Schopenhauer - De la quadruple racine/Chapitre 5

Traduction par J.-A. Cantacuzène.
Librairie Germer Baillière et Cie (p. 147-198).


CHAPITRE V

DE LA SECONDE CLASSE D’OBJETS POUR LE SUJET, ET DE LA FORME QU’Y REVÊT LE PRINCIPE DE LA RAISON SUFFISANTE.


§ 26. — Explication de cette classe d’objets.

La seule différence entre l’homme et l’animal, différence que de tout temps l’on a attribuée à cette faculté de connaissance toute particulière et exclusivement propre à l’homme, que l’on nomme la raison, est fondée sur ce que celui-ci possède une classe de représentations auxquelles aucun animal ne participe : ce sont les notions, c’est-à-dire les représentations abstraites, par opposition aux représentations sensibles, desquelles néanmoins celles-là sont extraites. La première conséquence qui en résulte, c’est que l’animal ne parle ni ne rit ; et, comme conséquence médiate, nous trouvons tous ces détails si nombreux et si importants qui distinguent la vie de l’homme de celle de l’animal. Car, par l’intervention de la représentation abstraite, la « motivation » également a changé de nature. Bien que la nécessité des actes ne soit pas moins impérieuse chez l’homme que chez l’animal, cependant la nature nouvelle de la motivation, qui se compose ici de pensées qui rendent possible le choix de la détermination (c’est-à-dire le conflit conscient des motifs), fait que, au lieu de s’exercer simplement par une impulsion reçue de choses présentes et sensibles, l’action s’accomplit en vertu d’intentions, avec réflexion, selon un plan, ou d’après des principes, ou des règles conventionnelles, etc. ; mais c’est, là ce qui amène aussi tout ce qui rend la vie humaine riche, artificielle et terrible à ce point que, dans cet Occident qui a blanchi son teint et où n’ont pu le suivre les antiques, vraies et profondes religions primitives de son ancienne patrie, l’homme ne connaît plus ses frères ; il a la folie de croire que les animaux diffèrent foncièrement de lui, et, pour s’entretenir dans cet égarement, il les désigne du nom de « bêtes » ; il applique, quand c’est d’eux qu’il s’agit, des noms injurieux à toutes les fonctions vitales qu’il a en commun avec eux ; il les déclare hors la loi et s’élève énergiquement contre l’évidence qui lui montre qu’eux et lui sont d’essence identique.

Et cependant toute la différence consiste, comme nous le disions plus haut, en ce qu’outre les représentations sensibles que nous avons étudiées dans le chapitre précédent et que les animaux possèdent également, l’homme admet encore dans son cerveau, qu’à cet effet principalement il a d’un volume si supérieur, les représentations abstraites, c’est-à-dire déduites des précédentes. On a nommé ces représentations des notions abstraites ou concepts, parce que chacune comprend[1] en elle ou plutôt sous elle d’innombrables individus dont elle est la conception collective. On peut aussi les définir des représentations extraites de représentations. Pour les former, notre faculté d’abstraction décompose les représentations complètes, c’est-à-dire sensibles, dont nous avons traité au chapitre précédent, en leurs parties composantes, afin de considérer celles-ci isolément par la pensée, comme les différentes propriétés ou comme les différents rapports des choses. Mais par cette opération les représentations perdent forcément leur perceptibilité sensible, de même que l’eau, décomposée en ses éléments, perd sa fluidité et sa visibilité. Car toute propriété ainsi isolée (abstraite) peut bien être pensée séparément, mais non perçue séparément. Pour créer une notion abstraite en général, il faut abandonner un grand nombre des éléments qui composent une perception donnée, afin de pouvoir penser séparément les éléments restants ; la notion consiste donc à embrasser par la pensée moins que par la perception. Si, considérant plusieurs objets réels, on les dépouille de tout ce qu’ils ont de différent en ne gardant que ce qu’ils ont de commun, on obtiendra le genre de l’espèce donnée. Par suite, la notion d’un genre est là notion de chacune des espèces qui y sont comprises, déduction faite de tout ce qui ne convient pas à toutes ces espèces. Or toute notion abstraite possible peut être conçue par la pensée comme un genre ; c’est pourquoi elle est toujours quelque chose de général et qui, à ce titre, ne peut être perçu par les sens. Aussi a-t-elle une sphère, qui est l’ensemble de tout ce que l’on peut y comprendre par la pensée. Plus on s’élève dans l’abstraction, plus on doit abandonner de parties, et par conséquent moins il en reste pour la pensée. Les notions suprêmes, c’est-à-dire les plus générales, sont les plus vides et les plus pauvres ; elles finissent par n’être plus qu’une Enveloppe sans consistance, comme par exemple « être, essence, chose, devenir », etc. — Pour le dire en passant, quel fond peuvent avoir des systèmes philosophiques qui partent de semblables notions et dont la substance se compose uniquement de ces légères pellicules d’idées ? Ils ne peuvent qu’être infiniment vides et pauvres, et dès lors ennuyeux à suffoquer.

Puisque, ainsi que nous le savons, les représentations sublimées et décomposées jusqu’à fournir des notions abstraites ont perdu toute perceptibilité, elles se déroberaient à toute connaissance et ne sauraient être employées dans les opérations de l’esprit auxquelles on les destinait, si on ne les fixait et maintenait au moyen de signes matériels choisis à volonté : ces signes sont les mots. Ceux-ci en tant qu’ils forment le contenu du dictionnaire, c’est-à-dire la langue, désignent toujours des notions abstraites, des idées générales, et jamais des objets perceptibles ; un dictionnaire qui énumère au contraire des individus ne contient pas des mots, mais seulement des noms propres, et c’est alors un dictionnaire géographique ou historique, c’est-à-dire énumérant tout ce que sépare l’espace ou tout ce que sépare le temps ; car, ainsi que mes lecteurs le savent, temps et espace sont le principe d’individuation. Ce n’est que parce que les animaux sont limités aux représentations sensibles, parce qu’ils sont incapables d’abstraction et par conséquent de notions, qu’ils n’ont pas le langage, même alors qu’ils peuvent proférer des mots ; mais ils comprennent les noms propres. J’ai démontré par ma théorie du ridicule, dans Le monde comme volonté et représentation, vol. I, §.13, et vol. II, ch. viii, que c’est l’absence des mêmes facultés qui exclut chez eux le rire.

Si l’on analyse un discours quelque peu étendu et suivi d’un homme entièrement inculte, on y trouvera une étonnante richesse de formes, de constructions, de tournures, de distinctions et de finesses logiques de toute sorte, tout cela correctement exprimé moyennant les formes de la grammaire avec toutes leurs flexions et leurs constructions, avec emploi fréquent du sermo obliquus, des différents modes du verbe, etc. ; le tout sera tellement conforme à toutes les règles qu’on ne pourra, à sa grande surprise, ne pas y reconnaître une connaissance étendue et bien enchaînée. Or l’acquisition de cette science s’est faite sur la base de la compréhension du monde sensible ; c’est l’œuvre fondamentale de la raison d’extraire la substance essentielle de ce monde pour la déposer dans les notions abstraites ; et cette œuvre, elle ne peut l’accomplir qu’à l’aide du langage. C’est donc par l’étude du langage que l’on acquiert la connaissance du mécanisme de la raison, c’est-à-dire la substance de la logique. Évidemment, ceci ne peut se faire sans un grand travail d’esprit et sans une attention très soutenue ; chez l’enfant, la force lui en est donnée par son désir d’apprendre, qui est très grand lorsqu’on lui présente ce qui lui est vraiment utile et nécessaire, et qui ne paraît faible que lorsqu’on veut lui imposer ce qui ne peut lui convenir. Par conséquent, en apprenant la langue, avec toutes ses tournures et ses finesses, en écoutant parler les grandes personnes, aussi bien qu’en parlant lui-même, l’enfant, même élevé sans instruction, développe sa raison et s’approprie cette logique réelle et concrète qui consiste, non dans les règles logiques, mais directement dans leur juste emploi ; tel un homme doué de dispositions musicales apprendra les règles de l’harmonie sans étudier les notes ni la basse fondamentale, mais simplement en jouant du piano d’après l’oreille. — Cette étude de la logique par l’étude de la langue, le sourd-muet seul est dans l’impossibilité de la faire ; aussi est-il presque aussi déraisonnable que l’animal, s’il n’a pas reçu, en apprenant à lire, cette éducation artificielle et toute spéciale qui remplace chez lui l’école naturelle de la raison.

§ 27. — De l’utilité des concepts.

La raison, ou faculté de penser, a pour base, comme nous l’avons montré plus haut, la faculté d’abstraction, autrement dit de former des concepts ; c’est donc leur existence dans la conscience qui amène dé si prodigieux résultats. Voici, en substance, sur quoi se fonde cette faculté dans ses opérations :

Le contenu des concepts étant moindre que celui des représentations dont ils ont été extraits, ils sont par là même plus faciles à manier que ces dernières, envers lesquelles ils jouent à peu près le même rôle que les formules dans l’arithmétique supérieure en face des opérations de l’esprit dont elles sont issues et qu’elles remplacent, ou celui des logarithmes envers leurs nombres. Des nombreuses représentations dont ils ont été déduits ils n’ont gardé que la partie dont on a justement besoin ; tandis que, si l’on voulait évoquer par l’imagination ces représentations elles-mêmes, on devrait traîner après soi un lourd bagage d’accessoires qui ne servirait qu’à produire la confusion ; au contraire, par l’emploi des notions abstraites, nous ne pensons que les parties et les côtés de toutes ces représentations, réclamés par le but actuel qu’on se propose. Leur usage peut être comparé à l’abandon d’un bagage inutile ou à l’emploi de quintessences au lieu de leurs ingrédients, de la quinine au lieu du quinquina. C’est surtout cette occupation de l’intellect travaillant avec des concepts, c’est-à-dire la présence dans la conscience de cette classe de représentations dont nous nous occupons dans ce chapitre, que l’on appelle proprement penser dans l’acception restreinte du mot. On la désigne aussi par le terme de réflexion, lequel forme un trope tiré de l’optique et exprimant en même temps ce qu’il y a de dérivé et de secondaire dans cette espèce de connaissance. C’est ce penser, cette réflexion qui donne à l’homme le recueillement (Besonnenheit), dont l’animal est privé. En effet, par la faculté que la pensée lui procure de se représenter mille choses sous une seule notion, et dans chacune l’essentiel seulement, il peut à son gré rejeter des différences de toute nature, par conséquent même celles de l’espace et du temps ; il acquiert ainsi la possibilité d’embrasser d’un coup, par l’esprit, et les choses passées et les futures et les absentes ; l’animal, au contraire, est sous tous les rapports enchaîné au présent. Ce recueillement, cette faculté de réfléchir, de rassembler ses esprits, est à vrai dire la source de tout ce travail pratique et théorique qui rend l’homme tellement supérieur à l’animal ; de là le soin qu’il prend de l’avenir, tout en considérant le passé ; de là les plans médités, bien coordonnés et méthodiques, qu’il suit pour arriver à ses fins ; de là l’association en vue d’un but commun, de là l’ordre, les lois, l’État, etc. — Les notions abstraites fournissent encore principalement les matériaux réels des sciences dont l’objet, en définitive, est de reconnaître le particulier au moyen du général, ce qui n’est possible que par le « dictum de omni et nullo » et par conséquent, par l’existence des abstractions. Aussi Aristote dit : « ἄνευ μὲν γὰρ τῶν ϰαθόλου οὐϰ ἐστίν ἐπιστήμην λάϐειν » (absque universalibus enim non datur scientia). (Métaph., XII, ch. ix.) Les notions abstraites sont justement les universaux dont l’essence a soulevé, au moyen-âge, la longue querelle des réalistes et des nominaux.

28. — Les représentants des notions abstraites. Du jugement.

Il ne faut pas confondre, nous l’avons déjà dit, le concept avec le fantôme en général ; celui-ci est une représentation perceptible et complète, par conséquent la représentation d’un objet individuel, mais qui n’est pas occasionnée directement par une impression sur les sens et qui, à ce titre, n’appartient pas à la matière de l’expérience. Mais il faut encore bien distinguer un fantôme d’une notion, alors même qu’on emploie le premier comme représentant d’une notion. Ceci a lieu quand on veut avoir la représentation perceptible elle-même, qui a servi à créer la notion, et qu’on la veut correspondante à cette notion, ce qui n’est jamais possible ; car, par exemple, il n’y a pas de perception possible du chien en général, de la couleur, du triangle, du nombre en général ; il n’y a pas de fantôme correspondant à cette notion. Alors on évoque le fantôme de n’importe quel chien ; comme représentation, il doit être absolument déterminé ; il doit avoir une certaine grandeur, une certaine forme, une certaine couleur, etc. ; tandis que la notion, dont il est le représentant, n’a aucun de ces caractères. Mais, en faisant usage de semblables représentants des concepts, on a toujours la conscience qu’ils ne sont pas adéquats à la notion qu’ils représentent, mais qu’ils sont revêtus d’une foule de déterminations arbitraires. Hume, dans ses Essays on human understanding, ess. 12, à la fin de la 1re partie, émet exactement ces mêmes idées ; Rousseau également, dans son Origine de l’inégalité, vers le milieu de la 1re partie. En revanche, Kant professe sur cette matière une tout autre théorie, dans le chapitre du tableau systématique des concepts de l’entendement pur. L’observation intime et une réflexion bien nette peuvent seules décider la question. Que chacun examine donc si, à l’occasion de ses notions abstraites, il a la conscience d’un « monogramme de l’imagination pure à priori » ; si par exemple, quand il pense : chien, il imagine quelque chose « entre chien et loup » (sic) ; ou bien si, conformément aux explications que je viens de donner, il conçoit par la raison une notion abstraite ; ou bien s’il évoque par la fantaisie un représentant de la notion à l’état d’image achevée.

Tout penser, dans, l’acception plus étendue du mot, c’est-à-dire, toute activité intellectuelle interne, a besoin de mots ou d’images de fantaisie ; sans l’un des deux, elle manque de point d’appui. Mais les deux ne sont pas nécessaires à la fois, bien qu’ils puissent se soutenir mutuellement par des empiètements réciproques. Le penser, dans l’acceptation restreinte, c’est-à-dire l’abstraction effectuée à l’aide des mots, est ou bien raisonnement purement logique, et alors reste dans son domaine propre, ou bien il s’avance jusqu’à la limite des représentations sensibles, pour établir la balance réciproque et déterminer les rapports entre les données de l’expérience perçues par l’entendement et les notions abstraites clairement conçues, par la pensée, de façon à posséder ainsi une connaissance complète. En pensant, nous cherchons donc tantôt, pour le cas d’une intuition donnée, quelle est la notion ou la règle sous laquelle le cas se range ; tantôt, pour une notion ou une règle donnée, le cas individuel qui peut l’appuyer. Cette activité ainsi entendue s’appelle la faculté de jugement ; dans le premier cas (d’après la distinction établie par Kant), elle est dite réfléchissante, et, dans le second, subsumante. Le jugement (comme faculté) est donc le médiateur entre la connaissance intuitive et la connaissance abstraite, c’est-à-dire entre l’entendement et la raison. La plupart des hommes ne la possèdent qu’à l’état rudimentaire, souvent même que de nom[2] : leur sort est d’être guidés par d’autres. Avec ceux-là, il ne faut parler que dans les limites du strict nécessaire.

La perception opérant à l’aide des représentations sensibles est la vraie moelle de toute connaissance, vu qu’elle remonte à la source première, à la base de toutes les abstractions. Elle est de la sorte la mère de toutes les pensées vraiment originales, de toutes les vues nouvelles et de toutes les découvertes, en tant que ces dernières n’ont pas été, pour la meilleure part, amenées par le hasard. Dans la perception, c’est l’entendement dont l’action domine ; dans l’abstraction pure, c’est la raison. C’est à l’entendement qu’appartiennent certaines pensées qui courent longtemps par la tête, qui passent, qui reviennent, qui se présentent tantôt sous un aspect, tantôts sous un autre, jusqu’au moment où, arrivées à être claires, elles se fixent dans des notions et trouvent leur expression. Il y en a même qui ne la rencontrent jamais, et, hélas ! ce sont les meilleures : « quæ voce meliora sunt », comme dit Apulée.

Cependant Aristote est allé trop loin quand il prétend que la pensée pour s’exercer ne saurait se passer des images de la fantaisie. Il dit à ce sujet : « Οὐδέποτε νοεῖ ἄνευ φαντάσματος ἡ ψυχή » (Anima sine phantasmate nunquam intelligit) (De anima, III, c. 3, 7, 8) ; et encore : « ʹΟταν θεωρῆ ἀνάγϰη ἅμα φαντάσμα τι θεωρεῖν » (Qui contemplatur, necesse est, una cum phantasmate contempletur) (ibid.) ; ailleurs (De Memoria, c. 1) : « Νοαεῖν οὐϰ ἐστι ἄνευ φαντάσματος » (Fieri non potest, ut sine phantasmate quidquam intelligatur) ; — cette opinion avait cependant frappé vivement les penseurs du xve et du xvie siècle, dont plusieurs l’ont répétée à différentes reprises et en l’accentuant encore ; ainsi, par exemple, Pic de La Mirandole dit (De imaginatione, c. 5) : « Necesse est, eum, qui ratiocinatur et intelligit, phantasmata, speculari ; » Melanchton (De anima, p. 130) : « Oportet intelligentem, phantasmata speculari ; » et Jordan Bruno (De coinpositione imaginum, p. 10) : « Dicit Aristoteles : oportet, scire valentem, phantasmata speculari. » Pomponatius (De immortalitate, p. 54 et 70) se prononce également dans ce sens. — Tout ce qu’on peut affirmer, c’est que toute connaissance réelle et primordiale, tout philosophème vrai, doit avoir pour noyau intime ou pour racine une conception intuitive. Car celle-ci, bien qu’étant quelque chose de momentané, et de simple, communique ensuite la vie et l’esprit à tout l’exposé, quelque long qu’en puisse être le développement, comme une goutte du réactif convenable donne à toute la solution la teinte du précipité qu’il produit. Quand l’exposé possède une pareille substance, il ressemble au billet d’une banque qui a des espèces sonnantes en caisse ; toute autre, issue de simples combinaisons d’idées abstraites, est comme le papier d’une banque qui, pour couverture, n’a encore que du papier. Tout discours simplement raisonnable est une semblable manière d’exposer des conséquences qui résultent de notions données, exposé qui ne produit en réalité rien de nouveau et qu’on pourrait abandonner au jugement individuel de chacun, au lieu d’en remplir journellement de gros livres.

§ 29. — Principe de la raison suffisante de la connaissance.

Cependant le « penser », même dans son acception restreinte, ne consiste pas uniquement dans la conscience présente des notions abstraites, mais dans l’acte par lequel on en joint ou sépare deux ou plusieurs, sous différentes restrictions et modifications, qu’enseigne la logique dans la théorie des jugements. Un pareil rapport de notions, clairement pensé et exprimé, s’appelle un jugement. Or, à l’égard des jugements, le principe de la raison vient encore une fois faire valoir son autorité, mais sous un aspect tout différent de celui que nous avons exposé dans le précédent chapitre : savoir, comme principe de la raison suffisante de la connaissance, « principium rationis sufficientis cognoscendi ». En cette qualité, il établit que, lorsqu’un jugement doit exprimer une connaissance, il doit avoir une raison suffisante : lorsqu’il possède cette condition on lui accorde l’attribut de vrai. La vérité est donc le rapport entre un jugement et quelque chose qui en diffère et que l’on nomme son principe ou sa raison ; celle-ci, comme nous allons le voir, admet une nombreuse variété d’espèces. Mais, comme c’est toujours quelque chose sur quoi le jugement s’appuie ou se fonde, le mot allemand de Grund (fond) est très convenablement choisi. En latin et dans toutes les langues qui en dérivent, le nom de l’Erkenntnissgrund est le même que celui de la Vernunft (raison) ; les deux s’appellent « ratio, la ragione, la razon, la raison, the reason » : ce qui prouve que l’on a considéré la connaissance des principes des jugements comme la plus noble fonction de la raison, comme son occupation ϰατʹ ἐξοχήν. — Ces raisons, sur lesquelles peut se fonder un jugement, sont de quatre espèces, selon chacune desquelles la vérité qu’il renferme est également différente. Nous allons les exposer dans les quatre paragraphes qui suivent.

§ 30. — Vérité logique.

Un jugement peut avoir un autre jugement pour raison. Dans ce cas, sa vérité est une vérité logique ou formelle. La question si c’est aussi une vérité matérielle reste indécise, et dépend de savoir si le jugement sur lequel il se fonde renferme une vérité matérielle ou si la série de jugements sur laquelle il s’appuie aboutit à une vérité de cette nature. Pour fonder ainsi un jugement sur un autre, il faut nécessairement les comparer entre eux ; ceci peut se faire soit directement par la conversion ou contraposition, ou encore par l’adjonction d’un troisième jugement, et alors la vérité de celui que l’on cherche à fonder ressortira du rapport des deux autres. Cette opération est le syllogisme complet. Il peut s’effectuer aussi bien par l’opposition que par la subsomption des notions. Le syllogisme, ayant pour objet de fonder un jugement sur un autre au moyen d’un troisième, n’opère donc jamais que sur des jugements ; ceux-ci n’étant que des enchaînements de notions abstraites qui, à leur tour, sont l’objet exclusif de la raison, on a dit très justement que le syllogisme était l’occupation propre de la raison. Toute la science syllogistique n’est autre chose que l’ensemble des règles pour l’application du principe de la raison aux jugements combinés ; c’est donc le code de la vérité logique.

C’est encore comme fondées sur un jugement qu’il faut considérer les propositions dont la vérité ressort des quatre lois connues de la pensée : car ces dernières ne sont elles-mêmes que des jugements d’où résulte la vérité des premiers. Par exemple, cette proposition : « Un triangle est un espace compris entre trois lignes, » a pour dernier principe celui de l’identité, c’est-à-dire la pensée même qu’il exprime. Cette autre proposition : « Aucun corps n’est sans étendue, » a pour dernier principe celui de la contradiction. Celle-ci : « Tout jugement est vrai, ou faux, » a pour dernier principe celui du tiers exclu. Enfin celle-ci : « Nul ne peut admettre quelque chose comme vrai sans savoir pourquoi, » a pour dernier principe celui de la raison suffisante de la connaissance. Dans l’emploi ordinaire de la raison, on admet comme vrais les jugements qui résultent de ces quatre principes de la pensée, sans les ramener d’abord à ceux-ci comme à leurs prémisses, d’autant plus que la plupart des hommes ne savent rien de ces lois abstraites ; mais il ne faut pas conclure de là que ces jugements ne dépendent pas de lois en question comme de leurs prémisses ; car ce serait comme si l’on prétendait, que, lorsqu’un homme, qui n’a jamais eu connaissance du principe que « tous les corps tendent au centre de la terre », dit : « Si l’on retire à ce corps son appui, il tombera, » cela prouverait que cette dernière proposition ne dépend pas de la précédente, comme de sa prémisse. Je ne saurais donc admettre, ainsi qu’on renseigne jusqu’aujourd’hui en logique, que tous les jugements qui ne s’appuient que sur ces lois de la pensée renferment une vérité intrinsèque, c’est-à-dire sont, immédiatement vrais, et qu’il faut distinguer cette vérité logique intrinsèque de la vérité logique extrinsèque ; cette dernière consisterait à s’appuyer sur un autre jugement comme prémisse. Toute vérité, est le rapport entre un jugement et quelque chose en dehors de lui, et « vérité intérieure » est une contradiction.

§ 31. — Vérité empirique.

Une représentation de la première classe, c’est-à-dire la perception d’un objet sensible, autrement dit l’expérience, peut fonder un jugement ; dans ce cas, il renferme une vérité matérielle et, si le jugement s’appuie directement sur l’expérience, une vérité empirique.

Dire qu’un jugement est matériellement vrai signifie d’une manière générale que les notions dont ils se composent sont jointes, séparées ou restreintes, ainsi que l’exigent les perceptions sensibles sur lesquelles il se fonde. Reconnaître la nature de ces notions est l’office direct du raisonnement, qui est, ainsi que nous l’avons dit, le médiateur entre la connaissance intuitive et la connaissance abstraite ou discursive, c’est-à-dire entre l’entendement et la raison.

§ 32. — Vérité transcendantale.

Les formes de la connaissance empirique, intuitive, qui existent dans l’entendement et dans la sensibilité pure, comme condition de la possibilité de toute expérience, peuvent servir de fondement à un jugement, qui est alors systématiquement à priori. Comme toutefois un semblable jugement est matériellement vrai, sa vérité est transcendantale ; car il ne se fonde pas simplement sur l’expérience, mais sur ces conditions existantes dans notre for intérieur, qui seules rendent toute expérience possible. En effet, un tel jugement est déterminé par ce qui détermine l’expérience elle-même : à savoir, soit par les formes intuitivement conçues par nous de l’espace et du temps, soit par la loi de causalité qui nous est aussi connue à priori. Les propositions suivantes sont des exemples de jugements de cette espèce : Deux lignes droites n’enferment pas d’espace. — Rien n’arrive sans cause. — 3 x 7 — 21. — La matière ne peut être ni créée ni détruite. — Pour bien faire comprendre cette espèce de vérité on peut citer tout l’ensemble des mathématiques pures, comme aussi mon tableau des prédicables à priori dans le 2e volume du Monde comme volonté et représentation et également la plupart des propositions de Kant dans ses Éléments métaphysiques de la science de la nature.

§ 33. — Vérité métalogique.

Enfin les conditions formelles de la pensée qui existent dans la raison peuvent aussi servir de principe à des jugements dont la vérité, dans ce cas, sera ce que je ne crois pas pouvoir mieux désigner que par le nom de vérité métalogique ; seulement cette expression n’a rien de commun avec le Metalogicus composé au xiie siècle par Jean de Sarisbery ; en effet, dans son introduction, celui-ci déclare que « quia Logicæ suscepi patrocinium, Metalogicus inscriptus est liber » ; après quoi il ne se sert plus du mot. Il n’existe que quatre de ces jugements renfermant une vérité métalogique ; ils ont été trouvés dès longtemps, et on les appelle les lois de la pensée, bien que l’on ne se soit encore bien entendu ni sur leur formule ni sur leur nombre ; on est cependant parfaitement d’accord sur ce qu’ils doivent signifier d’une manière générale. Ce sont les suivants : 1° Le sujet est égal à la somme de ses attributs, ou a = a. 2° Un attribut ne peut pas être tout à la fois affirmé et nié d’un même sujet, ou a = — a = 0. 3° De deux attributs contradictoirement opposés, l’un doit convenir à tout sujet. 4° La vérité est le rapport d’un jugement à quelque chose en dehors de lui comme raison suffisante.

Une réflexion que j’appellerais volontiers un examen de la raison par la raison elle-même nous fait reconnaître que ces jugements expriment, les conditions de toute pensée et se fondent conséquemment sur elles. En effet, par l’inutilité des efforts qu’elle ferait pour penser contrairement à ces lois, la raison les reconnaît comme étant les conditions de la possibilité de penser, et nous trouvons alors qu’il est aussi impossible de penser contrairement à ces préceptes que de mouvoir nos membres dans une direction opposée à celle de leurs articulations. Si le sujet pouvait se connaître soi-même, nous reconnaîtrions ces lois directement sans avoir besoin de les éprouver d’abord sur des objets, c’est-à-dire sur des représentations. Il en est de même, sous ce rapport, des principes de jugements contenant la vérité transcendantale, qui n’arrivent pas non plus immédiatement à la connaissance, mais que nous devons reconnaître auparavant in concreto, au moyen d’objets, c’est-à-dire de représentations. Essayons, par exemple, de penser un changement sans une cause qui l’ait précédé, ou bien encore une création ou une destruction de matière, nous reconnaîtrons que la chose est impossible, et impossible objectivement, bien que la racine de cette impossibilité se trouve dans notre intellect, car autrement nous ne pourrions en avoir connaissance par la voie subjective. En général, il y a beaucoup de ressemblance et beaucoup de rapport entre les vérités transcendantales et les métalogiques, ce qui indique une commune origine. Comme vérité métalogique par excellence, nous trouvons ici le principe de la raison suffisante, qui a apparu dans le chapitre précédent comme vérité transcendantale, et qui dans le suivant se montrera encore sous un autre aspect, comme vérité transcendantale. C’est aussi pourquoi je travaille dans la présente dissertation à établir que le principe de la raison suffisante est un jugement qui a une quadruple raison, et nullement quatre raisons différentes, qui par hasard ramèneraient au même jugement ; il n’a qu’une seule raison se présentant sous un quadruple aspect, que j’appelle figurément une quadruple racine. — Les trois autres vérités métalogiques se ressemblent tellement qu’en les examinant on est presque forcément induit à leur chercher une expression commune, ainsi que je l’ai fait aussi dans le neuvième chapitre du deuxième volume de mon grand ouvrage. En revanche, les vérités dérivant du principe de la raison suffisante sont très distinctes les unes des autres. Si l’on voulait trouver un analogue pour les trois autres vérités métalogiques parmi les vérités transcendantales, je crois qu’on pourrait choisir celle de la persistance de la substance, je veux dire de la matière.

§ 34. — La raison.

Comme les représentations comprises dans la classe dont traite ce chapitre n’appartiennent qu’à l’homme, et comme tout ce qui le distingue si puissamment des animaux et le rend si supérieurement privilégié à leur égard dérive, ainsi que nous l’avons démontré, de sa faculté d’avoir ces représentations, ; il est évident et incontestable que cette faculté constitue la raison, qui a toujours été proclamée être la prérogative de l’homme ; de même aussi, tout ce qui dans tous les temps et par tous les peuples a été considéré expressément comme la manifestation ou l’œuvre de la raison, du λόγος [logos], λόγιμον[3] [logimon], λογιστϰόν [logistikon], ratio, la ragione, reason, Vernunft, se ramène évidemment à ce que peut produire cette connaissance abstraite, discursive, réflective, médiate et inséparable des mots, mais nullement à la connaissance intuitive, immédiate et sensible, qui appartient aussi à l’animal. Cicéron, dans le De officiis, I, 16, rapproche très justement ratio et oratio, qu’il décrit comme étant « quæ docendo, discendo, communicando, disceptando, judicando, conciliat inter se homines, » etc. Dans De nat. deor. II, 7 : « rationem dico, et, si placet, plurimis verbis, mentem, consilium, cogitationem, prudentiam. » . Et encore dans De legib., I, 10 : « ratio, qua una præstamus beluis, per quam conjectura, valemus, argumentamur, refellimus, disserimus, conficimiis aliquid, concludimus. » Mais c’est dans le même sens que, partout et toujours, les philosophes se sont exprimés sur la raison, jusqu’à Kant, qui lui-même, du reste, la définit la faculté des principes et de l’induction, bien qu’on ne puisse se dissimuler que c’est lui qui a donné lieu aux falsifications postérieures. J’ai déjà longuement parlé, dans plusieurs de mes ouvrages, de cet accord de tous les philosophes sur cette matière ainsi que sur la véritable nature de la raison, par opposition à l’interprétation dénaturée qu’en ont donnée les professeurs de philosophie dans le siècle présent : on peut voir pour cela : Le monde comme volonté et représentation, vol. I, §. 8 et à l’Appendice, p. 577-583 de la 2e édition (p. 610-620 de la 3e éd.), puis dans le vol. II, chap. vi ; et aussi dans le Problème fondamental de la Morale, p. 148-154 (p. 146-151 de la 2e éd.[4]). Je n’ai donc pas à y revenir ; je veux seulement ajouter les remarques suivantes.

Cette faculté de penser et de délibérer, à l’aide de la réflexion et des notions abstraites, qui exige l’emploi du langage et en donne la capacité, cette faculté de laquelle dépend le recueillement humain (Besonnenheif) et avec celui-ci toutes les productions humaines, qui a toujours été considérée de cette manière et dans ce sens par tous les peuples comme aussi par tous les philosophes, cette faculté, disons-nous, il a plu aux professeurs de philosophie de lui retirer le nom qu’elle a porté jusqu’ici et de ne plus l’appeler la raison (Vernunft), mais, contrairement à tout usage de la langue et à toute convenance, l’entendement (Verstand) ; et tout ce qui en découle, ils le nomment verständig (accessible à l’entendement) au lieu de vernunftig (raisonnable) : ce qui produit un effet discordant et maladroit, comme une fausse note. Car, de tout temps et en tout lieu, on a désigné par « Verstand », entendement, « intellectus, acumen, perspicacia, sagacitas, » etc., cette faculté immédiate et plutôt intuitive, que nous avons étudiée dans le précédent chapitre ; ses manifestations, qui diffèrent spécifiquement des produits de la raison qui nous occupent en ce moment, on les a qualifiées d’entendues (verständig), de prudentes, de fines, etc. ; ainsi donc, entendu et raisonnable ont toujours été distingués l’un de l’autre, comme manifestant deux facultés intellectuelles entièrement et largement différentes. Mais les professeurs de philosophie étaient tenus de ne pas s’en soucier ; leur politique exigeait ce sacrifice, et dans de pareils cas voici leur langage : « Place, range-toi, vérité ! nous avons des desseins plus élevés et mieux compris ; place, in majorem Dei gloriam, comme tu en as la longue habitude ! Est-ce toi, par hasard, qui payes les honoraires ou les appointements ? Place, place, vérité ! cours te blottir dans l’ombre, auprès du mérite. » Ils avaient en effet besoin de la place et du nom de la raison, pour les donner à une faculté imaginaire ou, pour parler plus exactement et plus franchement, à une faculté mensongère de leur invention, qui devait servir à les tirer de la détresse où Kant les avait plongés ; c’était une faculté de connaissances immédiates, métaphysiques, c’est-à-dire, dépassant toute possibilité d’expérience, ; saisissant le monde des choses en soi et leurs rapports ; cette faculté devait par conséquent être avant tout une « connaissance de Dieu », c’est-à-dire qu’elle devait reconnaître directement le bon Dieu, déterminer à priori la manière dont il s’y était pris pour créer l’univers ; ou bien, si cela semblait trop trivial, comment, en vertu d’une action vitale plus ou moins nécessaire, il l’avait expulsé de son sein et pour ainsi dire engendré ; ou bien encore, ce qui est le plus commode, quoique en même temps du plus haut comique, de quelle façon, à l’instar des hauts personnages au terme d’une audience, il lui avait simplement « permis de se retirer » ; après quoi ce monde avait pu prendre sa course pour s’en aller où il lui plairait. Mais, je dois le dire, il a fallu l’effronterie d’un barbouilleur d’extravagances de la taille de Hegel pour avancer cette dernière opinion. Voilà donc les folles bouffonneries qui depuis cinquante ans, largement amplifiées, remplissent, sous le nom de connaissances de la raison, des centaines de volumes s’intitulant ouvrages philosophiques ; et l’on appelle cela, comme par ironie croirait-on, de la science, des vues scientifiques ; et l’on répète ce mot avec une insistance qui finit par soulever le cœur. La raison, que l’on affuble impudemment et mensongèrement de toute cette sagesse, est dite être la faculté du suprasensible ou, d’autres fois, des idées, bref une faculté placée en nous, créée expressément pour la métaphysique et fonctionnant en guise d’oracle. Toutefois il règne, depuis cinquante ans, parmi les adeptes, une grande diversité de vues sur le mode dont elle perçoit toutes ces magnificences et toutes ces visions suprasensibles. Suivant les plus hardis, elle a une vision intellectuelle immédiate de l’Absolu, ou encore, ad libitum, de l’Infini et de ses évolutions vers le Fini. Selon d’autres plus modestes, c’est plutôt par audition que par vision qu’elle procède, en ce sens qu’elle ne voit pas précisément, mais seulement qu’elle entend (vernimmt) ce qui se passe dans cette « νεφελοϰοϰϰυγία[5] », et qu’elle en transmet la narration fidèle à cette soi-disant raison, laquelle rédige là-dessus des compendiums de philosophie. C’est même de ce prétendu « vernehmen » (entendre) qu’un calembour de Jacobi fait dériver le nom de la raison, « Vernunft », comme, s’il n’était pas évident qu’il vient du langage dont elle est la condition, c’est-à-dire que le nom vient de : entendre ( « vernehmen », comprendre) les mots, les entendre par l’intelligence, par opposition à : entendre ( « hören, vernehmen », ouïr) simplement par l’ouïe, faculté que les animaux partagent avec l’homme. Voilà cinquante ans que dure le succès de ce pitoyable jeu de mots ; il passe pour une pensée sérieuse, pour une preuve même, et a été mille fois répété. — Enfin les plus modestes de tous disent que la raison ne saurait ni voir ni entendre, qu’elle ne jouit par conséquent ni de l’aspect ni du récit des dites splendeurs, mais qu’elle en a une simple « Ahndung » c’est-à-dire, la divination ; mais ils éliminent le d, et ce mot « Ahnung » (vague soupçon) donne à toute cette affaire une teinte de niaiserie qui, grâce à la physionomie hébétée de l’apôtre du moment qui prêche cette sagesse, doit nécessairement lui procurer accès et crédit.

Mes lecteurs savent que j’attache au mot idée exclusivement son sens primitif, platonicien, que j’ai longuement exposé, principalement dans le troisième livre de mon grand ouvrage. D’autre part, les Français et les Anglais donnent au mot idée, idea, une signification très vulgaire, mais pourtant très bien déterminée et très claire. Par contre, les Allemands, quand on leur parle d’idées (surtout quand on prononce : udée[6], se sentent pris de vertiges ; ils perdent toute présence d’esprit, et il leur semble qu’ils s’élèvent en ballon. Il y avait donc moyen de faire là quelque chose ; aussi le plus imprudent de tous, Hegel, le charlatan bien connu, a-t-il, sans se gêner, appelé son principe du monde et de toute chose « l’Idée », — et en effet les voilà tous convaincus qu’on leur présente là du sérieux. — Cependant si l’on ne se laisse pas déconcerter, si l’on demande ce que sont au juste ces idées dont la raison est dite être la faculté, on obtient pour explication un verbiage ampoulé, creux et confus, conçu en périodes si enchevêtrées et si longues que le lecteur, s’il ne s’est pas déjà endormi au milieu, se trouve à la fin dans un état d’étourdissement plutôt que dans la condition d’esprit de quelqu’un qui vient de s’instruire, où peut-être bien même finit-il par se douter qu’on lui parle là de quelques chose qui ressemble à des chimères. Si cependant il demande à connaître ces idées de plus près, alors on lui en sert de toutes les couleurs : ce sont tantôt les thèmes principaux de la scolastique, c’est-à-dire les idées de Dieu, d’une âme immortelle et d’un monde réel et objectivement existant ainsi que de ses lois ; malheureusement, Kant aussi, à tort et sans justification, je l’ai prouvé dans ma critique de sa philosophie, a appelé ces idées : idées de la raison ; il est vrai qu’il ne l’a fait que pour établir qu’elles ne sont absolument pas démontrables ni théoriquement justifiables ; tantôt, pour varier, on cite seulement Dieu, la liberté et l’immortalité ; parfois c’est l’Absolu, qui n’est autre que la démonstration cosmologique obligée de voyager incognito, ainsi que je l’ai fait voir ci-dessus au § 20 ; d’autres fois encore, c’est l’infini, comme opposition au Fini ; car c’est surtout à un pareil jargon que le lecteur allemand trouve son plein contentement, sans s’apercevoir qu’en définitive cela ne lui présente rien de clair, si ce n’est l’image de « ce qui a une fin » et de « ce qui n’en a pas ». « Le Bien, le Vrai, et le Beau », voilà encore de ces soi-disant idées très goûtées surtout par la partie sentimentale et naïve du public, bien que ce lie soient là, comme tant d’autres abstractions, que trois notions très abstraites, d’une très grande extension et par conséquent d’une très pauvre compréhension, par la raison qu’elles ont été formées au moyen d’une infinité d’individus et de rapports. Touchant leur contenu, j’ai montré, au § 29 ci-dessus, que la vérité est une propriété appartenant exclusivement aux jugements, par conséquent une qualité logique ; et pour les deux autres abstractions en question, c’est-à-dire le bien et le beau, je renvoie à ce que j’ai exposé, pour l’une dans Le monde comme volonté et représentation, vol. I, § 65, et pour l’autre dans tout le troisième livre du même ouvrage. Mais lorsque, en parlant de ces trois maigres abstractions, on prend une mine mystérieuse et importante, et qu’on lève les sourcils jusque sous la perruque, des jeunes gens peuvent aisément s’imaginer qu’il se cache Dieu sait quoi de merveilleux derrière ces mots, quelque chose de tout à fait à part et d’indicible, qui leur vaut le nom d’idées, et qui en fait le cortège triomphal de cette prétendue raison métaphysique.

Or, quand on vient nous enseigner que nous possédons. une faculté de connaissances immédiates matérielles (c’est-à-dire fournissant la substance, et non pas seulement la forme), suprasensibles (c’est-à-dire ; allant au delà de toute expérience possible), une faculté établie expressément sur des considérations métaphysiques, que nous possédons à cet usagé, et que c’est en elle que consiste notre raison, je dois être assez impoli pour qualifier cela de pur mensonge. Car un sincère examen de soi-même, des plus faciles à faire, doit convaincre tout homme que nous n’avons absolument pas en nous de semblable faculté. De là dérive précisément ce résultat constaté dans le cours des temps par les recherches des penseurs les plus autorisés, les plus capables, les plus amis de la vérité, à savoir que ce qu’il y a d’inné, c’està-dire antérieur à toute expérience et indépendant de celle-ci, dans tout l’ensemble de notre faculté de connaissance, se borne uniquement à la partie formelle de la connaissance, c’est-à-dire à la consciences des fonctions propres de l’intellect et du mode de sa seule ; activité possible ; mais ces fonctions, sans exception aucune, ont besoin de l’étoffe du dehors pour fournir des connaissances matérielles. Donc nous, possédons comme formes de la perception externe, objective, les notions de temps et d’espace, puis la loi de la causalité, comme simple forme de l’entendement, au moyen de laquelle celui-ci construit le monde physique et objectif, enfin aussi la partie formelle de la connaissance abstraite ; cette partie est contenue et exposée dans ta logique, que nos pères avaient bien raison d’appeler la théorie de la raison (Vernunfflehre[7]). Mais la logique même nous enseigne que les idées abstraites, qui composent les jugements et les syllogismes, et auxquelles se rapportent toutes les lois du raisonnement, ne peuvent prendre leur matière et leur contenu que dans les connaissances : de la perception intuitive ; de même que l’entendement, qui crée ces dernières, puise dans la sensation l’étoffe qui doit fournir un contenu à ses formes à priori.

Ainsi donc, toute la partie matérielle de notre connaissance, c’est-à-dire tout ce qui ne se réfère pas à ce qui est forme subjective, mode d’activité propre, fonction de l’intellect, en un mot toute l’étoffe de la connaissance vient du dehors, ou finalement de la perception objectivé du monde matériel issue de la sensation. C’est cette connaissance intuitive, et empirique, quant à son étoffe, que la raison, la véritable raison transforme en notions générales, qu’elle fixe sensiblement au moyen des mots, et dans lesquelles elle trouve ensuite la matière pour opérer, à l’aide des jugements et des syllogismes, ces combinaisons infinies qui forment le tissu de notre monde intellectuel. La raison n’a donc aucun contenu matériel, mais purement formel ; c’est là l’objet de la logique, qui ne se compose que des formes et des règles pour les opérations de la pensée. Ce contenu matériel, la raison, en même temps qu’elle pense, doit absolument le prendre du dehors dans les perceptions intuitives que l’entendement a créées. C’est sur celles-ci que s’exercent ses fonctions en formant d’abord des idées abstraites, c’est-à-dire en éliminant certains attributs des choses, et en conservant d’autres qu’elle rassemble pour en former une notion abstraite. Mais, par cette opération, les idées perdent la faculté d’être perçues intuitivement, mais elles y gagnent en clarté générale et en facilité à être maniées ; c’est ce que nous avons montré plus haut. En cela et rien qu’en cela, se résume l’activité de la raison : quant à fournir le fond par ses propres moyens, cela lui est à jamais impossible. Elle ne possède que des formes : comme la femme, elle ne peut procréer, elle n’est faite que pour concevoir. Ce n’est pas le hasard qui, dans les langues latines comme dans les germaniques, a fait la raison du genre féminin et l’entendement du masculin.

Les locutions suivantes : « la saine raison l’enseigne, » ou bien : « La raison doit refréner les passions, » et autres semblables, ne veulent pas dire du tout que la raison fournit de son propre fond des connaissances matérielles, mais elles font allusion aux résultats de la réflexion raisonnée, c’est-à-dire aux conclusions logiques tirées des propositions que la connaissance abstraite, s’enrichissant par l’expérience, a accumulées peu à peu et par le moyen desquelles nous pouvons facilement et nettement, saisir non seulement ce qui est empiriquement nécessaire, donc ce que l’on peut prévoir le cas échéant, mais encore les motifs et les conséquences de nos propres actions. Toujours et partout, raisonnable ou conforme à la raison est synonyme de conséquent ou logique, et à l’inverse ; car la logique n’est justement que l’opération naturelle de la raison même énoncée sous la forme d’un système de règles ; ces expressions (raisonnable et logique) se rapportent donc l’une à l’autre, comme la pratique se rapporte à la théorie. C’est dans le même sens que l’on comprend par conduite raisonnable une conduite entièrement conséquente, c’est-à-dire procédant de notions générales et guidée par des idées abstraites, telles que des projets, et non pas déterminée par l’impression fugitive du présent : ce qui cependant ne décide rien touchant la moralité de la conduite, qui peut aussi bien être bonne que mauvaise. On trouvera des exposés très détaillés sur cette matière dans ma Critique de la philosophie kantienne et dans les Problèmes fondamentaux de l’éthique. Enfin les connaissances de la raison pure sont celles dont l’origine est dans la partie formelle de notre intellect opérant soit par la pensée, soit par l’intuition ; ce sont donc celles que nous connaissons à priori, sans le secours de l’expérience ; et elles se basent toujours sur des propositions renfermant une vérité transcendantale ou bien une vérité métalogique.

Mais une raison fournissant des connaissances matérielles à priori et par ses propres ressources, donnant des enseignements positifs et par delà toute expérience possible, et devant posséder pour cela des idées innées, une pareille raison est une pure fiction des professeurs de philosophie et un produit de la terreur provoquée en eux par la Critique de la raison pure. — Ces messieurs connaissent-ils un certain Locke ? l’ont-ils lu ? Oui, peut-être une fois par hasard, il y a longtemps, superficiellement, par-ci par-là, et en jetant sur le grand homme de ces regards qui témoignent de la conscience qu’on a de sa propre supériorité ; en outre, ils l’ont lu peut-être sur la mauvaise traduction de quelque traducteur à la ligne : car sur ce dernier point je dois dire que je ne vois pas la connaissance des langues modernes progresser dans la même proportion dans laquelle, et on ne saurait assez le déplorer, on voit diminuer celle des langues anciennes. Mais il est vrai de dire qu’ils n’ont pas eu de temps à consacrer à la lecture des ouvrages de ces vétérans ; où trouve-t-on aujourd’hui une connaissance réelle et approfondie de la philosophie de Kant, si ce n’est, et encore à grand’peine, chez quelques avares vieux ? Car la jeunesse de la génération aujourd’hui arrivée à l’âge mûr a dû être consacrée aux ouvrages de « Hegel, cette intelligence colossale », du « grand Schleiermacher » et du « pénétrant Herbert ». Hélas ! trois fois hélas ! ce qu’il y a de pernicieux dans la glorification de ces coryphées universitaires et de ces héros de chaires professorales, prônés à grand bruit par tous leurs honorables collègues ainsi que par tous les zélés candidats qui aspirent à le devenir, c’est que l’on fait passer aux yeux de la jeunesse bonne, crédule et encore dépourvue de jugement, des têtes médiocres, de la marchandise de pacotille de la nature, pour de grands esprits, pour des êtres exceptionnels, pour l’ornement de l’humanité. Les jeunes gens se précipitent alors de toute raideur de leur âge dans l’étude stérile des interminables et insipides productions de ces écrivassiers, gaspillant sans profit le temps si court qui leur a été départi pour les hautes études, au lieu de remployer à s’instruire réellement ; cette instruction, ils ne peuvent la puiser que dans les écrits des vrais penseurs, de ces hommes toujours si rares, si vraiment exceptionnels parmi leurs semblables, qui, « rari nantes in gurgite vasto » (Virgile, Enéide), dans le cours des siècles n’ont apparu qu’à de longs intervalles, parce que la nature ne créa qu’une seule fois chaque être de cette espèce ; après quoi « elle brisa le moule ». La jeune génération actuelle aurait pu avoir aussi sa part des bienfaits de ces génies, si elle n’en avait été frustrée par ces êtres malfaisants entre tous qui préconisent partout le mauvais, par les affiliés de la grande confrérie des esprits vulgaires, toujours florissante, que la supériorité humilie et qui a juré une guerre perpétuelle au grand et au vrai. Ce sont ces êtres et leurs menées qui ont causé la profonde décadence de l’époque actuelle, où la philosophie de Kant, que nos pères ne comprenaient qu’après des années d’une étude sérieuse et avec des efforts d’intelligence, est devenue étrangère à la génération présente ; dans son ignorance, celle-ci est en présence de ces hautes conceptions comme « ὄνος πρὸς λύραν », et à l’occasion elle se livre contre celles-ci à des attaques grossières, maladroites et stupides, — comme ces barbares qui lançaient des pierres contre quelque statue grecque d’un dieu qui leur était étranger. — Puisqu’il en est ainsi, il m’appartient de m’adresser à ces défenseurs d’une raison qui connaît, qui saisit, qui perçoit intuitivement, bref qui fournit par ses propres ressources des connaissances matérielles, et de leur recommander de lire, comme quelque chose d’entièrement nouveau pour eux, l’ouvrage de Locke, célèbre depuis cent cinquante ans ; les paragraphes 21-26, dans le 3° chapitre du livre I, sont consacrés à combattre toute connaissance innée. Bien que Locke soit allé trop loin dans sa négation, de toute vérité innée, en ce sens qu’il l’étend aussi aux connaissances formelles, ce en quoi il a été brillamment réfuté plus tard par Kant, néanmoins il est pleinement et incontestablement dans le vrai au sujet des connaissances matérielles, c’est-à-dire qui fournissent l’étoffe.

Je l’ai déjà dit dans mon Éthique, mais je dois le répéter, car, comme dit le proverbe espagnol, « no hay peor sordo, que el que no quiere oir » (il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre) : si la raison était une faculté organisée en vue de la métaphysique, donnant des connaissances tirées de son propre fonds, et par conséquent fournissant des notions qui dépassent toute possibilité d’expérimentation, il devrait nécessairement régner parmi les hommes, sur les choses de la métaphysique et sur celles de la religion, puisque ce sont les mêmes, le même accord que sur les questions mathématiques, au point qu’il faudrait considérer comme n’étant pas dans son bon sens tout individu qui serait d’un avis divergent sur ces matières. Or, c’est précisément le contraire qui arrive ; il n’y a pas de thème qui divise plus le genre humain que celui-là. Depuis que les hommes ont commencé à penser, tous les systèmes philosophiques se disputent entre eux et sont parfois diamétralement opposés les uns aux autres ; et, depuis que les hommes croient (ce qui date de plus loin encore), les religions se combattent réciproquement par le fer et le feu, par l’excommunication et le canon. Avec la différence que, pour les cas individuels d’hétérodoxie, l’on avait non pas des asiles d’aliénés, mais les prisons de l’Inquisition avec toits leurs accessoires. En cela aussi, l’expérience témoigné donc hautement et impérieusement contre l’allégation mensongère d’une raison qui constituerait une faculté de connaissances immédiates et métaphysiques, ou, pour parler clairement, d’inspirations d’en haut. Il serait temps une fois de juger et condamner sévèrement un mensonge aussi maladroit et aussi palpable, colporté, horribile dictu, depuis cinquante ans par toute l’Allemagne, et transmis annuellement par la chaire aux bancs de l’école pour remonter ensuite des bancs à la chaire professorale. Il s’est trouvé, même en France, quelques niais pour se laisser mystifier par ce conte bleu qu’ils vont débitant à leur tour ; mais le « bon sens » (sic) des Français aura bientôt fait de montrer la porte à la « raison transcendantale ». (sic).

Mais où donc ce mensonge a-t-il été ourdi, et comment ce conte est-il venu au monde ? — Je dois le reconnaître, c’est malheureusement la Raison pratique de Kant, avec son impératif catégorique, qui a donné l’impulsion premières. En effet, cette raison pratique une fois admise, il n’y avait simplement qu’à lui adjoindre, en guise de pendant, une raison théorique, revêtue, comme sa sœur jumelle, d’une souveraineté immédiate[8] et par suite prophétisant ex tripode les vérités métaphysiques. J’ai dépeint dans les Problèmes fondamentaux de l’éthique, auxquels je renvoie le lecteur, les brillants effets qui en ont découlé. Tout en accordant, comme je l’ai fait, que c’est Kant qui a fourni l’instigation à cette hypothèse mensongère, je dois néanmoins ajouter que pour qui aime à danser les violons sont bientôt trouvés. N’est-ce pas vraiment comme une malédiction qui pèse sur la race Bipède, qu’en vertu de cette affinité élective qui les attire vers le faux et le mauvais les hommes préfèrent, même dans les œuvres des grands esprits, les parties les plus défectueuses, ou tout bonnement les erreurs ; c’est là ce qu’ils louent et admirent, et ils ne font qu’accepter par-dessus le marché ce qui dans ces œuvres est vraiment digne d’admiration. La philosophie de Kant, dans ce qu’elle a de réellement grand et profond n’est connue aujourd’hui que de bien peu de gens ; car ces œuvres, en cessant d’être étudiées, sérieusement, ont dû cesser aussi d’être comprises. Elles ne sont plus, lues, à la hâte et comme faisant partie de l’histoire de la philosophie, que par ceux qui s’imaginent qu’après Kant il y a bien eu encore quelque chose, et voire même de meilleur ; aussi, quand ces gens-là parlent de la philosophie de Kant, on s’aperçoit à l’instant qu’ils n’en connaissent que l’enveloppe extérieure ; ils n’en ont gardé dans leur tête qu’une ébauche grossière ; ils en ont par hasard saisi un mot par-ci par-là, mais n’en ont jamais pénétré le sens profond et l’esprit. Or ce qui leur a plu dans Kant, ce sont tout d’abord les antinomies, comme quelque chose d’éminemment bizarre ; ils aiment ensuite la raison pratique avec son impératif catégorique ; mais ils préfèrent par-dessus tout la morale théologique, à laquelle la précédente sert de fondement, mais que Kant n’a jamais prise réellement au sérieux, car un dogme théorique qui n’a qu’une autorité, exclusivement pratiquer ressemble à ces fusils de bois que l’on peut sans danger mettre entre les mains des enfants ; cela rappelle aussi le dicton allemand : « Wasch mir den Pelz, aber mach ihn mir nicht nass » (laver la fourrure, mais sans la mouiller, c’est-à-dire demander l’impossible). Quant à l’impératif catégorique, Kant ne l’a jamais posé comme une réalité ; au contraire il a protesté à plusieurs reprises contre cette supposition ; il n’a présenté cet impératif que comme le résultat d’une très singulière combinaison d’idées, car il avait besoin d’une ancre de salut pour la morale. Mais les professeurs de philosophie n’ont jamais examiné le fond de l’affaire, tellement que, selon toute apparence, personne n’avait avant moi reconnu la vérité sur cette question. Ils se sont empressés au contraire d’accréditer l’impératif catégorique comme une réalité solidement assise, et, dans leur purisme, ils lui ont attribué le nom de loi morale. (Sittengesetz) qui me rappelle toujours Mamzelle Larègle[9] dans Bürger ; ils en ont fait quelque chose d’aussi massif que les tables de pierre des lois de Moïse, qu’il est appelé à remplacer de tout point auprès d’eux.

Or, dans mon Mémoire sur le fondement de la morale, j’ai disséqué cette raison pratique et son impératif, et j’ai prouvé qu’il n’y avait là dedans ni vie ni vérité ; je l’ai démontré si clairement et si sûrement que je voudrais bien rencontrer celui qui pourrait me réfuter par des arguments fondés et qui pourrait s’aviser honorablement de ressusciter l’impératif catégorique. Mais les professeurs de philosophie ne se troublent pas pour une vétille. Ils peuvent aussi peu se passer de leur « loi morale de la raison pratique » qui leur sert de Deus ex machina, très commode pour fonder leur morale, que du libre arbitre : car ce sont là les deux pièces les plus essentielles de leur philosophie de bonne femme. Je les ai anéanties toutes les deux, mais cela n’y change absolument rien : pour eux, elles continuent d’exister, — comme parfois, pour des raisons politiques, on fait régner encore quelque temps un roi expiré depuis plusieurs jours. Ces vaillants héros emploient vis-à-vis de moi, qui ai démoli ces deux vieilles fables, leur tactique accoutumée : se taire, ne souffler mot, passer devant en se glissant sans bruit, faire semblant d’ignorer ce qui est arrivé, afin que le public croie que ce qu’un être comme moi peut dire ne mérite même pas qu’on y prête l’oreille : eh ! certainement ; n’est-ce pas du ministère qu’ils tiennent leur vocation philosophique, tandis que moi je ne la tiens que de la nature ? Malgré tout, la fin montrera que ces nobles paladins font exactement comme l’autruche : cet oiseau, qui a des opinions idéalistes, s’imagine que dès qu’il ferme les yeux, le chasseur disparaît. Oui, certes ; s’il arrivait d’autres temps, on pourra recourir à d’autres moyens : pourvu seulement qu’en attendant, peut-être jusqu’à ce que je sois mort, et qu’on ait eu le loisir d’arranger à sa façon tout ce que j’ai avancé, le public veuille bien s’accommoder du bavardage stérile, du rabâchage mortellement ennuyeux, et des systèmes d’absolu et de morale à l’usage des écoles primaires, bâtis selon le bon plaisir de ces messieurs ; plus tard, on verra à prendre ses mesures :

Morgen habe denn das Rechte
Seine Freunde wohlgesinnet,
Wenn nur heute noch das Schlechte
Vollen Platz und Gunst gewinnet[10]. »

(W. O. Divan.)

Mais ces messieurs savent-ils bien quelle est l’heure qui sonne en ce moment ? — Une époque dès longtemps prédite est arrivée : l’Église chancelle ; elle chancelle si fort, que l’on se demande si elle pourra retrouver son centre de gravité car la foi a disparu. Pour la lumière de la révélation, comme pour toute autre lumière, quelque obscurité est une condition indispensable. Le nombre a grossi considérablement de ceux qu’un certain niveau et un certain horizon de connaissances rendent incapables de croire. Ceci montre l’extension générale, prise par le vulgaire rationalisme, étalant de plus en plus sa large face de bouledogue. Ces profonds mystères du christianisme, sur lesquels on a médité et disputé pendant des siècles, il se dispose tout tranquillement à les mesurer à son aune de boutiquier et croit par la faire des merveilles de sagesse. C’est surtout l’enseignement essentiel du christianisme, le dogme du péché originel, qui est devenu pour les têtes carrées du rationalisme un sujet de risée ; n’est-il pas évident, disent-ils, que l’existence de chaque homme commençant à sa naissance, il est impossible qu’il vienne au monde, déjà entaché de péché ? Comme c’est intelligent ! — Et de même que, lorsque la misère et l’abandon prennent le dessus, les loups commencent à se montrer dans le village, de même en ces circonstances, le matérialisme, toujours aux aguets, relève la tête et s’avance assisté de son compagnon le « bestialisme » (que certaines gens appellent humanisme). — Plus les hommes deviennent incapables de croire, plus le besoin d’acquérir des connaissances grandit. À l’échelle du développement intellectuel, il existe un point d’ébullition où toute croyance, toute révélation, toute autorité s’évaporent ; où l’homme aspire à voir par lui-même et où il demande qu’on l’instruise, mais qu’on le convainque aussi. Il a rejeté la lisière de l’enfance et veut se tenir debout sans aide. Mais en même temps son besoin métaphysique (voir Le monde comme volonté et représentation vol. II, ch. 17) est tout aussi indestructible que n’importe quel besoin physique. Les aspirations à la philosophie deviennent alors de plus en plus impérieuses, et l’humanité, dans son dénuement, invoque tous les grands penseurs sortis de son sein. Alors le verbiage creux et les efforts impuissants d’eunuques intellectuels ne suffisent plus ; il faut une philosophie sérieusement entendue, c’est-à-dire cherchant la vérité, et non des appointements et des honoraires ; une philosophie, par conséquent, qui ne s’inquiète pas de savoir si elle agrée aux ministres ou aux conseillers, ou bien si elle s’accorde avec les droguas débitées par tel ou tel parti religieux dominant, mais qui monte que sa mission est toute autre que celle de constituer une ressource pour les pauvres d’esprit.

Mais laissons cela et revenons à notre sujet. — Aux oracles pratiques dont Kant avait à tort doté la raison, on adjoignit, par une amplification qui ne demandait qu’un peu d’audace, un oracle théorétique. L’honneur de l’invention doit en revenir à F.-H. Jacobi, et c’est des mains de ce cher homme que les professeurs de philosophie tiennent ce précieux cadeau qu’ils ont accepté avec jubilation et gratitude. Car ce don les aidait à sortir de la détresse dans laquelle Kant les avait plongés. La raison froide, sobre et cogitative, que celui-ci avait si impitoyablement critiquée, fut déchue de son rang pour devenir l’entendement, dont elle dut désormais porter aussi le nom ; quant à celui de raison, il fut attribué à une faculté entièrement imaginaire, ou, pour parler plus franchement, inventée par mensonge. On se trouvait posséder de la sorte une lucarne, ouvrant, pour ainsi dire, sur le monde supra-lunaire, voire même supranaturel, et par laquelle on pouvait se faire passer, tout apprêtées et tout arrangées, toutes ces vérités pour la recherche desquelles la raison d’autrefois, la raison à l’ancienne mode, la raison honnête, douée de réflexion et de prudence, avait laborieusement travaillé et vainement discuté pendant de longs siècles. Et c’est sur une semblable faculté chimérique et mensongère que se base depuis cinquante ans la soi-disant philosophie allemande, d’abord comme construction libre et comme projection du moi absolu et de ses émanations vers le non-moi ; puis comme intuition, intellectuelle de l’absolue identité ou de l’indifférence, et de leurs évolutions vers la nature, ou aussi de Dieu, naissant de son fond ténébreux ou de son absence de fond (abîme) à la Jacob Böhme ; enfin comme idée absolue, se pensant soi-même, et comme scène où s’exécute le ballet du mouvement propre des idées ; mais, en outre, toujours comme conception immédiate du divin, du suprasensible, de la divinité, de la beauté, vérité, bonté, et de tout ce qu’on voudra encore de choses en « té » ou bien seulement une divination de toutes ces magnificences. — Eh quoi ! seraitce là la raison ? Oh non, ce sont des bouffonneries, qui doivent venir au secours des professeurs de philosophie réduits aux abois par la sérieuse critique de Kant, afin qu’ils puissent faire passer, per fas aut nefas, les affaires de la religion d’État pour des résultats de la philosophie.

Car le premier devoir de la philosophie des professeurs est de prouver par des considérations philosophiques et de mettre à l’abri du doute le dogme que le Dieu qui a créé et qui gouverne le monde est un être personnel, c’est-à-dire un individu doué de volonté et d’intelligence, qui a fait le monde du néant et qui le guide, avec une sagesse, une puissance et une bonté suprêmes. Mais, par là, les professeurs de philosophie se trouvent placés dans une position très critique vis-à-vis de la vraie philosophie. En effet Kant est venu, voilà plus de soixante ans ; la Critique de la raison pure a été écrite, dont le résultat fut que toutes les preuves avancées depuis le commencement de l’ère chrétienne pour démontrer l’existence de Dieu, et qui se ramènent aux trois seules espèces de démonstrations possibles, sont absolument impuissantes à fournir ce que l’on demandait : bien plus, la critique établit bien clairement, à priori, l’impossibilité de toute semblable démonstration et en même temps de toute théologie spéculative, et elle l’établit, bien entendu, non pas comme il est de mode aujourd’hui, à l’aide d’un verbiage creux, d’un radotage à la Hegel que chacun peut interpréter à sa guise, mais sérieusement et loyalement, à la bonne vieille manière, de façon que depuis soixante ans, quelque gênante que la chose puisse être pour beaucoup de gens, personne n’a rien pu objecter de grave, et que par suite les démonstrations de l’existence de Dieu sont hors d’usage et ont perdu toute autorité. Il est arrivé même que, depuis lors, les professeurs de philosophie prennent à leur égard des airs de hauteur et manifestent pour elles un mépris bien prononcé, donnant ainsi à entendre que l’affaire se comprend tout bonnement de soi-même et qu’il est ridicule de vouloir encore la prouver. Tiens, tiens, tiens ! quel malheur qu’on n’ait pas su cela plus tôt. On ne se serait pas, pendant des siècles, donné tant de peine pour établir ces démonstrations, et Kant n’aurait pas eu besoin d’écraser celles-ci de tout le poids de sa Critique de la raison. En voyant le mépris que nous mentionnions tout à l’heure, il y aura bien des gens à qui cela rappellera le renard aux raisins trop verts. Pour qui voudrait voir un échantillon de ces façons dédaigneuses, je lui en recommande un bien caractérisé, dans les Œuvres philosophiques de Schelling vol. Ier, éd. 1809, p. 152. — Pendant que quelques autres entre eux se consolaient par ce qu’avait dit Kant, que le contraire était tout aussi impossible à démontrer, — comme si le vieux finaud avait ignoré la maxime : Affirmanti incumbit probatio, — voilà que soudain, comme pour sauver de leur détresse les professeurs de philosophie, apparaît la merveilleuse invention de Jacobi, qui mettait à la disposition des savants allemands de ce siècle une raison tout à singulière, dont personne jusqu’à ce jour n’avait rien entendu ni rien connu.

Et pourtant toutes ces finesses étaient bien superflues. Car, par l’impossibilité de la démonstration, l’existence de Dieu n’était en aucune façon attaquée, vu qu’elle est inébranlablement établie sur un terrain bien plus sûr. En effet, n’est-ce pas là une affaire de révélation, et l’on peut d’autant moins le contester que cette révélation a été faite exclusivement à un seul peuple, qui pour ce motif a été appelé le peuple élu. Ce qui le prouve, c’est que la connaissance de Dieu, créateur et souverain personnel du monde, qui a tout bien fait, ne se trouve que dans la religion juive et dans les deux religions qui en dérivent et que, dans un sens plus large, on pourrait appeler ses sectes ; on ne retrouve cette connaissance dans la religion d’aucun autre peuple, soit de l’antiquité, soit des temps modernes. Car il ne viendra certainement à l’esprit de personne de confondre le Seigneur Dieu avec le Brahm des Hindous, qui vit et souffre en moi, en toi, dans mon cheval, dans ton chien, — ni avec le Brahma, qui est né et qui meurt pour faire place à d’autres Brahmas et auquel en outre on reproche, comme une faute et comme un péché, d’avoir produit le monde[11], — bien moins encore avec le fils voluptueux de Saturne l’abusé, avec ce Jupiter que Prométhée brave et auquel il prédit sa chute. Mais surtout si nous tournons nos regards vers le bouddhisme, celle de toutes les religions de la terre qui compte le plus d’adhérents, qui a donc pour elle la majorité dans l’humanité et peut, à ce titre, être dite la plus importante, nous verrons, à n’en pouvoir plus douter aujourd’hui, que le bouddhisme est aussi positivement et expressément athée qu’il est rigoureusement idéaliste et ascétique, à tel point que ses prêtres, quand on leur expose le dogme du théisme pur, le repoussent catégoriquement. On lit dans les Asiatic researches, vol. 6, p. 268, et dans Sangermano, Description of the Burmese empire, p. 81, que le grand-prêtre des bouddhistes à Ava, dans un mémoire qu’il remit à un évêque catholique, comptait parmi les six hérésies condamnables le dogme qui enseigne « qu’il existerait un être qui a créé le monde et toutes choses et qui seul mérite d’être adoré. » (Voir J.-J. Schmidt : Forschungen im Gebiete der altern Bildungsgeschichte Mittelasiens, Pétersbourg, 1824, p.-276). J.-J. Schmidt, savant distingué et que je considère comme l’homme, en Europe, le plus versé en matière de bouddhisme, dans son ouvrage : Ueber die Verwandtschaft der gnostischen Lehren mit dem Buddhaismus, p. 9, dit à ce sujet : « Dans les livres des bouddhistes, on ne trouve pas la moindre mention positive d’un Être suprême, comme principe de la création, et, là même où la question se présente logiquement d’elle-même, ils semblent l’éviter à dessein. » Dans l’ouvrage cité plus haut, p. 180, il dit encore : « Le système du bouddhisme ne reconnaît pas d’Être divin, éternel, incréé et unique, ayant existé de tout temps et créateur de toutes les choses visibles et invisibles. Cette notion lui est entièrement étrangère, et on n’en trouve pas la moindre trace dans les livres bouddhiques. Il n’y a pas de création non plus ; l’univers visible a bien eu un commencement, mais il s’est formé du vide en vertu de lois naturelles, régulières et immuables. Mais on serait dans l’erreur si l’on croyait que les bouddhistes admettent ou révèrent quoi que ce soit, Destin ou Nature, comme principe divin : c’est plutôt le contraire, car ce développement du vide, ce précipité qu’il a produit ou ce morcellement infini, en un mot cette matière qui vient de naître, c’est le mal qui pèse sur le Jirtintschi ou Univers, dans sa condition interne et externe, et d’où est résulté le Ortschilang ou changement incessant d’après fies lois invariables, fondées elles-mêmes sur ce mal. » Dans une conférence tenue par le même à l’Académie de Saint-Pétersbourg, le 15 septembre 1830, il disait, p. 26 : « Le mot de création est inconnu au bouddhisme, qui n’admet que le développement des mondes ; » et p. 27 : « On doit se convaincre qu’avec ce système il ne peut se trouver chez les bouddhistes aucune idée d’une création primitive divine. » Je pourrais citer encore une foule de preuves à l’appui. Il est un point cependant sur lequel je veux encore appeler l’attention, parce qu’il est bien connu et en outre officiellement établi. Le troisième volume d’un ouvrage bouddhique très instructif, le Mahavansi, Raja-ratnacari and Raja-vali, from the Singhalese, by E. Upham, London, 1833, contient, traduits sur le texte des procès-verbaux hollandais, les interrogatoires officiels que le gouverneur hollandais de Ceylan a fait subir en 1766, séparément et successivement, aux grands-prêtres des cinq pagodes les plus considérables. Le contraste entre les interlocuteurs, qui se comprenaient difficilement, est très amusant. Les prêtres, conformément aux préceptes de leur religion, pénétrés d’amour et de charité envers toute créature vivante, quand même ce serait un gouverneur hollandais, s’efforcent, de leur meilleure volonté, de satisfaire à toutes ses questions. L’athéisme naïf et candide de ces grands-prêtres, pieux et même pratiquant la continence, est en conflit avec les intimes convictions de cœur du gouverneur, nourri dès son enfance des principes du judaïsme. La foi du Hollandais est devenue une seconde nature ; il ne peut se faire à l’idée que ces religieux ne soient pas théistes ; il revient toujours sur la question de l’Être suprême ; et leur demande sans cesse qui donc a créé le monde, etc. Ceux-là lui expliquent alors qu’il ne peut pas y avoir d’être supérieur à Bouddha-Chakya-Mouni, le victorieux et parfait, qui, né d’un roi, a vécu volontairement en mendiant, qui a prêché jusqu’à sa mort sa haute doctrine, pour le salut de l’humanité, et pour affranchir tous les hommes du mal d’une renaissance perpétuelle ; le monde, lui disaient-ils, n’a été fait par personne[12], il est créé de soi-même (selfereated) ; la nature le développe pour le diminuer ensuite, mais il est ce qui, tout en existant, n’existe pas ; il accompagne nécessairement toute renaissance, mais ces renaissances sont les suites de nos péchés pendant la vie, etc., etc. Et la conversation continue ainsi pendant environ cent pages. — Je mentionne principalement tons ces faits, parce qu’il est scandaleux de voir comment, aujourd’hui encore, dans les écrits des érudits allemands, on identifie constamment, sans plus se gêner, religion et théisme, comme s’ils étaient synonymes, tandis que la religion est au théisme dans le rapport du genre à une espèce unique, et qu’en réalité il n’y ait que judaïsme et théisme qui soient synonymes ; c’est pourquoi aussi nous stigmatisons du nom générique de païens tous les peuples qui ne sont ni juifs, ni chrétiens, ni mahométans. Les mahométans et les juifs reprochent même aux chrétiens de n’être pas des théistes purs, à cause du dogme de la Trinité. Car le christianisme, quoi qu’on dise, a du sang indien dans le corps, et par là un penchant perpétuel à secouer le judaïsme. Si la Critique de la raison de Kant, qui est l’attaque la plus sérieuse qui ait jamais été tentée contre le théisme, — ce qui a été pour les professeurs de philosophie un motif pour la mettre de côté, — avait paru en pays de bouddhisme, d’après ce que nous avons relaté plus haut, on n’y aurait rien vu d’autre qu’un traité édifiant, ayant pour but de combattre radicalement leurs hérétiques et de fortifier avec efficacité le dogme orthodoxe de l’idéalisme, c’est-à-dire le dogme de l’existence purement apparente du monde qui s’offre à nos sens. Tout aussi athéistes que le bouddhisme sont les deux autres religions professées dans l’État voisin, la Chine, savoir celle de Tao-ssé et celle de Confucius : aussi les missionnaires n’ont pas pu traduire en chinois le premier verset du Pentateuque, vu que cette langue ne possède pas de termes pour exprimer l’idée de Dieu et de création. Le missionnaire Gützlaff, dans son ouvrage récemment publié, Geschichte des Chinesichen Reichs, page 18, est même assez sincère pour dire : « Il est extraordinaire qu’aucun des philosophes (chinois), qui possèdent cependant toutes les lumières naturelles, ne se soit élevé jusqu’à la connaissance d’un créateur et maître de l’univers. » À l’appui de cette assertion viennent encore les lignes suivantes, citées par J.-F. Davis (The Chinese, chap. XV, p. 156) et écrites par Milne, le traducteur du Shing-yu, dans l’avant-propos de sa traduction ; il dit que de cet ouvrage il résulte : « that the bare light of nature, as it is called, even when aided by all the light of pagan philosophy, is totally incapable of leading men to the knowledge and worship of the true God. » Tout ce que nous avons rapporté confirme que l’unique fondement du théisme est la révélation, ainsi que cela doit être en effet, sans quoi la révélation serait superflue. Remarquons, à cette occasion, que le mot athéisme comprend une supercherie, car il admet par anticipation le théisme comme une chose qui s’entend de soi. Au lieu d’ « a-théisme » il faudrait dire « a-judaïsme, et au lieu d’ « a-thée » dire « a-juif » ; ce serait là parler en honnête homme.

Ainsi donc, puisque, comme nous l’avons dit plus haut, l’existence de Dieu est une affaire de révélation et par là même inébranlablement établie, elle peut se passer d’une confirmation humaine. Or la philosophie n’est qu’un essai, en réalité superflu et oiseux, d’abandonner une fois à ses seules et propres forces la raison humaine en tant que faculté de penser, de méditer, de réfléchir, — à peu près comme on enlève à un enfant ses lisières sur un parterre de gazon, afin qu’il essaye ses forces, — pour voir ce qui en résultera. Ces essais et ces tentatives sont ce que l’on appelle la spéculation ; et il appartient à son essence de faire abstraction de toute autorité, soit divine, soit humaine, de n’en tenir aucun compte et de marcher par ses propres voies et à sa manière à la recherche des vérités les plus élevées et les plus importantes. Si maintenant, sur ce terrain, le résultat n’est autre que celui auquel notre grand Kant a abouti et que nous avons rapporté ci-dessus, elle ne doit pas, renonçant à toute probité et à toute conscience, prendre, comme un filou, des voies dérobées pour se replacer, par n’importe quel stratagème, sur le terrain judaïque comme sa condition sine qua non ; elle doit au contraire, franchement et simplement, se mettre à la poursuite de la vérité par d’autres routes qu’elle pourrait trouver s’ouvrant devant elles ; il est de son devoir de n’avoir jamais pour guide que les lumières de la raison et de toujours marcher en avant, sans s’inquiéter du but final auquel elle arrivera et avec l’assurance et le calme de celui qui accomplit une mission.

Mais nos professeurs de philosophie comprennent autrement la chose et s’imaginent ne pouvoir manger honorablement leur pain, aussi longtemps qu’ils n’ont pas replacé le Seigneur Dieu sur son trône (comme s’il avait besoin de leur aide) ; on peut par cela seul déjà se rendre compte pourquoi ils n’ont pu prendre goût à mes travaux et comment je ne suis pas leur homme ; car effectivement je ne saurais leur rendre aucun service, et je ne suis pas en mesure, comme eux, de donner chaque année, le jour de la grande foire de Leipzig, les renseignements les plus récents sur le bon Dieu.

  1. Begriff, begreifen ; concipere. (Le trad.)
  2. Quiconque prendrait ceci pour une hyperbole n'a qu'à considérer le sort qu'a eu la théorie des couleurs de Gœthe ; et s'il s'étonne de me voir invoquer celle-ci comme une preuve, lui-même m'en fournira ainsi une seconde à l'appui. (Note de Schop.)
  3. Il y a ici une faute évidente d’impression : au lieu de λόγιμον (remarquable), il faut lire : λογιϰόν (raisonnable). (Le trad.)
  4. Le fondement de la morale, traduction de M. Burdeau, p. 45-52. — Paris, 1879. Germer Baillière et Cie.
  5. Mot forgé par Aristophane : la cité des coucous, dans les nuages (trad. Burdeau), et que l’allemande a très heureusement pu rendre par Volkenkukuksheim. (Le trad.)
  6. Vice de prononciation dans les classes incultes en Allemagne et qui a pénétré même auprès de quelques savants. (Le trad.)
  7. Arnaud l’appelle « l’art de penser ». (Le trad.)
  8. « Reichs-unmittelbar, » par opposition à « Reichs-mittelbar, » souveraineté médiate ou médiatisée. (Le trad.)
  9. Titre d'une poésie de Bürger. (Le trad.)
  10. « Que demain le vrai trouve ses amis bien disposés, pourvu qu’aujourd’hui encore le mauvais trouve pleinement place et faveur. » (Gœthe.)
  11. If Brimha be unceasingly employed in the creatin of worlds,… how can tranquillity be obtained by inferior order of beings ? (Si Brahma est incessamment occupé à créer des mondes,… comment des êtres d’une nature inférieure pourraient-ils obtenir leur tranquillité ?) Prabodh, Chandro Daya, tr. by J. Taylor, p. 23. Brahma fait aussi partie du Trimurti, qui est la personnification de la nature, comme procréation, conversation et mort : c'est la première qu’il représente. (Note de Schop.)
  12. Κόσμον τόνδε, φήσιν Ἡράϰλειτος, οὕτε τὶς θεῶν οὔτε ἀνθρόπων ἐτὸιηθεν. (Plut. De animæ procreatione, c. 5.) (Note de Schop.)