Magasin d'éducation et de récréation (p. 187-210).
◄  IX.
XI.  ►

X

Navigation du canot sur la Montrose. — Contrée aride. — Les cailloux du ravin. — Le barrage. — Retour au mouillage de l’Élisabeth. — Descente de la rivière. — Une vapeur dans le sud-est. — Rentrée à Felsenheim.

Le lendemain, vers six heures, à mer basse, sur les bords de la crique, quelques têtes de roche découvrirent qui n’émergeaient pas la veille. On le constata, d’ailleurs, même au plus bas du jusant, les passes restaient praticables sur une largeur de quarante à cinquante toises. Donc la rivière Montrose demeurait navigable à tout instant des marées. Il en résultait que, si ce cours d’eau s’enfonçait de quelques lieues à l’intérieur du territoire, son embouchure serait assurément choisie pour un premier établissement dont l’avenir ferait peut-être une importante cité maritime. Et telle était la profondeur de l’eau au mouillage de l’Élisabeth près des roches, qu’elle flottait encore par cinq ou six pieds au-dessus d’un fond de sable.

Vers sept heures, des clapotements, avant-coureurs du flux, bruirent le long des roches, et la pinasse n’aurait pas tardé à éviter sur son ancre, si elle n’eût été retenue par l’amarre d’arrière.

M. Wolston et Ernest, débarqués depuis le lever du jour, revenaient en ce moment, après avoir observé l’état de la crique en aval. Ils n’eurent qu’à sauter sur le pont pour rejoindre M. et Mme  Zermatt, Mme  Wolston et sa fille. Manquait Jack, qui, suivi de ses deux chiens, s’était mis en chasse. Quelques détonations signalaient à la fois sa présence aux environs et ses succès de chasseur. Il ne tarda pas à reparaître, la gibecière gonflée de deux couples de perdrix et d’une demi-douzaine de cailles.

« Je n’ai perdu ni mon temps ni ma poudre, dit-il en jetant sur l’avant son gibier au plumage agrémenté de vives couleurs.

– Nos compliments, lui répondit son père, et maintenant ne perdons rien non plus de la marée montante… Largue l’amarre et embarque. »

Jack, ayant exécuté cet ordre, s’élança sur le pont avec ses chiens. L’ancre étant à pic déjà, il n’y eut qu’à la relever au bossoir. La pinasse fut aussitôt saisie par le flot, et, sous la poussée d’une légère brise qui soufflait du large, elle gagna l’embouchure de la rivière Montrose. Puis elle commença à remonter, vent arrière, en tenant le milieu du chenal.

La distance d’un bord à l’autre ne mesurait pas moins de deux cent cinquante à trois cents pieds. Si loin que le regard pût suivre les rives, il ne paraissait pas qu’elles tendissent à se rapprocher. À droite se continuait le parement de la falaise, qui s’abaissait, tandis que le sol haussait graduellement par une pente insensible. À gauche, au-dessus de la berge assez basse, la vue s’étendait sur des plaines coupées de bois et de bouquets aux cimes un peu jaunies à cette époque de l’année.

Après une demi-heure de navigation assez rapide, l’Élisabeth atteignit le premier tournant de la Montrose, qui, se coudant d’une trentaine de degrés, sinuait vers le sud-ouest.

À partir de ce tournant, les berges ne dépassaient pas une hauteur de dix à douze pieds, – qui était celle des plus fortes marées. Cela se reconnaissait aux relais d’herbes laissés entre le fouillis des roseaux acérés comme des baïonnettes. Or, à cette date du 19 mars, les marées d’équinoxe atteignaient leur maximum d’élévation. On en pouvait conclure que le lit de la rivière suffisait à contenir ses eaux, et il ne semblait pas qu’elle eût jamais à se décharger de son trop-plein sur la campagne environnante.

La pinasse filait avec une vitesse de trois à quatre lieues à l’heure, ce qui lui permettrait d’en parcourir sept à huit pendant la durée du flot.

Et Ernest, qui avait relevé cette vitesse, de faire cette observation :

« Ce serait à peu près la distance à laquelle nous estimons que se dressent les montagnes du sud.

– La remarque est juste, répondit M. Wolston, et si la rivière baigne la base de cette chaîne, il sera facile d’y arriver. Dans ce cas, nous n’aurions pas à remettre de trois ou quatre mois l’excursion projetée…

– Cela nous prendrait toujours plus de temps que nous n’en pouvons disposer actuellement, répondit M. Zermatt. Même en admettant que la Montrose nous conduisît au pied de la chaîne, nous n’aurions pas atteint notre but. Il faudrait encore la gravir jusqu’à son sommet, et il est probable que nous n’y parviendrions pas sans de longs efforts.

– Et puis, ajouta Ernest, après la question de savoir si la rivière continue à se diriger vers le sud-ouest, il y a la question de savoir si son cours n’est pas interrompu par des rapides ou barré d’obstacles infranchissables.

– Nous le verrons bien, reprit M. Zermatt. Allons tant que le flot nous poussera, et, dans quelques heures, nous prendrons une décision à cet égard. »

Au delà du coude, les deux rives, moins encaissées, laissaient observer sur une assez vaste étendue la région traversée par la Montrose. Cette région était absolument déserte. Le gibier de toute espèce foisonnait entre les herbes, entre les roseaux des berges, des outardes, des coqs de bruyère, des perdrix, des cailles. Si Jack eût envoyé ses chiens fourrager le long des rives et dans les terres voisines, ils n’eussent pas fait cent pas sans poursuivre des lapins, des lièvres, des agoutis, des pécaris, des cabiais. À ce point de vue, ce territoire valait les alentours de Falkenhorst et des métairies, – même pour l’engeance simienne qui cabriolait d’un arbre à l’autre. À quelque distance filaient aussi des bandes d’antilopes, de la même espèce que celles qui étaient parquées à l’îlot du Requin. Des troupeaux de buffles se montraient également à plus d’une lieue dans la direction de la chaîne, et, parfois, on voyait bondir au loin des troupes d’autruches, moitié courant, moitié volant. Ce jour-là, M. Zermatt et ses deux fils ne les prirent pas pour des Arabes comme les premières qu’ils avaient aperçues des hauteurs de l’ermitage d’Eberfurt.

Jack, on l’imagine sans peine, enrageait d’être cloué sur le pont de l’Élisabeth, de ne pouvoir sauter à terre, d’assister au passage de ces quadrupèdes et de ces volatiles sans les saluer d’un coup de fusil. Il est vrai, à quoi eût servi d’abattre ce gibier, puisque la nécessité ne le commandait pas ?… « Aujourd’hui nous ne sommes pas des chasseurs, lui répétait son père, nous sommes des explorateurs, et plus spécialement des géographes, des hydrographes en mission dans cette partie de la Nouvelle-Suisse.»

Le jeune Nemrod ne voulait pas entendre de cette oreille et il se promettait bien, dès que la pinasse serait au prochain mouillage, d’aller battre les environs avec ses chiens. Il ferait de la géographie à sa manière : il lèverait des perdrix et des lièvres au lieu de lever des points d’orientation. Ceci, c’était la besogne du savant Ernest, désireux d’ajouter sur sa carte les nouveaux territoires situés dans le sud de la Terre-Promise.

Quant aux carnassiers, à ces fauves, qui, on le sait, fréquentaient les bois et les plaines à l’extrémité de la baie des Perles et aux approches de la vallée de Grünthal, aucun ne fut signalé sur les rives de la Montrose pendant le cours de cette navigation. Fort heureusement, ni lions, ni tigres, ni panthères, ni léopards ne se montrèrent. Par exemple, les hurlements des chacals ne firent pas défaut à la lisière des bois du voisinage. On en devait conclure que ces animaux, qui appartiennent au sous-genre chien, compris entre le loup et le renard, formaient majorité dans la faune de l’île.

Ce serait un oubli que de ne pas mentionner également la présence de nombreux oiseaux aquatiques, des pilets, des canards, des

sarcelles, des bécassines, qui volaient d’une berge à l’autre ou se blottissaient parmi les roseaux. De telles occasions de satisfaire ses goûts et d’exercer son adresse, jamais Jack n’eût consenti à les perdre de bon gré. Aussi tira-t-il quelques coups très heureux, et personne ne les lui reprocha, si ce n’est peut-être Annah, qui demandait toujours grâce pour les bêtes inoffensives.

« Inoffensives… mais excellentes… lorsqu’elles sont cuites à point ! » répondait Jack.

Et de fait, on ne put que se féliciter de ce que le menu du déjeuner et du dîner se compléterait d’une couple de pilets et de canards sauvages que Falb alla ramasser dans le courant de la Montrose.

Il était un peu plus de onze heures, lorsque l’Élisabeth atteignit un second coude de la rivière, qui revenait plus à l’ouest, ainsi qu’Ernest le constata. De sa direction générale, on put déduire avec assez de probabilité qu’elle descendait de la chaîne, encore éloignée de six à sept lieues, laquelle devait lui fournir un apport considérable.

« Il est fâcheux, dit Ernest, que la marée touche à son terme, et que nous ne puissions pousser plus loin…

– Fâcheux, en effet, répondit M. Zermatt, mais voici qu’elle est étale, et le jusant ne tardera pas à se faire sentir. Or, comme nous sommes à l’époque des plus hautes mers, il est certain que le flot ne dépassera guère ce tournant de la Montrose.

– Rien de plus évident, affirma M. Wolston. Il reste donc à décider si nous mouillerons en cet endroit, ou si nous allons profiter du jusant pour revenir à la crique que la pinasse pourrait atteindre en moins de deux heures.»

L’endroit était charmant, et chacun, il faut le dire, éprouvait grande envie d’y demeurer toute la journée. La berge de gauche formait une anse, dans laquelle venait se jeter un petit affluent d’eau vive et fraîche. Au-dessus se penchaient de grands arbres, à feuillage épais, remplis de pépiements et de coups d’ailes. C’était un bouquet de ces puissants figuiers d’Inde, presque semblables aux mangliers de Falkenhorst. En arrière, des groupes de chênes verts étalaient leur large parasol que le soleil ne pouvait percer. Puis, au fond, sous le dôme des goyaviers et des cannelliers, le long du rio tributaire, se glissait une fraîche brise qui balançait les basses branches comme des éventails.

« En vérité, dit Mme  Zermatt, voilà un coin délicieux, tout indiqué pour y bâtir une villa !… Il est dommage que ce soit si loin de Felsenheim…

– Oui… trop loin, ma chère amie, répondit M. Zermatt. Mais cet emplacement ne sera pas perdu, crois-le bien, et il ne faut pas tout prendre pour soi !… Ne veux-tu donc rien laisser à nos futurs concitoyens ?…

– Soyez certaine, Betsie, dit Mme  Wolston, que cette partie de l’île, arrosée par la rivière Montrose, sera très recherchée des nouveaux colons…

– Et, en attendant, dit Jack, je propose d’y camper jusqu’à ce soir et même jusqu’au matin…

– C’est la question à résoudre, déclara M. Zermatt. N’oublions pas que le jusant peut nous ramener à la crique en deux heures, et que nous serions rentrés demain soir à Felsenheim.

– Qu’en pensez-vous, Annah ?… demanda Ernest.

– Que votre père décide, répondit la jeune fille. Cependant, je conviens volontiers que l’endroit est agréable et mérite qu’on y reste un après-midi.

– D’ailleurs, reprit Ernest, je ne serais pas fâché de prendre encore quelques relèvements…

– Et nous de prendre quelque nourriture !… s’écria Jack. Déjeunons, de grâce, déjeunons ! »

Ce fut chose convenue, on resterait à ce coude de la Montrose l’après-midi et la soirée. Puis, au prochain jusant, vers une heure du matin, la nuit étant claire, – une nuit de pleine lune – la pinasse descendrait sans aucun risque le courant de la rivière. À partir de la crique, selon l’état de la mer et la direction du vent, ou elle irait relâcher à la baie de la Licorne, ou elle doublerait le cap de l’Est pour gagner Felsenheim.

La pinasse ayant été amarrée par l’avant au pied d’un arbre, son arrière se rabattit presque aussitôt vers l’aval, – preuve que le jusant commençait à s’établir.

Après le déjeuner, Mme  Zermatt, Mme  Wolston et Annah acceptèrent de s’installer au campement, tandis que des reconnaissances seraient poussées sur la campagne environnante. En effet, il importait d’obtenir un aperçu plus complet de cette région. Voici donc ce qui fut décidé : d’un côté, M. Zermatt et Jack iraient en chasseurs le long du petit affluent sans trop s’éloigner de son embouchure, et, de l’autre, M. Wolston et Ernest, embarqués dans le canot, remonteraient la rivière aussi loin qu’ils le pourraient, de manière à être de retour à l’heure du dîner.

On ne voyait aucun danger à laisser Mme  Zermatt, Mme  Wolston et Annah au campement. D’ailleurs, elles ne firent point d’observation à ce sujet. Dans tous les cas, si besoin était, il leur serait facile de rappeler les deux chasseurs en tirant une des petites pièces de la pinasse, chargées à poudre seulement. Et Jack ayant demandé à la jeune fille si elle n’aurait pas peur de faire tonner l’artillerie du bord, celle-ci répondit qu’elle n’en était pas à s’effrayer d’un coup de canon, et ferait feu dès que Betsie lui en donnerait l’ordre.

Au surplus, M. Zermatt et son fils ne devaient pas s’éloigner de ce tournant de la Montrose. Sous ces taillis giboyeux, l’occasion ne leur manquerait pas d’utiliser leur poudre et leur plomb dans un rayon d’une demi-lieue et les fusils seraient certainement entendus du campement.

Le canot, manœuvré à l’aviron par M. Wolston et Ernest, partit dans une direction opposée en remontant la rivière, tandis que M. Zermatt et Jack suivaient la berge du rio sinueux qui descendait du nord.

Au delà de ce coude, la Montrose obliquait vers le sud-ouest. Le canot continua de naviguer le long des rives bordées de futaies touffues, presque inabordables, tant les herbes enchevêtrées, les roseaux entrecroisés en garnissaient les talus. Il eût été impossible d’y débarquer, et ce n’était pas nécessaire. L’important était de relever la direction générale de la rivière en gagnant sur l’amont aussi loin que possible. D’autre part, le champ de vue ne tarda pas à s’élargir. À une demi-lieue de là, entre les massifs moins épais, les arbres isolés projetaient une ombre que les rayons verticaux du soleil arrondissaient à leur pied. Puis ce fut une succession de larges plaines, bossuées çà et là de tumescences rocheuses, qui semblaient se développer sans interruption jusqu’à la base des montagnes.

La surface de la Montrose, pour ainsi dire imbibée de lumière, resplendissait comme un miroir. Il y eut lieu de regretter l’abri des arbres qui la bordaient vers l’aval. En outre, au milieu d’une atmosphère embrasée, presque sans brise alors, le maniement des avirons devint pénible. Très heureusement, la force du courant n’était pas accrue de la marée descendante, puisque le flot s’arrêtait au dernier coude. Il n’y avait à refouler que l’écoulement normal des eaux, plutôt basses à cette époque de l’année. Il n’en serait pas ainsi dans quelques semaines, à la saison des pluies, lorsque la chaîne enverrait son tribut à travers l’exutoire naturel de la Montrose.

Cependant, malgré la chaleur, M. Wolston et Ernest nageaient sans se rebuter. Entre les berges assez capricieuses de la rivière au revers des pointes se produisaient des remous qu’ils choisissaient de préférence, afin d’économiser leurs efforts.

« Il ne serait pas impossible, dit M. Wolston, que nous pussions gagner le pied de la chaîne dans laquelle la Montrose doit prendre sa source.

– Vous tenez à votre idée, monsieur Wolston ?… répondit Ernest en hochant la tête.

– J’y tiens, et il est à désirer qu’il en soit ainsi, mon cher enfant. Vous ne connaîtrez véritablement votre île qu’après l’avoir observée sur toute son étendue du haut de ces montagnes, qui, d’ailleurs, ne paraissent pas très élevées.

– J’estime leur hauteur à douze ou quinze cents pieds, monsieur Wolston, et de leur sommet, je le crois comme vous, le regard embrassera la Nouvelle-Suisse tout entière, à moins qu’elle ne soit plus vaste que nous ne le supposons. Au delà de cette chaîne, qu’y a-t-il ?… Si nous ne le savons pas encore, c’est que, depuis douze ans, nous ne nous sommes jamais sentis à l’étroit dans la Terre-Promise…

– D’accord, mon cher Ernest, répondit M. Wolston, mais, à présent, il y a un réel intérêt à être fixé sur l’importance d’une île destinée à recevoir des colons…

– Ce sera fait, monsieur Wolston, ce sera fait au retour de la belle saison, et, n’en doutez pas, avant l’arrivée de la Licorne. Aujourd’hui, il me paraît sage de nous borner à cette exploration de quelques heures, qui aura suffi pour relever la direction générale de la rivière…

– Et cependant, avec un peu de persévérance, Ernest, il serait peut-être possible d’atteindre la chaîne… d’en gravir le revers septentrional…

– À la condition que les rampes ne fussent pas trop raides, monsieur Wolston…

– Oh ! avec de bonnes jambes !…

– Décidément, vous auriez mieux fait d’emmener Jack à ma place, ajouta Ernest en souriant. Il ne vous aurait pas contredit, lui… Il vous aurait engagé à pousser jusqu’aux montagnes… quitte à ne revenir que demain ou après-demain… et dans quelle inquiétude ce retard eût plongé tout notre monde !

– En somme, vous avez raison, mon cher Ernest, déclara M. Wolston. Puisque nous avons promis, il faut tenir notre promesse. Encore une heure de navigation, et notre canot reviendra en s’abandonnant au courant… N’importe ! je n’aurai pas de cesse que nous n’ayons planté le pavillon de la vieille Angleterre sur la plus haute cime de la Nouvelle-Suisse ! »

On ne s’étonnera pas du désir exprimé en ces termes par M. Wolston. Il parlait en bon Anglais, et précisément à une époque où la Grande-Bretagne envoyait ses marins par toutes les mers du globe, afin d’accroître son domaine colonial. Mais il sentit que mieux valait remettre à plus tard cette prise de possession de l’île, et n’insista pas davantage.

La navigation continua. Toujours cette campagne largement découverte, dépourvue d’arbres, et moins fertile, à mesure qu’elle se développait vers le sud-ouest. Aux prairies succédaient peu à peu des surfaces arides, semées de pierres sèches. À peine quelques oiseaux voletaient-ils au-dessus de ce sol dénudé. Des animaux entrevus dans la matinée, buffles, antilopes, autruches, on ne voyait plus un seul. Rien que des bandes de chacals, qui ne se montraient pas, mais dont les hurlements traversaient l’air sans éveiller aucun écho.

« Jack a été bien inspiré en ne nous accompagnant pas de ce côté, fit observer Ernest.

– Assurément, répondit M. Wolston, car il n’aurait pas eu l’occasion de tirer un coup de fusil. Il a dû être plus favorisé au milieu de la futaie qu’arrosé le petit affluent de la Montrose…

– En tout cas, ce que nous rapporterons de notre excursion, monsieur Wolston, dit Ernest, c’est que cette partie de l’île ressemble à celle qui s’étend au-dessus de la baie de la Licorne… Qui sait même s’il n’en est pas ainsi au delà de la chaîne ?… Très probablement, elle n’est fertile que dans le nord et le centre, depuis la baie des Perles jusqu’à la vallée de Grünthal.

– Aussi, lorsque nous entreprendrons notre grande excursion, répondit M. Wolston, le mieux, je pense, sera de marcher directement vers le sud, au lieu de suivre par l’ouest ou par l’est les contours de la côte…

– Je le pense également, monsieur Wolston, et il sera préférable de gagner la campagne en franchissant le défilé de Cluse. »

Il allait être quatre heures. Le canot se trouvait à peu près à deux lieues et demie du campement, lorsqu’un bruit d’eaux tumultueuses se fit entendre en amont. Était-ce un torrent qui se précipitait dans le lit de la Montrose ?… Était-ce la rivière elle-même changée en rapide ?… Un barrage de rochers la rendait-il innavigable sur son haut cours ?…

À ce moment, M. Wolston et Ernest, immobilisés au milieu d’un remous, à l’abri d’une pointe, se préparaient à virer de bord. Comme le talus de la berge les empêchait de voir au delà :

« Encore quelques coups d’avirons, dit M. Wolston, et contournons la pointe…

– Décidément, répondit Ernest, il est à craindre que la Montrose ne puisse permettre à une embarcation de gagner le pied des montagnes. »

M. Wolston et Ernest se remirent à nager et déployèrent tout ce qu’il leur restait de vigueur après ces quatre heures de navigation sous un ciel de feu.

La rivière se rabattait alors vers le sud-ouest, et ce devait être sa direction générale. Quelques instants après, à plusieurs centaines de pieds en amont, son cours apparut sur une plus longue étendue. Il était barré par un entassement de roches, semées d’une rive à l’autre, qui ne laissaient entre elles que d’étroites fissures, et ses eaux se déversaient en cascades bruyantes, dont le trouble se sentait à vingt toises en aval.

« Voilà qui nous aurait arrêtés, dit Ernest, si nous avions eu l’intention de continuer…

– Peut-être eût-il été possible, répondit M. Wolston, de transporter notre canot au delà de ce barrage…

– Si ce n’est qu’un barrage, monsieur Wolston…

– Nous le saurons, mon cher Ernest, car il importe de le savoir… Débarquons.»

À gauche s’ouvrait un étroit ravin, très sec à cette époque de l’année, et qui sinuait à travers le plateau. Dans quelques semaines, sans doute, lorsque viendrait la saison des pluies, il servirait de lit à un torrent dont les eaux bruyantes se mêleraient à celles de la Montrose.

M. Wolston jeta le grappin à terre. Puis, Ernest et lui prirent pied sur la berge qu’ils remontèrent de manière à revenir obliquement vers le barrage. Ce cheminement, qui dura un quart d’heure, se fit au milieu d’un semis de pierres, à peine fixées dans le sable par de rudes touffes d’herbes.

Ça et là s’éparpillaient aussi des cailloux de teinte brunâtre, très arrondis à leurs angles, presque semblables à des galets gros comme des noix.

Lorsque M. Wolston et Ernest furent arrivés à la hauteur du barrage, ils observèrent que la Montrose n’était plus navigable pendant une bonne demi-lieue. Son lit s’encombrait de roches, entre lesquelles bouillonnaient les eaux, et le portage d’un canot en amont n’eût pas laissé d’être très pénible.

Quant à la campagne, elle paraissait être absolument stérile jusqu’à la base de la chaîne. Pour apercevoir quelque verdure, il fallait regarder vers le nord-ouest et le nord, précisément dans la direction de la vallée de Grünthal, dont on distinguait les lointains massifs sur la limite de la Terre-Promise.

M. Wolston et Ernest n’avaient donc plus qu’à revenir sur leurs pas avec le regret que la Montrose fût obstruée dans cette partie de son cours.

Chemin faisant, en suivant les détours du ravin, Ernest ramassa quelques-uns de ces cailloux brunâtres, plus lourds que ne semblait le comporter leur volume. Aussi mit-il dans sa poche deux de ces petites pierres, en se promettant de les examiner à son retour à Felsenheim. Ce n’était pas sans quelque ennui que M. Wolston avait dû tourner le dos à l’horizon du sud-ouest. Mais le soleil étant sur son déclin, il ne fallait pas s’attarder à cette distance du campement. Le canot reprit donc le fil de l’eau, et, sous la poussée des avirons, descendit rapidement entre les deux rives.

À six heures, tout le monde était réuni au pied du bouquet de chênes verts. M. Zermatt et Jack, très satisfaits de leur chasse, avaient rapporté une antilope, une couple de lapins, un agouti, plusieurs volatiles de diverses sortes.

Quant au petit affluent de la Montrose, il arrosait une campagne très fertile, tantôt à travers des plaines qui se prêteraient à la culture des céréales, tantôt à travers des bois très épais, aux essences variées. C’étaient aussi des territoires giboyeux, sur lesquels, sans doute, la détonation du fusil des chasseurs venait de retentir pour la première fois.

Après le récit de M. Zermatt vint celui de M. Wolston. Ce dernier raconta par le menu ce qu’avait été cette navigation de deux lieues environ en amont de la rivière. Il dit combien la région était stérile dans la partie qui s’étendait vers le sud. Il exprima quelle déconvenue Ernest et lui avaient éprouvée devant un barrage infranchissable du cours d’eau, ajoutant que, pour gagner la chaîne du sud-ouest, il faudrait choisir un autre chemin que celui de la Montrose. Un bon dîner, préparé par Betsie, Merry et Annah attendait les excursionnistes. Il fut servi sous l’ombre des arbres, au bord du rio, dont les eaux vives murmuraient sur un lit sablonneux semé de plantes aquatiques. On fit honneur à ce repas que la conversation prolongea jusqu’à neuf heures du soir.

Puis chacun regagna son cadre à bord de l’Élisabeth, et là, du côté des hommes, retentit bientôt un concert de ronflements sonores à rivaliser avec les hurlements des chacals.

Il avait été décidé que la pinasse partirait dès le commencement du jusant, c’est-à-dire vers une heure du matin, afin de mettre à profit toute la durée de la marée descendante. Le temps du sommeil serait donc limité. Mais les passagers se rattraperaient la nuit prochaine, soit pendant une relâche à la baie de la Licorne, soit à Felsenheim, si l’Élisabeth y arrivait dans les vingt-quatre heures.

Malgré les instances de ses fils et de M. Wolston, M. Zermatt avait voulu rester sur le pont, s’engageant à les réveiller à l’heure dite. Il ne fallait jamais se départir d’une certaine prudence. La nuit venue, les fauves, qui ne se sont pas montrés durant le jour, quittent volontiers leurs tanières, attirés vers les cours d’eau par le besoin de se désaltérer.

À une heure, M. Zermatt appela M. Wolston, Jack et Ernest. En ce moment, le premier clapotis du jusant commençait à se faire entendre. Une légère brise soufflait de terre. Les voiles furent hissées, amurées, bordées, et la pinasse s’abandonna à la double action du courant et du vent.

La nuit, très claire, fourmillait d’étoiles qui semblaient suspendues comme une neige dans l’espace. La lune, presque en pleine syzygie, retombait lentement vers l’horizon du nord.

Le cours de la Montrose n’offrant aucun obstacle, il n’y avait qu’à tenir le milieu de son lit. Aussi, l’appareillage terminé, la voilure en place, suffirait-il d’être à deux pour la manœuvre. M. Wolston se mit à la barre, tandis que Jack se postait à l’avant. M. Zermatt et Ernest purent donc, l’un aller prendre, l’autre reprendre un peu de repos.

Au total, ce repos ne serait pas de longue durée. En effet, dès quatre heures du matin, alors que l’est se nuançait des premières lueurs de l’aube, l’Élisabeth vint retrouver près de l’embouchure de la Montrose son mouillage de la veille.

Rien n’avait troublé cette navigation nocturne, bien que des grognements d’hippopotames fussent entendus à mi-route. On sait, d’après le récit du voyage de Fritz sur la rivière Orientale, que la présence de ces monstrueux amphibies s’était déjà signalée dans les cours d’eau de l’île.

Comme le temps était superbe, la mer belle, il fut décidé que la pinasse profiterait immédiatement de la brise matinale qui se levait au large. M. Zermatt jugea, non sans une certaine satisfaction, qu’il serait possible d’être de retour à Felsenheim en une quinzaine d’heures, c’est-à-dire avant la nuit.

Afin d’aller au plus court et de rallier directement le cap de l’Est, l’Élisabeth s’éloigna du littoral d’une bonne demi-lieue. Ses passagers eurent alors une plus complète vue de la côte qui se développait jusqu’à trois ou quatre lieues en direction du sud.

M. Zermatt ayant donné l’ordre de raidir les écoutes, afin de serrer le vent de plus près, la pinasse, tribord amures, fit route vers le cap de l’Est.

À ce moment, M. Wolston, qui se tenait à l’avant, porta la lunette à ses yeux. Après en avoir essuyé le verre, il sembla regarder avec une extrême attention un des points du littoral.

À plusieurs reprises, l’instrument s’abaissa et remonta entre ses mains. Aussi chacun fut-il frappé de l’obstination qu’il mettait à observer l’horizon vers le sud-est.

M. Zermatt, abandonnant la barre à Jack, vint à l’avant de la pinasse dans l’intention de questionner M. Wolston, lorsque celui-ci, retirant la longue-vue de ses yeux, dit :

« Non… je me suis trompé…

– En quoi vous êtes-vous trompé, Wolston… demanda M. Zermatt, et qu’aviez-vous cru voir en cette direction ?…

– Une fumée…

– Une fumée ?… » répéta Ernest, qui s’était approché, inquiet de cette réponse.

En effet, cette fumée n’aurait pu provenir que d’un campement établi sur cette partie du littoral. De là, ces conséquences inquiétantes : l’île était-elle donc habitée par des indigènes ou des sauvages… Venus de la côte australienne sur leurs pirogues, avaient-ils débarqué, et ne chercheraient-ils pas à gagner l’intérieur ?… À quels dangers eussent été exposés les hôtes de Felsenheim, si ces naturels mettaient jamais le pied sur la Terre-Promise…

« À quel endroit auriez-vous aperçu cette fumée ?… demanda vivement M. Zermatt.

– Là… au-dessus de la dernière pointe que projette le littoral de ce côté. »

Et M. Wolston indiquait l’extrême limite de la terre, à trois lieues environ, laquelle, à partir de cette pointe, disparaissait en se recourbant vers le sud-ouest.

M. Zermatt et Ernest, saisissant la longue-vue l’un après l’autre, regardèrent très attentivement l’endroit signalé.

« Je ne vois rien… dit M. Zermatt.

– Rien… » ajouta Ernest.

Pendant quelques instants encore M. Wolston observa avec une extrême attention.

« Non… je ne distingue plus cette fumée… dit-il. Ce devait être une légère vapeur grisâtre… un petit nuage très bas, qui vient de se dissiper. »

Cette réponse fut rassurante. Toutefois, tant que cette pointe fut en vue, M. Zermatt et ses compagnons ne la quittèrent point des yeux, mais ils ne remarquèrent rien dont ils dussent prendre inquiétude.

L’Élisabeth, couverte de toile, filait avec rapidité sur une mer un peu clapoteuse, qui ne gênait point sa marche. À une heure de l’après-midi, elle se trouvait devant la baie de la Licorne, qui fut laissée à une lieue sur bâbord ; puis, ralliant la côte, elle se dirigea en droite ligne vers le cap de l’Est.

Ce cap fut tourné à quatre heures, et comme la marée montante portait à l’ouest de la baie du Salut, une heure suffit à franchir cette distance. L’îlot du Requin doublé, L’Élisabeth piqua vers le ruisseau des Chacals et, trente-cinq minutes après, ses passagers débarquèrent sur la grève de Felsenheim.