuit tombée. Allons, au revoir, Bob. Je te reverrai à la fin de l’année.

— Comment as-tu dit que s’appelait ta petite ?

— Nous la nommions Ailse.

— Ailse ? C’est le nom qu’à la ville on prononce « Alice », n’est-ce pas ?

— Oui, enfin c’est comme ça que nous disions. J’aurais voulu que tu entendes Esmeralda roucouler ce nom au crépuscule. « Ailse…, Ailse…, Ailse ! » Elle lui avait appris à le dire et puis « Le bohémien Johnson » et aussi « papa » et « Esmeralda », et encore les noms des endroits où nous campions. Allons, il faut que je m’en aille.

— Eh bien, au revoir, Johnson, et bonne chance.

— Je ne peux pas y compter, car j’ai perdu Esmeralda et il n’y a pas pour moi d’autre femme qu’elle.

Le soir, très tard, Robert, les reins douloureux, rentra chez lui en se traînant péniblement. La conclusion de ses réflexions de la journée fut qu’il fallait apprendre à Ruth à écrire : c’était Gillian qui devait lui donner des leçons en cachette, à l’insu d’Elmer et de Fringal. Et quand elle saurait, il l’interrogerait lui-même : il mettrait son esprit à l’épreuve et verrait si elle avait une âme de bohémienne. Il aurait à lui demander si elle avait un souvenir de bijoux et de boucles en or. Il prierait Gilian d’entreprendre cette tâche dès qu’elle serait rentrée.