Traduction par Maurice Rémon.
Éditions du siècle (p. 235-242).

CHAPITRE XIX

Le verger fleuri.


Robert se plongea dans son travail et dans son poème sur les Gwlfas. Il était si résolu à ne pas faire attention à Gillian et à Ralph qu’il ne remarqua pas non plus les regards tendres que Gillian coulait dans sa direction. Elle montait son nouveau poney, elle nourrissait ses poulets et tous ses autres jouets vivants, car les présents affluaient toujours. Seulement, ayant atteint leur apogée avec la petite génisse favorite de Fringal — la vache sans cornes, que l’on considère dans les fermes comme un fétiche — ils prirent la forme de meubles. Elmer avait-il dans le caractère assez le sens de l’ironie pour penser qu’il pourrait récupérer tous ces objets, Gillian comprise — comme on met de l’eau dans une pompe pour en tirer davantage — ce n’est pas sûr. Ce n’était pas un garçon compliqué : il voulait gagner les faveurs de Gillian. Les biens matériels lui paraissaient chose désirable, surtout pour une femme, il lui en envoyait donc. Il était désagréable d’être amoureux et dans l’incertitude. Car il était naïvement et complètement amoureux. Quand il était avec Gillian, il sentait ce qu’éprouve parfois l’amateur passionné de fleurs et de feuillages, qui se désespère de l’impossibilité où il est de posséder absolument la créature bien-aimée. Que la créature soit une fleur ou un être humain, l’aspiration et le désespoir sont les mêmes. « Ne touchez pas, ne goûtez pas, ne maniez pas », ce ne sont pas des formules pour les amoureux et pour les mystiques. Ces derniers, si le chemin qui les mène à Dieu passe par la nature, ne se contentent pas de regarder. Ils veulent les sensations les plus directes, les plus chères, les plus primitives et les plus spirituelles. Ils éprouvent le besoin de s’agenouiller et de cueillir la beauté, de la saisir, de l’embrasser. Il faut même qu’ils la mangent et la boivent, qu’il l’absorbent et s’en nourrissent. C’est ainsi que Robert commença par s’emparer de l’esprit de Gillian, et qu’Elmer lui prit les mains, se jeta à terre et lui étreignit les pieds, enroula ses cheveux autour de ses doigts, lui donna des baisers et, non content de cela, l’implora avec des yeux avides. Et Gillian, déjà amoureuse de Robert, le devint de la passion. Quelle femme — pour peu qu’elle soit femme — n’en fait pas autant à un moment quelconque de sa vie ? Quelle femme n’est heureuse et fière de devenir la sœur du narcisse soigneux, de la délicate anémone, d’être désirée ? Car la grande carrière de la femme, c’est l’amour — à la fois spirituel et physique (les deux ne font qu’un) — et le couronnement de cette carrière, c’est un enfant. Quoi qu’elle puisse être en dehors de cela, et obtenir ou créer, elle mourra, si ces biens lui manquent, avec le sentiment d’un échec.

Pour un homme, il n’en est pas toujours ainsi. Le génie d’un homme est égocentriste, celui d’une femme altruiste, fait pour l’abnégation. Un homme est lui même, qu’il aime ou non, une femme qui ne s’est pas absolument donnée n’est pas absolument elle-même : son œuvre est boiteuse et aveugle. Elle n’a pas perdu sa vie, donc elle ne l’a pas trouvée. Robert pouvait encore composer son poème sur Dysgwlfas, bien que son cœur fut déchiré pour Gillian. Mais Gillian n’avait plus de goût à chanter depuis qu’elle était devenue amoureuse de Robert, ce qui était arrivé tandis qu’elle faisait la croix d’épine, et sans qu’elle en sût rien. Son subconscient peut-être ne l’ignorait pas, mais elle ne l’écoutait pas. Elle avait dans le cœur une faim qu’Elmer apaisa. Robert ne s’occupait absolument plus d’elle, aussi, étant une créature vive et ardente, prit-elle le chemin le plus brillant. Mais chaque fois qu’Elmer en la quittant l’embrassait furieusement, elle, les yeux clos, et se concentrant en dedans, se disait : « C’est Robert ! C’est Robert ! »

Tous les soirs, quand elle fermait les yeux dans sa petite chambre des Gwlfas, elle se plongeait dans l’extase en se rappelant les baisers d’Elmer associés aux regards de Robert. Elle voyait toujours Robert en colère, avec des yeux qui lançaient des flammes, et c’était pour son imagination une minute de triomphe quand elle avait réussi à fondre en un l’amour ardent d’Elmer et l’expression courroucée de Robert. Quoi qu’elle eût pu penser ou deviner dans le passé, elle ne croyait pas maintenant que Robert l’aimât. Comme la plupart des femmes, elle était l’être du moment présent. Si Robert était épris d’elle, il lui offrirait des cadeaux, des créatures vivantes, des objets de bois ou de métal, des choses qu’elle pourrait voir. D’ailleurs elle ne pourrait jamais épouser Robert. Comment se résoudre à dire « mère » à Mme Makepeace, qui commençait maintenant à l’appeler « Mademoiselle » ? Quelle sottise ! Et Jonathan ! Et elle devrait toujours habiter là, mener la vie d’une humble femme de paysan. Non. Les joies dont elle rêvait lui avaient été refusées et elle était, à sa modeste façon, tout aussi ambitieuse qu’une Cléopâtre — et tout aussi effrénée.

« Si je peux épouser Ralph Elmer, réfléchissait-elle en ces journées d’avril, j’aurai en tout cas conscience de vivre. »

C’était bien cela. Elle avait besoin de savoir qu’elle vivait, il fallait échapper à tout prix au sort d’Émilie. Et, avec l’illogisme assez pitoyable de la femme de tous les temps et de tous les pays, elle aurait consenti — si elle y avait songé — à risquer la mort pour savoir qu’elle était bien vivante.

C’est ainsi qu’elle demeurait éprise de la passion, et c’était Elmer qui la représentait. D’étranges fiertés, des désespoirs et des étonnements bizarres l’éblouissaient pendant ces journées grisantes et fraîches d’Avril. Car, à Dysgwlfas, Avril est froid comme un flocon de neige. Aucune fleur ne paraît sur les arbres, aucune pâle lueur de primevère n’éclaire avant Mai les bois peu fournis. Alors, un matin, regardez, voici qu’un nuage blanc s’est abattu sur le prunier de Damas, et bientôt, dans le petit verger où les arbres sont tous penchés vers l’Est, comme si un grand vent d’Ouest soufflait sans cesse, bientôt apparaissent sur le pommier des boutons roses, bien serrés, comme des mains de bébé repliées sur un trésor. Plus tard arrivent les hirondelles, les fauvettes à tête noire et les pouillots, plus tard retentissent les deux notes harmonieuses du coucou. Dans les prés lointains, les narcisses ne tremblent dans l’air froid que longtemps après Pâques, et souvent sur les groseilliers rouges en fleur, sur les guirlandes orangées de l’épine-vinette, près du pigeonnier, tombe en Mai une couche blanche de neige plus froide que les fleurs de prunier. Les fruits ne se forment pas aux Gwlfas avec autant d’aisance que dans les contrées méridionales. Il y a les vents contre les pruniers, et les gelées des cerisiers, des pluies violentes pour faire tomber les fleurs des poiriers, et une dernière gelée pour les pommiers. Tout cela n’est pas plutôt fini que c’est la saison des orages et du tonnerre, car les hautes terres les attirent, et toutes les nuits descendent sur les jeunes pommes vertes des pluies qui ressemblent à de gros fils de fer tendus en permanence entre le ciel et la terre.

Mais, que tombassent les fleurs ou que s’abattît la neige, Elmer faisait sa cour à Gillian, dans les pâturages, dans les bois, sur la lande, à l’auberge ou à la ferme. Avec son désir, flambant dans ses yeux au point qu’elle retenait sa respiration avec la terreur de celle qui comprend à moitié, il s’avançait à travers l’Avril, à travers sa timidité, ses fâcheries et ses reculs — qui ressemblaient à Avril — vers le premier Mai.

Car c’était à ce jour-là qu’il avait dans son esprit fixé la limite de sa patience.

Ainsi, chaque jour qui s’écoulait, Fringal poussait son « Holà, ho ! » sous la fenêtre de Gillian, et toute la région restait stupéfaite devant la splendeur biblique de cette cour, qui mettait les marchés lointains sens dessus dessous par ses dépenses, qui rapprochait de vieilles têtes en capelines par-dessus les haies de jardins, et faisait pousser des hurlements aux jeunes gens flânant sur les ponts des villages ou buvant leur quart de bière dans des auberges isolées. Mais ceux qui allaient se rafraîchir au Repos de la Sirène demeuraient muets, contemplant Elmer avec un mélange d’amusement et de respect. Ils apprécient la poésie de ces hommages rendus à sa belle, car les campagnard ne sont jamais insensibles à la poésie quand elle est véritable, qu’elle s’exprime en paroles ou en actes. Ce n’est pas chose rare, sur la frontière galloise, de voir un vieux laboureur, devenu prédicateur le jour du sabbat, ému aux larmes par la beauté des psaumes d’Isaïe. La façon de faire d’Elmer, c’était son inspiration poétique bien à lui, et on la considérait comme une preuve de sa droiture.

Un jeune fermier, regardé en général comme « près de ses sous », disait que c’était la conduite d’un imbécile et qu’il aurait pu avoir Jane Chips pour une couple de faisans. Mais il était vite rembarré par un autre qui lui lançait :

— Hé ! mais, qu’est-ce que c’est que Jane Chips ? Une cruche qui a été trop souvent à l’eau, une pauvre créature. Tandis que Mlle Lovekin… ma foi, j’ai moi-même failli y songer… beaucoup de bon sang rouge, un joli rire, et innocente comme l’enfant qui vient de naître.

— Tu ne pourrais pas te la payer, mon garçon.

— Je pourrais, comme je ne pourrais pas. Mais, apparemment, ce n’est pas la peine d’y penser.

En attendant, Isaïe disait « Ha ! » à la vue des présents ; Jonathan luttait et plaisantait avec Fringal à la grille d’entrée, Mme Makepeace soupirait pour son fils, le cœur de Gillian voltigeait, se réjouissait et faisait des projets, Elmer, sans selle ni bride, mais avec des éperons rouges de sang, les genoux serrés sur les flancs de son cheval haletant, descendait le chemin comme un tonnerre, et Robert, sans éperons, mais à une allure encore plus rapide — bien que le grondement de sa course fût étouffé — luttait contre son amour et sa haine dans le pré lointain.

Et durant toutes ces journées de printemps, de la façon la plus étrange et la plus mystérieuse, des fils invisibles se tissaient entre la friche sauvage et quatre personnes très différentes. Un fil se reliait à Gillian Lovekin, en sorte que, quand elle passait devant la friche en allant au Repos de la Sirène ou que, le bras d’Elmer autour de sa taille, elle se promenait sur la lande et regardait ses lignes droites et sombres au-dessus de l’eau pâle, elle frissonnait. Un second fil rejoignait la femme muette et la faisait trembler quand elle y ramassait du bois — car on n’en trouvait nulle part ailleurs — et quand elle faisait d’étranges et secrètes courses, dont on entendra parler davantage. Un troisième tenait Elmer, en sorte qu’il avait horreur de cet endroit, comme il l’avait détesté le premier soir où il l’avait vu, détesté tout en se sentant attiré par une curiosité lancinante. Et le quatrième, enfin, ferme et tendu, liait Robert Rideout, réveillait en lui l’impression que quelque chose l’attendait là, dans cette petite bande de friche où l’épine noire tressait sa couronne piquante, où l’eau gémissait et où la neige s’attardait longuement. Quelque chose, une décision importante, un événement qui ferait de lui à jamais un dieu ou une pauvre et misérable créature, se préparait pour lui dans la friche sauvage. Là, comme un pitre lugubre à travers un cerceau couvert de papier, le malheur surgirait soudain. Là, comme dans un rêve, Gillian serait sauvée ou perdue, sauvée ou perdue pour toujours par un sacrifice qu’il aurait, lui, à accomplir. Ce ne serait pas en été… non, en été la friche semblait presque bienveillante. La grande ciguë qui sommeille s’y dressait si haute, si brumeuse, comme une écume pâle ; les églantines blanches aux épines rouge sang formaient des fourrés impénétrables, les sapins rabougris répandaient, parcimonieusement il est vrai, leurs pommes brunes sur le sol également brun et sablonneux. Un nid de pie s’accrochait à l’arbre le plus haut et une pie restait perchée toute la journée au-dessus de l’eau qui chantonnait doucement, rêvant et rêvant sans cesse, comme si elle connaissait la chanson de Gillian et méditait sur « le secret qui n’a jamais été révélé ». Les fougères, poussant de façon mystérieuse et délicieuse, montaient de plus en plus haut, jusqu’à atteindre les épaules de Robert. La douce-amère enguirlandait les haies et l’ail mêlait sa senteur mordante à celle, plus soporifique, de la ciguë. Sous les prunelliers au feuillage sombre et les buissons de cornouillers, on trouvait çà et là, parmi les aiguilles de pins, de jolies petites touffes de sanicules, aux gracieuses feuilles qui rappellent celles du lierre et aux gros boutons qui en Mai s’épanouissent en écume blanche, — la sanicule qui, disent les vieux livres, guérit toutes les meurtrissures extérieures et les blessures internes, et qui est l’emblème adorable, éphémère et hardi de l’amour.

En ce moment, où Avril allait faire place à Mai, on eût dit qu’en silence et avec patience des mains invisibles commençaient à préparer le décor d’un drame. Les aiguilles de pin neuves sortaient, les feuilles d’orme et d’aune se déroulaient, les prunelliers étaient en fleurs, le lychnide blanc s’était fermé, les mélèzes étalaient leurs fleurs roses. Ces fleurs seraient devenues des cônes, le lychnide serait brisé, les feuilles des ormes et des aunes seraient dispersées parmi les aiguilles de pin, des fruits noirs pendraient légèrement au prunellier nu, quand viendrait cette tempête de neige que prévoyait l’âme de Robert.