Magasin d'éducation et de récréation (p. 167-186).
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IX

Vue de la côte. — Les manchots. — Un nouveau cours d’eau. — Territoires inconnus. — La chaîne de montagnes au sud. — Projet pour le lendemain. — La rivière Montrose.

Le lendemain, le premier soin de M. Zermatt fut d’interroger l’horizon du côté de l’est. Derrière quelques brumes, qui ne tarderaient pas à se dissoudre, s’arrondissait le disque solaire, élargi par la réfraction. Une magnifique journée s’annonçait. Rien ne permettait de pronostiquer un changement de temps, un trouble atmosphérique quelconque. Depuis trois ou quatre jours, la colonne du baromètre oscillait autour du beau fixe. L’air était rendu un peu opaque par les poussières, non alourdies par l’humidité, qu’il tenait en suspension. En outre, la brise, assez fraîche, semblait bien établie au nord-ouest. La mer serait calme jusqu’à une lieue de terre. La pinasse pouvait donc continuer en pleine sécurité sa navigation le long du littoral.

À six heures, tout le monde sur le pont, les amarres furent larguées. Avec sa misaine, sa brigantine, ses focs amures et bordés, le petit bâtiment, dès qu’il eut dépassé la pointe, prit le large où le vent se faisait mieux sentir. Une demi-heure après, cap au sud, M. Wolston à la barre, l’Élisabeth suivait les méandres de la côte à la distance d’une dizaine d’encablures, de manière que le regard pût en observer les moindres détails depuis la dentelure des grèves jusqu’à l’arête des falaises rocheuses.

À l’estime, quatre à cinq lieues devaient séparer la baie de la Licorne de la vallée relevée en direction du sud. Deux ou trois heures suffiraient à franchir cette distance. La marée, qui montait depuis le lever du soleil, portait en ce sens et serait probablement étale lorsque l’Élisabeth arriverait à destination. On verrait alors, d’après la nature des lieux et selon les éventualités, ce qu’il conviendrait de faire.

De chaque côté de l’Élisabeth, par bandes rapides, filaient en se jouant de superbes esturgeons, dont quelques-uns mesuraient de sept à huit pieds. Bien que Jack et Ernest eussent le vif désir de les harponner, M. Zermatt ne put leur accorder cette permission. D’ailleurs, à quoi bon s’attarder dans cette pêche ? Des maquereaux et des vives qui se prennent en marche, soit. Aussi, les lignes, mises à la traîne, ramenèrent-elles plusieurs douzaines de ces excellents poissons qui, bouillis à l’eau salée, figureraient au déjeuner de la première relâche.

L’aspect de la côte ne se modifiait pas. Toujours une succession ininterrompue de parements calcaires ou granitiques, une haute bordure, le pied dans le sable, percée de cavernes, dans lesquelles les mugissements de la mer devaient être effroyables, lorsque les lames s’y engouffraient sous la poussée des vents du large. De ce littoral se dégageait une profonde impression de tristesse.

Cependant, à mesure que l’on descendait plus au sud, se manifestait une certaine animation, grâce au vol incessant des frégates, des fous, des mouettes, des albatros, dont les cris assourdissaient. Ils s’approchaient parfois à portée de fusil. Quelle démangeaison pour Jack, et eût-il résisté à ses instincts de chasseur, si Annah n’eût demandé grâce pour ces inoffensifs volatiles ?…

« Et puis, fit-elle observer, parmi ces albatros se trouve peut-être celui de Jenny… Quel chagrin, Jack, si vous donniez la mort à ce pauvre animal !…

– Annah a raison… ajouta Ernest.

– Toujours raison, répliqua Jack, et je promets de ne plus tirer un seul albatros tant qu’on n’aura pas retrouvé le messager de la Roche-Fumante.

– Eh bien, reprit Annah, voulez-vous que je vous dise ma pensée ?…

– Si je le veux !… répondit Jack.

– C’est qu’un jour ou l’autre on le reverra cet albatros…

– Évidemment, puisque je ne l’aurai pas tué ! »

Vers neuf heures, la pinasse était presque par le travers de la dépression formée par un brusque retour de la falaise vers l’intérieur. La crête littorale commençait à s’abaisser. De larges talus moins rudes la raccordaient avec les grèves sablonneuses, accidentées de tumescences noirâtres. Autant de récifs que recouvrait le plein de la mer, et qui se projetaient parfois de plusieurs encablures au large. L’Élisabeth s’en rapprocha avec prudence. M. Wolston, penché à l’avant, observait attentivement les eaux, leur bouillonnement suspect, leur changement de couleur, tout ce qui eût signalé la présence d’un écueil.

« Ah ! par exemple, s’écria Jack en ce moment, on ne dira pas, du moins, que cette côte est déserte !… Il y a du monde là-bas… et du beau monde ! »

Tous les regards se portèrent vers les grèves et les roches, où les yeux perçants de Jack apercevaient des êtres vivants en grand nombre.

« Explique-toi, mon fils, lui dit sa mère. Tu vois là des hommes… des sauvages… peut-être… » Et, des sauvages de cette cruelle race indo-malaise, c’était bien ce que Mme Zermatt, non sans raison, redoutait le plus !

« Voyons… Jack… réponds donc… lui dit son père.

– Rassurez-vous… rassurez-vous ! s’écria Jack. Je n’ai point parlé d’êtres humains, et, si ceux-ci ont deux pieds, ils ont aussi des plumes…

– Alors ce sont des manchots ?… demanda Ernest.

– Ou des pingouins, à ton choix.

– On peut s’y tromper, Jack, répondit Ernest, puisque ces volatiles sont très voisins dans l’ordre des palmipèdes.

– Disons des espèces d’oies… pour vous mettre d’accord… répliqua M. Zermatt, et ce nom est bien celui qui convient à ces stupides oiseaux.

– C’est peut-être cela qui les a fait prendre quelquefois pour des hommes… insinua Jack.

– Le moqueur ! s’écria Annah Wolston.

– Oh ! de loin, seulement… ajouta M. Zermatt. Et, en effet, regardez leurs cous entourés de plumes blanches, leurs ailerons qui pendent comme deux petits bras, leurs têtes droites, leurs pieds noirs, les rangs bien alignés qu’ils présentent !… On dirait une troupe en uniforme !… Vous souvenez-vous, mes enfants, combien ces manchots étaient nombreux, autrefois, sur les rochers, à l’embouchure du ruisseau des Chacals ?…

– Et même, rappela Ernest, je vois encore Jack se jeter au milieu de la troupe, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture, et s’escrimer si vaillamment qu’il abattit une demi-douzaine de ces manchots à coups de bâton !

– Rien de plus exact, avoua Jack. Or, comme je n’avais que dix ans à cette époque, n’est-ce pas que je promettais ?…

– Et tu as tenu ta promesse ! ajouta M. Zermatt en souriant. Quant à ces pauvres bêtes que nous avions si maltraitées, elles n’ont pas tardé à fuir les grèves de la baie du Salut, et c’est sur cette côte qu’elles sont venues chercher refuge. »

Que ce fût pour cette raison ou pour une autre, la vérité est que pingouins ou manchots avaient absolument déserté les rivages de la baie dès les premiers mois de l’installation à Felsenheim.

À continuer de suivre le rivage, l’Élisabeth rangea d’assez près de vastes espaces sur lesquels la mer basse devait laisser à sec des nappes d’efflorescences salines. Il y aurait là, sans doute, de quoi occuper une centaine de sauniers, et la future colonie y pourrait récolter tout le sel nécessaire à ses besoins.

Au pied de la falaise, qui se terminait par un angle brusque, se prolongeait un promontoire sous-marin. Aussi la pinasse dut-elle s’écarter d’une demi-lieue au large. Puis, lorsqu’elle piqua de nouveau sur la côte, ce fut pour se diriger vers la crique où débouchait la vallée observée des hauteurs de la baie de la Licorne.

« Une rivière… il y a une rivière !…» s’écria Jack, qui s’était hissé au capelage du mât de misaine.

M. Zermatt, sa lunette aux yeux, examinait cette partie du littoral, et voici ce qui s’offrait à la vue :

À droite, – après s’être coudé brusquement, le parement de la falaise remontait les pentes de l’intérieur. À gauche, la côte se terminait par un cap très éloigné, – trois ou quatre lieues au moins, – mais la campagne était toute verdoyante de prairies et bois, étages jusqu’à l’extrême horizon. Entre ces deux points s’arrondissait la crique qui formait un port naturel, couvert par des courtines rocheuses contre les mauvais vents de l’est, et dont les passes semblaient être aisément praticables.

À travers cette crique se jetait une rivière ombragée de beaux arbres, aux eaux limpides et calmes. Elle paraissait navigable et son cours s’infléchissait vers le sud-ouest, autant qu’on en pouvait juger de cette distance.

Il était tout indiqué que la pinasse vînt relâcher en cet endroit, où s’offrait un bon mouillage. Après avoir mis le cap en ligne sur la passe qui y donnait accès, sa voilure réduite à la brigantine et au foc, elle serra le vent, amures à tribord. Le flot, ayant encore une heure à monter, l’y aidait. La mer ne se brisait nulle part. Il est vrai, peut-être au plus bas du jusant, des récifs surgissaient-ils ça et là entre les clapotis du ressac.

Du reste, aucune mesure de prudence ne fut négligée. M. Zermatt, au gouvernail, M. Wolston et Ernest, postés à l’avant, Jack, achevalé sur les barres, observaient la passe dont l’Élisabeth tenait le milieu. Mme Zermatt, Mme Wolston et sa fille étaient assises sur le tillac. Personne ne parlait sous la double impression de la curiosité et d’une vague inquiétude à l’approche de cette contrée nouvelle, où, pour la première fois sans doute, des humains allaient mettre le pied. Le silence n’était troublé que par le murmure de l’eau le long de la coque, auquel se mêlaient le battement des voiles qui faséyaient, les indications envoyées par Jack, le cri des goélands et des mouettes, fuyant d’un vol effarouché vers les rochers de la crique.

Il était onze heures lorsque l’ancre tomba près d’une sorte de quai naturel, à gauche de l’embouchure, et qui se prêtait à un facile débarquement. Un peu en arrière, de grands palmiers offraient un abri suffisant contre les rayons du soleil arrivé presque à sa culmination méridienne. Après avoir déjeuné, on verrait à organiser une reconnaissance vers l’intérieur.

Inutile de dire que l’embouchure de cette rivière paraissait être aussi déserte que l’était celle du ruisseau des Chacals, la première fois que les naufragés y abordèrent. Il ne semblait pas que jamais être humain y eût imprimé son pas. Seulement, au lieu d’un rio, étroit, sinueux, innavigable, se développait un cours d’eau qui devait remonter profondément la partie médiane de l’île.

Jack sauta à terre, dès que l’Élisabeth eut mouillé, et la rangea le long des roches, en halant sur une amarre fixée à l’arrière. Il ne serait donc pas nécessaire d’employer le canot pour débarquer, et bientôt tout le monde eut pris pied sur la grève. Après avoir transporté les provisions à l’ombre du bouquet d’arbres, il ne fut d’abord question que de satisfaire un appétit formidable, aiguisé par le grand air d’une navigation de plusieurs heures.

Manger, – et même dévorer, – n’empêchait pas d’ailleurs d’échanger demandes et réponses. Diverses observations furent alors présentées – entre autres celle-ci, qui vint de M. Wolston :

« Peut-être est-il regrettable que nous n’ayons pas relâché de préférence sur la rive gauche de la rivière ?… De ce côté-ci, la berge est basse, tandis que de l’autre elle est dominée d’une centaine de pieds par le contrefort de la falaise…

– Et je n’aurais pas été embarrassé de grimper jusqu’à la crête… affirma Jack. De là, au moins, nous aurions pu avoir une première vue du pays…

– Rien de plus facile que de traverser la crique avec notre canot, répondit M. Zermatt. Mais y a-t-il lieu de le regretter ?… Sur l’autre rive, je n’aperçois que pierre et sable, à la limite de cette région aride qui s’étend depuis le cap de l’Est jusqu’à cette baie. De ce côté, au contraire, voici de la verdure, des arbres, de l’ombrage, et, au delà, s’étend cette campagne que nous avons aperçue du large et qu’il sera facile d’explorer… À mon avis, nous ne pouvions mieux choisir…

– Et nous approuvons le choix, n’est-il pas vrai, monsieur Wolston ?… dit Betsie.

– En effet, madame Zermatt, et nous pouvons passer sur l’autre rive comme il nous plaira.

– J’ajoute même que nous sommes si agréablement en cet endroit… déclara Mme Wolston.

– Que vous ne voudriez plus le quitter !… repartit Jack. Allons, c’est convenu !… Abandonnons Felsenheim… Falkenhorst… le district de la Terre-Promise, et venons fonder, à l’embouchure de ce superbe fleuve, la capitale définitive de la Nouvelle-Suisse.

– Voilà Jack parti !… répondit Ernest. Mais, malgré ses plaisanteries, il est certain que l’importance de ce cours d’eau, la profondeur de la crique où il se jette, présentent plus d’avantages pour l’établissement d’une colonie que l’embouchure du ruisseau des Chacals… Encore faut-il explorer cette région sur une étendue suffisante, étudier ses ressources, et s’assurer si elle n’est pas fréquentée par des carnassiers d’espèces aussi variées que redoutables.

– C’est parler en sage, dit Annah Wolston.

– Comme parle toujours Ernest, repartit son frère.

– Dans tous les cas, ajouta M. Zermatt, si magnifique, si riche que soit le pays, l’idée ne viendra à personne de nous d’abandonner la Terre-Promise…

– Non, certes, affirma Mme Zermatt. Un tel abandon me briserait le cœur…

– Je vous comprends, ma chère Betsie, répondit Mme Wolston, et je ne consentirais jamais à me séparer de vous pour habiter en cet endroit…

– Eh ! fit M. Wolston, il n’est pas question de cela, mais uniquement de parcourir les environs après le déjeuner ! »

La question ainsi posée, tous furent d’accord pour faire le meilleur accueil à la proposition de M. Wolston. Toutefois, sa femme, sa fille et Mme Zermatt se fussent dispensées de prendre part à une excursion qui serait assez fatigante, si, après réflexion, M. Zermatt n’eût dit:

« Je n’aimerais pas vous savoir seules en cet endroit, ne fût-ce même que pour quelques heures, et, tu le sais, Betsie, je ne me suis jamais décidé à quitter Felsenheim sans t’avoir confiée à l’un de tes fils… Pendant notre absence, en cas de danger, que deviendriez-vous ?… Je ne serais pas tranquille un instant… Mais tout peut s’arranger, et puisque la rivière est navigable, pourquoi ne pas la remonter ensemble ?…

– Avec le canot ?… dit Ernest.

– Non… avec la pinasse, que je préfère, d’ailleurs, ne pas abandonner à ce mouillage.

– C’est convenu, répondit Betsie, et nous sommes prêtes à vous accompagner toutes les trois.

– L’Élisabeth pourra-t-elle refouler le courant ?… demanda M. Wolston.

– Le courant sera pour nous, répliqua M. Zermatt, si nous attendons la montée du flot. La marée va bientôt renverser, et dans six heures nous pourrons en tirer profit…

– Ne sera-t-il pas trop tard pour partir alors ?… observa Mme Wolston.

– Trop tard en effet, répondit M. Zermatt. Aussi me paraît-il plus sage de finir ici cette journée, de passer la nuit à bord, et d’appareiller demain avec le flot dès le point du jour.

– Et jusque-là ?… demanda Jack.

– Jusque-là, répondit M. Zermatt, nous aurons le temps de visiter la crique et ses environs. Cependant, comme la chaleur est excessive, je conseille à nos dames d’attendre au campement notre retour…

– Très volontiers, répondit Mme Wolston, à la condition que vous ne vous éloigniez pas…

– Il ne s’agit que d’une promenade sur la rive droite de la rivière, dont nous ne nous écarterons pas, », promit M. Zermatt, qui tenait à toujours être dans le voisinage du campement.

Ainsi, grâce à ce projet, une reconnaissance de la basse vallée aurait été faite avant que l’on eût pénétré à l’intérieur.

Il résulta de cet arrangement que MM. Zermatt et Wolston, Ernest et Jack, après avoir remonté la berge, gagnèrent de légères tumescences, qui, du côté de l’ouest, raccordaient le cours d’eau avec la campagne.

Ainsi que cela avait été reconnu du large, ce territoire présentait un aspect très fertile, – des bois dont les masses touffues se succédaient à perte de vue, des plaines tapissées d’une herbe épaisse où des milliers de ruminants eussent trouvé à se nourrir, tout un réseau de rios, dont les eaux couraient vers la rivière, et, enfin, comme une barrière à l’horizon du sud-ouest, la chaîne de montagnes déjà relevée en cette direction.

« Et, à ce propos, dit M. Zermatt, je dois reconnaître que cette chaîne est moins éloignée que nous ne l’avions cru, lorsque, pour la première fois, nous l’avons aperçue des hauteurs de la vallée de Grünthal. Un rideau de brume, sans doute, la rendait bleuâtre, et j’avais estimé sa distance à une quinzaine de lieues. Il y a eu là une illusion d’optique. Ernest s’en rend compte, j’imagine…

– En effet, père, et, ce jour-là, nous avons vu l’éloignement double de ce qu’il est. Estimer la distance de ces montagnes à sept ou huit lieues de Grünthal, c’est, je crois, être très près de la réalité…

– Je partage cet avis, déclara M. Wolston. Mais, est-ce bien la même chaîne ?…

– C’est la même, répondit Ernest, et je ne pense pas que la Nouvelle-Suisse soit assez vaste pour en renfermer une autre de cette importance.

– Et pourquoi pas ?… répliqua Jack. Pourquoi notre île n’égalerait-elle pas en étendue une Sicile, une Madagascar, une Nouvelle-Zélande, une Nouvelle-Hollande ?…

– Et pourquoi pas un continent ?… s’écria M. Wolston en riant.

– Vous semblez dire, reprit Jack, que j’ai une propension à tout exagérer…

– Ne t’en défends pas, mon cher enfant, dit M. Zermatt, et, après tout, cela dénote chez toi une imagination très surexcitable… Cependant, réfléchis à ceci, c’est que si notre île avait les dimensions que tu lui supposes et que probablement tu lui souhaites, elle eût difficilement échappé jusqu’ici aux regards des navigateurs…

– … De l’Ancien ou du Nouveau Continent !… ajouta Ernest. Sa position en cette partie de l’océan Indien est trop précieuse, et, si elle eût été connue, soyez sûrs que l’Angleterre, par exemple…

– Ne vous gênez pas, mon chez Ernest, dit M. Wolston d’un ton de bonne humeur. Nous autres Anglais, nous sommes des colonisateurs, et nous avons la prétention de coloniser tout ce qui se rencontre…

– Donc, pour achever, reprit M. Zermatt, du jour où notre île aurait été découverte, elle eût figuré sur les cartes de l’Amirauté et se fût sans doute appelée Nouvelle-Angleterre au lieu de Nouvelle-Suisse.

– Dans tous les cas, déclara M. Wolston, elle n’aura rien perdu pour attendre, puisque vous, le premier occupant, vous en avez fait l’abandon à la Grande-Bretagne…

– Et que la Licorne, déclara Jack, va lui apporter son acte d’adoption ! »

En somme, M. Zermatt avait raison de rectifier la distance primitivement assignée à la chaîne qui se déroulait vers le sud-ouest. De l’embouchure de la rivière, cette distance, à peu près égale à celle qui la séparait de la vallée de Grünthal, ne devait pas dépasser sept ou huit lieues. Restait à savoir si ladite chaîne s’élevait au centre de l’île ou à la limite de sa côte méridionale.

Ce point déterminé, Ernest aurait été à même de compléter la carte de la Nouvelle-Suisse. Ce désir si naturel justifiait donc la proposition de M. Wolston d’explorer le pays jusqu’au pied des montagnes, même d’en faire l’ascension. Mais ce projet ne pourrait être exécuté qu’au retour de la saison d’été.

Il va sans dire que les portions de l’île déjà visitées avaient été relevées par Ernest, d’après des mesures assez exactes. Le littoral septentrional se développait sur une douzaine de lieues : au levant, il dessinait une ligne presque régulière du cap de l’Est à l’ouvert de la baie du Salut ; puis, ladite baie se creusait en forme d’outre pour se relier à la côte rocheuse entre la grève de Falkenhorst et les récifs du cap de l’Espoir-Trompé ; à partir de ce point, en allant vers l’ouest, s’évidait la baie des Nautiles, terminée par le cap Camus, dans laquelle se jetait la rivière Orientale ; enfin, largement arrondie, se découpait la grande baie des Perles, entre l’arche et le promontoire opposé, en retour duquel, à quatre lieues au large dans le sud-ouest, gisait la Roche-Fumante. Ainsi la Terre-Promise, contenue entre la mer d’un côté, la baie des Nautiles de l’autre, fermée par une longue circonvallation, qui s’étendait du goulet de la baie du Salut au fond de la baie des Nautiles, était impénétrable, si ce n’est par le défilé de Cluse sur sa limite méridionale. Cette aire de quatre lieues carrées environ renfermait le ruisseau des Chacals, le rio de Falkenhorst, le lac des Cygnes, les habitations de Felsenheim et de Falkenhorst, les métairies de Waldegg, de Zuckertop et de l’ermitage d’Eberfurt.

L’exploration se poursuivit en suivant les berges du cours d’eau, dont M. Zermatt ne voulait pas s’éloigner. Cela d’ailleurs satisfaisait Ernest, qui lui dit :

« Au retour de notre excursion, je pourrai tracer le cours d’une partie de cette rivière et de la vallée qu’elle arrose. Or, étant donnée la fertilité de ce nouveau territoire, il n’est pas douteux que notre île suffirait à nourrir plusieurs milliers de colons…

– Tant que cela !… s’écria Jack en ne dissimulant pas son dépit que « sa seconde patrie » pût être si peuplée dans l’avenir.

– J’ajoute, continua Ernest, que, puisqu’une ville trouve de grands avantages à se fonder près de l’embouchure d’une rivière, c’est probablement au fond de cette crique que les futurs habitants voudront se fixer…

– Et nous ne la leur disputerons pas, ajouta M. Zermatt. Jamais aucun de nous ne pourrait se résoudre à abandonner la Terre-Promise…

– D’autant plus que Mme Zermatt n’y consentirait pas… elle l’a formellement déclaré… fît observer M. Wolston.

– Mère a raison !… s’écria Jack. Et demandez à nos braves serviteurs empoilés et emplumés, demandez à Sturm, à Brummer, à Rash, à Blass, à Brull, à Pfeil, à Flink, à Knips II, à Leitchfus, à Brausewind, à Turc, puis à Braun et Falb, ici présents, s’ils consentiraient à déménager !… Qu’on leur donne le droit de vote, qu’on ouvre un scrutin sur la question, et, comme ils sont en majorité, je sais bien quelle décision sortira de l’urne populaire… oui ! populaire !

– Sois tranquille, Jack, répondit M. Zermatt, nous n’aurons pas besoin de consulter nos bêtes…

– Qui ne sont pas si bêtes que leur nom pourrait le donner à croire ! » riposta Jack, en excitant de la voix et du geste les gambades des deux jeunes chiens.

Vers six heures, M. Zermatt et ses compagnons étaient revenus au campement, après avoir suivi la côte que bordaient de longues grèves avec un arrière-plan d’arbres résineux. Le dîner fut pris sur l’herbe, et les convives s’y régalèrent d’une friture de goujons, péchés dans les eaux douces de la rivière avec les lignes qu’Ernest avait préparées pour Annah. Cette rivière paraissait très poissonneuse, et, dans les nombreux rios qui s’y jetaient en amont, fourmillaient des écrevisses, dont on se promit de recueillir quelques douzaines avant de partir.

Après le dîner, personne ne se montra pressé de rentrer à bord de la pinasse, et ce fut même faute de tente qu’on résista au désir de coucher sur la grève. Quelle soirée magnifique ! Une légère brise, toute chargée des senteurs de la campagne, comme les souffles échappés d’une cassolette, parfumait et rafraîchissait l’atmosphère. À la suite de cette journée incendiée par le soleil des tropiques, quelle jouissance de respirer à pleins poumons cet air vivifiant et réparateur !

Il y avait assurance de beau temps. Une fine brume estompait l’horizon du large. Les poussières de l’espace, se tenant dans les hautes zones, adoucissaient l’étincellement des étoiles. On se promena, on causa des projets du lendemain… Puis, vers dix heures, tous revinrent à bord de l’Élisabeth, et chacun se disposa à regagner son cadre, sauf Ernest, qui devait prendre le premier quart.

Mais, au moment de descendre, une observation fut faite par Mme Zermatt.

« Il y a une chose que vous avez oubliée… dit-elle.

– Oubliée, Betsie ?… répondit M. Zermatt.

– Oui… c’est de donner un nom à cette rivière…

– Rien de plus juste, avoua M. Zermatt, et cet oubli ne laisserait pas de gêner Ernest pour sa nomenclature géographique…

– Eh bien, répondit Ernest, il y a un nom tout indiqué… Appelons-la rivière Annah…

– Parfait, dit Jack… Voilà qui va vous faire plaisir, Annah !…

– Sans doute, répondit la jeune fille, mais j’ai un autre nom à vous proposer, et il mérite bien cet honneur…

– Lequel ?… demanda Mme Zermatt.

– Celui de la famille de notre chère Jenny… »

Tous furent d’accord, et, à partir de ce jour, la rivière Montrose figura sur la carte de la Nouvelle-Suisse.