Traduction par Maurice Rémon.
Éditions du siècle (p. 145-159).

CHAPITRE XII

À l’enseigne de « La Sirène ».


— Eh bien, maman, dit Jonathan, rentrant ruisselant de pluie, un affreux matin vers la fin de février, voilà bien le « février-qui-remplit-les-fossés », pas d’erreur. Un temps de canard. Tu feras bien de mettre ton capuchon pour aller à la ferme.

— Est-ce que ce n’est pas aujourd’hui que M.  Elmer emménage ? demanda Mme  Makepeace à Robert qui entrait.

— Ah ! le diable les emporte, et il faut que j’aille leur donner un coup de main.

— Eh bien, faut espérer que sa ménagère a un bon manteau bien solide sur le dos et pas une de ces pelures du Pays de Galles qu’aime tant Mlle  Gillian, dit sa mère avec un regard plein de douceur de ses yeux bruns à Robert. Et, à propos de celle-là, le maître a eu une lettre d’elle hier. — Robert était très occupé à arranger ses guêtres — Elle a été baguenauder sur la rivière avec un gentleman et… oh, Bob, elle ne s’est pas noyée.

— Elle s’est fiancée ? dit-il.

— Tu prononces ce mot-là, fit Jonathan, comme si se noyer et se marier c’était tout un. Ça me rappelle l’histoire de Chamfrey Parrish, le vieux Seigneur Chamfrey Parrish de Boltings End. Ça devait en être un type prévoyant ! Sa fille allait se marier, et il envoya un tas de lettres d’invitation, et il fit préparer la fête et commanda de beaux habits. Mais le vieux seigneur Chamfrey voulut que tous les habits des hommes, bleu-bouteille, soient doublés de noir — c’étaient des parents pauvres et il leur offrait leur costume. Toutes les robes de femmes qu’il donnait étaient roses, mais il exigea qu’elles soient également doublées de noir.

Et sa fille eut beau pleurer et tout le monde rechigner, il fallait accepter ou renoncer à assister à la cérémonie. Enfin Mlle  Mathilde était prête et les demoiselles d’honneur se disposaient à la suivre et les hommes se rangeaient à la file dans leurs habits bleus, quand voilà quelqu’un qui accourt en criant : « Le fiancé vient de se tuer avec l’espingole de son père. » Tout le monde était sens dessus dessous excepté le vieux Chamfrey qui dit : « Retournez vos habits «, qu’il leur dit. Alors on chuchota un moment, on s’agita, et y en a un qui dit : « Mais vous ne pouviez pas savoir qu’il allait faire ça ! » Sur quoi le seigneur Chamfrey le regarde tranquillement et dit : « Je connaissais Mathilde. » Hein, c’en était un type de précaution, pour sûr, le vieux Chamfrey.

Mme  Makepeace, qui avait longuement essayé de persuader la porte du four de se fermer sans bruit, la claqua alors avec un certain soulagement. Elle n’interrompait jamais une histoire de Jonathan et riait toujours aux bons endroits, mais elle éprouvait du regret pour celui qui n’avait de sa vie raconté une anecdote et qui écoutait celles des autres avec un sourire tranquille et ironique.

— Fiancée, mère ? répéta Robert, comme un homme qui étouffe à moitié dans une eau profonde.

— Ni fiancée, mon chéri, ni sur le point de l’être. Mais le pauvre monsieur a pris froid et va très mal, et on reproche, semble-t-il, à Mlle Gillian, d’avoir été si entreprenante et de l’avoir entraîné sur l’eau par un grand froid.

— Mais, Dieu vous protège, mère, ce que peut faire une petite mignonne comme Gillian, un grand et fort gaillard doit sûrement en être capable.

— Il n’est ni fort ni jeune, mon garçon, et il faudra faire bien attention à ne pas dire Gillian tout court devant le maître.

Mais Robert, sifflant comme tout un arbre plein d’oiseaux, était sorti sous la pluie qui tombait à torrents. Malgré l’averse qui lui fouettait la figure et les bruyères mouillées qui lui battaient les jambes, et la perspective d’une journée de travail pour un homme qu’il n’aimait pas, il n’en sifflait pas moins tous les airs de Gruffydd qu’il pouvait se rappeler. Il y avait au loin un trou bleu dans le ciel pluvieux, les agneaux faisaient entendre leur voix tremblante avec une jeune ardeur, le printemps était en route et s’attardait seulement un peu sur les montagnes du Sud, et Gillian, Gillian, Gillian n’était pas fiancée.

Robert posa ses mains sur la haute barrière qui séparait les terres des Gwlfas de la lande et, d’un bond, prompt comme l’éclair, la franchit, parce que Gillian était libre, et tout en marchant il composa une petite chanson.

Le printemps sommeille là-bas
dans les montagnes du Sud,
une rose à la bouche,

Il y a de la glace sur l’étang, dans le bercail
errent bêtes et gens
transis de froid.

Le printemps nous ranimera
et l’alouette des bois chantera,
des brins d’herbe verte surgiront,
il y aura de l’or sur les genêts,
le blé pointera à travers la terre grasse,
mais j’en sais un qui restera glacé par l’hiver
jusqu’à ce que Gillian rentre à la maison.


Quand il l’eut achevée il la chanta, et les pluviers, enivrés comme lui, lui répondirent à travers les grises murailles de pluie qui se dressaient de chaque côté de lui comme celles d’un couloir de verre.

Il n’y avait pas trace d’Elmer ou de ses affaires, rien que les restes du déménagement de Thatcher, brins de paille et morceaux de papier, boîtes et verres cassés, fleurs mortes dans leurs pots et tiges brisées de plantes grimpant le long de la clôture. Robert avait la clef que lui avait confiée Elmer. Il entra, ramassa les détritus sur le sol de la cuisine et alluma du feu. Il était plein d’entrain.

« À présent, dit-il, quand ils arriveront, on ouvrira en deux temps et trois mouvements une caisse de porcelaine et on leur fera une tasse de thé. Cette pauvre femme sera gelée si elle est seulement à moitié aussi délicate que Gillian. Si c’était Gillian… et si j’avais mon mot à dire sur la façon de l’habiller, je lui achèterais un bon manteau de pilote bien épais, comme celui que porte l’oncle de M. Mooney de la Croix-des-Pleurs quand il revient de la mer, et je l’envelopperais dedans et dans deux ou trois couvertures, et puis — il tendit les bras — dans ceux-ci. Où diantre ai-je mis ces sacrées allumettes ? »

Silence dans la vieille hôtellerie : rien que le sifflement du vent dans les viornes, le grignotement lointain d’un rat… et quoi de plus sinistre que le grignotement des rats et des souris en plein jour ? Les fenêtres, ruisselantes de pluie, ressemblaient à celles de quelque château sous-marin que la lourde et immobile mer grise, en se gonflant, menace d’enfoncer.

Robert alla tirer un seau d’eau au puits et avec un vieux balai au rebut lava les carreaux de la cuisine, puis s’assit devant le feu sur une caisse à sucre et attendit en fumant. Enfin il perçut un bruit vague qui troublait légèrement le silence et la solitude, qui semblaient imperturbables… il augmenta et aboutit à un bruissement sourd que n’accompagnait aucune voix : morose prise de possession, sans bavardages, sans rires, sans échanges de plaisanteries ni gaîté.

« Eh bien, pensait Robert, ils sont rudement muets… mais après tout ce ne sont jamais que la ménagère du bonhomme et son valet. Il ne s’agit pas d’une mariée qui arrive chez elle. »

Le bruit se résolut en une tache d’ombre, deux oreilles pointées, une vapeur de respiration et la voix d’Elmer criant :

— C’est vous, Rideout ?

— Oui.

— Nous sommes aussi en retard que des pommes amères, dit l’autre. Nous avons eu une déveine du diable et nos chariots se sont embourbés à un mille d’ici dans cette fondrière, près de la source du ruisseau. Mais les voilà qui arrivent. Ça — avec un signe de tête de côté — c’est Ruth : elle est muette.

— Muette ?

— Mais oui… c’est une enfant trouvée et une muette. Je l’ai prise à mon service par pitié. C’est une drôle de créature, une indifférente, mais je la garde, sans ça elle serait à la rue.

— À la rue sans ça, répéta Robert d’un air stupide, et il ne cessait de regarder la femme restée dans le cabriolet et il sentait, suivant son expression, « son cœur se fondre en eau ».

Muette et complètement perdue dans le vaste monde ! Pas de parents, pas de voix, pas d’amour, rien. Elle était assise là, dans une telle atmosphère d’abandon qu’il était presque impossible de lui parler. Autant crier « Ohé ! » à un navire sans feux, comme l’avait fait une fois l’oncle de M.  Mooney — crier « Ohé !» à un navire enveloppé de silence, et le voir — comme l’oncle de M.  Mooney jurait l’avoir fait — manœuvré sans un bruit par des fantômes. Dans l’immense néant qu’habitait cette femme, qu’était-ce qu’un mot ?

Les viornes pliaient sous la pluie et en dessous la bruyère soupirait. Robert regardait toujours la femme qui avait le silence pour demeure. Qu’y avait-il ? Elle était, comme disait Elmer, indifférente, bizarre. Ses cheveux noirs pendaient en mèches désordonnées autour de sa figure. Mais ce visage ! Taillé dans une matière plus dure que ceux qu’il connaissait, taillé dans un granit sombre et crevassé, torturé, farouche et sauvage, et pourtant, en un sens, magnifique. Et ses yeux ! Oui, c’est là que résidait le secret. Il était dans ces yeux noirs, non pas d’un noir de velours, mais de cette teinte plus rare, de ce noir clair et lumineux d’une eau d’ébène qu’éclaire la lune dans un bief de moulin… d’un noir clair, avec des pupilles de velours, voilés de gros cils lourds, surmontés d’épais sourcils et beaucoup trop grands pour sa figure blafarde. Telle était la sauvage, la sauvage angoissée, qui se présentait sous le nom banal de ménagère d’Elmer et qui maintenant, sur un tranchant « En bas ! » lancé comme à un chien, se préparait à descendre du cabriolet et à commencer sa besogne. Robert la porta presque pour l’aider à sauter à terre. Elle était très petite, plus que Gillian, et beaucoup plus menue, car toute svelte qu’elle fût Gillian était potelée.

Elle regarda Robert pendant qu’il la tenait et les grands yeux noirs transmirent un message indéchiffrable aux yeux gris pleins de bonté. Puis elle entra dans la maison silencieuse.

— Et voici Fringal, reprit Elmer avec un autre signe de tête.

Fringal, de derrière la voiture sur laquelle il semblait perché comme un singe, leva les yeux des caisses et paniers qu’il déchargeait, et fit un léger salut de la tête, avec la vivacité d’un hochequeue. Il était rose, ridé, édenté et gai, mais d’une gaîté qui ne dépassait jamais une certaine limite. Il ressemblait à un parc où le promeneur trouve à chaque pas des écriteaux disant : « Chemin interdit » ou « Toute infraction au règlement sera punie d’amende », si bien qu’il s’aperçoit vite que le terrain qu’il lui est permis d’explorer est extrêmement petit.

— C’est le vieux de la montagne, dit Elmer.

— Gallois ? demanda Robert à Fringal qui se tordit dans un rire absolument silencieux.

— Non, dit Elmer, il n’est pas Gallois ; je ne sais pas ce qu’il est, mais il rit quand on l’appelle Gallois. Ruth est galloise, et ça le fait rouler.

Robert pensa tout bas que Fringal prêtait plus à rire que Ruth, qui éveillait plutôt une idée de larmes que de joie. Mais ni Elmer, déchargeant ses objets les plus précieux devant sa nouvelle demeure, ni Ruth ou même Fringal ne lui parurent amusants. Penser que tous les trois seraient enfermés la nuit dans cette maison lugubre, lui donnait positivement la chair de poule,

— Y a-t-il de la vaisselle, demanda-t-il, une théière et des tasses ?

— Pourquoi diable ?

— Je ferais une tasse de thé, dit Robert, avec la nuance de mauvaise humeur que trahissait toujours malgré lui sa voix quand il parlait à Elmer.

— Faites-en faire une à Ruth, c’est plus naturel, répliqua Elmer. Elle est là pour travailler.

— Je m’en garderais bien.

Mais l’ironie de Robert fut perdue pour Elmer, occupé à décharger des caisses que Fringal portait dans la maison. Robert y entra également.

Ruth à genoux devant la plus grande caisse se battait furieusement, bien qu’avec calme, contre la grosse corde. Elle avait ôté son manteau, que Mme  Makepeace n’aurait pas manqué d’appeler une pelure galloise, et ses minces épaules pointaient sous une robe fanée en coton imprimé.

— Laissez-moi faire ça pour vous, dit Robert, vos bras sont comme des allumettes, ma pauvre enfant Elle lâcha la corde et regarda les mains du jeune homme déjà à l’ouvrage avec maîtrise. Elle se rejeta en arrière, croisant ses petites mains rudes, tandis que son chapeau extravagant dégouttait sur ses épaules, et elle leva lentement les yeux des mains de Robert sur sa figure. La caisse était ouverte.

— Là, voilà justement ce que je cherchais ; maintenant que nous avons un peu d’ustensiles, nous sommes chez nous, ma fille.

Robert prenait ce ton léger pour dissimuler le désir de pleurer presque intolérable que lui inspirait cette malheureuse créature. Il n’avait encore jamais éprouvé cela à ce point. La terrible étreinte de la pitié, plus angoissante, plus tenace que celle de la terreur, la profonde, la furieuse pitié qui conduisit le Christ au calvaire et qui a rendu certains hommes fous, serrait le cœur de Robert Rideout comme jamais elle ne l’avait fait dans la bergerie ou dans la hutte de l’agnelage. Il la sentait là, il la sentait à travers toutes les choses sombres et amères qui se cachent sous la vie riante des fermes comme sous l’existence joyeuse du monde. Il n’avait encore rien vu de comparable à cette femme. Elle portait en elle, semblait-il, l’infinie, la silencieuse agonie des créatures muettes : leur mutisme était aussi le sien, seulement elle était capable de raisonner. Ainsi que se le disait Robert : « Elle peut calculer ce que font deux et deux, elle connaît les choses, ce n’est pas une brute, et voilà le malheur. »

Et tout en déballant tasses et soucoupes il murmurait :

— Les mots lui manquent, voilà ce que c’est, une douleur brûlante et les mots qui manquent.

Et les yeux sombres et brillants ne le quittaient pas.

— Où est la bouilloire ? demanda-t-il. Allez m’en chercher une, ma petite.

Docilement elle se leva pour aller prendre, sous la pluie, une bouilloire dans la charrette.

— Maintenant ôtez votre chapeau, car ce n’est plus qu’un chiffon trempé, et puis vous irez laver ces tasses à la pompe pour les débarrasser de la paille.

Impassible elle fit tout ce qu’il lui disait, avec une obéissance qui lui fit l’effet d’être celle d’un chien souvent battu. Son effort de jovialité échouait devant elle.

— Là, dit-il, maintenant nous allons mettre le couvert et vous vous assoirez à la table pour nous servir le thé.

Elle prit la place qu’il lui indiqua, sans que changeât son expression morne, stupide et comme ahurie. Elle n’essaya pas de réchauffer devant le feu ses mains bleues de froid et il remarqua qu’elle claquait des dents. Pourtant, elle restait assise, droite et contrainte, exactement où il le lui avait dit : c’était intolérable. Il sentait derrière ses yeux une douleur cuisante. Il n’était pas habitué à une souffrance comme celle-là. Dans la maison joyeuse de sa mère, la pitié ne se saisissait pas de vous, encore qu’elle pût s’en approcher du dehors. Mais ici ! Ici la pluie inondait les vitres, par où pénétrait un demi-jour matinal, les herbes geignaient tristement au dehors, et de l’obscurité, au delà de la lueur du feu, par les yeux d’une femme, le regardait l’âme de la création qui se lamente et qui peine, l’âme du crucifié.

Il se leva, envoya promener du pied la caisse sur laquelle il était assis et s’approcha d’elle.

— Écoutez, dit-il, ne faites pas ce que je vous dis, n’allez pas où je vous l’indique, pour l’amour de Dieu ! Et ne frissonnez pas quand je viens près de vous. Allons, vous êtes transie de froid, et ça ne m’étonne pas, vêtue comme vous l’êtes. Tenez, laissez-moi vous frotter les mains.

Il les lui frotta si fort qu’il devait lui faire mal : Gillian en aurait crié, mais pas elle. Elle suivait des yeux avec étonnement les grandes mains de Robert qui montaient et descendaient vivement sur les siennes, et quand, ayant fini, il se redressa et lui demanda : « Un peu dégelée ? » elle leva les yeux sur les siens avec une expression nouvelle, qu’il connaissait bien : c’était la confiance, la foi. C’était encore plus qu’il ne devinait, car c’était le début de l’adoration. Tandis qu’il se tenait là, debout, anxieux, bienveillant et le cœur déchiré, avec ces yeux attachés à sa figure, il remarqua qu’un changement se produisait aux coins de la bouche de Ruth. Et soudain, timide, rayonnante, elle sourit.

Il se tourna vers la porte et appela Elmer, non sans irritation.

— Quand viendrez-vous prendre votre thé ? Il refroidit pendant que vous attendez.

— Je viens, je viens, cria Ralph de la grange, d’où arrivaient en même temps des gloussements furieux de volailles qu’on remettait en liberté et d’où s’avançait aussi Fringal avec un accès de rire silencieux.

— Eh bien, Rideout, dit Elmer en entrant, vous avez fait de cette baraque un vrai foyer, le doux foyer. Du whisky ?

— Non, donnez-lui-en, à elle.

— Elle n’en boit pas. Par tous les diables, eh bien, où irions-nous, Seigneur ? Et les impôts ?

Fringal se tordait à ces idées d’économie.

— Donnez-lui en, ordonna Robert en tendant la main vers la bouteille, mais Elmer la saisit. Enfin, si vous ne voulez pas, vous ne Voulez pas. Tant mieux pour moi : Bob Rideout va rentrer chez lui faire sa besogne et va laisser Monsieur Elmer achever la sienne tout seul.

Elmer le regarda un instant fixement, se mit à rire, et comprenant que Robert parlait sérieusement, lâcha la bouteille.

Robert en versa dans une tasse, ajouta de l’eau chaude et le donna à Ruth.

— Ne bois pas ça ! commanda Elmer. J’en ai besoin, moi, et Fringal aussi, et à toi ça va t’échauder l’intestin.

— Ah, mes bons messieurs, s’écria Fringal, la face plissée de joie, c’est bien tentant. J’en avalerais en effet volontiers une gorgée, car il fait un temps de canard

— Donne-ça à Fringal, jeta Elmer, Si tu te mets à caresser la bouteille, ma fille, qui donc tiendra le bar ?

— Buvez-le, dit posément Robert.

Elle but, en toussant, sur quoi Fringal se tordit de plus belle. Puis elle rendit la tasse à Robert et sourit pour la seconde fois. Elmer pinçait les lèvres, et Robert lui rendit la bouteille.

— Là, dit-il, maintenant que la pitié a eu sa part, vous pouvez disposer du reste.

— Merci beaucoup, parbleu, pour du whisky qui est à moi.

— À vous ? demanda Robert. Qu’est-ce qui est à vous ? Voilà un mot qui ne me plaît pas.

— Parce que vous n’avez rien qui vous appartienne, riposta Elmer. Qu’est-ce qui est à moi, dites-vous ? Mais cette auberge, ces chariots qui viennent, ce whisky et les moutons dans la prairie.

— Et cette femme ?

— Par Dieu oui… à qui donc serait-elle ?

— On croirait presque, dit lentement Robert, les yeux fixés sur Elmer, que vous l’avez épousée.

Les yeux d’Elmer se fermèrent à moitié, comme s’il voulait cacher leur expression et brusquement, la bouche de Fringal tomba légèrement.

Les yeux noirs, dans leur coin sombre, semblèrent refléter les trois hommes comme un miroir.

Et là-dessus Elmer poussa un éclat de rire bruyant.

— Hein, cria-t-il, marié à ça ? À cette Marie-Salope ?

Mais toute la journée, en travaillant, Robert revoyait ces yeux mi-clos, cette mâchoire tombante de Fringal, et entendait ce silence qui les avait enveloppés dans cette minute de tension.

— Monsieur Elmer ! Monsieur Elmer ! cria une voix rauque qui se perdait dans la tempête, c’est bien ici Monsieur Elmer, à l’enseigne de La Sirène ?

Un roulement pesant se rapprocha, puis cessa, et il sembla qu’il n’avait jamais existé, comme si les roues étaient venues à l’auberge du bout du monde et n’auraient plus jamais besoin d’aller plus loin. Deux charretiers, en cottes de velours à côtes mouchetées de boue, avec limousine par dessus, se tenaient sur le seuil.

— Ah, vous avez fini par en sortir, dit Elmer. Sale route, hein ?

— Oh, oui, sale route et sale temps.

Les rouliers regardaient d’un air de défiance la maison aux fenêtres sombres, si isolée et sinistre dans la lande sauvage.

— Y a eu une mort ici ? demanda l’un d’eux.

— Mais oui.

— Je m’en doutais.

— N’importe quelle maison aurait l’air peu accueillante par un temps comme ça, dit Elmer, et il n’y a pas une auberge que la mort ne visite un jour ou l’autre.

— Ah, pour sûr. Mais faut que nous déchargions nos colis et que nous nous dépêchions.

Ils voulaient être loin avant que la nuit ne tombe.

La maison commença à prendre meilleure apparence quand on y eut disposé quelques-uns des meubles d’Elmer, assez ordinaires, mais bons et qui avaient l’air assez contents d’eux pour intimider un fantôme.

— Monsieur Elmer, Monsieur Elmer, cria une seconde voix perdue, et deux autres charretiers apparurent, dans le même costume.

Les sept hommes, soufflant et haletant portaient les lourds fardeaux dans l’intérieur, et Ruth déballait des caisses et balayait la boue et la paille. Les chevaux, une bâche jetée sur leurs flancs fumants, mangeaient du foin, sous les torrents d’eau, comme s’ils étaient réellement les sombres coursiers magiques de naïades dans le pays souterrain où croissent les racines des lis.

L’enseigne de la Sirène se balançait en grinçant au vent qui acquérait de la force, et la fumée sortait à gros flocons des cheminées : la maison prenait un air habité. Mais Robert, qui la considérait avec antipathie, se souvenait d’une chanson de Gruffydd sur une auberge située au bout du monde.

— Ah, songeait-il, c’est bien ça : l’auberge du bout du monde, voilà à quoi elle ressemble. Je ne l’avais jamais vu jusqu’ici.

En posant les crampons de fer qui devaient tenir l’armoire vernie dans la salle, il avait presque l’impression d’enfoncer des clous dans un cercueil.

Et voilà qu’à travers le bruit de la pluie et du vent déchaîné lui parvint une troisième voix perdue : « Patron, patron, est-ce bien ici l’auberge de la Femme Nue ? »

C’était un coureur bohémien, maigre, essoufflé, trempé.

— J’ai à parler à Robert Rideout, dit-il.

Celui-ci vint à la porte.

— Pouvez-vous sortir sous la pluie, dit l’homme ; je ne veux pas vous dire la chose devant les autres.

Robert le conduisit dans la grange.

— Je viens de la part de Johnson, dit le messager, pour vous dire que Gentil est mort, Émilie folle, que Gillian va partir pour Londres et qu’il faut que vous veniez.

Robert sentit qu’il ne risquait pas de s’engourdir.

— Ce soir ? demanda-t-il.

— Non, Johnson a dit demain. Elle a écrit à son père pour avoir de l’argent qui n’arrivera que demain. L’enterrement est pour demain, et pendant qu’ils y seront, elle prendra l’express.

— À quelle heure, l’enterrement ?

— Midi.

— Dites à Johnson que je serai à sa roulotte demain au lever du jour. Maintenant venez manger la soupe et un morceau, c’est moi qui paierai.

Ils revinrent dans l’auberge et plus étrange que jamais semblait à présent la cuisine avec ses longues ombres, son baril de bière près du feu, les rouliers dans leur manteau, le Bohémien efflanqué, Elmer, le vieux de la montagne, Robert lui-même, et la femme tragique et muette qui les servait.