Traduction par Maurice Rémon.
Éditions du siècle (p. 161-169).

CHAPITRE XIII

Robert dit non.


— Oh, bon Dieu, Bob, te voilà trempé comme un canard, dit Jonathan à Robert qui entrait, tu me rappelles le vieux quatrain :

Ruisselant d’eau,
où as-tu été ?
J’ai été chercher une âme
au Pays perdu de Lleyn.

Faut savoir que le pays de Lleyn a été, y a bien des années, couvert par la mer et qu’on peut encore y entendre sonner les cloches. Alors ceux qui y vont chanter pour les âmes, s’il y en a qui le font, ne peuvent pas espérer rester secs.

— Eh bien alors, dit Robert, je pense que c’est là que je suis allé.

— Tu feras bien de te changer, mon petit, lui dit sa mère.

— Oui. — Au pied de l’escalier il se retourna. — Et puis, mère, je voudrais un morceau à manger, car je prends congé demain et je pars ce soir. Après mon souper, je vais au Donjon.

— Dieu te bénisse, s’exclama Jonathan, encore une fugue. Quel gaillard !

— Allons, mon ami, laisse-le tranquille, dit Mme  Makepeace. Il a une idée en tête… je me demande ce qui le tourmente ?

— C’est le jeune sang et la fierté de vivre qui vous tourmentent, je connais ça. J’ai été tout pareil dans mon temps, répliqua hardiment Jonathan.

— Ah, je n’en doute pas, mon cher, lui dit sa femme pour le flatter. Attention à ce que tu fais avec ce couteau, ou tu vas te couper.

Elle aurait voulu émousser toutes les lames, rasoirs, serpes et faucilles avant de permettre à Jonathan d’y toucher.

Elle s’affaira à réchauffer un reste pour Robert, à tirer de la bière, à cirer ses brodequins neufs… « Dieu sait pourtant qu’il les aura crottés au bout de trois pas, se dit-elle, mais je saurai qu’il est parti propre. »

Robert redescendit vêtu de son costume des dimanches et Jonathan étouffa un rire, puis commença :

— C’est un enlèvement, voilà pourquoi il fait l’école buissonnière, un enlèvement. Avez-vous jamais entendu conter l’aventure de lord Meldrum de la Butte-aux-Genêts ? Ah, ça c’est une histoire ! Lord Meldrum s’éprit de la femme du Seigneur Lineacre, et elle de lui, mais pas de tout son cœur, apparemment. Eh bien, Lord Meldrum alla chercher la plus longue échelle — l’échelle de la moisson contre la meule — et le voilà qui grimpe à la fenêtre de la dame, pendant que le Seigneur cuvait au lit un dîner de fête. Alors Mme  Lineacre regarde son mari, qui était rouge et respirait lourdement. Et puis elle regarde Meldrum : il avait son plus bel habit de velours, et c’était un Lord par-dessus le marché. Là-dessus elle met sa mante à capuchon et la voilà partie. Mais ils n’avaient pas fait un mille qu’elle se tourne le pied — car ses souliers étaient son orgueil, tant ils étaient petits… mais aussi bien traîtres — et ils sont forcés d’attendre à l’auberge la plus proche, pendant que Lord Meldfum envoie un valet à l’endroit où il avait laissé sa chaise de poste. Mais il se trouve que le garçon rencontre un braconnier au bord du ruisseau du Seigneur Lineacre, va à lui et lui raconte la nouvelle. Et le braconnier se dit : « Sept belles truites, deux couples de faisans et une jolie quantité de gibiers divers que j’ai pris cette nuit au Seigneur Lineacre… eh bien, Dieu de Dieu, il rattrapera sa femme, Lineacre. » Alors il va trouver le Seigneur, le réveille en tambourinant, et en une minute le Seigneur est prêt à partir sur son cheval de chasse. Et juste au moment où la chaise de Meldrum arrive, les chevaux en sueur, Lineacre accourt sur une bête également écumante. « Par Dieu nous sommes poursuivis, dit Meldrum. » La dame s’arrête, un pied sur le marchepied de la chaise, et les regarde tous les deux : « Venez, amour de ma vie, dit Meldrum, je mettrai le monde à vos pieds. — Meg, dit le Seigneur, je ne peux pas imaginer un porridge que vous ne m’aurez pas préparé. » Là-dessus, Mme  Lineacre, avec un sanglot, court au Seigneur, qui l’enlève sur sa selle, et ils rentrent chez eux.

— C’était une brave femme, dit Mme  Makepeace. Bien sûr, ç’avait été une effrontée d’encourager son amoureux, mais pour finir elle a bien agi, et le Seigneur a dû la récompenser.

— Je ne peux pas dire qu’il l’ait fait, car deux mois après, pas plus, le Seigneur Lineacre s’est enfui avec la fille du pasteur, et a cette époque-là Lord Meldrum était à la guerre, si bien qu’elle n’a eu ni l’un ni l’autre.

— Peut-être, dit sèchement Mme  Makepeace peut-être était-ce cela la récompense.

— À mon avis, dit Robert, c’était un tas d’imbéciles.

— Et pourquoi donc ? demanda Jonathan.

— Ils passaient leur temps à prendre et à rendre, trop pleins de leur grandeur pour avoir vraiment envie de quelque chose, « avec votre permission », et « si vous voulez bien », entrant et sortant, comme des lièvres par une musse.

— Eh bien, mon amour, dit sa mère, qu’aurais-tu fait, toi ?

— On ne s’occupe pas de ce que fait un vacher-berger, mère, fit-il en riant.

— Enfin, que penses-tu qu’ils auraient dû faire ?

— Chacun d’eux aurait dû donner à la dame un bon baiser, bien claquant, en la prenant dans ses bras, sans lui laisser le temps de penser aux habits de velours et aux lords. Et celui dont le baiser ne lui aurait pas plu aurait dû renoncer à elle.

— Comment ? À sa femme légitime ?

Le visage de Jonathan était un modèle de stupeur.

— Mon ami, lui cria sa femme, regarde où tu vas avec ce couteau.

— Si le baiser du Seigneur ne lui avait pas plu, c’est qu’elle n’aurait pas été sa femme légitime, dit Robert, ou peut-être aurait-elle aimé recevoir le baiser de l’un et préparer le porridge de l’autre, et moi je dis : laissez-la faire. Maintenant, je vais trouver le maître pour lui demander la permission.

— Bougre, dit Jonathan, le petit devient cruel.

Et tout en secouant la nappe du souper sur les charbons du foyer, Mme  Makepeace se disait pensivement : « Il a tout à fait les idées de son papa. »

En attendant, « les idées de son papa » étaient assez penaudes lorsqu’il entra, sa casquette à la main, dans le bureau d’Isaïe.

— Je voudrais encore un jour de liberté, s’il vous plaît, monsieur.

— Encore un ?

— Oui.

— Toujours pour la musique ?

— Non, monsieur.

— Alors pour quoi ?

— Une affaire personnelle.

— Oh ! Isaïe l’observait. Vous n’allez pas vous marier ?

— Pas encore, dit posément Robert, et il ajouta dans le secret de son cœur : « pas jusqu’au jour où j’épouserai votre fille, Monsieur Lovekin. »

— Et si je disais non ?

— J’irais sans permission.

— Et si je vous donnais congé ?

— Si vous voulez. Je pense que je pourrais mener la charrue pour d’autres comme je l’ai fait pour vous.

— Mais vous voulez vous absenter demain ?

— Oui.

Et tout à coup, saisissant l’ironie de la situation, Robert se mit à rire. Il allait sauver la fille de Lovekin de ce que celui-ci estimerait pire que la mort (« car elle sera sur le trottoir dans huit jours, si elle s’en va à Londres comme ça, la pauvre petite innocente », se disait-il), et Isaïe le menaçait de le congédier ! Il ne pouvait rien dire, premièrement parce que, si Isaïe savait que sa fille avait projeté de le tromper, il ne le lui pardonnerait jamais, secondement parce que lui, Robert, ne pouvait guère dévoiler son procédé pour recevoir des renseignements particulier.

— De quoi riez-vous ? De moi ? demanda Isaïe.

— Grand Dieu, non, monsieur.

— De la coquine qui vous tient ?

— Ah oui, c’est ça, dit Robert assez rudement, car il savait très bien quelle terrible rebuffade il allait recevoir de Gillian, c’est à la coquine que je pense.

— Eh bien, allez, s’il le faut, dit Isaïe, vous ne valez pas mieux qu’étant gamin, toujours à vous révolter. Et puis vous feriez pas mal de donner des barbotages chauds à la jument. Elle est en mauvais état, que c’en est honteux.

— Parfaitement, monsieur, et merci bien.

Robert soigna lui-même la jument, bien que cela lui prit un temps dont il avait réellement besoin. Tout en s’en allant ensuite vers le Donjon, et de là à l’embranchement — d’heureuse mémoire — pour y attraper le train de minuit pour Silverton, il commençait à sentir qu’il avait eu une journée plutôt remplie. Et voyant qu’il avait reçu de la Providence — et en recevrait, pensait-il — plus de gifles que de pommes, il voulut compenser cela en songeant à une petite chanson. Mais il ne la chanta pas. Sans trop savoir pourquoi il ne tenait pas à ce que même les lapins qui traversaient la route aux rayons de la lune, ou la chouette en chasse qui faisait une tache légère, entendissent sa chanson. Personne, pas même Gillian, ne la connaîtrait jamais, Gillian moins que personne. Alors, à quoi bon la composer ?

« Mais si tu commences à te demander pourquoi, mon garçon, s’admonesta-t-il, tu t’engageras sur la route sans fin. »

Et en avançant sur les sentes à moitié inondées où il s’éclaboussait, et où tous les arbres s’égouttaient sur lui, tandis qu’un nuage cachait par moment la lune, il se dit à lui-même cette petite chanson :

Je ne veux pas me bâtir un nid !
Il n’en existe qu’un
que je voudrais dérober :
c’est celui où Gillian abrite
sa tête semblable à une pomme de pin brune.

Je ne veux pas voler les corbeilles d’osier !
Pas une ruche ne vaut mon argent,
ne vaut même un liard,
seul en est digne le miel vierge et blanc
du jardin de Gillian.

Arrivé à Silverton entre minuit et une heure, Robert s’étendit sur un banc du quai dans la gare et s’y endormit. À l’aube, après avoir avalé une tasse de café dans un débit, il partit pour la roulotte de Johnson, qu’il trouva assis sur les marches, son inévitable pipe à la bouche.

— Comment as-tu été si vite informé ? lui demanda Robert.

— Quand j’ignore une chose qui se passe dans cette ville, c’est qu’elle n’en vaut pas la peine.

— Mais ça, c’était à l’intérieur de la maison, probable ?

— Y a la femme de ménage, y a le papier buvard, et l’indicateur des trains, et les bagages. Et puis elle a été à la gare.

— Elle avait peut-être l’intention de rentrer chez elle ?

— Elle dit qu’elle va rentrer, mais ce n’est pas pour l’embranchement qu’elle a demandé un billet.

— À quelle heure, son train ?

— À midi vingt, juste pendant l’enterrement. C’est une fine mouche, mais pas assez rusée pour Johnson.

— Je te remercie beaucoup.

— À ton service, Rideout. Je crois que notre amitié est solide.

— Je le pense aussi.


Neuf heures aux carillons d’or et d’argent.

Dix heures.

Onze heures.

Sans compter toutes les demies et les quarts dans l’intervalle !

Le temps n’avait jamais paru si long à Robert.

Midi !

Il se tenait sur le quai de départ pour Londres, juste au pied de l’escalier, elle ne pourrait pas lui échapper.

De l’extrémité d’une travée, le train d’une heure se mettrait en mouvement pour l’embranchement. Il se formait en ce moment.

Midi dix… midi et quart.

— Gillian ! Ah, Seigneur Dieu, soupira Robert, elle est plus jolie que jamais.

Et il attendit. Son plan était de guetter l’instant favorable, juste avant le départ du train.

Midi vingt… « Maintenant ou jamais, » se murmura Robert. Elle avait mis son sac dans le compartiment et achetait un bun.

— Gillian, dit Robert, je suis venu pour vous ramener à la maison.

La figure de Gillian était blême de consternation. L’attaque brusquée de la volonté de Robert la faisait trembler : elle voyait à sa figure que ç’allait être un combat à mort.

— Je vais en visite autre part, dit-elle sur un ton de défi.

— Non !

Gillian frappa du pied et en mit un sur le marche pied. Elle sentait peser lourdement sur son épaule la main droite de Robert, qui, de la gauche prenait son sac.

— Voulez-vous, dit-il, venir tranquillement jusqu’au train pour l’embranchement ?

— Jamais, jamais, jamais je n’irai, dit-elle, et elle fondit en larmes.

Les employés fermaient les portières, le chef de train tenait son drapeau tout prêt.

Sans plus de façons, Robert la saisit dans ses bras.

— Ma femme se trouve mal, expliqua-t-il aux employés surpris. Elle est obligée d’attendre le prochain train. Elle a été élevée par une grand’mère, voyez-vous, et est un peu délicate.

Et le vacher-berger suivit tranquillement le long quai, tenant d’un bras la fille de son maître et de l’autre le sac de cette demoiselle, il les mit l’une et l’autre dans le train menant à l’embranchement qui attendait, y monta, ferma la portière, s’essuya la figure et se prépara au pire.