Science et méthode/Livre II, § IV

Science et méthode (Édition définitive) (1908)
E. Flammarion (p. 181-201).

== I. La logique de Russell. ==

Pour justifier ses prétentions, la logique a dû se transformer. On a vu naître des logiques nouvelles dont la plus intéressante est celle de M. Russell. Il semble qu’il n’y ait rien à écrire de nouveau sur la logique formelle et qu’Aristote en ait vu le fond. Mais le champ que M. Russell attribue à la logique est infiniment plus étendu que celui de la logique classique et il a trouvé moyen d’émettre sur ce sujet des vues originales et parfois justes.

D’abord, tandis que la logique d’Aristote était avant tout la logique des classes et prenait pour point de départ la relation de sujet à prédicat, M. Russell subordonne la logique des classes à celle des propositions. Le syllogisme classique « Socrate est un homme », etc., fait place au syllogisme hypothétique : Si A est vrai, B est vrai, or si B est vrai C est vrai, etc. Et c’est là, à mon sens, une idée des plus heureuses, car le syllogisme classique est facile à ramener au syllogisme hypothétique, tandis que la transformation inverse ne se fait pas sans difficulté.

Et puis ce n’est pas tout : la logique des propositions de M. Russell est l’étude des lois suivant lesquelles se combinent les conjonctions si, et, ou, et la négation ne pas. C’est une extension considérable de l’ancienne logique. Les propriétés du syllogisme classique s’étendent sans peine au syllogisme hypothétique et, dans les formes de ce dernier, on reconnaît aisément les formes scolastiques ; on retrouve ce qu’il y a d’essentiel dans la logique classique. Mais la théorie du syllogisme n’est encore que la syntaxe de la conjonction si et peut-être de la négation.

En y adjoignant deux autres conjonctions et et ou, M. Russell ouvre à la logique un domaine nouveau. Les signes et, ou suivent les mêmes lois que les deux signes x et +, c’est-à-dire les lois commutative, associative et distributive. Ainsi et représente la multiplication logique, tandis que ou représente l’addition logique. Cela aussi est très intéressant.

M. B. Russell arrive à cette conclusion qu’une proposition fausse quelconque implique toutes les autres propositions vraies ou fausses. M. Couturat dit que cette conclusion semblera paradoxale au premier abord. Il suffit cependant d’avoir corrigé une mauvaise thèse de mathématique, pour reconnaître combien M. Russell a vu juste. Le candidat se donne souvent beaucoup de mal pour trouver la première équation fausse ; mais dès qu’il l’a obtenue, ce n’est plus qu’un jeu pour lui d’accumuler les résultats les plus surprenants, dont quelques-uns même peuvent être exacts.


II modifier

On voit combien la nouvelle logique est plus riche que la logique classique ; les symboles se sont multipliés et permettent des combinaisons variées qui ne sont plus en nombre limité. A-t-on le droit de donner cette extension au sens du mot logique ? Il serait oiseux d’examiner cette question, et de chercher à M. Russell une simple querelle de mots. Accordons-lui ce qu’il demande ; mais ne nous étonnons pas si certaines vérités, que l’on avait déclarées irréductibles à la logique, au sens ancien du mot, se trouvent être devenues réductibles à la logique, au sens nouveau, qui est tout différent.

Nous avons introduit un grand nombre de notions nouvelles ; et ce n’étaient pas de simples combinaisons des anciennes ; M. Russell ne s’y est d’ailleurs pas trompé, et non seulement au début du premier chapitre, c’est-à-dire de la logique des propositions, mais au début du second et du troisième, c’est-à-dire de la logique des classes et des relations, il introduit des mots nouveaux qu’il déclare indéfinissables.

Et ce n’est pas tout, il introduit également des principes qu’il déclare indémontrables. Mais ces principes indémontrables, ce sont des appels à l’intuition, des jugements synthétiques a priori. Nous les regardions comme intuitifs quand nous les rencontrions, plus ou moins explicitement énoncés, dans les traités de mathématiques ; ont-ils changé de caractère parce que le sens du mot logique s’est élargi et que nous les trouvons maintenant dans un livre intitulé Traité de logique ? Ils n’ont pas changé de nature ; ils ont seulement changé de place.


III modifier

Ces principes pourraient-ils être considérés comme des définitions déguisées ? Pour cela il faudrait que l’on eût le moyen de démontrer qu’ils n’impliquent pas contradiction. Il faudrait établir que, quelque loin qu’on poursuive la série des déductions, on ne sera jamais exposé à se contredire.

On pourrait essayer de raisonner comme il suit : Nous pouvons vérifier que les opérations de la nouvelle logiques appliquées à des prémisses exemptes de contradiction ne peuvent donner que des conséquences également exemptes de contradiction. Si donc après n opérations, nous n’avons pas rencontré de contradictions, nous n’en rencontrerons pas non plus après la n + 1ème. Il est donc impossible qu’il y ait un moment où la contradiction commence, ce qui montre que nous n’en rencontrerons jamais. Avons-nous le droit de raisonner ainsi ? Non, car ce serait faire de l’induction complète ; et, le principe d’induction complète, rappelons-le bien, nous ne le connaissons pas encore.

Nous n’avons donc pas le droit de regarder ces axiomes comme des définitions déguisées et il ne nous reste qu’une ressource, il faut pour chacun d’eux admettre un nouvel acte d’intuition. C’est bien d’ailleurs, à ce que je crois, la pensée de M. Russell et de M. Couturat.

Ainsi, chacune des neuf notions indéfinissables et des vingt propositions indémontrables (je crois bien que si c’était moi qui avais compté, j’en aurais trouvé quelques-unes de plus) qui font le fondement de la logique nouvelle, de la logique au sens large, suppose un acte nouveau et indépendant de notre intuition et, pourquoi ne pas le dire, un véritable jugement synthétique a priori. Sur ce point tout le monde semble d’accord, mais ce que M. Russell prétend, et ce qui me paraît douteux, c’est qu’après ces appels à l’intuition, ce sera fini ; on n’aura plus à en faire d’autres et on pourra constituer la mathématique tout entière sans faire intervenir aucun élément nouveau.


IV modifier

M. Couturat répète souvent que cette logique nouvelle est tout à fait indépendante de l’idée de nombre. Je ne m’amuserai pas à compter combien son exposé contient d’adjectifs numéraux, tant cardinaux qu’ordinaux, ou d’adjectifs indéfinis, tels que plusieurs. Citons cependant quelques exemples :

« Le produit logique de deux ou plusieurs propositions est » ;

« Toutes les propositions sont susceptibles de deux valeurs seulement, le vrai et le faux » ;

« Le produit relatif de deux relations est une relation » ;

« Une relation a lieu entre deux termes, » etc., etc.

Quelquefois cet inconvénient ne serait pas impossible à éviter, mais quelquefois aussi il est essentiel. Une relation est incompréhensible sans deux termes ; il est impossible d’avoir l’intuition de la relation, sans avoir en même temps celle de ses deux termes, et sans remarquer qu’ils sont deux, car pour que la relation soit concevable, il faut qu’ils soient deux et deux seulement.

V. L’arithmétique. modifier

J’arrive à ce que M. Couturat appelle la théorie ordinale et qui est le fondement de l’arithmétique proprement dite. M. Couturat commence par énoncer les cinq axiomes de Peano, qui sont indépendants, comme l’ont démontré MM. Peano et Padoa.

1. Zéro est un nombre entier.

2. Zéro n’est le suivant d’aucun nombre entier.

3. Le suivant d’un entier est un entier

auquel il conviendrait d’ajouter

tout entier a un suivant.

4. Deux nombres entiers sont égaux, si leurs suivants le sont.

Le 5e axiome est le principe d’induction complète.

M. Couturat considère ces axiomes comme des définitions déguisées ; ils constituent la définition par postulats de zéro, du « suivant », et du nombre entier.

Mais nous avons vu que pour qu’une définition par postulats puisse être acceptée, il faut que l’on puisse établir qu’elle n’implique pas contradiction.

Est-ce le cas ici ? Pas le moins du monde.

La démonstration ne peut se faire par l’exemple. On ne peut choisir une partie des nombres entiers, par exemple les trois premiers, et démontrer qu’ils satisfont à la définition.

Si je prends la série 0, 1, 2, je vois bien qu’elle satisfait aux axiomes 1, 2, 4 et 5 ; mais, pour qu’elle satisfasse à l’axiome 3, il faut encore que 3 soit un entier, et par conséquent que la série 0, 1, 2, 3 satisfasse aux axiomes ; on vérifierait qu’elle satisfait aux axiomes 1, 2, 4, 5, mais l’axiome 3 exige en outre que soit un entier et que la série 0, 1, 2, 3, 4 satisfasse aux axiomes, et ainsi de suite.

Il est donc impossible de démontrer les axiomes pour quelques nombres entiers sans les démontrer pour tous, il faut renoncer à la démonstration par l’exemple.

Il faut alors prendre toutes les conséquences de nos axiomes et voir si elles ne contiennent pas de contradiction. Si ces conséquences étaient en nombre fini, cela serait facile ; mais elles sont en nombre infini, c’est toutes les mathématiques, ou au moins toute l’arithmétique.

Alors que faire ? Peut-être à la rigueur pourrait-on répéter le raisonnement du n° 3.

Mais, nous l’avons dit, ce raisonnement, c’est de l’induction complète, et c’est précisément le principe d’induction complète qu’il s’agirait de justifier.

VI. La logique de Hilbert. modifier

J’arrive maintenant au travail capital de M. Hilbert qu’il a communiqué au Congrès des Mathématiciens à Heidelberg, et dont une traduction française due à M. Pierre Boutroux a paru dans l'Enseignement Mathématique, pendant qu’une traduction anglaise due à M. Halsted paraissait dans The Monist. Dans ce travail, où l’on trouvera les pensées les plus profondes, l’auteur poursuit un but analogue à celui de M. Russell, mais sur bien des points il s’écarte de son devancier.

Nous avons vu plus haut, que ce que dit M. Hilbert des principes de la Logique tels qu’on a coutume de les présenter, s’applique également à la logique de M. Russell. Ainsi, pour M. Russell, la logique est antérieure à l’Arithmétique ; pour M. Hilbert, elles sont « simultanées ». Nous trouverons plus loin d’autres différences plus profondes encore. Mais nous les signalerons à mesure qu’elles se présenteront ; je préfère suivre pas à pas le développement de la pensée de Hilbert, en citant textuellement les passages les plus importants.

« Prenons tout d’abord en considération l’objet 1. » Remarquons qu’en agissant ainsi nous n’impliquons nullement la notion de nombre, car il est bien entendu que 1 n’est ici qu’un symbole et que nous ne nous préoccupons nullement d’en connaître la signification. « Les groupes formés avec cet objet, deux, trois ou plusieurs fois répété… » Ah, cette fois-ci, il n’en est plus de même, si nous introduisons les mots deux, trois et surtout plusieurs, nous introduisons la notion de nombre ; et alors la définition du nombre entier fini que nous trouverons tout à l’heure, arrivera bien tard. L’auteur était beaucoup trop avisé pour ne pas s’apercevoir de cette pétition de principe. Aussi, à la fin de son travail, cherche-t-il à procéder à un vrai replâtrage.

Hilbert introduit ensuite deux objets simples 1 et = et envisage toutes les combinaisons de ces deux objets, toutes les combinaisons de leurs combinaisons, etc. Il va sans dire qu’il faut oublier la signification habituelle de ces deux signes et ne leur en attribuer aucune. Il répartit ensuite ces combinaisons en deux classes, celle des êtres et celle des non-êtres et jusqu’à nouvel ordre cette répartition est entièrement arbitraire ; toute proposition affirmative nous apprend qu’une combinaison appartient à la classe des êtres ; toute proposition négative nous apprend qu’une certaine combinaison appartient a celle des non-êtres.


VII modifier

Signalons maintenant une différence de la plus haute importance. Pour M. Russell un objet quelconque qu’il désigna par x c’est un objet absolument indéterminé ; pour Hilbert c’est l’une des combinaisons formées avec 1 et = ; il ne saurait concevoir qu’on introduise autre chose que des combinaisons des objets déjà définis. Hilbert formule d’ailleurs sa pensée de la façon la plus nette ; et je crois devoir reproduire in extenso son énoncé. « Les indéterminées qui figurent dans les axiomes (en place du quelconque ou du tous de la logique ordinaire) représentent exclusivement l’ensemble des objets et des combinaisons qui nous sont déjà acquis en l’état actuel de la théorie, ou que nous sommes en train d’introduire. Lors donc qu’on déduira des propositions des axiomes considérés, ce sont ces objets et ces combinaisons seules que l’on sera en droit de substituer aux indéterminées. Il ne faudra pas non plus oublier que, lorsque nous augmentons le nombre des objets fondamentaux, les axiomes acquièrent du même coup une extension nouvelle et doivent, par suite, être de nouveau mis à l’épreuve et au besoin modifiés. »

Le contraste est complet avec la manière de voir de M. Russell. Pour ce dernier philosophe, nous pouvons substituer à la place de x non seulement des objets déjà connus, mais n’importe quoi. Russell est fidèle à son point de vue, qui est celui de la compréhension. Il part de l’idée générale d’être et l’enrichit de plus en plus tout en la restreignant, en y ajoutant des qualités nouvelles. Hilbert ne reconnaît au contraire comme êtres possibles que des combinaisons d’objets déjà connus ; de sorte que (en ne regardant qu’un des côtés de sa pensée) on pourrait dire qu’il se place au point de vue de l’extension.


VIII modifier

Poursuivons l’exposé des idées de Hilbert. Il introduit deux axiomes qu’il énonce dans son langage symbolique mais qui signifient, dans le langage des profanes comme nous, que toute quantité cet égale à elle-même et que toute opération faite sur deux quantités identiques donnent des résultats identiques. Avec cet énoncé ils sont évidents, mais les présenter ainsi serait trahir la pensée de M. Hilbert. Pour lui les mathématiques n’ont à combiner que de purs symboles et un vrai mathématicien doit raisonner sur eux sans se préoccuper de leur sens. Aussi ses axiomes ne sont pas pour lui ce qu’ils sont pour le vulgaire.

Il les considère comme représentant la définition par postulats du symbole = jusqu’ici vierge de toute signification. Mais pour justifier cette définition, il faut montrer que ces deux axiomes ne conduisent à aucune contradiction.

Pour cela M. Hilbert se sert du raisonnement du n° III, sans paraître s’apercevoir qu’il fait de l’induction complète.


IX modifier

La fin du mémoire de M. Hilbert est tout à fait énigmatique et nous n’y insisterons pas. Les contradictions s’y accumulent ; on sent que l’auteur a vaguement conscience de la pétition de principe qu’il a commise, et qu’il cherche vainement à replâtrer les fissures de son raisonnement.

Qu’est-ce à dire ? Au moment de démontrer que la définition du nombre entier par l’axiome d’induction complète n’implique pas contradiction, M. Hilbert se dérobe comme se sont dérobés MM. Russell et Couturat, parce que la difficulté est trop grande.

X. La géométrie. modifier

La géométrie, dit M. Couturat, est un vaste corps de doctrine où le principe d’induction complète n’intervient pas. Cela est vrai dans une certaine mesure, on ne peut pas dire qu’il n’intervient pas, mais il intervient peu. Si l’on se reporte à la Rational Geometry de M. Halsted (New-York, John Wiley and Sons, 1904) établie d’après les principes de M. Hilbert, on voit intervenir le principe d’induction pour la première fois à la page 114 (à moins que j’aie mal cherché, ce qui est bien possible).

Ainsi la géométrie, qui, il y a quelques années à peine, semblait le domaine où le règne de l’intuition était incontesté, est aujourd’hui celui où les logisticiens semblent triompher. Rien ne saurait mieux faire mesurer l’importance des travaux géométriques de M. Hilbert et la profonde empreinte qu’ils ont laissée sur nos conceptions.

Mais il ne faut pas s’y tromper. Quel est en somme le théorème fondamental de la Géométrie ? C’est que les axiomes de la Géométrie n’impliquent pas contradiction et, cela, on ne peut pas le démontrer sans le principe d’induction.

Comment Hilbert démontre-t-il ce point essentiel ? C’est en s’appuyant sur l’Analyse et par elle sur l’Arithmétique, et par elle sur le principe d’induction.

Et si jamais on invente une autre démonstration, il faudra encore s’appuyer sur ce principe, puisque les conséquences possibles des axiomes, dont il faut montrer qu’elles ne sont pas contradictoires, sont en nombre infini.


XI. Conclusion. modifier

Notre conclusion, c’est d’abord que le principe d’induction ne peut pas être regardé comme la définition déguisée du nombre entier.

Voici trois vérités :

Le principe d’induction complète ;

Le postulatum d’Euclide ;

La loi physique d’après laquelle le phosphore fond à 44° (citée par M. Le Roy).

On dit : Ce sont trois définitions déguisées, la première, celle du nombre entier, la seconde, celle de la ligne droite, la troisième, celle du phosphore.

Je l’admets pour la seconde, je ne l’admets pas pour les deux autres, il faut que j’explique la raison de cette apparente inconséquence.

D’abord nous avons vu qu’une définition n’est acceptable que s’il est établi qu’elle n’implique pas contradiction. Nous avons montré également que, pour la première définition, cette démonstration est impossible ; au contraire, nous venons de rappeler que pour la seconde Hilbert avait donné une démonstration complète.

En ce qui concerne la troisième, il est clair qu’elle n’implique pas contradiction : mais cela veut-il dire que cette définition garantit, comme il le faudrait, l’existence de l’objet défini ? Nous ne sommes plus ici dans les sciences mathématiques, mais dans les sciences physiques, et le mot existence n’a plus le même sens, il ne signifie plus absence de contradiction, il signifie existence objective.

Et voilà déjà une première raison de la distinction que je fais entre les trois cas ; il y en a une seconde. Dans les applications que nous avons à faire de ces trois notions, se présentent-elles à nous comme définies par ces trois postulats ?

Les applications possibles du principe d’induction sont innombrables ; prenons pour exemple l’une de celles que nous avons exposées plus haut, et où on cherche à établir qu’un ensemble d’axiomes ne peut conduire à une contradiction. Pour cela on considère l’une des séries de syllogismes que l’on peut poursuivre en partant de ces axiomes comme prémisses.

Quand on a fini le ne syllogisme, on voit qu’on peut en faire encore un autre et c’est le n + 1e ; ainsi le nombre n sert à compter une série d’opérations successives, c’est un nombre qui peut être obtenu par additions successives. C’est donc un nombre depuis lequel on peut remonter à l’unité par soustraction successives. On ne le pourrait évidemment pas si on avait n = n - 1, parce qu’alors par soustraction on retrouverait toujours le même nombre. Ainsi donc la façon dont nous avons été amenés à considérer ce nombre n implique une définition du nombre entier fini et cette définition est la suivant : un nombre entier fini est celui qui peut être obtenu par additions successives, c’est celui qui est tel que n n’est pas égal à n - 1.

Cela posé, qu’est-ce que nous faisons ? Nous montrons que s’il n’y a pas eu de contradiction au ne syllogisme, il n’y en aura pas davantage au n + 1e et nous concluons qu’il n’y en aura jamais. Vous dites : j’ai le droit de conclure ainsi, parce que les nombres entiers sont par définition ceux pour lesquels un pareil raisonnement est légitime ; mais cela implique une autre définition du nombre entier et qui est la suivante : un nombre entier est celui sur lequel on peut raisonner par récurrence ; dans l’espèce c’est celui dont on peut dire que, si l’absence de contradiction au moment d’un syllogisme dont le numéro est un nombre entier entraîne l’absence de contradiction au moment d’un syllogisme dont le numéro est l’entier suivant, on n’aura à craindre aucune contradiction pour aucun des syllogismes dont le numéro est entier.

Les deux définitions ne sont pas identiques ; elles sont équivalentes sans doute, mais elles le sont en vertu d’un jugement synthétique a priori  ; on ne peut pas passer de l’une à l’autre par des procédés purement logiques. Par conséquent nous n’avons pas le droit d’adopter la seconde, après avoir introduit le nombre entier par un chemin qui suppose la première.

Nous n’avons pas, comme dans le cas précédent, deux définitions équivalentes irréductibles logiquement l’une à l’autre. Nous n’en avons qu’une, exprimable par des mots. Dira-ton qu’il y en a une autre que nous sentons sans pouvoir l’énoncer parce que nous avons l’intuition de la ligne droite ou parce que nous nous représentons la ligne droite. Tout d’abord, nous ne pouvons pas nous la représenter dans l’espace géométrique, mais seulement dans l’espace représentatif, et puis nous pouvons nous représenter tout aussi bien les objets qui possèdent les autres propriétés de la ligne droite, sauf celle de satisfaire au postulatum d’Euclide. Ces objets sont les « droites non-euclidiennes » qui à un certain point de vue ne sont pas des entités vides de sens, mais des cercles (de vrais cercles du vrai espace) orthogonaux à une certaine sphère. Si parmi ces objets également susceptibles de représentation, ce sont les premiers (les droites euclidiennes) que nous appelons droites, et non pas les derniers (les droites non-euclidiennes), c’est bien par définition.

Et si nous arrivons enfin au troisième exemple, à la définition du phosphore, nous voyons que la vraie définition serait : Le phosphore, c’est ce morceau de matière que je vois là dans tel flacon.


XII modifier

Et puisque je suis sur ce sujet, encore un mot. Pour l’exemple du phosphore j’ai dit : « Cette proposition est une véritable loi physique vérifiable, car elle signifie : tous les corps qui possèdent toutes les autres propriétés du phosphore, sauf son point de fusion, fondent comme lui à 44° ». Et on m’a répondu : « Non, cette loi n’est pas vérifiable, car si l’on venait à vérifier que deux corps ressemblant au phosphore fondent l’un à 44° et l’autre à 50°, on pourrait toujours dire qu’il y a sans doute, outre le point de fusion, quelque autre propriété inconnue par laquelle ils diffèrent ».

Ce n’était pas tout à fait cela-que j’avais voulu dire ; j’aurais dû écrire : Tous les corps qui possèdent telles et telles propriétés en nombre fini (à savoir les propriétés du phosphore qui sont énoncées dans les traités de Chimie, le point de fusion excepté) fondent à 44°.

Et pour mettre mieux en évidence la différence entre le cas de la droite et celui du phosphore, faisons encore une remarque. La droite possède dans la nature plusieurs images plus ou moins imparfaites, dont les principales sont le rayon lumineux et l’axe de rotation d’un corps solide. Je suppose que l’on constate que le rayon lumineux ne satisfait pas au postulatum d’Euclide (par exemple en montrant qu’une étoile a une parallaxe négative), que ferons-nous ? Conclurons-nous que la droite étant par définition la trajectoire de la lumière ne satisfait pas au postulatum, ou bien au contraire que la droite satisfaisant par définition au postulatum, le rayon lumineux n’est pas rectiligne ?

Assurément nous sommes libres d’adopter l’une ou l’autre définition et par conséquent l’une ou l’antre conclusion ; mais adopter la première ce serait stupide, parce que le rayon lumineux ne satisfait probablement que d’une façon imparfaite non seulement au postulatum d’Euclide, mais aux autres propriétés de la ligne droite ; que s’il s’écarte de la droite euclidienne, il ne s’écarte pas moins de l’axe de rotation des corps solides qui est une autre image imparfaite de la ligne droite ; qu’enfin il est sans doute sujet au changement, de sorte que telle ligne qui était droite hier, cessera de l’être demain si quelque circonstance physique a changé.

Supposons, maintenant que l’on vienne à découvrir que le phosphore ne fond pas à 44°, mais à 43°,9. Conclurons-nous que le phosphore étant par définition ce qui fond à 44°, ce corps que nous appelions phosphore n’est pas du vrai phosphore, ou au contraire que le phosphore fond à 43°,9 ? Ici encore nous sommes libres d’adopter l’une ou l’autre définition et par conséquent l’une ou l’autre conclusion ; mais adopter la première, ce serait stupide parce qu’on ne peut pas changer le nom d’un corps toutes les fois qu’on détermine une nouvelle décimale de son point de fusion.


XIII modifier

En résumé, MM. Russell et Hilbert ont fait l’un et l’autre un vigoureux effort ; ils ont écrit l’un et l’autre un livre plein de vues originales, profondes et souvent très justes. Ces deux livres nous donneront beaucoup à réfléchir et nous avons beaucoup à y apprendre. Parmi leurs résultats, quelques-uns, beaucoup même, sont solides et destinés à demeurer.

Mais dire qu’ils ont définitivement tranché le débat entre Kant et Leibnitz et ruiné la théorie kantienne des mathématiques, c’est évidemment inexact. Je ne sais si réellement ils ont cru l’avoir fait, mais s’ils l’ont cru, ils se sont trompés.