Schopenhauer - De la quadruple racine/Chapitre 4

Traduction par J.-A. Cantacuzène.
Librairie Germer Baillière et Cie (p. 39-146).


CHAPITRE IV

DE LA PREMIÈRE CLASSE D’OBJETS POUR LE SUJET ET DE LA FORME QU’Y REVÊT LE PRINCIPE DE LA RAISON SUFFISANTE.


§ 17. — Explication générale de cette classe d’objets.

La première classe d’objets possibles pour notre faculté de représentation est celle des représentations intuitives, complètes, empiriques. Elles sont intuitives par opposition à celles qui ne sont qu’un acte de la pensée, par conséquent par opposition aux notions abstraites ; complètes, en ce sens qu’elles renferment, suivant la distinction de Kant, non seulement la partie formelle, mais aussi la partie matérielle des phénomènes ; empiriques, en partie parce qu’elles ne procèdent pas d’une simple liaison de pensées, mais qu’elles ont leur origine dans une excitation de la sensation de notre organisme sensitif, auquel elles nous renvoient toujours pour la constatation de leur réalité, et en partie parce que, en vertu de l’ensemble des lois de l’espace, du temps et de la causalité, elles sont rattachées à ce tout complexe, n’ayant ni fin ni commencement, qui constitue notre réalité empirique. Mais comme cette dernière, ainsi que cela résulte de la doctrine de Kant, n’enlève pas à ces représentations leur caractère d’idéalité transcendantale, nous ne les considérons ici, où il s’agit des éléments formels de la connaissance, qu’en leur qualité de représentations.

§ 18. — Esquisse d’une analyse transcendantale de la réalité empirique.

Les formes de ces représentations sont celles du sens intime et des sens externes : savoir le temps et l’espace. Mais ce n’est que remplies que ces formes sont perceptibles. Leur perceptibilité, c’est la matière, sur laquelle je vais revenir tout à l’heure, et aussi au § 21.

Si le temps était la forme unique de ces représentations, il n’y aurait pas d’existence simultanée (Zugleichseyn) et partant rien de permanent et aucune durée : Car le temps n’est perceptible qu’autant qu’il est rempli, et sa continuité ne l’est que par la variation de ce qui le remplit. La permanence d’un objet ne peut donc être reconnue que par le contraste du changement d’autres objets coexistants. Mais la représentation de la coexistence est impossible dans le temps seul ; elle est conditionnée, pour l’autre moitié, par la représentation de l’espace, vu que dans le temps seul tout se succède et que dans l’espace tout est juxtaposé ; elle ne peut donc résulter que de l’union du temps et de l’espace.

Si d’autre part l’espace était la forme unique des représentations de cette classe, il n’y aurait point de changement : car changement, ou variation, c’est succession d’états ; or la succession n’est possible que dans le temps. Aussi peut-on définir également le temps comme étant la possibilité de destinations opposées pour le même objet.

Nous voyons donc que les deux formes des représentations empiriques, bien qu’ayant en commun la divisibilité et l’extensibilité infinies, se distinguent radicalement l’une de l’autre par là, que ce qui est essentiel pour l’une n’a aucune signification pour l’autre ; la juxtaposition n’a aucun sens dans le temps, ni la succession dans l’espace. Et cependant les représentations empiriques qui forment l’ensemble normal de la réalité apparaissent à la fois sous les deux formes ; et même l’union intime, de toutes les deux est la condition de la réalité qui on dérive, à peu près comme un produit dérive de ses facteurs. Ce qui réalise cette union, c’est l’entendement ; en vertu de sa fonction toute spéciale, il unit ces formes hétérogènes de la perception sensible, de façon que de leur pénétration réciproque résulte, bien que pour lui seul, la réalité empirique comme une représentation collective : cette représentation forme un tout relié et maintenu par les formes du principe de la raison, mais dont les limites sont problématiques[1] ; les représentations individuelles appartenant à cette première classe sont les parties de cet ensemble et y prennent leur place en vertu de lois précises dont la connaissance nous est acquise à priori ; dans cet ensemble, il existe simultanément un nombre illimité d’objets ; car nonobstant le flux perpétuel du temps, la substance, c’est-à-dire la matière, y est permanente, et, malgré la rigide immobilité de l’espace, les états de la matière y changent ; en un mot, dans cet ensemble est contenu pour nous le monde objectif et réel tout entier. Le lecteur qui s’intéresse à la question trouvera dans mon ouvrage : Le monde comme volonté et représentation, vol. I, § 4 (éd. allem.), un travail complet sur cette analyse de la réalité empirique, dont je ne donne ici qu’une ébauche ; il y verra, exposée dans tous ses détails, la manière dont l’entendement, en vertu de sa fonction, arrive à réaliser cette union et par là à se créer le monde de l’expérience. Le tableau annexé au chap. 4, vol. II du même ouvrage, contenant les Prædicabilia à priori du temps, de l’espace et de la matière, lui sera aussi d’un grand secours, et nous le recommandons à sa soigneuse attention, car il y verra surtout comment les contrastes de l’espace et du temps se concilient dans la matière apparaissant comme leur produit sous la forme de la causalité.

Je vais exposer tout à l’heure, en détail, la fonction de l’entendement qui forme la base de la réalité empirique : mais auparavant je dois écarter, par quelques explications rapides, les premiers obstacles que pourrait rencontrer le système idéaliste que je professe ici.

§ 19. — De la présence immédiate des représentations.

Malgré cette union des formes du sens intime et du sens externe, opérée par l’entendement à l’effet de la représentation de la matière et, par là, d’un monde extérieur consistant, le sujet ne connaît immédiatement que par le sens intime, vu que le sens externe est à son tour objet pour l’intime qui perçoit de nouveau les perceptions du premier : le sujet reste donc soumis, à l’égard de la présence immédiate des représentations dans sa conscience, aux seules conditions du temps en sa qualité de forme du sens intime[2] : de toutes ces considérations il résulte qu’il ne peut y avoir, à la fois, de présente pour le sujet, qu’une seule représentation distincte, bien qu’elle puisse être très complexe. L’expression : les représentations sont immédiatement présentes, signifie que nous ne les connaissons pas seulement dans cette union du temps et de l’espace, accomplie par l’entendement (qui est une faculté intuitive, ainsi que nous le verrons tout à l’heure) à l’effet de produire la représentation collective de la réalité empirique, mais que nous les connaissons comme représentations du sens, intime, dans le temps pur, et cela au point mort situé entre les deux directions divergentes du temps, point que l’on appelle le présent. La condition indiquée dans le précédent paragraphe, pour la présence immédiate d’une représentation de cette classe, est son action causale sur nos sens, par suite sur notre corps, lequel appartient lui-même aux objets de cette classe et se trouve soumis par conséquent à la loi qui la régit et que nous allons exposer tout à l’heure, à la loi de la causalité. Comme à cause de cela le sujet, en vertu des lois du monde interne et externe, ne peut pas s’arrêter à cette unique représentation ; comme en outre il n’y a pas de simultanéité dans le temps pur, il s’ensuit que cette représentation disparaîtra incessamment, déplacée par d’autres selon un ordre que l’on ne peut déterminer à priori, mais qui dépend de circonstances que nous allons indiquer bientôt. En outre, c’est un fait bien connu que la fantaisie et le rêve reproduisent la présence immédiate des représentations ; mais l’examen de ce fait n’appartient pas ici ; il appartient à la psychologie empirique. Mais comme, malgré cette instabilité et cette séparation des représentations, par rapport à leur présence immédiate dans la conscience du sujet, celui-ci conserve néanmoins, au moyen de la fonction de l’entendement, la représentation d’un ensemble de la réalité comprenant tout en soi, ainsi que je l’ai décrit plus haut, on a considéré, à cause de cette opposition, les représentations comme étant de nature toute différente selon qu’elles appartiennent à cet ensemble ou qu’elles sont immédiatement présentes dans la conscience ; on les a appelées dans le premier cas des objets réels et dans le second seul des représentations, ϰάτʹ ἐξοχήν. Cette théorie, qui est la théorie commune, porte, comme on le sait, le nom de réalisme. En regard du réalisme, à l’avènement de la philosophie moderne, est venu se placer l’idéalisme, qui a gagné de plus en plus de terrain. Représenté d’abord par Malebranche et Berkeley, il fut élevé par Kant à la puissance d’un idéalisme transcendantal, qui rend intelligible la coexistence de la réalité empirique et de l’idéalité transcendantale des choses ; Kant, dans la Critique de la raison pratique, s’exprime entre autres en ces termes : « J’appelle idéalisme transcendantal de tous les phénomènes la doctrine en vertu de laquelle nous les considérons tous, tant qu’ils sont, comme de pures représentations et non comme des choses en soi[3]. » Plus loin, dans la note[4], il ajoute : « L’espace n’est lui-même que représentation ; donc, ce qui est dans l’espace doit être contenu dans la représentation ; et rien n’y existe qu’autant que réellement représenté en lui. » (Crit. du 4e paralogisme de la Psych. transe., p. 369 et 375 de la 1re édition [allem.].) Enfin, dans la « Réflexion » annexée à ce chapitre, il dit : « Si je supprime le sujet pensant, du coup doit disparaître le monde matériel tout entier, qui n’est autre chose que le phénomène pour la sensibilité de notre sujet, et une sorte de représentation pour lui[5]. » Dans l’Inde, l’idéalisme est, pour le brahmanisme aussi bien que pour le bouddhisme, le dogme même de la religion populaire : ce n’est qu’en Europe, et par suite des principes essentiellement et absolument réalistes du judaïsme, que ce système passe pour un paradoxe. Mais le réalisme perd de vue que la soi-disant existence de ces objets réels n’est absolument rien autre qu’un état de représentation, ou, si l’on persiste a n’appeler état de représentation ϰατʹ ἐντελέχειαν, que la présence immédiate dans la conscience du sujet, alors elle n’est même que la possibilité du fait d’être représenté, ϰατά δύναμιν : il perd aussi de vue que, en dehors de son rapport au sujet, l’objet cesse d’être objet, et que, si on lui enlève ce rapport ou si l’on en fait abstraction, on supprime du même coup toute existence objective. Leibnitz qui sentait bien que la condition nécessaire de l’objet est le sujet, mais qui ne pouvait malgré tout s’affranchir de l’idée d’une existence en soi des objets, indépendante de leur rapport avec le sujet, c’est-à-dire indépendante du fait d’être représentés, admit dans le principe un monde des objets en soi, identique au monde des perceptions et marchant parallèlement à celui-ci ; auquel toutefois il n’est pas lié directement, mais rien qu’extérieurement, au moyen d’une harmonia prœstabilita ; — évidemment la chose la plus superflue de la terre, puisqu’elle ne peut pas être perçue elle-même et que ce monde des représentations, identique à l’autre, n’en poursuit pas moins bien sa marche sans lui. Plus tard, quand il voulut mieux déterminer l’essence de ces objets existants en soi objectivement, il se trouva dans la nécessité de déclarer les objets en soi pour des sujets (monades), donnant par là même la preuve la plus parlante que notre conscience, en tant que purement connaissante, donc dans les bornes de l’intellect, c’est-à-dire de l’appareil pour le monde des perceptions, ne peut rien trouver au-delà d’un sujet et d’un objet, d’un être percevant et d’une perception, et qu’en conséquence lorsque dans un objet nous avons fait abstraction de sa qualité d’objet (du fait pour lui d’être perçu, « Vorgestelltwerden » ), c’est-à-dire lorsque nous supprimons un objet comme tel, tout en voulant mettre quelque chose, nous ne pouvons trouver que le sujet. Si, à l’inverse, nous faisons abstraction de la qualité du sujet comme tel, tout en ne voulant pas ne rien conserver, c’est le cas opposé qui se présente et qui donne naissance au matérialisme.

Spinoza, qui n’avait pas tiré la chose au clair et dont les notions sur ce sujet étaient encore confuses, avait cependant très bien compris que la relation nécessaire entre le sujet et l’objet est tellement essentielle en eux qu’elle est la condition absolue de leur conception possible ; c’est pourquoi il les présente comme étant une identité du principe connaissant et du principe étendu, dans la matière qui seule existe.

Observation. Je dois faire remarquer, à l’occasion de l’explication générale contenue dans ce paragraphe, que ; lorsque dans le cours de cette dissertation j’emploierai, pour abréger et être plus facilement compris, l’expression d’objets réels, il ne faudra par là entendre rien autre chose que les représentations intuitives, jointes en un ensemble pour former la réalité empirique, laquelle en soi reste toujours idéale.

§20. — Du principe de la raison suffisante du « devenir ».

Dans la classe d’objets pour le sujet dont nous nous occupons maintenant, le principe de la raison suffisante se présente comme loi de causalité, et, comme tel, je l’appelle « principium rationis sufflcientis fiendi. » C’est par lui que tous les objets, qui apparaissent dans la représentation collective formant l’ensemble de la réalité expérimentale, sont rattachés entre eux en ce qui regarde leur passage successif d’un état à un autre, par conséquent dans la direction du cours du temps.

Voici quel est ce principe. Lorsqu’un ou plusieurs objets réels passent à un nouvel état, celui-ci doit avoir été précédé d’un autre auquel il succède régulièrement, c’est-à-dire toutes les fois que le premier existe. Se « suivre » ainsi s’appelle « s’ensuivre » ; le premier état se nomme la cause, et le second l’effet. Lorsque, par exemple, un corps s’allume, il faut que cet état d’inflammation ait été précédé d’un état : 1° d’affinité pour l’oxygène, 2° de contact avec ce gaz, 3° d’un certain degré de température. Comme l’inflammation devait immédiatement se produire dès que cet état était présent, et comme elle ne s’est produite qu’en ce moment, il faut donc que cet état n’ait pas toujours été et qu’il ne se soit produit qu’en cet instant même. Cette production d’un état s’appelle un changement. Aussi la loi de la causalité se rapporte-t-elle exclusivement à des changements et n’a affaire qu’à eux. Tout effet est, au moment où il se produit, un changement, et, par là même qu’il ne s’est pas produit avant, il nous renvoie infailliblement à un autre changement qui l’a précédé et qui est cause par rapport au premier ; mais ce second changement, à son tour, s’appelle effet par rapport à un troisième dont il a été nécessairement précédé lui-même. C’est là la chaîne de la causalité ; nécessairement, elle n’a pas de commencement. Par suite, tout état nouveau qui se produit doit résulter d’un changement qui l’a précédé ; par exemple, dans le cas ci-dessus, l’inflammation du corps doit avoir été précédée d’une adjonction de calorique libre, d’où a du résulter l’élévation de température : cette adjonction a dû elle-même avoir pour condition un changement précédent, par exemple la réflexion des rayons solaires par un miroir ardent ; celle-ci, à son tour, peut-être par la disparition d’un nuage qui voilait le soleil ; cette dernière, par le vent ; celui-ci, par une inégalité de densité dans l’air, qui a été amenée par d’autres conditions, et ainsi in infinitum. Lorsqu’un état, pour être la condition de la production d’un nouvel état, renferme toutes les conditions déterminantes sauf une seule, on a coutume d’appeler celle-ci, quand elle apparaît également, donc la dernière en date, la cause ϰατʹ ἐξχήν ; ceci est juste, en ce sens que l’on s’en tient dans ce cas au dernier changement, qui en effet est décisif ici ; mais, cette réserve une fois faite, remarquons qu’un caractère déterminant dans l’état causal n’a, par le lait d’être le dernier, aucune supériorité sur les autres pour établir d’une manière générale l’union causale entre les objets. C’est ainsi que, dans l’exemple cité, la fuite du nuage peut bien être appelée la cause de l’inflammation, comme ayant eu lieu après l’opération de diriger le miroir vers l’objet ; mais cette opération aurait pu s’effectuer après le passage du nuage, l’accès de l’oxygène également : ce sont donc de semblables déterminations fortuites de temps, qui, à ce point de vue, doivent décider quelle est la cause. En y regardant de près, nous venions en revanche que c’est l’état tout entier qui est la cause de l’état suivant, et qu’alors il est en somme indifférent dans quel ordre de temps ces déterminations ont opéré leur jonction. Ainsi donc, l’on peut à la rigueur, dans tel ou tel cas particulier, appeler cause ϰατʹ ἐξχήν la dernière circonstance déterminante d’un état, vu qu’elle vient compléter le nombre des conditions requises et qu’en conséquence c’est son apparition qui constitue, dans le cas donné, le changement décisif ; mais quand on examine le cas dans son ensemble, c’est l’état complet, celui qui entraîne l’apparition de l’état suivant, qui doit seul être considéré comme la cause. Les diverses circonstances déterminantes qui prises ensemble complètent et constituent la cause peuvent être appelées les moments de la cause (ursächliche Momente) ou bien encore les conditions : la cause peut donc se décomposer en conditions. Par contre, il est tout à fait faux d’appeler, non pas l’état, mais les objets, une cause ; par exemple, dans le cas déjà cité, il y en a qui nommeraient le miroir ardent la cause de l’inflammation ; d’autres le nuage, ou le soleil, ou l’oxygène, et ainsi de suite, arbitrairement et sans règle. Il est absurde de dire qu’un objet soit la cause d’un autre objet, d’abord parce que les objets ne renferment pas que la forme et la qualité, mais aussi la matière, et que celle-ci ne se crée ni se détruit ; ensuite parce que la loi de causalité ne se rapporte exclusivement qu’à des changements, c’est-à-dire à l’apparition et à la cessation des états dans le temps, où elle règle le rapport en vertu duquel l’état précédent s’appelle la cause, le suivant l’effet et leur liaison nécessaire la conséquence.

Je renvoie le lecteur qui veut approfondir cette question aux explications que j’ai données dans Le monde comme volonté et représentation, vol. 2, chap. 4. Car il est de la plus haute importance d’avoir des notions parfaitement nettes et bien fixées, sur la vraie et propre signification de la loi de causalité, ainsi que sur la portée de sa valeur ; il faut que l’on reconnaisse clairement qu’elle ne se rapporte uniquement et exclusivement qu’à des changements d’états matériels et à rien autre absolument ; qu’elle ne doit donc pas être invoquée partout où ce n’est pas de cela qu’il est question. En effet, elle est le régulateur des changements dans le temps survenant dans les objets de l’expérience externe ; or ceux-ci sont tous matériels. Tout changement ne peut se manifester que si quelque autre changement, déterminé par une règle, l’a précédé ; mais alors il se produit, amené nécessairement par ce précédent changement : cette nécessité, c’est l’enchaînement causal.

On voit par ce que nous venons de dire que la loi de la causalité est bien simple ; néanmoins, dans tous les traités de philosophie, depuis les temps les plus anciens jusqu’aux plus modernes, nous la trouvons énoncée d’ordinaire d’une tout autre manière, plus abstraite, et par suite conçue en termes plus larges et plus vagues. On y trouve que la cause est tantôt ce par quoi une autre chose arrive à être, tantôt ce qui produit une autre chose ou la rend réelle, etc. ; Wolf, par exemple, dit : « Causa est principium, a quo existentia, sive actualitas, entis alterius dependet ; » et cependant il ne s’agit évidemment, en fait de causalité, que des changements dans la forme de la matière indestructible et incréée : naître, arriver à l’existence, est à proprement parler une impossibilité pour ce qui n’a jamais été auparavant. Peut-être est-ce l’obscurité de la pensée, en grande partie, qui produit ces maniérés trop larges, bizarres et fausses, de comprendre le rapport de causalité ; mais il est indubitable qu’il s’y mêle aussi de l’intention, et nommément l’intention théologique, qui dès longtemps coquette avec la démonstration cosmologique, laquelle est toute disposée, pour lui complaire, à falsifier même les vérités transcendantales à priori (ce lait nourricier de l’entendement humain). Cette intention se manifeste le plus nettement dans l’ouvrage de Thomas Brown, On the relation of cause and effect ; ce livre, qui compte 460 pages, dont la 4e édition remonte déjà à 1835 et qui en a eu encore probablement plusieurs autres depuis, traite assez bien ce sujet, malgré sa fatigante prolixité de prédicateur en chaire. Or cet Anglais a parfaitement reconnu que ce sont toujours des changements que concerne la loi de causalité, et que par conséquent tout effet est un changement ; — mais ce qu’il se garde de dire, bien que cela n’ait pu lui échapper, c’est que la cause est également un changement ; d’où il résulte que toute cette opération n’est simplement que l’enchaînement non interrompu des changements se succédant dans le temps ; il se borne à appeler toujours et très maladroitement la cause un objet ou bien encore une substance qui précède le changement. C’est à cause de cette expression, si radicalement fausse et qui gâte toutes ses explications, qu’il se démène et se débat péniblement durant tout son interminable ouvrage, allant ainsi, à l’opposé de ce qu’il connaît être la vérité et à l’opposé de sa conscience. Et tout cela pour ne pas créer un obstacle à la preuve cosmologique, que lui-même et d’autres auraient à établir ultérieurement. — Que doit-il en être d’une vérité à laquelle on doit frayer la route par de semblables menées ?

Mais voyons un peu ce que nos bons et loyaux professeurs de philosophie, gens qui estiment l’esprit et la vérité par-dessus tout, ont fait de leur côté pour cette très précieuse démonstration cosmologique, depuis que Kant, dans la Critique de la raison, lui eût porté le coup mortel ! Quelque bonne inspiration valait son pesant d’or en cette occurrence ; car (ils le savent bien, ces estimables messieurs, quoiqu’ils ne le disent pas) la « causa prima », tout aussi bien que la « causa sui », est une contradictio in adjecto ; mais la première expression est plus fréquemment employée que la seconde ; on a coutume de ne la prononcer qu’en prenant une mine bien grave, solennelle même ; il y en a, particulièrement les « Reverends » anglais, qui tournent leurs yeux d’une manière tout à fait édifiante, lorsque, d’une voix emphatique et émue, ils prononcent le « first cause », — cette contradictio in adjecto. Ils le savent très bien, qu’une première cause est exactement aussi impossible à penser que l’endroit où l’espace finit ou que l’instant où le temps a commencé. Car chaque cause est un changement à l’occasion duquel on doit nécessairement demander quel est le changement qui l’a précédé, et ainsi de suite in infinitum, in infinitum ! On ne peut même pas concevoir un premier état de la matière dont tous les états suivants seraient issus, du moment que ce premier état ne continue pas d’être. Car, si c’est en soi qu’il eût été leur cause, tous ces états auraient aussi dû être de tout temps, et l’état actuel n’aurait pas pu n’être qu’en cet instant. Si, au contraire, il n’a commencé d’être causal qu’à un moment donné, il faut qu’à ce moment quelque chose soit venu le changer, pour qu’il ait cessé d’être en repos ; mais alors il est intervenu quelque chose, il s’est produit un changement dont nous devons immédiatement demander la cause, c’est-à-dire le changement qui a précédé ce changement ; et alors nous nous trouvons sur l’échelle des causes que l’inexorable loi de la causalité nous contraint de gravir, d’échelon en échelon, toujours plus haut, et plus haut encore, — in infinitum, in infvnitum. (Ces messieurs auront-ils par hasard l’impudence de venir me soutenir que la matière elle-même est née du néant ? Il y a plus loin, à leur service, quelques corollaires pour leur répondre.) La loi de causalité n’est donc pas assez complaisante pour qu’on en puisse user comme d’une voiture de place que l’on congédie quand on est rendu à destination. Elle ressemble plutôt à ce balai que l’apprenti sorcier anime dans la ballade de Goethe et qui, une fois mis en mouvement, ne cesse plus de courir et de puiser de l’eau, de façon que le vieux maître sorcier peut seul le faire rentrer dans le repos. Il est vrai que ces messieurs, tous tant qu’ils sont, ne sont guère sorciers.— Alors qu’ont-ils fait, ces nobles et sincères amis de la vérité, eux qui, dans le ressort de leur profession, épient constamment le mérite pour le proclamer à la face de l’univers dès qu’il se présente ; eux qui, lorsqu’un autre est en réalité ce qu’ils ne sont qu’en apparence, bien loin de chercher à étouffer ses travaux en gardant un silence sournois et en les ensevelissant lâchement dans le secret, se font tout d’abord les hérauts de son mérite, — et cela infailliblement, aussi infailliblement que la déraison aime par-dessus tout la raison ? Oui, qu’ont-ils fait pour leur vieille amie, pour cette pauvre démonstration cosmologique, si rudement éprouvée et gisant déjà sur le flanc ? — Ah ! ils ont imaginé une ruse ingénieuse. « Chère amie, lui ont-ils dit, tu es malade, bien malade, depuis ta fatale rencontre avec le vieil entêté de Kœnigsberg, aussi malade que tes sœurs l’ontologique et la physico-théologique. Mais rassure-toi ; nous, nous ne t’abandonnons pas pour cela (tu sais, nous sommes payés à ces fins) : cependant il faut, — impossible de faire autrement, —il faut que tu changes de nom et de costume : car, si nous t’appelons de ton nom, nous ferons fuir tout le monde. Tandis que si tu adoptes l’incognito, nous pouvons t’offrir le bras et te présenter de nouveau aux gens ; seulement, nous te le répétons, incognito ; et ça marchera ! Donc, tout d’abord, ton thème va s’appeler désormais l’Absolu » ; cela sonne comme un terme bizarre, digne et important, — et nous savons mieux que personne tout ce qu’on peut entreprendre auprès des Allemands en se donnant des airs importants : ce qu’on entend par ce mot ? eh mais ! tout le monde le comprend et se croit encore très savant par-dessus le marché. Quant à toi-même, il faut que tu te présentes déguisée, sous la figure d’un enthymème. Dépose bien soigneusement au vestiaire tous ces prosyllogismes et ces prémisses, par lesquels tu nous traînais jusqu’au sommet de ton interminable climax : on sait trop aujourd’hui que tout cela, n’a aucun fondement. Faisant alors ton apparition, jouant le rôle d’un personnage sobre de paroles, fier, audacieux et important, d’un bond tu arriveras au but. « L’Absolu, crieras-tu (et nous ferons chorus), voilà qui doit être, quand le diable y serait, sans quoi il n’existerait plus rien du tout ! » (Ici, tu frappes du poing sur la table.) « Vous demandez d’où cette chose pourrait bien venir ? Quelle sotte question ! ne vous ai-je pas dit que c’est l’Absolu ? » — Ça marche, ma parole d’honneur, ça marche ! Les Allemands sont habitués à accepter des mots en place de notions : nous les y dressons à fond dès leur jeunesse ; — voyez seulement les écrits de Hegel ; qu’est-ce, sinon un fatras de paroles, vide, creux et qui soulève le cœur ? Et cependant quelle brillante carrière que celle de ce philosophe valet de ministre ! Il ne lui a fallu pour cela que quelques lâches compères, qui entonnassent la glorification du méchant philosophastre, et tout aussitôt leurs voix firent retentir dans les crânes vides de milliers d’imbéciles un écho qui vibre et se propage encore aujourd’hui : et voilà comment une cervelle ordinaire, je dirai mieux, un vulgaire charlatan, fut transformé en un grand philosophe. Ainsi, prends courage ! Du reste, chère amie et patronne, nous te seconderons encore par d’autres moyens ; tu sais que nous ne saurions vivre sans toi ! — Le vieux chicaneur de Kœnigsberg a critiqué la raison et lui a rogné les aîles ; — soit ! Eh bien, nous inventerons une nouvelle raison, dont homme au monde n’avait entendu parler jusque-là, une raison qui ne pense pas, mais qui a l’intuition immédiate, qui perçoit intuitivement des idées (un terme noble, créé pour mystifier) en chair et en os, ou encore qui les entend, qui entend immédiatement ce que toi et les autres voulaient prouver d’abord, ou bien — chez ceux-là du moins qui ne veulent pas faire de concession, mais qui se contentent tout de même de peu — qui le devine. Ces notions populaires, que l’on inculque de bonne heure aux hommes, nous les faisons passer pour des inspirations de cette nouvelle raison de notre façon, c’est-à-dire, à proprement parler, pour des inspirations d’en haut. Quant à l’ancienne raison, que l’on a critiquée à fond, nous la dégradons ; nous l’intitulons entendement, et nous l’envoyons promener. Et le véritable entendement, l’entendement proprement dit ? — Mais, pour l’amour de Dieu ! qu’avons-nous à faire de l’entendement véritable, de l’entendement proprement dit ? — Tu souris d’incrédulité : mais nous, connaissons notre public et les naïfs étudiants assis sur ces bancs devant nous. Bacon de Verulam n’a-t-il pas dit déjà : « Aux universités les jeunes gens apprennent à croire. » C’est chez nous qu’ils peuvent en apprendre à foison sur ce sujet. Nous avons une bonne provision d’articles de foi. — Si c’est la timidité qui t’arrêtait, il te suffira de te rappeler que nous sommes en Allemagne, où l’on a pu faire ce qui eût été impossible ailleurs ; à savoir, proclamer pour un grand esprit et un profond penseur un philosophastre ignorant et sans intelligence, un écrivailleur d’absurdités qui, par un fatras de paroles creuses comme on n’en entendit jamais, a détraqué de fond en comble et irréparablement les cervelles — je veux parler de notre cher Hegel ; et non seulement l’on a pu le faire sans être puni ni hué, mais encore les braves gens le croient, ma foi ! ils y croient depuis trente ans et jusqu’à ce jour encore ! — Que malgré le Kant et sa critique, et avec ton concours, nous arrivions seulement à avoir l’Absolu, et nous sommes sauvés ! — Alors nous nous mettons à philosopher du haut de notre grandeur : par les déductions les plus hétérogènes, n’ayant de commun entre elles que leur assommant ennui, de cet Absolu nous faisons dériver le monde, que nous appelons aussi le Fini, pendant que l’autre s’appellera l’Infini, — ce qui est encore une agréable variation brodée sur notre fatras, — et surtout nous ne parlons jamais que de Dieu ; nous expliquons comment, pourquoi, à quelle fin, par quel motif, par quelle opération, volontaire ou involontaire, il a fait ou enfanté le monde ; s’il est en dedans ou en dehors, etc. ; comme si la philosophie était de la théologie, et comme si elle avait pour mission d’expliquer non pas le monde, mais Dieu. »

Ainsi donc, la preuve cosmologique, à qui s’adresse la précédente apostrophe, et dont nous nous occupons ici, consiste en réalité dans l’affirmation que le principe de la cause efficiente, ou loi de causalité, nous amène nécessairement à une pensée qui le supprime lui-même et le déclare nul et non avenu. Car on n’arrive à la « causa prima » (l’absolu) qu’en parcourant, pour remonter de l’effet à la cause, une série d’une longueur arbitraire ; mais s’arrêter à la cause première est impossible sans annuler le principe de la cause.

Maintenant que j’ai démontré ici, clair et net, le néant de la preuve cosmologique, comme j’avais démontré au second chapitre celle de la preuve ontologique, le lecteur qui s’intéresse à la matière désirerait peut-être qu’on lui fournît les éclaircissements nécessaires pour connaître la démonstration physico-théologique, laquelle offre pour sa part beaucoup plus de plausibilité. Mais ce n’est pas du tout ici sa place, vu que son objet appartient à une tout autre partie de la philosophie. Je dois donc renvoyer, pour cela, d’abord à Kant dans la Critique de la raison pratique et aussi, ex professo, à la Critique du jugement, et ensuite, pour compléter sa méthode, qui est purement négative, je renvoie à la mienne, qui est positive, et que j’ai exposée dans La volonté dans la nature, ce livre, petit de dimension, mais riche et important par son contenu. En revanche, le lecteur qui ne s’intéresse pas à ce sujet n’a qu’à transmettre intact à ses arrière-neveux cet opuscule et même tous mes autres écrits. Je ne m’en soucie guère ; car je ne suis pas là pour mes contemporains seulement, mais pour de nombreuses générations.

Comme, ainsi que nous le montrerons dans le prochain paragraphe, la loi de causalité nous est connue à priori ; comme, par conséquent, elle est transcendantale, applicable à tout fait d’expérience ; pariant, ne souffrant pas d’exception ; comme, en outre, elle établit qu’à un état donné et déterminé, et qui est relativement premier, doit succéder en vertu d’une règle, c’est-à-dire de tout temps, un second état également, déterminé ; il en résulte que le rapport de cause à effet est un rapport nécessaire ; donc la loi de causalité autorise les jugements hypothétiques et se présente par là sous une forme du principe de raison suffisante sur laquelle doivent s’appuyer tous les jugements hypothétiques et sur laquelle repose toute nécessité, ainsi que nous le montrerons ci-après.

Je nomme cette forme de notre principe le principe de la raison suffisante du devenir, parce que son application présuppose toujours un changement, la production d’un nouvel état, donc un « devenir ». Ce qui le caractérise encore essentiellement, c’est que la cause précède toujours l’effet dans le temps (compar. §47) ; et ce n’est qu’à cela, qu’on peut reconnaître à l’origine, quel est, de deux états joints entre eux par le lien causal, celui qui est la cause et celui qui est l’effet. À l’inverse, il est des cas où l’enchaînement causal nous est connu par une expérience antérieure, mais où la succession des états est si rapide qu’elle se soustrait à notre perception : dans ces cas-là, nous concluons en toute assurance de la causalité à la succession ; par exemple, que l’inflammation de la poudre précède l’explosion. Je renvoie sur ce sujet à mon ouvrage : Le monde comme volonté et représentation, second volume, chapitre 4.

De ce rapport intime et essentiel entre la causalité et la succession, il résulte encore que la notion d’action réciproque, prise dans son sens restreint, est nulle, car elle suppose que l’effet est à son tour la cause de sa cause, donc que le conséquent a été en même temps l’antécédent. J’ai exposé tout au long combien cette notion si usuelle est mal fondée, dans Le monde comme volonté et représentation, à l’annexe intitulée Critique de la philosophie kantienne, à laquelle je renvoie le lecteur. On remarquera que les auteurs emploient d’ordinaire cette expression là où ils commencent à ne plus voir bien clair ; c’est pourquoi aussi son usage est si fréquent. Et vraiment, quand les idées font défaut, il n’y a pas de mot mieux fait pour tirer l’écrivain d’embarras que celui d’ « action réciproque » ; aussi le lecteur peut-il le considérer comme une espèce de signal d’alarme indiquant que l’on aborde un terrain semé d’abîmes. Remarquons encore à ce sujet que cette expression Wechselwirkung ne se rencontre qu’en allemand et qu’aucune autre langue ne possède pour la rendre un équivalent usuel.

De la loi de causalité découlent deux corollaires importants, qui lui doivent leur caractère authentique de connaissance à priori, placées par conséquent hors de tout doute et ne comportant aucune exception : ce sont la loi d’inertie et celle de la permanence de la substance. La première établit que tout état d’un corps, aussi bien l’état de repos que celui de mouvement, quel qu’il soit, doit persévérer et continuer de toute éternité, sans modification, sans diminution comme sans augmentation, s’il ne survient une cause qui le modifie ou l’annule. — La seconde loi, qui prononce la « sempiternité » de la matière, dérive de ce que la loi de causalité ne se rapporte qu’aux états des corps, tels que repos, mouvement, forme et qualité, vu qu’elle préside à leur apparition et à leur disparition, et qu’elle ne se rapporte nullement à l’existence de ce qui supporte ces états, et que l’on a nommé substance justement pour exprimer son exemption de toute naissance et de toute destruction. La substance est permanente : c’-est-à-dire, elle ne peut ni naître ni périr ; conséquemment, la quantité qui en existe au monde ne peut ni augmenter ni décroître. Ce qui prouve que nous savons cela à priori, c’est la conscience de la certitude inébranlable avec laquelle quiconque, voyant disparaître un corps donné, que ce soit par des tours de prestidigitation, ou par division, ou par l’action du feu, où par volatilisation, ou par n’importe quel autre procédé, croit fermement à l’avance que, quoi qu’il ait pu advenir de la forme du corps, sa substance, c’est-à-dire sa matière, doit exister intacte et pouvoir être retrouvée quelque part ; de même que, lorsqu’un corps se rencontre là où il n’existait pas auparavant, nous avons la ferme conviction qu’il y a été apporté ou s’est formé par la concrétion de particules invisibles, par exemple par précipitation, mais que jamais il n’a pu prendre naissance quant à sa substance (sa matière), ce qui implique une impossibilité radicale et est absolument inimaginable. La certitude avec laquelle nous établissons ce fait à l’avance (à priori) provient de ce que notre entendement manque entièrement d’une forme sous laquelle il puisse concevoir la naissance ou la destruction de la matière ; car la loi de causalité, qui est la forme unique sous laquelle nous puissions concevoir les changements en général, ne se rapporte toujours qu’aux états des corps et nullement à l’existence de ce qui supporte les changements de la matière. C’est pourquoi je pose le principe de la permanence de la substance comme un corollaire de la loi de causalité. Nous ne pouvons non plus avoir acquis la conviction de la permanence de la substance à posteriori, en partie parce que, dans la plupart des cas, l’état de cause est impossible à constater empiriquement ; en partie parce que toute connaissance empirique, acquise par une pure induction, n’est jamais qu’approximative, par conséquent n’offre toujours qu’une certitude précaire, et jamais absolue : c’est pourquoi aussi la fermeté de notre conviction à l’égard de ce principe est d’une tout autre espèce et d’une tout autre nature que celle de l’exactitude de n’importe quelle loi naturelle obtenue empiriquement ; car la première a une solidité inébranlable, qui ne chancelle jamais. Cela vient précisément de ce que ce principe exprime une connaissance transcendantale, c’est-à-dire qui détermine et fixe avant toute expérience tout ce qui, de quelque façon que ce soit, est possible dans toute expérience ; mais par là même le monde expérimental est abaissé au rang d’un pur phénomène cérébral. La loi de la gravitation, de toutes les lois naturelles la plus générale et la moins sujette à exception, est déjà d’origine empirique, par conséquent sans garantie pour son universalité ; aussi la voit-on encore contester parfois ; des doutes s’élèvent aussi de temps en temps sur la question de savoir si elle s’applique également au-delà de notre système solaire, et les astronomes ne manquent jamais non plus de faire ressortir tous les indices et toutes les constatations qu’ils en peuvent trouver occasionnellement, prouvant par ce fait même qu’ils la considèrent comme simplement empirique. On peut certainement poser la question si, entre corps qui seraient séparés par un vide absolu, la gravitation se manifesterait encore ; ou si, dans notre système solaire, elle ne se produirait pas par l’entremise d’un éther, et si, par suite, elle pouvait agir entre étoiles fixes : ce qui ne pourrait alors être décidé qu’empiriquement. Tout cela prouve que nous n’avons pas affaire ici à une connaissance à priori. Quand, au contraire, nous admettons, ainsi qu’il est vraisemblable, que chaque système solaire s’est formé par la condensation progressive d’une nébuleuse cosmique originaire, selon l’hypothèse de Kant-Laplace, nous ne pouvons pas néanmoins penser un seul moment que cette matière première soit née du néant, et nous sommes obligés de supposer ses particules comme ayant existé auparavant quelque part et comme n’ayant fait que se rencontrer ; et tout cela précisément parce que le principe de la permanence de la substance est transcendantal.

J’ai exposé avec détails, dans ma Critique de la philosophie kantienne, que substance n’est du reste qu’un synonyme de matière, car la notion de substance ne peut se réaliser qu’à l’égard de la matière et par conséquent doit à celle-ci son origine ; j’y expose aussi tout particulièrement comment cette notion n’a été créée que pour servir à une supercherie. Cette sempiternité, certaine à priori, de la matière (que l’on appelle la permanence de la substance), est, à l’instar de bien d’autres vérités tout aussi certaines, un fruit défendu pour les professeurs de philosophie : aussi passent-ils sournoisement devant elle, en se bornant à lui jeter des regards obliques et effarouchés.

Cette chaîne infinie des causes et des effets, qui dirige tous les changements et qui ne s’étend jamais au-delà, laisse intacts pour cette même raison deux « êtres » : d’une part, comme nous venons de le montrer, la matière, et d’autre part les forces naturelles primitives : la première parce qu’elle est ce qui supporte ou ce sur quoi se produisent les changements ; les secondes parce qu’elles sont ce en vertu de quoi les changements ou effets sont possibles généralement parlant, ce qui communique avant tout aux causes la causalité, c’est-à-dire la faculté d’agir, par conséquent ce qui fait qu’ils la reçoivent de ses mains à titre de fief. Cause et effet sont les changements conjoints dans le temps et astreints à se succéder nécessairement : les forces naturelles, par contre, en vertu desquelles toute cause agit, sont soustraites à tout changement et, en ce sens, complètement en dehors du temps, mais par là même toujours et partout existantes, partout présentes, inépuisables, toujours prêtes à se manifester dès que, guidée par la causalité, l’occasion s’en présente. La cause est toujours, ainsi que son effet, quelque chose d’individuel, un changement unique : la force naturelle au contraire est quelque chose de général, d’invariable, de présent en tout lieu comme en tout temps. Par exemple, l’ambre attirant en ce moment un flocon, voilà un effet : sa cause, c’est que l’on avait frotté précédemment et approché actuellement l’ambre ; et la force naturelle qui a agi ici et qui a présidé à l’opération, c’est l’électricité. On trouvera ce sujet, exposé au moyen d’un exemple plus explicite, dans Le monde comme volonté et représentation, volume 1er, paragraphe 26, où j’ai montré, par un long enchaînement de causes et d’effets, comment les forces naturelles les plus variées apparaissent et entrent en jeu dans le phénomène ; par cet exemple, la différence entre la cause et la force naturelle, entre le phénomène fugitif et la forme éternelle d’activité, est rendue facilement saisissable ; comme tout ce long paragraphe 26 y est consacré à étudier cette question, l’exposé sommaire que j’en ai donné ici doit suffire. La règle à laquelle est soumise toute force naturelle en ce qui concerne sa manifestation dans la chaîne des causes et effets, ainsi donc le lien qui l’unit à cette chaîne, c’est la loi naturelle. Cependant la confusion entre une force naturelle et une cause est très fréquente et tout aussi pernicieuse pour la clarté de la pensée. Il semble même qu’avant moi personne n’avait nettement séparé ces notions, quelque nécessaire que ce soit. Non seulement on transforme les forces naturelles en causes, quand on dit par exemple : l’électricité, la pesanteur, etc., est cause : mais il y en a même qui en font des effets, puisqu’ils s’enquièrent de la cause de l’électricité, de la pesanteur, etc. ; ce qui est absurde. Mais il en est tout autrement quand on réduit le nombre des forces naturelles, par là qu’on ramène une de ces forces à quelque autre, comme de nos jours on a ramené le magnétisme à l’électricité. Toute force naturelle vraie, c’est-à-dire réellement primitive, — et toute propriété chimique fondamentale est de cette nature, — est essentiellement qualitas occulta ; ce qui veut dire qu’elle n’admet plus d’explication physique, mais seulement une explication métaphysique, c’est-à-dire passant par-delà le phénomène. Aucun philosophe n’a poussé aussi loin la confusion, ou plutôt l’identification de la force naturelle avec la cause, que Maine de Biran dans ses Nouvelles considérations des rapports du physique au moral, parce qu’elle est essentielle à sa doctrine. En même temps, il est curieux d’observer que, lorsqu’il parle de causes, il ne dit presque jamais « cause » tout court, mais chaque fois « cause ou force », tout comme nous avons vu plus haut, au paragraphe 8, Spinoza dire huit fois dans une même page « ratio sive causa ». C’est que tous deux savent bien qu’ils identifient deux notions disparates, afin de pouvoir, selon les circonstances, faire valoir tantôt l’une de ces notions, tantôt l’autre : à cet effet, ils sont donc obligés de tenir cette identification toujours présente à l’esprit du lecteur.

Maintenant cette causalité, qui préside à tout changement, quel qu’il soit, apparaît dans la nature sous trois formes diverses : comme cause, dans le sens plus restreint du mot, comme excitation, et comme motif. C’est même sur cette diversité que repose la différence réelle et essentielle entre les corps inorganiques, la plante et l’animal, et non pas sur les caractères anatomiques extérieurs, et encore moins sur les caractères chimiques.

La cause dans son sens le plus restreint est celle après laquelle exclusivement se produisent dans le règne inorganique les changements, c’est-à-dire ces effets qui forment l’objet de la mécanique, de la physique et de la chimie. A la cause seule s’applique la troisième loi fondamentale de Newton : « L’action est égale à la réaction » ; cette loi signifie que l’état précédent (la cause) subit un changement qui équivaut en grandeur au changement que cet état a produit (l’effet). En outre, dans ce mode de causalité seul, l’intensité, du résultat est toujours rigoureusement mesurée sur l’intensité de la cause, de façon que celle-ci étant connue, on peut en déduire l’autre, et vice versa.

La seconde forme de la causalité, c’est l’excitation ; elle régit la vie organique comme telle, ainsi donc la vie des plantes, et la partie végétative, par conséquent inconsciente, de la vie animale, partie qui est également une vie de végétal. Ce qui la distingue c’est l’absence des caractères de la première forme. Donc ici l’action n’est pas égale à la réaction, et l’intensité de l’effet, à tous ses degrés, n’a nullement une marche conforme à celle de l’intensité de la cause : bien plus, il peut se faire que par le renforcement de la cause l’effet se convertisse en un effet opposé.

La troisième forme de la causalité, c’est le motif : comme telle, elle dirige la vie animale propre, donc l’action, c’est-à-dire les actes extérieurs et accomplis avec conscience par tous les animaux. Le médium des motifs est la connaissance ; la réceptivité pour les motifs exige donc un intellect. Ce qui caractérise réellement l’animal, c’est par conséquent la connaissance, la représentation. L’animal, comme animal, se meut toujours vers un but et une fin : il doit donc avoir reconnu ceux-ci, c’est-à-dire que ce but et cette fin doivent se présenter à l’animal comme quelque chose de distinct de lui et dont néanmoins il acquiert la conscience. Par suite, l’animal doit être défini : ce qui connaît ; aucune autre définition n’atteint le point essentiel ; peut-être même aucune autre n’est à l’épreuve de la critique. Avec la connaissance disparaît nécessairement en même temps la faculté de se mouvoir en vertu de motifs ; il ne reste donc plus alors que la motion en vertu d’excitations, c’est-à-dire la vie végétative ; de là vient que sensibilité et irritabilité sont inséparables. Mais le mode d’agir d’un motif diffère de celui d’une excitation d’une manière évidente : l’action du premier peut en effet être très courte, voire même momentanée ; car son activité, à l’opposé de celle de l’excitation, n’a aucun rapport quelconque avec sa durée, avec la proximité de l’objet, etc. ; pour que le motif agisse, il suffit qu’il ait été perçu, tandis que l’excitation demande toujours le contact, souvent même l’intussusception, mais dans tous les cas, une certaine durée.

Cette courte indication des trois formes de la causalité doit suffire ici. On en trouvera l’exposé détaillé dans mon mémoire couronné sur la liberté de la volonté[6]. Je n’insisterai ici que sur un seul point. Évidemment la différence entre la cause, l’excitation et le motif n’est que la conséquence du degré de réceptivité des êtres ; plus celle-ci est grande, plus l’action peut être de faible nature : la pierre demande à être poussée ; l’homme obéit à un regard. Tous deux cependant sont mus par une raison suffisante, donc avec une égale nécessité. Car la « motivation » n’est que la causalité passant par la connaissance : c’est l’intellect qui est l’intermédiaire des motifs, parce qu’il est le degré suprême de la réceptivité. Mais la loi de la causalité ne perd pour cela absolument rien de sa certitude ni de sa rigueur. Le motif est une cause et agit avec la nécessité qu’entraînent toutes les causes. Chez la bête, dont l’intellect est simple, ne fournissant que la connaissance du présent, cette nécessité est facile à apercevoir. L’intellect de l’homme est double : à la connaissance par la perception sensible il joint encore la connaissance abstraite, qui n’est pas liée au présent ; c’est-à-dire il a la raison. C’est pourquoi il possède une détermination de choix réfléchi : ce qui veut dire qu’il peut mettre en balance et comparer des motifs qui, comme tels, s’excluent mutuellement, c’est-à-dire qu’il peut leur permettre d’essayer, leur pouvoir sur sa volonté ; après quoi, le plus énergique le détermine, et sa conduite en résulte avec la même nécessité que le roulement de la boule que l’on frappe. Libre arbitre signifie (pas d’après le verbiage des professeurs de philosophie, mais sérieusement) qu’étant donné un homme, dans une situation donnée, deux manières différentes d’agir lui seront possibles. Mais la parfaite absurdité de cette proposition est une vérité aussi certaine et aussi clairement démontrée que peut l’être une vérité qui outrepasse le domaine des mathématiques pures. C’est dans mon mémoire sur le libre arbitre, couronné au concours par l’Académie royale des sciences en Norvège, que l’on trouve cette vérité exposée de la manière la plus claire, la plus méthodique et la plus fondamentale, et tenant aussi tout spécialement compte des faits de conscience au moyen desquels les ignorants croient pouvoir accréditer l’absurdité relevée ci-dessus. Mais déjà Hobbes, Spinoza, Priestley, Voltaire, de même Kant[7], ont professé les mêmes enseignements sur les points les plus essentiels de la question. Cela n’empêche pas nos dignes professeurs de philosophie de parler tout naïvement, et comme si rien n’avait été dit à cet égard, de la liberté de la volonté comme d’une affaire entendue. Ces messieurs s’imaginent, n’est-il pas vrai ? que si les grands hommes nommés plus haut ont existé de par la grâce de la nature, c’est uniquement pour qu’eux-mêmes puissent vivre de la philosophie. — Mais lorsqu’à mon tour, dans mon mémoire couronné, j’eus exposé la question plus clairement qu’on ne l’avait fait jusqu’alors, et cela sous la sanction d’une Société royale, qui a admis ma dissertation dans ses mémoires, alors il était certes du devoir de ces messieurs, vu leurs dispositions que je viens d’indiquer, de s’élever contre une doctrine aussi fausse et aussi pernicieuse, contre une hérésie aussi abominable, et de la réfuter à fond. Et c’était là un devoir d’autant plus impérieux pour eux, que dans le même volume (Problèmes fondamentaux de l’éthique), dans mon mémoire de concours sur le Fondement de la morale, j’ai démontré que la raison pratique de Kant, avec son impératif catégorique, que ces messieurs continuent de faire servir de pierre fondamentale à leurs plats systèmes de morale, sous le nom de loi morale (Sittengesetz), est une hypothèse, non fondée et nulle ; et je l’ai prouvé d’une manière tellement irréfutable et claire qu’il n’y a pas d’homme, pour

peu qu’il lui reste encore une étincelle de jugement, qui ajoute plus longtemps foi à cette fiction. —Eh bien, ils l’ont fait, je suppose. — Oh ! ils se gardent bien de se laisser entraîner sur les terrains glissants. Se taire, ne souffler mot, voilà tout leur talent, voilà l’unique moyen qu’ils ont à opposer à tout ce qui est esprit, jugement, à tout ce qui est sérieux et vrai. Dans aucune des innombrables et inutiles productions de ces écrivailleurs, parues depuis 1841, il n’est fait la moindre mention de mon Éthique, bien qu’elle soit sans contredit ce qu’on a fait de plus important en morale depuis soixante ans ; l’effroi qu’ils ont de moi et de ma vérité est tel qu’aucune des feuilles littéraires publiées par les Académies ou les Universités n’a seulement annoncé mon ouvrage. Zitto, zitto ! que le public n’en apprenne rien ! Voilà leur politique constante. On ne saurait nier que c’est certainement l’instinct de conservation qui est le mobile de ces adroites manœuvres. Car une philosophie qui recherche la vérité sans ménagements, au milieu de ces petits systèmes conçus avec mille ménagements par des gens qui en ont reçu la mission comme étant des « bien pensants », ne doit-elle pas jouer le rôle du pot de fer au milieu des pots de terre ? La peur effroyable qu’ils ont de mes écrits n’est que la peur qu’ils ont de la vérité. Pour donner un seul exemple à l’appui, cette doctrine de la nécessité absolue de tous les actes de volonté n’est-elle pas précisément en contradiction criante avec toutes les suppositions admises par cette philosophie de vieille matrone, si fort en vogue, et taillée sur le patron du judaïsme : mais, bien loin que cette vérité si rigoureusement démontrée soit ébranlée par là, c’est elle qui, comme une donnée certaine et comme un point d’orientation, comme un véritable « δός μοι πόυ στῶ », prouve le néant de toute cette philosophie de quenouille et la nécessité d’envisager tout autrement et avec bien plus de profondeur l’essence du monde et de l’homme, — peu importe que ces vues cadrent ou ne cadrent pas avec la mission des professeurs de philosophie.

21. — Apriorité de la notion de causalité. — Intellectualité de la perception empirique. — L’entendement.

Dans la philosophie de professeurs des professeurs de philosophie, on trouvera toujours que la perception du monde extérieur est affaire des sens ; après quoi suivent des dissertations à perte d’haleine sur chacun des cinq sens. Mais ils ne disent pas un mot de l’intellectualité de la perception, c’est-à-dire qu’elle est, dans sa partie essentielle, l’œuvre de l’entendement, et que c’est celui-ci qui, par l’intermédiaire de la forme de causalité qui lui est propre et de celle de la sensibilité pure subordonnée à l’autre, ainsi donc du temps et de l’espace, crée et produit tout d’abord ce monde objectif extérieur avec la matière première de quelques impressions reçues par les organes des sens. Et cependant j’ai déjà établi la question dans ses points principaux, dès l’année 1813, dans la première édition de la présente dissertation, et peu après, en 1816, je l’ai traitée à fond dans mon étude sur la vision et les couleurs ; cette étude a même si bien gagné l’approbation du professeur Rosas, à Vienne, qu’elle l’a induit à devenir plagiaire ; pour plus de renseignements, on pourra consulter mon ouvrage intitulé La volonté dans la nature, p. 19 (de la première édition allemande). Par contre, les professeurs de philosophie n’ont pas plus pris en considération cette vérité, que tant d’autres vérités élevées et importantes que durant toute ma vie je me suis donné pour tâche d’exposer, afin d’en faire le patrimoine immuable du genre humain. Tout cela n’est pas à leur goût ; cela ne trouve pas place dans leur boutique ; cela ne conduit à aucune théologie ; cela n’est même pas propre à dresser convenablement les étudiants pour servir des vues politiques ; bref, ils ne veulent rien apprendre de moi et ne voient pas tout ce que j’aurais à leur enseigner : à savoir, tout ce que leurs fils, petits-fils et arrière-petit-fils apprendront de moi. Au lieu de cela, chacun d’eux s’installe à l’aise devant son pupitre pour enrichir le public de ses propres idées dans de volumineuses élucubrations métaphysiques. Si pour y être autorisé il suffit d’avoir ses cinq doigts, alors ils le sont. Mais, en vérité, Machiavel a raison quand il dit, — ainsi que Hésiode (ἔργα, 293) l’avait fait avant lui : « Il y a trois espèces de têtes : d’abord celles qui voient et comprennent les choses par leurs propres ressources ; puis celles qui connaissent le vrai quand d’autres le leur exposent ; enfin il y a celles qui ne sont capables ni de l’un ni de l’autre. (Il Principe, ch. 22.)

Il faut être abandonné de tous les dieux pour s’imaginer que ce monde perceptible, placé là au dehors, tel qu’il est, remplissant l’espace dans ses trois dimensions, se mouvant selon la marche inexorable et rigoureuse du temps, réglé à chacun de ses pas par cette loi de causalité qui ne souffre pas d’exception, n’obéissant, sous tous ces rapports, qu’à des lois que nous pouvons énoncer avant toute expérience a leur égard, — que ce monde, dis-je, existerait là dehors, tout objectivement réel et sans notre concours, mais qu’ensuite il arriverait à entrer, par une simple impression sur les sens, dans notre tête, où, comme là dehors, il se mettrait à exister une seconde fois. Car quelle pauvre chose en définitive n’est pas la sensation seule ! Même dans les organes des sens les plus nobles, elle n’est rien de plus qu’un sentiment local, spécifique, capable de quelque variation dans le cercle de son espèce, mais néanmoins toujours subjectif en soi et, comme tel, ne pouvant rien contenir d’objectif, par conséquent rien qui ressemble à une perception. Car la sensation, de quelque espèce qu’elle soit, est et demeure un fait qui se produit dans l’organisme même, limité, comme tel, à la région sous-cutanée, et ne pouvant dès lors rien contenir par soi-même qui soit situé au delà de la peau, par conséquent en dehors de nous. Elle peut être agréable ou pénible, — ce qui indique un rapport avec notre volonté, — mais dans aucune sensation il ne se trouve quelque chose d’objectif. Dans les organes des sens, la sensation est exaltée par la confluence des extrémités nerveuses ; elle y est facilement excitable du dehors, vu l’expansion de ces dernières et la mince enveloppe qui les recouvre ; en outre, elle y est tout particulièrement ouverte à toutes les influences spéciales, — lumière, son, arome ; — mais elle n’en reste pas moins une simple sensation, aussi bien que toutes celles qui se produisent dans l’intérieur de notre corps, et par suite elle demeure quelque chose d’essentiellement subjectif, dont les changements ne parviennent directement à la connaissance que par la forme du sens intime, donc du temps seulement, c’est-à-dire successivement. Ce n’est que quand l’entendement, — fonction propre non pas à des extrémités ténues et isolées, mais à ce cerveau bâti avec tant d’art et si énigmatiquement, qui pèse trois et exceptionnellement jusqu’à cinq livres, — c’est quand cet entendement entre en activité et vient appliquer sa seule et unique forme, la loi de la causalité, c’est alors seulement qu’il se produit une immense modification par la transformation de la sensation subjective en perception objective. C’est l’entendement en effet qui, en vertu de la forme qui lui est spécialement propre, à priori par conséquent, c’est-à-dire avant toute expérience (car l’expérience était impossible jusqu’à ce moment-là), c’est lui qui conçoit la sensation corporelle donnée comme un effet (c’est là un mot que lui seul comprend) ; cet effet, comme tel, doit nécessairement avoir une cause. En même temps, il appelle à son aide la forme du sens externe, l’espace, forme qui réside également prédisposée dans l’intellect, c’est-à-dire dans le cerveau, pour placer cette cause en dehors de l’organisme ; car c’est ainsi que naît pour lui le « dehors », dont la possibilité est précisément l’espace, de façon que c’est l’intuition pure qui doit fournir la base de la perception empirique. Dans le cours de cette opération, l’entendement, ainsi que je le montrerai bientôt plus explicitement, appelle à son secours toutes les données, même les plus petites, de la sensation donnée, pour construire dans l’espace la cause de cette sensation, en conformité de ces données. Mais ce travail de l’entendement (formellement nié du reste par Schelling, dans le premier volume de ses écrits philosophiques de 1809, et aussi par Fries, dans sa Critique de la raison, 1er vol.), n’est pas une opération discursive, s’effectuant par réflexion, abstraitement, par l’intermédiaire de notions et de mots ; c’est une opération intuitive et tout à fait immédiate. Car c’est par elle seule, donc dans l’entendement et pour l’entendement, que le monde des corps, monde objectif, réel, qui remplit l’espace dans les trois dimensions, apparaît pour ensuite changer dans le temps selon la même loi de causalité et pour se mouvoir dans l’espace. — Dès lors, c’est l’entendement même qui doit d’abord créer le monde objectif ; ce n’est pas celui-ci qui, tout achevé, à l’avance, n’a plus qu’à entrer tout bonnement dans la tête à travers les sens et les ouvertures de leurs organes. En effet, les sens ne fournissent rien autre que la matière première, que l’entendement transforme tout d’abord, au moyen des formes simples données, espace, temps et causalité, en perception objective d’un monde matériel réglé par des lois. Par suite, notre perception journalière, empirique, est une perception intellectuelle, et c’est à elle que convient cette qualification que les hâbleurs-philosophes en Allemagne ont attribuée a une prétendue intuition de mondes chimériques dans lesquels leur bien-aimé Absolu prend ses ébats. Mais moi je vais démontrer maintenant quel abîme immense sépare la sensation de la perception, en indiquant combien sont grossiers les matériaux qui composent ce bel édifice.

A proprement parler, deux sens seulement servent à la perception objective : le tact et la vue. Eux seuls fournissent les données sur la base desquelles l’entendement, par l’opération que nous venons d’indiquer, fait naître le monde objectif. Les trois, autres sens restent, en grande partie, subjectifs : car leurs sensations indiquent bien une cause extérieure, mais ne contiennent aucune donnée propre à en déterminer les relations dans l’espace. Or l’espace est la forme de toute intuition, c’est-à-dire de cette appréhension dans laquelle seule les objets peuvent se représenter. Aussi ces trois autres sens peuvent bien servir à nous annoncer la présence d’objets qui nous sont déjà autrement connus ; mais aucune construction dans l’espace, donc aucune perception objective ne peut s’effectuer sur la base de leurs données. Nous ne pourrons jamais construire la rose au moyen de son parfum ; et un aveugle pourra toute sa vie durant entendre de la musique, sans obtenir par là la moindre représentation objective à l’égard des musiciens, ou des instruments, ou des vibrations de l’air. Par contre, l’ouïe a une haute valeur, comme intermédiaire de la parole : ce qui en fait le sens de la raison, dont le nom même en dérive (en allemand) ; en outre, il est l’intermédiaire de la musique, l’unique voie pour saisir des rapports numériques compliqués, non pas seulement in abstracto, mais immédiatement, c’est-à-dire in concreto. Mais le ton n’indique jamais des relations d’espace ; il ne peut donc jamais conduire à reconnaître la nature de sa cause ; il ne nous apprend jamais rien au-delà de sa propre sensation ; par conséquent, il ne peut servir de donnée à l’entendement pour construire le monde objectif. Les sensations du tact et de la vue constituent seules de semblables données : aussi un aveugle, qui n’aurait ni mains ni pieds, pourrait bien à priori se construire l’espace dans toute sa disposition régulière, mais il n’obtiendrait du monde objectif qu’une représentation très vague. Néanmoins ce que fournissent le tact et la vue n’est encore nullement la perception, mais seulement sa matière première : car la perception est si peu contenue dans les sensations de ces deux sens, que ces sensations n’ont même aucune ressemblance avec les propriétés des objets que nous nous représentons par leur intermédiaire, comme je vais le montrer tout à l’heure. Seulement il faut bien distinguer ici ce qui appartient réellement à la sensation d’avec ce que l’intellect lui ajoute dans la perception. Cela est difficile au premier abord ; car nous sommes tellement habitués à passer immédiatement de la sensation à sa cause, que celle-ci nous apparaît sans que nous accordions notre attention a la sensation en soi ; celle-ci nous donne, pour ainsi dire les prémisses de la conclusion que tire l’entendement.

Étudions maintenant le tact et la vue : d’abord ils ont chacun leurs avantages spéciaux ; aussi se soutiennent-ils mutuellement. La vue ne demande pas le contact, pas même la proximité : son champ est incommensurable ; il s’étend jusqu’aux étoiles. En outre, elle sent les nuances les plus délicates de la lumière, de l’ombre, de la couleur, de la transparence, et fournit ainsi à l’entendement une foule de données finement déterminées, au moyen desquelles, après en avoir acquis l’exercice, il construit et présente de suite à la perception la forme, la grandeur, la distance et la condition des corps. D’autre part cependant, le toucher, bien que ne pouvant se passer du contact, procure des données si infaillibles et si variées, qu’il est le sens sûr par excellence. Aussi bien les perceptions de la vue se réfèrent finalement au toucher ; on peut même envisager la vue comme un toucher imparfait, mais atteignant loin et se servant des rayons de lumière comme de longs tentacules ; c’est aussi pour cela qu’elle est exposée à tant d’erreurs, car elle est bornée aux propriétés auxquelles la lumière sert d’intermédiaire ; par conséquent, elle est unilatérale, tandis que le tact donne directement les données servant à faire reconnaître la dimension, la forme, la dureté, la mollesse, la siccité, l’humidité, le poli, la température, etc., etc. ; en quoi il est aidé en partie par la conformation et la mobilité des bras, des mains et des doigts, dont la position pendant l’attouchement procure à l’entendement les données nécessaires à la construction des corps dans l’espace, et en partie par la force musculaire, au moyen de laquelle il reconnaît le poids, la solidité, la résistance ou la fragilité des corps : et le tout avec la moindre possibilité d’erreur.

Malgré tout cela, ces données ne constituent encore nullement la perception : celle-ci reste l’œuvre de l’entendement. Quand je presse ma main contre la table, dans la sensation qui en résulte pour moi n’est pas du tout contenue la représentation de la ferme consistance des parties de la masse, ni de rien de semblable ; ce n’est qu’en passant de la sensation à sa cause que mon entendement se construit un corps qui possède la propriété de solidité, d’impénétrabilité et de dureté. Si, dans l’obscurité, je pose ma main sur une surface, ou si je prends en main une boule d’environ trois pouces de diamètre, ce seront, dans les deux cas, les mêmes parties de la main qui éprouveront la pression ; ce n’est que par les différentes positions que ma main doit prendre dans l’un ou l’autre cas que mon entendement construit la forme du corps dont l’attouchement a été la cause de la sensation ; et l’entendement confirme son opération en faisant varier les points de contact. Quand un aveugle-né palpe un objet de forme cubique, les sensations de sa main sont tout à fait uniformes pendant le contact et les mêmes de tous, les côtés et dans toutes les directions : les arêtes pressent, il est vrai, une moindre portion de la main ; il n’y a rien cependant dans toutes ces sensations qui ressemble le moins du monde à un cube. Mais de la résistance qu’il a sentie, son entendement conclut immédiatement et intuitivement à une cause de la résistance, et cette cause, par là même, se représente comme un corps solide ; au moyen des mouvements que font ses bras, pendant que la sensation des mains reste la même, il construit, dans l’espace dont il a la notion à priori, la forme cubique du corps. S’il ne possédait pas déjà à l’avance la notion d’une cause et d’un espace avec ses lois, jamais l’image d’un cube ne pourrait naître de ces sensations successives qu’éprouve sa main. Si, fermant les doigts, on fait courir une corde dans la main, l’on construira, comme cause du frottement et de durée, dans cette position spéciale de la main, un corps allongé, de forme cylindrique, se mouvant uniformément dans une direction certaine. Mais jamais, par cette seule sensation dans ma main, la représentation du mouvement, c’est-à-dire du changement de place dans l’espace par l’intermédiaire du temps, ne pourra se produire, car la sensation ne peut contenir ni produire jamais par elle seule rien de semblable. C’est l’intellect qui doit, avant toute expérience, contenir en soi l’intuition de l’espace, du temps et par suite aussi celle de la possibilité du mouvement, et en même temps la notion de causalité pour pouvoir ensuite passer de la simple sensation empirique à une cause de cette sensation et construire alors cette cause sous la forme d’un corps se mouvant de telle façon et ayant telle figure. Car quelle distance n’y a-t-il pas entre une simple sensation dans la main et les notions de causalité, de matérialité et de mouvement dans l’espace par l’intermédiaire du temps ! La sensation dans la main, même avec des attouchements et des positions variés, est quelque chose de beaucoup trop uniforme et de trop pauvre en données pour qu’il soit possible de construire avec cela la représentation de l’espace avec ses trois dimensions, de l’influence réciproque des corps, et des propriétés d’étendue, d’impénétrabilité, de cohésion, de figure, de dureté, de mollesse, de repos et de mouvement, bref tout le fondement du monde objectif ; tout cela n’est possible que par là que l’espace comme forme de perception, le temps comme forme du changement, et la loi de causalité comme régulateur de la réalisation des changements, existaient à l’avance tout formés dans l’intellect. L’existence toute complète de ces formes antérieures à toute expérience est justement ce qui constitue l’intellect. Physiologiquement, l’intellect est une fonction du cerveau que celui-ci a tout aussi peu apprise par expérience que l’estomac n’a appris à digérer, ni le foie à sécréter la bile. C’est ainsi seulement que l’on peut expliquer comment beaucoup d’aveugles-nés arrivent à une connaissance si parfaite des conditions de l’espace qu’ils peuvent remplacer par celle-ci en très grande partie l’absence de la vue et exécuter des travaux surprenants : on a vu, il y a une centaine d’années, Saunderson, aveugle dès son bas âge, enseigner à Cambridge les mathématiques, l’optique et l’astronomie (pour plus de détails sur Saunderson, voir Diderot, Lettre sur les aveugles). On explique de la même manière le cas inverse d’Eve Lauk, qui, née sans bras et sans jambes, acquit par la vue seule, et aussi rapidement que les autres enfants, la perception exacte du monde extérieur (voir Le monde comme volonté et représentation, vol. II, chap. 4). Tout cela prouve donc que le temps, l’espace et la causalité ne pénètrent ni par la vue, ni par le toucher, ni du dehors, en général, au dedans de nous, mais qu’ils ont une origine interne, par conséquent non empirique, mais intellectuelle. De ceci il résulte à son tour que la perception du monde matériel, dans ce qu’elle a d’essentiel, est un travail intellectuel, une œuvre de l’entendement, pour laquelle la sensation fournit seulement l’occasion et les données devant servir à l’application dans chaque cas isolé.

Je veux maintenant prouver la même chose pour le sens de la vue. Ce qu’il y a d’immédiatement donné ici se borne à la sensation de la rétine, sensation qui admet, il est vrai, beaucoup de diversité, mais qui se résume dans l’impression du clair et d’obscur, avec les degrés intermédiaires, et des couleurs proprement dites. Cette sensation est entièrement subjective, c’est-à-dire placée uniquement à l’intérieur de l’organisme et sous la peau. Aussi, sans l’entendement, n’en aurions-nous conscience que comme de modifications particulières et variées de la sensation dans notre œil, qui n’auraient rien qui ressemblât à la figure, à la position, à la proximité ou à l’éloignement d’objets hors de nous. Car ce que fournit la sensation dans la vision, ce n’est qu’une affection variée de la rétine, en tout semblable à l’aspect d’une palette chargée de nombreuses taches de toute couleur : et c’est là aussi tout ce qui resterait dans la conscience, si l’on pouvait retirer subitement, par une paralysie du cerveau par exemple, l’entendement à une personne placée en face d’un point de vue vaste et varié, tout en lui conservant la sensation ; car c’était là la matière première, avec laquelle son entendement créait auparavant la perception de ce point de vue.

Cette faculté pour l’entendement de pouvoir créer ce monde visible, si inépuisablement riche et si varié de formes, avec des matériaux si peu nombreux, savoir le clair, l’obscur et les couleurs, en vertu de la fonction si simple qu’il possède de rapporter tout effet à une cause et avec le secours de l’intuition de l’espace, lequel est une forme qui lui est inhérente, cette faculté, disons-nous, se base tout d’abord sur le concours que la sensation donne ici elle-même. Ce concours consiste en ce que, premièrement, la rétine, comme surface étendue, admet des impressions se juxtaposant ; secondement, en ce que la lumière agit toujours en lignes droites et se réfracte dans l’intérieur de l’œil également dans des directions rectilignes ; et enfin en ce que la rétine possède la faculté de sentir du même coup et immédiatement la direction dans laquelle la lumière vient la frapper, circonstance qu’on ne peut probablement expliquer que par le fait que le rayon lumineux pénètre dans l’épaisseur de la rétine. On gagne à cela ce résultat que l’impression seule suffit déjà à indiquer la direction de sa cause ; elle montre donc directement la place de l’objet qui émet ou réfléchit la lumière. Sans doute, aller à cet objet comme à la cause présuppose déjà la connaissance du rapport de causalité ainsi que celle des lois de l’espace ; mais ces deux notions constituent précisément l’apanage de l’intellect, qui, ici encore, doit créer la perception avec une pure sensation. — C’est cette opération que nous allons maintenant examiner de plus près.

La première chose que fait l’intellect, c’est de redresser l’impression de l’objet qui se produit renversée sur la rétine. Ce redressement essentiel se fait, comme on sait, de la manière suivante : comme chaque point de l’objet visible envoie ses rayons dans toutes les directions en ligne, droite, ceux qui partent de son bord supérieur se croisent, dans l’étroite ouverture de la pupille, avec ceux qui viennent du bord inférieur, ce qui fait que les rayons du bas pénètrent par le haut, ceux du haut, par le bas,


Fig. 1.


comme aussi ceux venant de côté par le côté opposé. L’appareil réfringent, situé en arrière dans l’œil et qui se compose de l’humeur aqueuse, de la lentille et de l’humeur vitrée, ne sert qu’à concentrer assez les rayons lumineux, émanés de l’objet, pour leur permettre d’avoir place sur le petit espace occupé par la rétine. Si donc la vision consistait dans la seule sensation, nous percevrions l’impression de l’objet renversé, car c’est ainsi que nous la recevons ; de plus, nous la percevrions aussi comme quelque chose situé dans l’intérieur de l’œil, puisque nous nous arrêterions à la sensation. Mais en réalité l’entendement intervient aussitôt avec sa loi de causalité ; il rapporte l’effet ressenti à sa cause, et, possédant la donnée, fournie par la sensation, sur la direction dans laquelle le rayon lumineux s’est introduit, il poursuit cette direction en sens inverse le long des deux lignes jusqu’à la cause : le croisement s’effectue donc cette fois-ci à rebours, ce qui fait que la cause se présente maintenant redressée dehors, comme objet dans l’espace, c’est-à-dire dans sa position au moment où les rayons en partaient et non dans celle au moment où ils pénétraient (voy. fig. 1). — On peut encore constater la pure intellectualité de l’opération, sans plus faire appel à aucune autre explication, et en particulier à aucune explication physiologique, par cette observation que si l’on passe sa tête entre les jambes, ou si l’on s’étend sur le dos, sur un terrain incliné, la tête vers le bas, l’on verra néanmoins les objets non pas renversés, mais parfaitement droits, bien que la portion de la rétine que rencontre ordinairement le bord inférieur des objets soit rencontrée maintenant par le bord supérieur, et malgré que tout soit renversé, excepté l’entendement.

La seconde opération que fait l’entendement pour transformer la sensation en perception, c’est de faire percevoir simple ce que l’on a senti double ; en effet, chaque œil reçoit isolément l’impression de l’objet, et même dans une direction légèrement différente ; et pourtant l’objet se présente simple ; cela ne peut donc résulter que de l’entendement. L’opération qui effectue ce résultat est la suivante : Nos deux yeux ne sont placés parallèlement que lorsque nous regardons au loin, c’est-à-dire au-delà de 200 pieds : en deçà, en les dirigeant tous deux sur l’objet que nous voulons considérer, nous les faisons converger ; les deux lignes, tirées de chaque œil jusqu’au point que l’on fixe sur l’objet, y forment un angle que l’on appelle l’angle optique ; les lignes mêmes s’appellent les axes optiques. Ces derniers aboutissent, quand l’objet est placé droit devant nous, exactement au milieu de chaque rétine, par conséquent à deux points parfaitement correspondants dans chaque œil. L’entendement, qui en tout ne cherche que la cause, reconnaît aussitôt que l’impression, bien que double, ne part que d’un seul point extérieur, qu’elle n’a donc qu’une seule cause ; en conséquence, cette cause se présente comme objet, et comme objet unique. Car tout ce que nous percevons, nous le percevons comme cause, comme cause d’un effet senti, par suite dans l’entendement. Toutefois, comme ce n’est pas un point unique, mais une surface considérable de l’objet que nous embrassons des deux yeux, et que malgré cela nous la voyons simple, il nous faut pousser encore un peu plus loin l’explication que nous venons de donner. Tout ce qui, dans l’objet, est situé à côté du sommet de l’angle optique, envoie ses rayons aussi à côté de chaque rétine et non plus exactement au milieu ; néanmoins ces rayons aboutissent dans les deux yeux sur le même côté de chaque rétine, par exemple à sa gauche : les endroits rencontrés sont donc, tout comme les points centraux, des places symétriquement correspondantes, autrement dit des places de même nom. L’entendement apprend bientôt à connaître celles-ci et étend jusqu’à elles aussi la règle de perception causale exposée ci-dessus ; il rapporte donc non seulement les rayons tombés sur le centre de chaque rétine, mais encore ceux qui frappent les autres places symétriquement correspondantes des deux rétines, à un même point radiant de l’objet, et par conséquent il perçoit tous ces points, c’est-à-dire l’objet tout entier, comme un objet unique. Il faut bien faire attention ici que ce n’est pas le côté extérieur d’une rétine qui correspond au côté extérieur de l’autre, et l’intérieur à l’intérieur ; mais c’est, par exemple, le côté droit de la rétine droite qui correspond au côté droit de la rétine gauche, et ainsi de suite ; cette correspondance symétrique doit donc être entendue dans le sens géométrique et non dans le sens physiologique. On trouvera dans l’Optique de Robert Smith, et en partie aussi dans la traduction allemande de Kæstner de 1755, des figures nombreuses et très claires qui démontrent parfaitement cette opération et les phénomènes qui s’y rattachent. Je n’en ai donné ici qu’une seule (voy. fig. 2), qui représente, à vrai dire, un cas tout spécial dont il sera fait mention plus loin, mais qui peut servir également à expliquer l’ensemble de l’opération si l’on fait abstraction complète du point R. On voit donc que nous dirigeons toujours uniformément les deux yeux sur un objet, afin de recevoir les rayons émanés des mêmes points sur les endroits des deux rétines qui se correspondent symétriquement. À chaque mouvement des yeux, soit de côté, soit en haut, soit en bas, dans toutes les directions, le point de l’objet qui tombait auparavant sur le milieu de chaque rétine rencontre maintenant chaque fois une autre place, mais constamment, pour chaque œil, une place de même nom, ayant sa correspondante dans l’autre. Quand nous inspectons quelque chose


Fig. 2.


du regard (perlustrare), nous promenons les yeux çà et là sur l’objet pour amener successivement chacun de ses points en contact avec le centre de la rétine, qui est l’endroit où la vision est la plus distincte ; nous le tâtons des yeux. Il ressort de là clairement que dans la vision simple avec les deux yeux les choses se comportent au fond comme dans l’acte de tâter un corps avec les dix doigts ; chaque doigt reçoit une autre impression venant d’une autre direction, tandis que l’entendement reconnaît l’ensemble comme provenant d’un seul et même objet, dont il perçoit et construit dans l’espace la forme et la grandeur, conformément à ces impressions. C’est là ce qui permet à un aveugle de devenir sculpteur, comme le célèbre Joseph Kleinhaus[8], mort en Tyrol en 1853, qui sculptait depuis l’âge de cinq ans. Car la perception se fait toujours par l’entendement, quel que soit d’ailleurs le sens qui lui a fourni les données.

Mais de même que, lorsque je touche une boule avec deux doigts croisés, je crois immédiatement en sentir deux par la raison que mon entendement, qui remonte à la cause et la construit conformément aux lois de l’espace, présupposant aux doigts la position naturelle, doit nécessairement admettre l’existence de deux boules différentes pour que deux portions de surface sphérique puissent se trouver en contact simultané avec les faces externes de l’index et du médius ; de même, un objet que je vois m’apparaîtra double, quand mes yeux, au lieu de fermer l’angle optique sur un seul point de cet objet en convergeant symétriquement, se dirigeront vers lui chacun sous un angle différent ; en d’autres mots, quand je loucherai. Car alors ce ne sont plus les rayons émanés d’un même point de l’objet qui rencontreront dans les deux rétines ces places symétriquement correspondantes, que mon entendement a appris à connaître par une expérience suivie ; mais ils frapperont des endroits tout différents, qui, pour une position symétrique des yeux, ne peuvent être affectés que par des corps distincts l’un de l’autre : aussi, dans le cas donné, verrai-je deux objets, précisément par la raison que la perception se fait par l’entendement et dans l’entendement. — Le même phénomène peut se présenter sans même qu’il soit besoin de loucher ; cela arrivera quand, deux objets étant placés devant moi à des distances inégales, je fixe le plus éloigné, c’est-à-dire quand c’est sur celui-ci que je fais tomber le sommet de l’angle optique : car dans ce cas les rayons émanés de l’objet plus rapproché tomberont sur des places qui ne correspondent pas symétriquement dans les deux rétines ; mon entendement les attribuera donc à deux objets différents, et, en conséquence, je verrai double l’objet le plus rapproché (voir fig. 2). Si c’est au contraire sur ce dernier, en fixant mes yeux sur lui, que je ferme l’angle optique, c’est l’objet le plus éloigné qui, pour la même raison, m’apparaîtra double. On n’a, pour s’en assurer, qu’à placer un crayon à deux pieds devant ses yeux et à regarder alternativement tantôt le crayon, tantôt quelque autre objet situé au delà.

Mais il y a mieux encore : on peut faire l’expérience inverse, de façon à ne voir qu’un seul objet, tout en ayant tout près, devant les deux yeux bien ouverts, deux objets bien réels ; c’est là la preuve la plus frappante que la perception ne réside nullement dans la sensation, mais qu’elle se fait par un acte de l’entendement. On n’a qu’à prendre deux tubes en carton, longs de huit pouces et d’un pouce et demi de diamètre, que l’on joint ensemble, à la manière du télescope binoculaire, de façon qu’ils soient parfaitement parallèles, et l’on fixe devant l’ouverture de chaque tube une pièce de monnaie. En regardant par le bout opposé, que l’on rapproche des yeux, l’on ne verra qu’une seule pièce, entourée d’un seul tube. Car les deux yeux, forcés par les tubes à prendre des positions parfaitement parallèles, seront frappés uniformément par les deux monnaies juste au centre de la rétine et aux points qui l’entourent, par conséquent à des endroits symétriquement correspondants ; il en résultera que l’entendement, présupposant la position convergente des axes optiques que nécessite la vision d’objets peu éloignés, des yeux, n’admettra qu’un seul objet comme cause de la lumière ainsi réfléchie : ce qui veut dire que nous le verrons simple, tellement l’appréhension causale est un acte immédiat pour l’entendement.

Je n’ai pas la place ici pour réfuter isolément les explications physiologiques que l’on a essayé de donner de la vision simple. Leur fausseté ressort déjà des considérations suivantes : 1° Si elle dépendait d’une propriété de l’organe, les places correspondantes des deux rétines, dont il est prouvé que dépend la vision simple, devraient être celles de même nom, dans l’acception organique du mot, tandis que ce sont celles dans le sens géométrique, comme nous l’avons déjà dit. Car, organiquement, ce sont les deux angles internes et les deux externes des yeux qui correspondent entre eux, et tout le reste à l’avenant ; la vision simple exige, au contraire, la correspondance du côté droit de la rétine droite avec le côté droit de la rétine gauche et ainsi de suite, ainsi que cela ressort incontestablement des phénomènes que nous avons décrits. C’est précisément aussi parce que c’est là un acte intellectuel, que les animaux les plus intelligents seuls, à savoir les mammifères supérieurs, puis les oiseaux de proie, principalement les hiboux, etc., ont les yeux placés de façon à pouvoir diriger les deux axes visuels sur un même point. — 2° L’hypothèse de la confluence ou du croisement partiel des nerfs optiques avant leur entrée dans le cerveau, hypothèse établie par Newton en premier (Optics, querry 15th), est déjà fausse par ce seul motif que dans ce cas la vision double, dans le strabisme, serait impossible ; mais, en outre, Vesale et Cœsalpinus rapportent des cas anatomiques où il n’y avait aucune fusion, aucun contact même des nerfs optiques en ce point, et où les sujets n’en voyaient pas moins simple. Enfin une dernière objection qui s’élève contre ce mélange des impressions, c’est ce fait que, lorsque fermant l’œil, droit, par exemple, on regarde le soleil de l’œil gauche, l’image persistante, résultant ensuite de l’éblouissement, se peindra seulement dans l’œil gauche et jamais dans le droit, et vice versa.

La troisième opération par laquelle l’entendement change la sensation en perception consiste à construire des corps avec les simples surfaces obtenues jusqu’ici, donc à ajouter la troisième dimension : pour cela, partant de la loi de causalité comme prémisse, il conclut à l’étendue des corps dans cette troisième dimension, dans cet espace qu’il connaît à priori, et en proportion de leur impression sur l’œil et des gradations de lumière et d’ombre. En effet, bien que les objets occupent leurs trois dimensions dans l’espace, ils ne peuvent agir sur l’œil qu’avec deux d’entre elles : la nature de cet organe est telle que, dans la vision, l’impression n’est pas stéréométrique, mais simplement planimétrique. Tout ce qu’il y a de stéréométrique dans la perception, c’est l’entendement qui l’y ajoute : les seules données qu’il a pour cela sont la direction dans laquelle l’œil reçoit l’impression, les limites de cette impression, et les diverses dégradations du clair et de l’obscur ; ces données indiquent immédiatement leurs causes, et ce sont elles qui nous font reconnaître si c’est par exemple un disque ou une sphère que nous avons devant les yeux. Tout comme les précédentes, cette opération de l’entendement s’effectue si immédiatement et avec une telle rapidité qu’il n’en reste rien autre dans la conscience que le résultat. C’est pourquoi un dessin en projection est un problème tellement difficile, qui ne peut être résolu que d’après les principes mathématiques et qu’on doit apprendre avant de pouvoir l’exécuter, et cependant son objet n’est pas autre chose que la représentation de la sensation visuelle, telle qu’elle s’offre comme donnée pour cette troisième opération de l’entendement : à savoir, la vision dans son étendue simplement planimétrique, avec deux dimensions seulement, auxquelles l’entendement, moyennant les autres données supplémentaires que nous avons indiquées, ajoute alors la troisième, aussi bien en présence du dessin qu’en face de la réalité. En effet, ce dessin est une écriture, dont la lecture, ainsi que celle des caractères imprimés, est facile pour chacun, mais que peu de gens savent écrire ; dans la perception, notre entendement n’appréhende l’effet que pour s’en servira construire la cause, et, celle-ci obtenue, il ne s’occupe plus de l’autre. Nous reconnaissons instantanément une chaise, par exemple, dans toutes les positions possibles ; mais la dessiner dans n’importe quelle position est l’affaire propre de cet art qui fait abstraction de cette troisième opération de l’entendement, pour n’en présenter que les données, afin que la personne qui les regarde effectue elle-même cette opération. Cet art, nous l’avons dit, c’est tout d’abord l’art du dessin en projection, puis, dans le sens le plus général, l’art de la peinture. Un tableau présente des lignes menées selon les règles de la perspective, des places claires et d’autres obscures, en rapport avec l’impression de la lumière et de l’ombre, enfin des plaques colorées conformes, en ce qui regarde leur qualité et leur intensité, à ce que nous enseigne l’expérience. Le spectateur lit cette écriture en donnant à des effets semblables les causes qui lui sont familières. L’art du peintre consiste en ce qu’il garde judicieusement dans sa mémoire les données de la sensation visuelle, telles qu’elles existent avant cette troisième opération de l’entendement ; tandis que nous autres, après en avoir fait l’usage décrit plus haut, nous les rejetons sans plus nous les rappeler. Nous apprendrons à mieux connaître encore cette opération, en passant maintenant à l’étude d’une quatrième, intimement liée à la précédente et qui l’explique en même temps.

Cette quatrième opération consiste en effet à reconnaître la distance des objets ; or c’est là la troisième dimension, dont il a été question ci-dessus. Dans la vision la sensation nous donne bien, ainsi que nous l’avons dit, la direction dans laquelle sont situés les objets, mais leur distance ; elle ne donne donc pas leur place. En conséquence, la distance doit être trouvée par un travail de l’entendement, c’est-à-dire qu’elle doit résulter de déterminations causales. La plus importante de ces déterminations, c’est l’angle visuel sous lequel l’objet se présente : toutefois c’est là un élément éminemment équivoque et qui ne peut rien décider à lui tout seul. Il est comme un mot à double sens : c’est de l’ensemble seulement que peut ressortir la signification que l’on a entendu lui donner. Car, à angle visuel égal, un objet peut être petit et rapproché, ou grand et éloigné. L’angle visuel ne peut nous servir à reconnaître son éloignement que si sa grandeur nous est déjà connue par d’autres moyens, comme aussi, à l’inverse, il nous donnera la grandeur si la distance nous est connue, d’autre part. C’est sur la décroissance de l’angle visuel en rapport avec l’éloignement qu’est basée la perspective linéaire dont nous pouvons facilement déduire ici les principes. La portée de la vue étant égale dans toutes les directions, nous voyons en réalité chaque objet comme s’il était une sphère creuse dont notre œil occuperait le centre. Or cette sphère a d’abord une infinité de grands cercles dans toutes les directions, et les angles dont la mesure est donnée par les divisions de ces cercles sont les angles visuels possibles. Puis cette sphère augmente ou diminue, suivant que nous lui donnons un rayon plus grand ou plus petit ; nous pouvons donc nous la représenter comme composée d’une infinité de surfaces sphériques concentriques et transparentes. Puisque tous les rayons vont en divergeant, ces sphères concentriques seront d’autant plus grandes qu’elles seront plus éloignées de nous, et avec elles grandiront en même temps les degrés de leurs grands cercles et par suite aussi la vraie dimension des objets compris sous ces degrés. Ils seront donc plus grands ou plus petits, selon qu’ils occuperont une même mesure, par exemple 10°, d’une sphère creuse plus grande ou plus petite ; mais, dans les deux cas, leur angle visuel restera le même et ne nous indiquera pas si l’objet qu’il embrasse occupe les 10° d’une sphère de 2 lieues ou de 10 pieds de diamètre. Et, à l’inverse, si c’est la grandeur de l’objet qui est fixée, c’est le nombre des degrés qu’il occupe qui décroîtra en proportion de l’éloignement et, par suite, en proportion de la grandeur croissante de la sphère à laquelle nous le rapportons ; conséquemment, tous ses contours se resserreront dans la même mesure. D’ici dérive la règle fondamentale de toute perspective : car puisque les objets, ainsi que leurs distances mutuelles, doivent diminuer en proportion constante de l’éloignement, ce qui réduit tous les contours, il en résultera que, à mesure que la distance grandira, tout ce qui est situé plus haut que nous s’abaissera, tout ce qui est placé plus bas remontera, et tout ce qui se trouve sur les côtés se resserrera. Aussi loin qu’il existera devant nous une suite non interrompue d’objets en succession visible, nous pourrons toujours avec certitude reconnaître la distance au moyen de cette convergence progressive de toutes les lignes, c’est-à-dire au moyen de la perspective linéaire. Nous n’y arrivons pas au moyen de l’angle visuel seul ; il faut dans ce cas que l’entendement appelle à son aide quelque autre élément, servant, pour ainsi dire, de commentaire à l’angle visuel, en précisant mieux la part qu’il faut attribuer à la distance dans l’appréciation de cet angle. Les éléments principaux donnés pour cela sont au nombre de quatre, que je vais examiner maintenant dé plus près. Quand la perspective linéaire fait défaut, c’est par leur secours qu’il m’est permis, bien qu’un homme placé à 100 pieds m’apparaisse sous un angle visuel vingt-quatre fois plus petit que lorsqu’il n’est qu’à 2 pieds de moi, de reconnaître exactement sa grandeur dans la plupart des cas : ce qui prouve encore une fois que toute perception est un acte de l’entendement et non pas des sens seuls. — Voici un fait tout spécial et des plus intéressants, qui vient corroborer ce que nous avons dit du fondement de la perspective linéaire, comme aussi de l’intellectualité de la perception. Lorsque, après avoir assez longuement fixé un objet coloré et à contours précis, par exemple une croix rouge, il s’est formé dans mon œil son spectre coloré physiologique, c’est-à-dire une croix verte, son image m’apparaîtra d’autant plus grande que le plan auquel je la rapporterai sera plus éloigné, et d’autant plus petite qu’il sera plus rapproché. Car le spectre même occupe une portion déterminée et invariable de ma rétine : c’est la portion ébranlée auparavant par la croix rouge ; projeté au dehors, c’est-à-dire reconnu comme effet d’un objet extérieur, il donne naissance à un angle visuel donné une fois pour toutes ; supposons qu’il soit de 2° : si (ici où tout commentaire manque pour l’angle visuel) je le rapporte à une surface éloignée avec laquelle je l’identifie inévitablement comme appartenant à l’action de cette surface, alors la croix occupera 2° d’une sphère éloignée, par conséquent d’un grand diamètre, et par suite la croix sera grande ; si, au contraire, je projette la croix sur un plan rapproché, elle occupera 2° d’une petite sphère : elle m’apparaîtra donc petite. Dans les deux cas, la perception a une apparence parfaitement objective, en tout pareille à celle d’un objet extérieur ; mais, comme elle provient d’une cause entièrement subjective (c’est-à-dire du spectre provenant lui-même d’une cause tout autre) elle prouve ainsi l’intellectualité de toute perception objective. — Ce phénomène (que je me rappelle minutieusement et bien exactement avoir observé le premier en 1815) a été décrit dans les Comptes rendus du 2 août 1858, par Séguin, qui présente la chose comme une invention récemment faite et en donne toute sorte d’explications fausses et niaises. Messieurs les « illustres confrères » (sic) accumulent à chaque occasion expériences sur expériences ; et plus elles sont compliquées, mieux cela vaut. Rien qu’ « expérience » ! (sic), voilà leur mot d’ordre ; mais il est fort rare de rencontrer un peu de réflexion juste et sincère sur les phénomènes observés : « expérience, expérience » (sic), et là-dessus ensuite rien que des niaiseries.

Pour en revenir à ces données subsidiaires formant le commentaire d’un angle visuel donné, nous trouvons, en premier lieu, les « mutationes oculi interni » au moyen desquelles l’œil accommode son appareil optique réfringent, en augmentant ou en diminuant la réfraction, selon les différentes distances. En quoi consistent physiologiquement ces modifications, voilà sur quoi l’on n’est pas encore fixé. On a voulu trouver l’explication dans une augmentation de convexité, tantôt de la cornée, tantôt du cristallin ; mais la théorie la plus récente, émise déjà du reste par Képler dans ses points principaux, est celle qui me paraît la plus vraisemblable ; d’après cette théorie, le cristallin est poussé en arrière pour la vision de loin, et en avant pour la vision de près, en même temps que le bombement en est augmenté par la pression latérale : de cette façon, le procédé serait tout à fait analogue au mécanisme du binocle de théâtre. On trouve cette théorie exposée en détail dans le mémoire de A. Hueck sur « les mouvements du cristallin », publié en 1841. Quoi qu’il en soit, si nous n’avons pas une conscience bien distincte de ces modifications internes de l’œil, nous en avons cependant un certain sentiment, et c’est celui-ci dont nous nous servons immédiatement pour apprécier la distance, Mais, comme ces modifications ne servent à rendre la vision parfaitement distincte que pour une distance comprise entre 7 pouces et 16 pieds, il s’ensuit que la donnée en question ne peut être utilisée par l’entendement qu’en dedans des mêmes limites.

Au delà, c’est alors la seconde donnée qui trouve son application : à savoir l’angle optique, formé par les deux axes visuels et que nous avons expliqué en parlant de la vision simple. Évidemment, cet angle diminue à mesure que l’éloignement augmente, et va croissant à mesure que l’objet se rapproche. Ces différentes directions mutuelles des yeux ne s’effectuent pas sans produire une légère sensation ; mais celle-ci n’arrive à la conscience qu’en tant que l’entendement l’utilise comme donnée qui lui sert à l’appréciation intuitive de l’éloignement. Cette donnée permet de reconnaître non seulement la distance, mais en outre la place précise qu’occupe l’objet, et cela au moyen de la parallaxe des yeux, qui consiste en ce que chacun des deux yeux voit l’objet dans une direction légèrement différente, ce qui fait que celui-ci semble se déplacer quand on ferme un œil. C’est parce que cette donnée manque qu’il est difficile d-arriver à moucher une chandelle quand on ferme un œil. Mais comme, aussitôt que l’objet est situé à 200 pieds ou au delà, les yeux prennent des directions parallèles, comme par conséquent l’angle optique disparait totalement, cette donnée ne peut avoir d’effet que jusqu’à cette distance.

Au delà, c’est la perspective aérienne qui vient au secours de l’entendement ; les signes par lesquels elle lui indique que l’éloignement augmente sont que toutes les couleurs deviennent de plus en plus ternes, que tous les objets sombres paraissent voilés du bleu physique (selon la très exacte théorie des couleurs par Gœthe), et que tous les contours s’effacent. Cette donnée est très faible en Italie, à cause de la grande transparence de l’air ; aussi y trompe-t-elle facilement : par exemple, vu de Frascati, Tivoli nous paraît être très près. Par contre, le brouillard, qui produit l’exagération anomale de cette donnée, nous fait voir les objets plus grands, parce que l’entendement les juge plus éloignés.

Enfin il nous reste encore, pour apprécier la distance, la connaissance intuitive que nous avons de la grandeur des objets interposés, tels que champs, fleuves, forêts, etc. Cette donnée n’est praticable qu’à la condition d’une succession non interrompue ; par conséquent, elle ne s’applique qu’aux objets terrestres et non aux objets célestes. En général, nous sommes plus exercés à nous en servir dans la direction horizontale que dans la verticale ; ainsi une boule, au sommet d’une tour de 200 pieds de hauteur, nous paraîtra beaucoup plus petite que placée sur le sol à 200 pieds devant nous, parce que dans le second cas nous tenons plus exactement compte de la distance. Toutes les fois que nous voyons des hommes dans des conditions telles que tout ce qui est situé entre eux et nous soit en grande partie caché, ils nous paraissent étonnamment petits.

C’est en partie à ce dernier mode d’évaluation, en tant qu’utilement applicable aux seuls objets terrestres et dans la direction horizontale seulement, et en partie à celui fondé sur la perspective aérienne et qui se trouve dans le même cas, qu’il faut attribuer ce fait que notre entendement, quand il perçoit dans la direction horizontale, juge les objets plus éloignés, conséquemment plus grands, que dans la verticale. De la vient que la lune à l’horizon nous paraît beaucoup plus grosse qu’à son point culminant, bien que son angle visuel, bien exactement mesuré, c’est-à-dire son image dans l’œil, reste le même dans les deux positions ; c’est pour cela aussi que la voûte céleste nous semble surbaissée, c’est-à-dire plus étendue, dans le sens horizontal que dans le sens vertical. Dans les deux cas, le phénomène est donc purement intellectuel ou cérébral, et non optique ou sensoriel. On a objecté que la lune, même à sa hauteur culminante, est souvent troublée sans paraître plus grosse pour cela ; on réfute l’objection en faisant observer d’abord qu’elle ne paraît pas rouge non plus à cette hauteur, parce que le trouble résulte de vapeurs plus grossières et est d’une autre nature que celui que produit la perspective aérienne ; puis que l’estimation de la distance ne se faisant que dans le sens horizontal et non dans le sens perpendiculaire, nous, trouvons également d’autres correctifs pour cette position. On raconte que Saussure, étant au sommet du mont Blanc, vit la lune, à son lever, lui apparaître si grosse, qu’il ne la reconnut pas et s’évanouit de frayeur.

En revanche, c’est sur l’évaluation faite isolément, au moyen de l’angle visuel seul, c’est-à-dire sur l’estimation de la grandeur par la distance et de la distance par la grandeur, que repose l’action du télescope et de la loupe ; car ici, les quatre autres éléments supplémentaires d’évaluation sont exclus. En réalité, le télescope grossit les objets, mais il nous semble les rapprocher seulement, parce que, leur grandeur nous étant connue empiriquement, nous expliquons leur grossissement apparent par une distance moindre : ainsi, par exemple, une maison vue à travers un télescope, ne nous paraît pas dix fois plus grande, mais dix fois plus proche. La loupe, au contraire, ne grossit pas en réalité ; elle-nous permet seulement de rapprocher l’objet de notre œil plus que nous ne le pourrions sans cela, et il ne nous apparaît alors que de la grandeur dont nous le verrions à cette distance, même sans le secours de la loupe. En effet, la trop faible convexité du cristallin et de la cornée ne nous permet pas de vision distincte à une distance de l’œil inférieure à 8-10 pouces ; mais la convexité de la loupe, substituée à celle de l’œil, venant augmenter la réfraction, nous permet d’obtenir, même à la distance d’un demi-pouce, une image encore distincte. Notre entendement rapporte alors l’objet, vu à cette proximité et avec la grandeur qui y correspond, à la distance naturelle de la vision distincte, c’est-à-dire à 8-10 pouces de l’œil, et juge de sa dimension par l’angle visuel qui résulte alors de cette distance.

J’ai exposé avec tant de détails toutes ces opérations, concernant la vision, pour montrer clairement et irréfutablement que ce qui prédomine c’est l’activité de l’entendement ; celui-ci, saisissant tout changement comme un effet qu’il rapporte à sa cause, réalise, sur la base clés, notions intuitives d’espace et de temps, ce phénomène cérébral du monde matériel pour lequel les sensations lui fournissent simplement quelques données. De plus, il exécute cette opération à lui tout seul, en vertu de sa forme propre, qui est la loi de la causalité, et par conséquent tout à fait immédiatement et intuitivement, sans le secours de la réflexion, c’est-à-dire de la connaissance abstraite, acquise au moyen des notions et des mots qui sont les matériaux de la connaissance secondaire, c’est-à-dire de la pensée et par conséquent de la raison.

Il est encore un fait qui vient corroborer notre assertion que la connaissance par l’entendement est indépendante de la raison et de son concours : c’est que quand il arrive parfois que l’entendement attribue à des effets donnés une cause inexacte, qu’il perçoit nettement, d’où résulte la fausse apparence, la raison aura beau reconnaître exactement, in abstracto, le véritable état de choses, elle ne pourra lui être d’aucun secours ; la fausse apparence persistera, malgré la connaissance plus vraie acquise par la raison. De telles apparences sont, par exemple, la vision et l’impression tactile doubles, dont nous avons déjà parlé, par suite d’un déplacement des organes du sens de leur position normale ; c’est également l’aspect de la lune, dont nous avons aussi parlé, paraissant plus grosse à l’horizon ; en outre, l’image formée au foyer d’un miroir concave et qui se présente exactement comme un corps solide suspendu dans l’espace ; le relief imité par la peinture et que nous prenons pour véritable ; le rivage ou le pont sur lequel nous sommes placés et qui semble marcher pendant qu’un navire passe ; les hautes montagnes qui nous paraissent beaucoup plus rapprochées qu’elles ne le sont, à cause du manque de perspective aérienne, suite de la pureté de l’atmosphère qui entoure leurs sommets ; on pourrait rapporter encore des centaines de faits semblables, où l’entendement admet la cause habituelle, celle qui lui est familière, par conséquent la perçoit immédiatement, bien que la raison ait reconnu la vérité par d’autres voies ; elle ne peut rien faire cependant pour venir au secours de l’entendement, inaccessible, à ses enseignements, vu qu’il la précède dans sa connaissance : ce qui fait que la fausse apparence, c’est-à-dire la déception de l’entendement, reste inébranlable, tandis que l’erreur, c’est-à-dire la déception de la raison, peut être évitée. — Quand l’entendement reconnaît juste, nous avons la réalité ; quand c’est la raison qui reconnaît juste, nous avons la vérité, c’est-à-dire un jugement fondé sur un principe : l’opposé de la première, c’est l’illusion (perception fausse) ; l’opposé de la seconde, c’est l’erreur (pensée fausse).

Bien que la partie purement formelle de la perception empirique, comprenant la loi de la causalité, le temps et l’espace, soit contenue à priori dans l’intellect, l’application aux données empiriques ne lui en est pas donnée en même temps ; il ne l’obtient que par l’exercice et l’expérience. Les enfants nouveau-nés, bien qu’ils reçoivent déjà l’impression de la lumière et des couleurs, ne peuvent pas encore percevoir les objets et ne les voient pas réellement ; pendant les premières semaines, ils sont dans un état de torpeur, qui ne se dissipe que lorsque leur entendement commence à exercer ses fonctions sur les données des sens, principalement sur celles du tact et de la vue, et lorsqu’ils acquièrent ainsi progressivement la conscience du monde extérieur. On reconnaît facilement ce moment, car leurs regards deviennent plus intelligents, et leurs mouvements prennent un certain degré d’intention ; cela se voit surtout au sourire qui paraît sur leurs lèvres et par lequel ils montrent qu’ils reconnaissent les personnes qui les soignent. On peut observer aussi qu’ils font longtemps encore des expériences avec leur vue et leur toucher, pour perfectionner leur perception des objets sous des éclairages différents, dans des directions et à des distances variées ; ils étudient ainsi tranquillement, mais sérieusement, jusqu’à ce qu’ils aient bien appris les différentes opérations de l’entendement que nous avons décrites plus haut. C’est sur des aveugles-nés, opérés plus tard, que l’on peut constater bien plus distinctement ces études, car ils peuvent rendre compte de leurs perceptions. Depuis le célèbre aveugle de Chesselden (le premier rapport fait sur le cas de cet aveugle se trouve dans le volume 35 des Philosophical transactions), le fait s’est répété souvent, et l’on a constaté chaque fois que les individus qui acquièrent tard l’usage de la vue voient, il est vrai, la lumière, les couleurs et les contours immédiatement après l’opération, mais qu’ils n’ont pas encore de perception objectivé des choses, parce que leur entendement a besoin avant cela d’avoir appris à appliquer la loi de la causalité à ces données qui sont nouvelles pour lui et à leurs changements. Quand l’aveugle de Chesselden aperçut pour la première fois sa chambre avec les objets divers qu’elle contenait, il ne put rien distinguer ; il n’avait qu’une impression d’ensemble, comme d’un tout uniforme ; il lui semblait voir une surface lisse et bariolée. Son intellect ne songeait nullement à reconnaître des objets séparés, placés les uns derrière les autres, à des distances inégales. Chez les aveugles ainsi opérés, c’est au toucher, auquel ces objets sont déjà familiers, à les faire connaître à la vue et, pour ainsi dire, à les présenter et à les introduire. Dans les commencements, ils ne savent pas juger des distances ; ils étendent le bras pour tout saisir. L’un d’eux, voyant sa maison de la rue, ne pouvait croire que toutes ces grandes chambres fussent contenues dans ce petit objet. Un autre était ravi, d’avoir découvert, quelques semaines après l’opération, que les gravures pendues au mur représentaient une foule de choses différentes. Dans le Morgenblatt du 23 octobre 1817, on trouve l’histoire d’un aveugle-né qui recouvra la vue à l’âge de dix-sept ans. Il dut commencer par apprendre à percevoir par l’entendement, et ne reconnaissait par la vue aucun des objets qu’il connaissait déjà auparavant par le toucher. Le tact devait d’abord lui faire connaître séparément chaque chose par la vue. Il ne savait pas non plus juger des distances et voulait tout saisir indifféremment. — Franz, dans son ouvrage The eye : a treatise on the art of dreserving this organ in healthy condition, and of improving the sight (London, Churchill, 1838), dit p. 34-36 : « A definite idea of distance, as well as of form and size, is only obtained by sight and touch, and by reflecting on the impressions made on both senses ; but for this purpose we must take into account the muscular motion and voluntary locomotion of the individual. — Caspar Hauser[9], in a detailed account of his own experience in this respect states, that upon his first liberation from confinement, whenever he looked through the window upon external objects, such as the street, garden, etc., it appeared to him as if there were a shutter quite close to his eye, and covered with confused colours of all kinds, in which he could recognise or distinguish nothing singly. He says farther, that he did not convince himself till after some time during his walks out of doors, that that what had at first appeared to him as a shutter of various colours, as well as mang other objects, were in reality very different things ; and that at length the shutter disappeared, and he saw and recognised all things in their just proportions. Persons born blind who obtain their sight by an operation in later years only, sometimes imagine that all objects touch their eyes, and lie so near to them that they are afraid of stumbling against them ; sometimes they leap towards the moon, supposing that they can lay hold of it ; at other times they run after the clouds moving along the sky, in order to catch them, or commit other such extravagancies. — Since ideas are gained by reflection upon sensation, it is further necessary in all cases, in order that an accurate idea of objects may be formed from the sense of sight, that the powers of the mind should he unimpaired, and undisturbed in their exercise. A proof of this is afforded in the instance related by Haslam[10], of a boy who had no defect of sight, but was weak in understanding, and who in his seventh year was unable to estimate the distances of objects, especially as to the height ; he would extend his hand frequently towards a nail on the ceiling, or toward the moon, to catch it. It is therefore the judgement which corrects and makes clear this idea, or perception of visible objects. »

Flourens nous fournit des considérations à l’appui de cette intellectualité de la perception dans son livre : De la vie et de l’intelligence (2e éd., Paris, Garnier frères, 1858) ; à la page 49, sous ce titre : « Opposition entre les tubercules et les lobes cérébraux, » il dit : « Il faut faire une grande distinction entre les sens et l’intelligence. L’ablation d’un tubercule détermine la perte de la sensation, du sens de la vue ; la rétine devient insensible, l’iris devient immobile. L’ablation d’un lobe cérébral laisse la sensation, le sens, la sensibilité de la rétine, la mobilité de l’iris ; elle ne détruit que la perception seule. Dans un cas, c’est un fait sensorial, et, dans l’autre, un fait cérébral ; dans un cas, c’est la perte du sens ; dans l’autre, c’est la perte de la perception. La distinction des perceptions et des sensations est encore un grand résultat ; et il est démontré aux yeux. Il y a deux moyens de faire perdre la vision par l’encéphale : 1° par les tubercules : c’est la perte du sens, de la sensation ; 2° par les lobes : c’est la perte de la perception, de l’intelligence. La sensibilité n’est donc pas l’intelligence ; penser n’est donc pas sentir ; et voilà toute une philosophie renversée. L’idée n’est donc pas la sensation ; et voilà encore une autre preuve du vice radical de cette philosophie. » Plus loin, à la page 77, sous ce titre : Séparation de la sensibilité et de la perception, Flourens ajoute : « Il y a une de mes expériences qui sépare nettement la sensibilité de la perception. Quand on enlève le cerveau proprement dit (lobes ou hémisphères cérébraux) à un animal, l’animal perd la vue. Mais, par rapport à l’œil, rien n’est changé : les objets continuent à se peindre sur la rétine ; l’iris reste contractile ; le nerf optique sensible, parfaitement sensible. Et cependant l’animal ne voit plus ; il n’y a plus vision, quoique tout ce qui est sensation subsiste ; il n’y a plus vision, parce qu’il n’y a plus perception. Le percevoir, et non le sentir, est donc le premier élément de l’intelligence. La perception est partie de l’intelligence, car elle se perd avec l’intelligence et par l’ablation du même organe, les lobes ou hémisphères cérébraux ; et la sensibilité n’en est point partie, puisqu’elle subsiste après la perte de l’intelligence et l’ablation des lobes ou hémisphères. »

L’intellectualité de la perception en général était déjà comprise par les anciens ; c’est ce que prouve ce vers célèbre de l’ancien philosophe Epicharme : « Νοῦς δρῆ ϰαὶ νοῦς ἀϰόυει· τʹ ἄλλα ϰωφἀ ϰαὶ τυφλά<ref>. »

(Mens videt, mens audit ; caetera surda et cœca.)

Plutarque, qui le cite (De solert. animal., c. 3), ajoute : « ὡς τοῦ περὶ τὰ ὄμματα ϰαὶ ὦτα πάθους, ἄν μὴ παρῆ τὸ φρονοῦν, ἄισθησιν ὀυ ωοιοῦντος » (quia affectio oculorum et aurium nullum affert sensum, intelligentia absente) ; quelques lignes plus haut, il avait dit ; « Στρατώνος τοῦ φυσιϰοῦ λόγος ἐστίν, ἀτδειϰνύων ὡς οὐδ ἀισθάνεσθαι τοπαράταν ἄνευ τοῦ νοεῖν ὑπάρχει. » (Stratonis physici exstat ratiocinatio, qua « sine intelligentia sentiri omnino nihil posse » demonstrat.). Mais, bientôt après, il dit : « ʹΟθεν ἀνάγϰη, πᾶσιν, οἷς τὸ ἀισθάνεσθαι, ϰαὶ τὸ νοεῖν ὑπάρχειν, ἔι τῷ νοεῖν ἀισθάνεσθαι πεφύϰαμεν » (quare necesse est, omnia, quæ sentiunt, etiam intelligere, siquidem intelligendo demum sentiamus). On peut encore rapprocher de ceci un vers du même Epicharme, rapporté par Diogène Laërce (III, 16) :

ʹ'Ευμαιε, τό σοφόν ἐστίν οὐ ϰαθʹ ἕν μόνον,
ἀλλʹ ὅσα περ ζῆ, πάνατα ϰαὶ γνώμαν ἔχει.

(Eumaee, spaientia non uni tamen competit, sed quæcunque vivunt etiam intellectum habent.)

Porphyrius également (De abstinentia, III, 21) s’applique à démontrer longuement que tous les animaux possèdent l’entendement.

La vérité de tout ceci découle nécessairement de l’intellectualité de l’entendement. Tous les animaux, jusqu’aux plus bas placés, doivent posséder l’entendement, c’est-à-dire la connaissance de la loi de causalité, bien qu’à des degrés très divers de finesse et de netteté, mais toujours au moins autant qu’il en faut pour percevoir avec leurs sens : car la sensation sans l’entendement ne serait pas seulement un don inutile, mais encore un présent cruel de la nature. Ceux-là seuls qui en seraient eux-mêmes privés pourraient mettre en doute l’entendement des animaux supérieurs. Mais on peut même constater parfois, d’une manière irréfragable, que leur connaissance delà causalité, est réellement une connaissance à priori et qu’elle ne dérive pas purement de l’habitude de voir une chose succéder à une autre. Un tout jeune chien ne sautera pas à bas d’une table, parce qu’il anticipe le résultat. J’avais fait installer, il y a quelque temps, aux fenêtres de ma chambre à coucher, de longs rideaux tombant jusqu’à terre et qui se séparaient en deux par le milieu au moyen d’un cordon : quand le matin, à mon lever, j’exécutai pour la première fois cette opération, je remarquai, à ma surprise, que mon barbet, animal très intelligent, était resté tout saisi, et que, tantôt se levant sur ses pattes, tantôt furetant sur les côtés, il s’efforçait de trouver la cause du phénomène ; il cherchait donc le changement qu’il savait à priori avoir dû précéder ; le lendemain, il recommença la même manœuvre. — Mais les animaux inférieurs également ont de l’entendement : le polype lui-même, qui n’a pas d’organes distincts pour les sens, quand à l’aide dé ses bras il se transporte de feuille en feuille jusqu’au sommet de sa plante aquatique pour trouver plus de lumière, témoigne, qu’il, perçoit ; par conséquent, qu’il a de l’entendement.

L’entendement humain, que nous séparons nettement de la raison, ne diffère de cet entendement du plus bas étage que par le degré, et tous les échelons intermédiaires sont occupés par la série des animaux dont les espèces supérieures, comme le singe, l’éléphant, le chien, etc., nous surprennent par leur entendement. Mais invariablement l’office de l’entendement consistera toujours dans la connaissance immédiate des relations causales : d’abord de celles entre notre propre corps et les corps étrangers, d’où résulte la perception objective ; puis des relations mutuelles entre ces corps objectivement perçus ; dans ce dernier cas, ainsi que nous l’avons vu dans le paragraphe précédent, le rapport de causalité se présente sous trois formes différentes, savoir, comme cause, comme excitation et comme motif ; c’est par ces trois formes que tout mouvement se i produit dans le monde, et c’est par elles seules que l’entendement le conçoit. Si, de ces trois, ce sont les causes, dans l’acception la plus restreinte, dont la recherche ; l’occupe, alors il crée la mécanique, l’astronomie, la physique, la chimie ; il invente des machines propres au salut ou à la destruction ; mais c’est toujours, en dernière analyse, la connaissance immédiate et intuitive du rapport causal qui sert de base à toutes ses découvertes. C’est elle qui est la seule forme et la seule fonction de l’entendement ; ce n’est nullement ce mécanisme compliqué des douze catégories kantiennes, dont j’ai démontré le néant. — (Comprendre, c’est connaître immédiatement, et par conséquent intuitivement, l’enchaînement causal, bien que cette connaissance demande à être de suite déposée dans des notions abstraites afin d’être fixée. Aussi calculer n’est pas comprendre et ne fournit par soi aucune compréhension des choses. Le calcul ne s’occupe purement que de notions abstraites de grandeurs, dont il détermine les rapports mutuels. Mais on n’acquiert pas par là la moindre compréhension d’un phénomène physique quelconque. Car pour cela il faut connaître par la perception intuitive les conditions de l’espace en vertu desquelles les causes agissent. Les calculs n’ont de valeur que pour la pratique, non pour la théorie. On pourrait même dire : Où commence le calcul, la compréhension cesse. Car le cerveau occupé de chiffres, pendant qu’il calcule, reste complètement étranger à l’enchaînement causal dans la marche physique des phénomènes ; il n’est rempli que de notions abstraites de chiffres. Et le résultat ne donne jamais rien au delà du combien, jamais le quoi. « L’expérience et le calcul » (sic), cette formule favorite des physiciens français, ne suffisent donc nullement[11]). — Si ce sont les excitations que l’entendement poursuit, il créera la physiologie végétale et animale, la thérapeutique et la toxicologie. — Enfin, si ce sont les motifs qu’il a choisis, alors ou bien il s’en servira en théorie pure, comme d’un fil conducteur pour produire des ouvrages de morale, de jurisprudence, d’histoire, de politique, de poésie épique et dramatique ; ou bien il les utilisera pratiquement, soit pour dresser simplement des animaux, soit pour mener les hommes à sa baguette, car il aura très habilement démêlé, pour chaque marionnette, le fil particulier à tirer afin de la faire se mouvoir à sa volonté. Que, moyennant les ressources de la mécanique, il utilise dans des machines la gravité des corps, de façon que l’action de la pesanteur, se produisant exactement au moment voulu, vienne servir son but ; ou bien qu’il mette en jeu, au service de ses desseins, les penchants communs ou individuels des hommes, la chose reste exactement la même quant à la fonction qui est active dans ce travail. Dans cette application pratique, l’entendement est nommé habileté (Klugheit) ; quand on a recours à la duperie, adresse ; quand les desseins sont frivoles, subtilité ; et, s’ils sont liés au dommage d’autrui, astuce. Par contre, ce n’est que dans son emploi purement théorique qu’on l’appelle entendement tout court ; mais, porté à des degrés supérieurs, on le désigne par perspicacité, discernement, sagacité, pénétration ; le manque d’entendement, en revanche, est nommé hébètement, bêtise, niaiserie, etc. Ces degrés si divers dans la qualité sont innés et ne peuvent s’acquérir par l’étude, bien que l’exercice et la connaissance de la matière soient partout nécessaires pour pouvoir user correctement de l’entendement, ainsi que nous l’avons vu pour sa première application, c’est-à-dire pour la perception empirique. De la raison, tout imbécile en a ; donnez-lui les prémisses, il tirera la conséquence. Mais c’est l’entendement qui fournit la connaissance primaire, par conséquent intuitive ; et c’est de là que viennent les différences. Aussi la moelle de toute grande découverte, comme aussi de tout plan d’histoire universelle, est-elle le produit d’un instant heureux où, à la faveur de circonstances extérieures, ou intérieures, des séries compliquées de causes, ou bien les causes secrètes de phénomènes mille fois observés, ou bien des voies obscures et non encore explorées, s’éclairent soudain pour l’entendement.

Les explications précédentes sur ce qui se passe dans la vision et dans le toucher ont démontré victorieusement que la perception empirique est en substance l’œuvre de l’entendement, auquel les sens ne font que fournir par leurs impressions l’étoffe, et, en somme, une étoffe fort pauvre ; si bien qu’on peut dire qu’il est l’artiste créateur et qu’eux ne sont que les manouvriers qui lui passent les matériaux. Son procédé invariable consiste à passer des effets donnés à leurs causes, qui par là seulement se présentent alors comme des corps dans l’espace. La condition sine qua non pour cela est la loi de causalité, que lui-même doit apporter dans ce but, car elle n’a pu lui être donnée d’aucune manière du dehors. Elle est la condition première de toute perception empirique ; celle-ci est la forme sous laquelle apparaît toute expérience extérieure ; comment donc alors le principe de causalité pourrait-il avoir été puisé dans l’expérience, dont il est lui-même la présupposition essentielle ? C’est à cause de cette impossibilité absolue, et parce que Locke dans sa philosophie avait supprimé toute apriorité, que Hume a nié totalement la réalité du concept de causalité. Celui-là avait déjà mentionné (dans le 7e de ses Essays on human understanding) deux fausses hypothèses que l’on a fait revivre de nos jours : l’une, que c’est l’action de la volonté sur les membres du corps ; l’autre, que c’est la résistance opposée par les choses à notre pression, qui sont l’origine et le prototype du concept de causalité. Hume les réfuta toutes deux à sa guise et dans son ordre d’idées. Quant à moi, voici comment j’argumente : entre l’acte de la volonté et l’action du corps, il n’existe aucun rapport de causalité ; les deux sont directement une seule et même chose, perçue deux fois : une première fois dans la conscience | ou sens intime, comme acte de la volonté, et en même temps dans la perception cérébrale, extérieure, de l’espace, comme action musculaire. (Comp. Le monde comme volonté et représentation, 3e éd., vol. II, page 41[12].) La seconde hypothèse est fausse, d’abord parce que, comme je l’ai exposé en détail plus haut, une simple sensation du tact est loin encore de fournir une perception objective, et bien moins encore la notion de causalité ; jamais ce concept ne pourra résulter simplement de l’empêchement d’un effort musculaire, empêchement qui, du reste, se produit souvent sans aucune cause externe ; et secondement, parce que le fait de presser contre un objet extérieur, devant avoir un motif, présuppose déjà la perception de cet objet, et celle-ci la connaissance de la causalité. Mais on ne peut démontrer radicalement que la notion de causalité est indépendante de toute expérience qu’en prouvant que c’est celle-ci qui dépend du principe et que c’est par lui seul qu’elle est possible ; c’est ce que j’ai fait dans les pages qui précèdent. Je montrerai tout à l’heure, dans le § 23, que la preuve établie par Kant, dans le même but, est fausse.

C’est ici le lieu de faire observer que Kant n’a pas compris ou bien a sciemment écarté, comme ne s’accordant pas avec ses vues, cette intervention de la loi intuitivement connue de la causalité dans la perception empirique. Dans la Critique de la raison pure, aux pages 367 et suivantes de la première édition seulement, il est parlé du rapport entre la causalité et la perception, et cela non dans la partie élémentaire, mais à une place où l’on ne le chercherait pas, à savoir dans le chapitre sur les paralogismes de la raison pure, là où il critique le quatrième paralogisme de psychologie transcendantale. Cette place qu’il lui assigne indique déjà, que dans l’examen de ce rapport il n’a toujours en vue que la transition du phénomène à la chose en soi, mais non pas la naissance de là perception elle-même. Aussi dit-il, dans ce passage, que l’existence d’un objet réel en dehors de nous n’est pas donnée directement dans la perception ; qu’elle peut être conçue conjointement et par conséquent conclue, comme en étant la cause extérieure. Mais, en opérant ainsi, on est à ses yeux un réaliste transcendantal, et conséquemment on est dans l’erreur. Car par objet extérieur Kant entend déjà ici l’objet en soi. L’idéaliste transcendantal, au contraire, s’en tient à la perception d’un réel empirique, c’est-à-dire existant dans l’espace en dehors de nous, sans avoir besoin de conclure avant tout à une cause de l’aperception pour lui donner de la réalité. En effet, la perception, pour Kant, est un acte entièrement immédiat, qui s’accomplit sans le concours du rapport causal, ni de l’entendement par conséquent : il l’identifie directement avec la sensation. C’est ce qu’établit le passage suivant, loc. cit., p. 371 : « J’ai tout aussi peu besoin, en vue de la réalité des objets extérieurs, etc.[13], » comme, encore celui-ci, p. 372 : « On peut concéder, il est vrai, que, etc.[14]. » Il résulte bien évidemment de ces passages que, selon lui, la perception des objets extérieurs dans l’espace précède toute application de la loi de causalité ; que celle-ci n’est donc pas contenue dans l’autre comme son élément et sa condition ; la simple sensation est déjà la perception pour lui. En parlant de la perception, il ne mentionne la causalité que lorsqu’il s’agit de rechercher ce qui, entendu dans l’acception transcendantale, peut exister hors de nous, c’est-à-dire lorsqu’il est question de la chose en soi. En outre, Kant considère la loi de causalité comme contenue et comme possible uniquement dans la réflexion, ainsi donc dans la connaissance abstraite et claire des notions, sans se douter nullement que son application précède toute réflexion, ce qui est évidemment le cas, et spécialement pour la perception des sensations extérieures ; sans cela, jamais la perception ne pourrait s’effectuer : je l’ai prouvé plus haut, par l’analyse que j’en ai faite et d’une manière, qui n’admet plus de contestation. Aussi Kant est-il forcé de laisser la perception empirique sans aucune explication ; chez lui, comme si elle était donnée par miracle, elle est une pure affaire des sens et se confond, par conséquent, avec la sensation. Je désire vivement que les lecteurs qui veulent méditer la question relisent le passage que j’ai rapporté de Kant, pour voir bien clairement combien ma manière de comprendre toute la marche et tous les détails de la chose est plus exacte. Cette opinion tout à fait erronée de Kant s’est maintenue depuis dans les ouvrages de philosophie, parce que personne n’osait y toucher ; c’est moi qui le premier suis venu déblayer le terrain, et cela était indispensable pour jeter de la lumière sur le mécanisme de notre connaissance.

Au reste, la rectification que j’y ai faite ne nuit absolument en rien à la doctrine idéaliste établie par Kant ; celle-ci y a plutôt gagné, en ce que chez moi la nécessité d’une loi de causalité est absorbée et éteinte dans la perception empirique comme dans son résultat et par conséquent ne peut plus être invoquée au delà, pour la question toute transcendantale de la chose en soi. En effet, si nous nous reportons à ma théorie, exposée plus haut, sur la perception empirique, nous trouverons que sa donnée première, la sensation, est quelque chose d’entièrement subjectif ; c’est une opération qui s’effectue dans l’intérieur de l’organisme, puisqu’elle se passe sous la peau. Mais ces impressions des organes des sens, même en admettant qu’elles sont produites par des causes extérieures, ne peuvent avoir aucune ressemblance avec la nature de ces causes ; — le sucre n’a aucune ressemblance avec la douceur, ni la rose avec le rouge ; Locke a déjà démontré cette vérité tout au long et fondamentalement. Mais même cette circonstance qu’elles doivent toujours avoir une cause extérieure s’appuie sur une loi que l’on démontre exister en nous, dans notre cerveau ; c’est là donc encore quelque chose de tout aussi subjectif que la sensation même. Oui, le temps, cette condition première pour la possibilité de tout changement, donc de ce changement aussi au sujet duquel seulement l’application du principe de causalité peut commencer à fonctionner, — non moins que l’espace, qui seul permet de transporter à l’extérieur les causes qui alors s’y représentent comme objets, sont des formes subjectives de l’intellect, ainsi que Kant l’a prouvé sûrement. En conséquence nous voyons que tous les éléments de la perception empirique se trouvent en nous, et qu’ils ne contiennent rien qui puisse fournir une indication certaine sur l’existence de quelque objet en dehors de nous, sur une chose en soi. — Mais il y a plus : par la notion de matière, nous concevons ce qui reste des corps quand on les dépouille de leur forme et de leurs qualités spécifiques, par conséquent ce qui dans tous les corps doit être égal, identique. Or ces formes et ces qualités dont nous les dépouillons, ne sont rien autre que le mode d’action particulier et spécialement déterminé des corps, par lequel précisément ils diffèrent les uns des autres. Donc après ce dépouillement, ce qui reste c’est la simple activité générale, c’est l’action pure en tant qu’action, c’est la causalité elle-même, conçue objectivement ; elle est donc le reflet de notre propre entendement ; elle est l’image, projetée au dehors de son unique fonction ; la matière n’est de part en part que causalité, et son essence, c’est l’agir en général. (Comp. Le monde comme volonté et représentation, vol. I, § 4.) Voilà pourquoi on ne peut pas percevoir la matière, on ne peut que la penser ; elle est quelque chose que l’on ajoute par la pensée, comme fondement à toute réalité. Car la causalité pure, le simple agir sans mode déterminé d’action, ne peut être rendu perceptible, et par conséquent ne peut faire l’objet de l’expérience. La matière n’est donc que le corrélatif objectif de l’entendement pur, car elle est la causalité absolument parlant, et rien autre ; de même que l’entendement n’est que la connaissance immédiate de la cause et de l’effet en général, et rien de plus. C’est aussi pourquoi la loi de causalité ne peut être appliquée à la matière : cela veut dire que celle-ci ne peut être ni créée ni détruite ; elle est et elle persiste. Car, comme tout changement des accidents (formes et qualités), c’est-à-dire toute création et toute destruction, ne peut survenir que moyennant la causalité, et comme la matière n’est elle-même que la causalité pure comme telle, considérée au point de vue objectif, il s’ensuit qu’elle ne peut exercer son pouvoir sur elle-même, comme l’œil qui peut tout voir, sauf soi-même. Comme en outre substance est identique avec matière, on peut dire : La substance, c’est l’action in abstracto ; l’accident, c’est la manière spéciale d’agir, c’est l’action in concreto. Voilà les résultats auxquels conduit le véritable idéalisme, c’est-à-dire l’idéalisme transcendantal. J’ai exposé dans mon ouvrage principal que nous ne pouvons pas arriver par la voie de la représentation à la chose en soi, c’est-à-dire à ce qui en général existe même en dehors de la représentation, mais que nous devons prendre pour cela une toute autre route, passant par l’intérieur des choses, et qui nous ouvre la forteresse pour ainsi dire par trahison.

Mais, si l’on voulait comparer l’analyse que je viens de faire, travail de bonne foi et profondément médité sur l’analyse de la perception empirique dans ses éléments qui tous se trouvent être subjectifs, si, dis-je, on voulait la comparer, ou peut-être aller jusqu’à l’identifier avec les équations algébriques de Fichte sur le moi et le non-moi, avec ses démonstrations spécieuses et sophistiques, qui ne pouvaient abuser le lecteur que grâce, au voile d’obscurité et d’absurdité qui les enveloppe, avec ses explications comment le moi résulte du non-moi, bref avec toutes ces bouffonneries de la « théorie de la science » ou, plutôt de l’ignorance[15], ce serait montrer manifestement qu’on ne veut que me chercher chicane. Je proteste contre toute communauté avec ce Fichte, comme Kant également a protesté publiquement, et nommément dans une annonce ad hoc, insérée dans le Journal littéraire de Jéna (Kant, Déclaration concernant la doctrine de Fichte, dans la feuille d’annonces de la Jena’sche Litteratar Zeitung 1799, n° 109). Les hégéliens et autres ignorants du même calibre peuvent parler tant qu’il leur plaira d’une philosophie kant-fichtienne : il existe une philosophie kantienne et une hâblerie fichtienne ; voilà le véritable état des choses, et il restera tel, malgré tous les efforts de ceux qui ne savent que préconiser le mauvais et déprécier le bon ; et la patrie allemande, plus que tout autre pays, est riche en individus de cette sorte.

§ 22. — De l’objet immédiat.

Ce sont donc les sensations corporelles qui fournissent les données pour la première application de la loi de causalité d’où résulte, par le fait même, la perception de la présente classe d’objets, et ceux-ci ont par conséquent leur essence et leur existence uniquement par et dans l’exercice de cette fonction de l’entendement se manifestant sous cette forme.

Dans la première édition de cette dissertation, j’avais appelé le corps organisé l’objet immédiat, en tant qu’il est le point de départ pour la perception de tous les autres objets, c’est-à-dire que c’est par son intermédiaire qu’elle s’effectue ; mais la signification de cette expression n’a qu’une valeur très impropre. Car, bien que la connaissance de ses sensations soit tout à fait immédiate, cela ne fait pas que par là le corps lui-même se présente comme objet ; tout reste encore subjectif, c’est-à-dire sensation, jusque-là. C’est de celle-ci, il est vrai, que dérive la perception des autres objets, comme étant la cause de ces sensations ; après quoi ces causes apparaissent comme objets ; mais le corps lui-même n’apparaît pas comme tel, parce qu’il ne fournit à la conscience que des sensations. La connaissance objective du corps, c’est-à-dire sa connaissance comme objet, est également une connaissance médiate, car, pareil à tous les autres objets, il se représente à l’entendement ou au cerveau (ce qui est la même chose) objectivement, c’est-à-dire reconnu comme cause d’un effet subjectivement donné ; or ceci ne peut se faire que si ses parties agissent sur ses propres sens, donc si l’œil voit le corps, si la main le touche, etc., et c’est alors sur ces données que le cerveau ou l’entendement le construit dans l’espace, comme il le fait pour tous les autres objets, selon sa forme et sa qualité. — La présence immédiate des représentations de cette classe dans la conscience dépend donc de la position qui leur est assignée, pour chaque cas particulier, dans la succession de causes et d’effets qui enchaîne tout, et par rapport au corps du sujet qui connaît tout.

§ 23. — Contestation de la démonstration donnée par Kant concernant l’apriorité du concept de causalité.

Un des objets principaux de la Critique de la raison pure est d’exposer la validité absolue de la loi de causalité pour toute expérience, son apriorité et, comme conséquence, son application limitée à rendre l’expérience possible. Mais je ne saurais adhérer à la preuve qu’il y donne de l’apriorité du principe. Voici cette démonstration en substance : « La synthèse du variable, opérée par l’imagination et nécessaire à toute connaissance empirique, donne bien la succession, mais une succession encore indéterminée, c’est-à-dire elle n’indique pas de deux états perçus lequel a précédé l’autre, non pas seulement dans mon imagination, mais dans l’objet même. Or le véritable ordre de cette succession, par lequel seul ce qui est perçu devient expérience, c’est-à-dire autorise des jugements ayant valeur objective, cet ordre n’y pénètre que par une pure notion de l’entendement, à savoir par la notion de cause et effet. Dans le principe du rapport causal est la condition qui rend l’expérience possible, et comme tel il nous est donné à priori. » (Voir Critique de la raison pure, 1re édit., p. 201[16].)

D’après cela, l’ordre dans lequel se succèdent les changements des objets réels serait reconnu comme objectif tout d’abord au moyen de leur causalité. Kant répète et commente cette assertion dans la Critique de la raison pure, principalement dans sa seconde Analogie de l’expérience, puis encore à la fin de sa troisième Analogie ; et je prie tous ceux qui veulent comprendre ce qui va suivre de relire ces passages. Il y affirme partout que l’objectivité de la succession des représentations, qu’il explique comme étant leur concordance avec la succession d’objets réels, ne se reconnaît uniquement que par la règle selon laquelle ces objets se succèdent, c’est-à-dire par la loi de la causalité ; donc il soutient que, par la simple perception, la relation objective entre phénomènes qui se succèdent reste entièrement indéterminée, parce qu’alors je ne perçois que la suite de mes représentations et que la suite dans mon appréhension n’autorise aucun jugement sur la suite dans l’objet, tant que mon jugement ne s’appuie pas sur la loi de la causalité ; et parce qu’en outre, dans mon appréhension, je pourrais également conduire la succession des perceptions dans un ordre tout inverse, du moment où il n’y a rien qui le détermine comme étant l’ordre objectif. Pour expliquer sa thèse, il cite l’exemple d’une maison, dont je puis considérer les parties dans l’ordre qu’il me plaira, par exemple du haut vers le bas, ou du bas vers le haut ; ici, la détermination de la succession serait uniquement subjective et ne s’appuierait sur aucun objet, car elle ne dépend que de son vouloir. Et, comme contraste, il pose la perception d’un navire descendant un fleuve, et qu’il perçoit successivement de plus en plus en aval du courant ; dans ce cas, il ne peut plus changer la perception de la succession des positions du navire ; c’est pourquoi il déduit ici l’ordre subjectif dans, son appréhension de l’ordre objectif dans le phénomène, qu’il appelle dès lors un événement (eine Begebenheit). Moi je prétends, au contraire, que les deux cas ne diffèrent nullement l’un de l’autre, que tous deux sont des événements dont la connaissance est objective, c’est-à-dire une connaissance de changements d’objets réels, reconnus comme tels par le sujet. Tous deux sont des changements de position de deux corps, l’un par rapport à l’autre. Dans le premier exemple, l’un des objets, c’est le propre corps de l’observateur, et même une partie seulement de ce corps, savoir l’œil ; l’autre est la maison, et c’est la position de l’œil par rapport aux parties de la maison que l’on change successivement. Dans le second exemple, le navire change sa position par rapport au fleuve ; il y a encore changement entre deux corps. Dans les deux cas, ce sont des événements : la seule différence est que, dans le premier, le changement provient du corps même de l’observateur, dont les sensations sont bien le point de départ de ses propres perceptions, mais qui n’en est pas moins lui aussi un objet parmi les objets, soumis dès lors aux lois du monde objectif. Le mouvement volontaire de son corps est pour l’observateur, en tant qu’être connaissant, un simple fait perçu empiriquement. L’ordre de la succession des changements pourrait aussi bien être interverti dans le second cas qu’il l’a été dans le premier, dès que l’observateur aurait la force de tirer le navire en amont, comme il a eu celle de mouvoir son œil dans une direction opposée à la première. Car c’est de ce que la succession dans les perceptions des parties de la maison dépend de son vouloir que Kant veut déduire qu’elle n’est pas objective et qu’elle n’est pas un événement. Mais le mouvement de son œil dans la direction du grenier à la cave est un événement ; et le mouvement contraire de la cave au grenier en est encore un, aussi bien que la marche du navire. Il n’y a ici aucune différence, de même que, lorsqu’il s’agit de savoir si c’est ou non un événement, il n’y a pas de différence si je fais défiler devant moi une file de soldats ou si je longe moi-même la file ; les deux sont des événements. Si, du rivage, je fixe mon regard sur un navire qui le côtoie, il me semblera bientôt que le rivage marche avec moi et que le navire est stationnaire : ici je suis, il est vrai, dans l’erreur sur la cause du déplacement relatif, puisque j’attribue le mouvement à un faux objet ; mais cela ne m’empêche pas de reconnaître objectivement et exactement la succession réelle des positions relatives de mon corps par rapport au navire. Kant non plus, dans le cas posé par lui, n’aurait pas cru trouver une différence, s’il avait réfléchi que son corps est un objet entre des objets, et que la succession de ses perceptions empiriques dépend de là succession des impressions produites par les autres objets sur son corps, par conséquent que cette succession est objective, c’est-à-dire qu’elle s’opère entre objets et qu’elle est immédiatement (mais non pas médiatement) indépendante de la volonté du sujet ; elle, peut donc parfaitement être perçue, sans que les objets qui agissent successivement sur son corps aient entre eux quelque connexion causale.

Kant dit : On ne peut percevoir le temps ; donc empiriquement on ne peut percevoir comme objective aucune succession de représentations, c’est-à-dire qu’on ne peut les distinguer comme changements de phénomènes des changements de représentations simplement subjectives. Ce n’est que par la loi de la causalité, qui est une règle d’après laquelle des états succèdent les uns aux autres, que l’on peut reconnaître l’objectivité d’un changement. Et le résultat de son assertion serait que nous ne percevons aucune succession dans le temps comme objective, excepté celle de cause et effet, et que toute autre série de phénomènes perçue par nous n’est déterminée de telle façon et non d’une autre que par notre seule volonté. Je prétends, contrairement à tout cela, que des phénomènes peuvent très bien se suivre, sans s’ensuivre[17]. Et cela n’apporte aucun préjudice à la loi de la causalité. Car il reste certain que tout changement est l’effet d’un autre changement, puisque cela est établi à priori ; seulement il ne succède pas simplement à ce changement unique qui est sa cause, mais à tous les autres qui existent simultanément avec cette cause et avec lesquels il n’a aucun lien causal. Je ne le perçois pas exactement dans l’ordre de la succession des causes, mais dans un ordre tout autre, qui n’en est pas moins objectif et qui est très différent d’un ordre subjectif, dépendant de ma seule volonté, comme serait par exemple la succession des pures images de ma fantaisie. La succession, dans le temps, d’événements qui n’ont pas entre eux de lien causal, est précisément ce qu’on appelle le hasard, en allemand Zufall, qui dérive de zusammenfallen, en français : coïncider, coïncidence de ce qui n’est pas conjoint ; comme en grec : τὸ συμϐεϐηϰός [sumbebekos] dérive de συηϐάινειν [sumbainein]. (Comp. Artist., Anal. post., I, 4.) Je sors de ma maison, et une tuile tombe en ce moment du toit et me frappe ; il n’y a là, entre la chute de la tuile et ma sortie, aucun rapport de cause à effet ; mais il y a cette succession que ma sortie a précédé la chute de la tuile ; dans ma perception, cette succession est objectivement déterminée et non subjectivement par ma volonté, sans quoi celle-ci aurait certainement interverti l’ordre. De même, la succession des tons d’un morceau de musique est déterminée objectivement et non subjectivement par moi qui l’écoute ; mais qui donc s’avisera de prétendre que les tons se succèdent selon la loi de cause et effet ? La succession du jour et de la nuit est indubitablement reconnue comme objective par nous ; mais, bien sûr, nous ne les considérons pas comme cause et effet réciproques ; et même tout le monde jusqu’à Copernic était dans l’erreur sur leur véritable cause, sans que la juste connaissance de leur succession ait eu à en souffrir. Pour le dire en passant, ce dernier exemple réfute du même coup l’hypothèse de Hume, puisque la succession de jour et nuit, la plus ancienne et la moins soumise à exception, n’a jamais encore induit qui que ce soit à la prendre, par suite de l’habitude, pour une affaire de cause et effet.

Kant dit encore (loc. cit.) qu’une représentation ne montre de réalité objective (ce qui veut bien dire qu’elle ne se distingue des simples images de la fantaisie) que par là que nous reconnaissons sa connexion avec d’autres représentations, connexion nécessaire et soumise à une règle (la loi de causalité), et, en outre, que nous reconnaissons aussi sa place dans l’ordre de nos représentations, ordre déterminé quant au temps. Mais il est bien petit le nombre de ces représentations dont nous pouvons connaître la place que leur assigne la loi de la causalité dans la série des causes et effets ; et cependant nous savons toujours distinguer les choses objectives des subjectives, les objets réels des produits de la fantaisie. Pendant le sommeil, nous ne pouvons pas faire cette distinction, parce que le cerveau est isolé du système nerveux périphérique et par là des impressions externes ; aussi, dans nos songes, prenons-nous des fantômes pour des objets réels : nous ne reconnaissons l’erreur qu’à notre réveil, c’est-à-dire quand la sensibilité nerveuse et par elle le monde extérieur rentrent dans la conscience ; et pourtant, même pendant le rêve, aussi longtemps qu’il continue, la loi de la causalité maintient son autorité ; seulement on lui fournit souvent pour l’exercer une étoffe impossible. On serait presque tenté de croire que Kant, en écrivant le passage dont nous venons de parler, était sous l’influence de Leibnitz, auquel il est tellement contraire dans tout le reste de sa doctrine philosophique ; on le croirait, disons-nous, principalement quand on se rappelle que Leibnitz, dans ses Nouveaux essais sur l’entendement (liv. IV, ch. 11, § 14), a énoncé des vues toutes pareilles ; il dit, par exemple : « La vérité des choses sensibles ne consiste que dans la liaison des phénomènes, qui doit avoir sa raison, et c’est ce qui les distingue des songes. » — « Le vrai Critérion, en matière des objets des sens, est la liaison des phénomènes, qui garantit les vérités de fait, à l’égard des choses sensibles hors de nous. »

Lorsque Kant veut prouver l’apriorité et la nécessité de la loi de causalité, en démontrant que ce n’est que par son intervention que nous pourrions connaître la succession objective des changements, et que, sous ce rapport, elle serait la condition de toute expérience, il tombe évidemment dans une erreur si surprenante et si palpable, qu’on ne peut se l’expliquer que par cette considération qu’il était absorbé dans la partie intuitive de notre connaissance, au point de perdre de vue ce qu’autrement chacun eût pu voir. Je suis le seul qui ait donné (voir § 21) la démonstration exacte de l’apriorité de la loi de causalité. Cette apriorité est confirmée à tout instant par la certitude inébranlable avec laquelle chacun s’attend, dans toutes les circonstances, à voir l’expérience s’accomplir conformément à cette loi, en d’autres termes, par la force apodictique que nous lui accordons ; il y a entre cette évidence et toute autre certitude basée sur l’induction, par exemple celle des lois naturelles connues expérimentalement, cette différence qu’il nous est impossible même de penser que la loi de causalité puisse souffrir une exception quelque part dans le monde expérimental. Nous pourrions par exemple penser que la loi de la gravitation cesse un jour d’agir, mais non que cela puisse arriver sans une cause.

Dans sa démonstration, Kant est tombé dans la faute opposée à celle de Hume. Pour celui-ci, tout rapport d’effet à cause est une simple succession : Kant au contraire entend qu’il n’y ait pas d’autre succession que celle de cause et effet. Il est certain que l’entendement pur ne comprend que le s’ensuivre ; le se suivre, il le comprend tout aussi peu que la différence entre la droite et la gauche, différence que l’on ne peut saisir que par la sensibilité seule, comme c’est par elle seule aussi que l’on peut comprendre la succession. Une suite d’événements dans le temps peut parfaitement être reconnue empiriquement (ce que Kant nie dans le passage rapporté), aussi bien que la juxtaposition des objets dans l’espace. Mais la manière dont en somme une chose succède dans le temps à une autre chose est aussi inexplicable que la manière dont une chose résulte d’une autre chose ; dans le premier cas, la connaissance nous est donnée et conditionnée par la sensibilité pure, dans le second par l’entendement pur. Mais Kant, en affirmant que la causalité seule est le fil conducteur qui nous mène à la connaissance de la succession objective des phénomènes, commet exactement la faute qu’il reproche à Leibnitz (Critique de la raison pure, 1re éd., p. 275), savoir : « qu’il intellectualise les formes de la sensibilité. » Ma manière de voir sur la succession est la suivante. Nous puisons dans le temps, cette forme propre à la sensibilité pure, la connaissance de la simple possibilité de la succession. Quant à la succession des objets réels, dont la forme est précisément le temps, nous la reconnaissons, empiriquement, donc comme réelle. Mais la nécessité d’une succession de deux états, c’est-à-dire d’un changement, nous la reconnaissons uniquement par l’entendement moyennant la causalité, et le fait même d’avoir le concept de nécessité d’une succession prouve déjà que la loi de causalité ne nous est pas connue expérimentalement, mais nous est donnée à priori. Le principe de la raison suffisante en général est l’expression, placée au plus profond de notre faculté de connaissance, de la forme fondamentale d’une liaison nécessaire entre tous nos objets, c’est-à-dire de la forme des représentations ; il est la forme commune de toutes les représentations et l’origine unique de la notion de nécessité qui n’a d’autre contenu et d’autre valeur que la production de l’effet quand sa cause est donnée. Si, dans la classe de représentations qui nous occupe et dans laquelle il se présente comme loi de causalité, ce principe déterminé l’ordre dans le temps, cela provient de ce que le temps est la forme de ces représentations et que, par conséquent, la liaison nécessaire apparaît ici comme règle de succession. Quand nous examinerons le principe de la raison suffisante sous ses autres aspects, la liaison nécessaire, réclamée partout, se présentera sous d’autres formes que le temps ; dès lors, elle n’apparaîtra plus comme succession, tout en conservant constamment le caractère de liaison nécessaire ; ce qui démontre bien l’identité du principe sous tous ses aspects divers, ou plutôt l’origine unique de toutes les lois dont le principe de la raison suffisante est l’expression.

Si l’assertion de Kant, contestée par moi, était exacte, nous ne pourrions reconnaître la réalité de la succession que par sa nécessité : ce qui supposerait un entendement embrassant simultanément toutes les séries de causes et effets, c’est-à-dire un entendement doué d’omniscience. Kant impose l’impossible à l’entendement, rien que pour se passer le plus possible de la sensibilité.

Comment concilier cette affirmation de Kant que l’objectivité de la succession ne peut être reconnue que par la nécessité de la succession de cause et effet, avec cette autre proposition (Critique de la raison pure, 1re éd., p. 203) que la succession est l’unique critérium expérimental pour distinguer, entre deux états, lequel est cause et lequel effet ? Le cercle vicieux n’est-il pas manifeste ?

Si l’objectivité de la succession ne pouvait être reconnue qu’au moyen de la causalité, on ne pourrait se la représenter par la pensée que comme causalité, et elle serait identique avec celle-ci. Car, si elle était autre chose, elle aurait aussi d’autres critériums qui pourraient la faire reconnaître, ce que Kant nie précisément. Donc, si Kant avait raison, on ne pourrait pas dire : « Cet état-ci est l’effet de celui-là, donc il le suit. » Car « suivre » et être effet ne seraient qu’une seule et même chose, et la proposition ci-dessus constituerait une tautologie. Quand on supprime ainsi toute différence entre suivre et s’ensuivre, on donne raison à Hume, qui soutenait que résulter n’est que suivre et qui, par conséquent, niait aussi qu’il existât quelque différence entre les deux.

La démonstration de Kant devrait donc se borner à montrer que nous ne reconnaissons expérimentalement que la réalité de la succession ; mais, attendu qu’en outre nous reconnaissons aussi la nécessité de la succession dans certains ordres d’événements, et que nous savons, même avant toute expérience, que tout événement possible doit avoir une place déterminée dans quelqu’une de ces séries, la réalité et l’apriorité de la loi de causalité en découlent par là même ; quant à l’apriorité, la seule démonstration exacte qu’il y en ait est celle que j’ai donnée au § 21.

À côté de cette théorie de Kant que la succession objective ne peut être connue que par la liaison causale, on en trouve encore une autre dans la Critique de la raison pure, sous le titre de « Troisième Analogie de l’expérience », qui marche parallèlement à la première et selon laquelle la simultanéité n’est possible et n’est reconnaissable que par l’action réciproque. Sur ce thème, Kant va jusqu’à dire « que la simultanéité d’expériences (d’objets d’expérience) qui n’agiraient pas réciproquement les unes sur les autres, mais qui se trouveraient être séparées par un espace vide, ne pourrait faire l’objet d’une perception » (ce qui serait une preuve à priori qu’il n’y aurait pas d’espace vide entre les étoiles fixes), et « que la lumière qui « joue entre » notre œil et les corps célestes (cette expression semble sous-entendre que ce n’est pas seulement la lumière des étoiles qui agirait sur notre œil, mais aussi réciproquement celle de l’œil sur les étoiles) établit une communauté entre ces corps et nous et prouve ainsi leur existence simultanée. » Cette dernière partie est fausse même empiriquement, car l’aspect d’une étoile fixe ne prouve pas du tout qu’elle existe à ce moment-là en même temps que l’observateur, mais tout au plus qu’elle existait il y a quelques années, souvent même quelques milliers d’années. Du reste cette théorie de Kant subsiste et s’écroule en même temps que l’autre ; seulement elle est plus facile à pénétrer ; de plus, j’ai parlé déjà ci-dessus au § 20 de l’invalidité de toute cette notion d’action réciproque.

On peut comparer ma contestation de cette démonstration de Kant avec deux attaques qu’elle a subies antérieurement, savoir de la part de Féder dans son livre De l’espace et de la causalité, § 29, et de la part de G.-E. Schulze dans sa Critique de la philosophie théorique, vol. II.

Ce n’est pas sans beaucoup d’appréhension que j’ai (1813) osé élever des objections contre une doctrine qui passe pour démontrée, qui se trouve reproduite dans les écrits les plus récents (par exemple dans Fries, Critique de la raison, vol. II), et qui est une des plus importantes de cet homme, dont j’admire et dont je vénère la profondeur d’esprit et à qui je dois tant et de si grands enseignements, que son génie peut m’adresser ces paroles d’Homère :

« ʹΑχλύν δʹ αὖ τόι ἀπʹ ὀφθϰλμῶν ἕλον, ῆ πρίν ἐπῆεν. »

§ 24. — De l’abus de la loi de causalité.

Il résulte des explications données jusqu’ici que l’on abuse de la loi de causalité toutes les fois qu’on veut l’appliquer à autre chose qu’aux changements qui se produisent dans le monde matériel et expérimentalement donné ; par exemple, quand on l’applique aux forces naturelles en vertu desquelles seules ces changements sont possibles, ou à la matière sur laquelle ils s’effectuent, ou encore à l’ensemble de l’univers, auquel il faut attribuer pour cela une existence absolument objective et non pas seulement cette existence dont notre intellect est la condition, enfin aussi dans divers autres cas. Je renvoie à ce que j’ai dit à ce sujet dans Le monde comme volonté et représentation, vol. II, chapitre IV. Cet abus résulte toujours en partie de ce que l’on prend la notion de cause, comme bien d’autres notions en métaphysique et en morale, dans un sens trop large, et en partie de ce que l’on oublie que bien que la loi de la causalité soit une condition innée et qui rend seule possible la perception du monde extérieur, nous n’avons pas pour cela le droit d’appliquer ce principe, issu de la disposition propre de notre faculté de connaissance, à ce qui est en dehors et indépendant de celle-ci, comme s’il était l’ordre absolu et éternel du monde et de tout ce qui existe.

§ 25. — Le temps du changement.

Comme le principe de la raison suffisante du devenir ne peut s’appliquer qu’à des changements, nous devons mentionner ici que, dès l’antiquité, les philosophes se sont posé la question : À quel moment se produit le changement ? Ils se disaient qu’il ne pouvait se produire, ni pendant que le premier état dure encore, ni après que le nouveau était déjà survenu ; mais que, si nous lui assignons un moment propre entre les deux, il fallait que pendant ce temps les corps ne fussent ni dans le premier, ni dans le second état ; par exemple, il fallait qu’un mourant ne fut ni mort ni vivant, qu’un corps ne fût ni en repos ni en mouvement ; ce qui est absurde. Sexias Empiricus a rassemblé les difficultés et les subtilités de la question dans son ouvrage Adv. Mathem., lib. IX, 267-271, et Hypot., III, c. 14 ; on en trouve aussi quelques-unes dans Aulu-Gelle, 1, VI, c. 13. — Platon avait expédié assez cavalièrement (sic) ce point difficile, en déclarant tout bonnement, dans le Parménide, que le changement arrive soudain et ne prend aucun temps ; qu’il est ἐξαίφνης (in repentino), et il appelle cela une « ἅτοπος φύσις, ἐν χρόνω οὐδέν οὖσα », c’est-à-dire un état bizarre et en dehors du temps (mais qui ne s’en produit pas moins dans le temps).

C’est donc à la perspicacité d’Aristote qu’il a été réservé de tirer au clair cette épineuse question, ce qu’il a fait d’une façon complète et détaillée dans le VIe livre de la Physique, chap. 1-8. La démonstration par laquelle il prouve qu’aucun changement ne s’effectue subitement (le « ἐξαίφνης » de Platon), mais toujours par degrés, remplissant par conséquent un certain temps, se fonde entièrement sur la pure perception à priori du temps et de l’espace ; mais elle est aussi très subtilement tournée. Ce qu’il y a de plus essentiel dans sa très longue argumentation peut se résumer dans les points suivants. Dire de deux objets qu’ils sont contigus signifie qu’ils ont réciproquement une extrémité commune ; par conséquent, il n’y a que deux objets étendus, deux ligues par exemple, qui puissent être contigus ; s’ils étaient indivisibles, de simples points, il ne pourrait y avoir de contiguïté (parce qu’alors ils ne seraient qu’une seule et même chose). Ce que nous venons de dire de l’espace, appliquons-le au temps. De même qu’entre deux points il y a toujours encore une ligne, de même entre deux moments actuels il y a toujours encore un instant. C’est celui-ci qui est le moment du changement, c’est-à-dire l’instant où l’un des états existe dans le premier moment actuel et où l’autre état existe dans le second moment actuel. Cet instant est divisible à l’infini, comme tout temps ; par conséquent, l’objet qui change, parcourt dans cet intervalle un nombre infini de degrés, et c’est en passant par tous ces degrés que le second état résulte progressivement du premier. —Pour rendre la démonstration plus vulgairement compréhensible, voici comment on pourrait exposer l’affaire : entre deux états successifs, dont la différence est perceptible à nos sens, il en existe toujours plusieurs dont la différence est imperceptible pour nous, parce que l’état nouvellement survenant a besoin d’acquérir un certain degré d’intensité ou de grandeur pour pouvoir être perçu par les sens. Aussi ce nouvel état est-il précédé de degrés d’intensité ou de grandeur moindres, pendant le parcours desquels il s’accroît progressivement. Ces degrés, pris dans leur ensemble, sont ce que l’on entend sous le nom de changement, et le temps qu’ils remplissent est le temps du changement. Appliquons ceci à un corps que l’on choque ; l’effet prochain sera une certaine vibration de ses parties internes, laquelle, après avoir propagé l’impulsion, éclate au dehors sous forme de mouvement. — Aristote, de cette infinie divisibilité du temps, conclut très justement que tout ce qui le remplit, conséquemment aussi tout changement, c’est-à-dire tout passage d’un état à un autre, doit également être infiniment divisible ; que tout ce qui se produit doit donc se composer de parties en nombre infini, et par suite s’effectuer toujours successivement et jamais subitement. De ces principes, d’où découle la production graduelle de tout mouvement, Aristote tire encore, dans le dernier chapitre de ce VIe livre, cette importante conclusion que rien d’indivisible, par conséquent aucun simple point, ne peut se mouvoir. Ceci s’accorde au mieux avec l’explication de la matière par Kant, quand il dit qu’elle est « ce qui est mobile dans l’espace ».

Cette loi de la continuité et de la production graduelle de tous les changements, qu’Aristote a formulée et démontrée le premier, a été exposée par Kant à trois reprises : à savoir dans sa Dissertatio de mundi sensibilis et intelligibilis forma, § 14 ; dans la Critique de la raison pure, 1re éd. (allem.), page 207 ; enfin dans ses Éléments métaphysiques de la science de la nature, à la fin de son « Observation générale sur la mécanique. » Dans les trois passages, son exposé de la question est court, mais aussi moins profond que celui d’Aristote, avec lequel du reste il s’accorde entièrement sur les points essentiels ; aussi ne peut-on guère douter que Kant ne tienne ces vues, directement ou indirectement, d’Aristote, bien qu’il ne le nomme nulle part. La proposition d’Aristote : « Il n’existe pas de continuité des instants » « Ουϰ ἐςτι αλλήλων ἐχόμενϰ τα νύν, » il la rend ainsi : Entre deux instants il y a toujours un temps (« Zwischen zwei Augenblicken ist immer eine Zeit ») ; on peut objecter à cette expression que, « même entre deux siècles, il n’y a pas de temps, car dans le temps, comme dans l’espace, il faut toujours qu’il y ait une limite pure. » Ainsi, au lieu de mentionner Aristote, Kant, dans le premier et le plus ancien des exposés dont nous ayons parlé, veut identifier la doctrine qu’il professe avec la « lex continuitatis » de Leibnitz. Si en effet la doctrine de Kant et celle de Leibnitz étaient identiques, ce dernier-là tiendrait d’Aristote. Or Leibnitz a d’abord posé cette « loi de la continuité » (de son propre aveu, p. 189 des Opera philos., éd. Erdmann) dans une lettre adressée à Bayle (ibid., p. 104), où il la nomme « principe de l’ordre général », et sous ce nom il présente un raisonnement très général, très vague, principalement géométrique, et qui ne se rapporte pas directement à la question du temps du changement, dont il ne fait même pas mention.

  1. « Mit problematischen Graenzen » J'ai conservé dans la traduction le mot problématiques, bien qu’indéterminées rendrait mieux, me semble-t-il, la pensée de Schopenhauer (Le trad.)
  2. Comp. Critique de la R. P., Notions élémentaires, sect. II, conséquences a, d, not. b et c (page 33 de la 1re édition allemande et p. 49 de la 5e). (Note de Schop.)

    Voyez la traduction de M. Tissot, p.52. (Le trad.)

  3. Comp. Tissot, p. 76 du tome II (Le trad.)
  4. Cette note manque dans la traduction de M. Tissot ; elle devrait s'y trouver en bas de la page 82 (Le trad.)
  5. Comp. Tissot, p. 90, t. II. (Le trad.)
  6. Voy. Essai sur le libre arbitre, p. 56 et suiv. Paris, G. Baillière. 1880.
  7. « Quelle que soit l'idée que l'on se fasse, dans des vues métaphysiques, du libre arbitre, il n'en est pas moins constant que toutes ses manifestations, les actions humaines, sont déterminées par des lois naturelles générales tout aussi bien que n'importe quel autre phénomène. » (Idées pour servir à une histoire universelle. Le commencement.)

    « Toutes les actions de l'homme dans leurs manifestations sont déterminées par son caractère empirique et par les autres causes concomitantes, selon l'ordre de la nature : et, si nous pouvions scruter jusqu'au fond toutes les manifestations de son libre arbitre, il n'y aurait pas une seule action humaine que nous ne pourrions prédire avec certitude et que nous ne pourrions reconnaître comme nécessaire en vertu des conditions qui l'ont précédée. À l'égard de ce caractère empirique, il n'existe donc pas de liberté, et ce n'est en définitive, que d'après ce caractère seulement, que nous pouvons considérer l'homme quand nous voulons uniquement observer et rechercher physiologiquement, comme on fait en anthropologie, les mobiles de ses actions. » (Crit. de la R. P. Comp. trad. de M. Tissot, t. II, p. 294.)

    « On peut donc affirmer que s'il nous était possible de pénétrer la façon de penser d'un homme, telle qu'elle se manifeste par les actions intérieures aussi bien que par les extérieures assez profondément pour que tous les ressorts, jusqu'aux plus petis, nous en fussent connus ainsi que toutes les impulsions extérieures agissant sur ces ressorts, l’on pourrait calculer la conduite future d'un homme avec la même certitude qu'une éclipse de lune ou de soleil. » (Critique de la r. prat.)

  8. Le Journal de la conversation, de Francfort, du 22 juillet 1853, raconte ce qui suit, de la vie de ce sculpteur :

    « À Nauders (en Tyrol) est mort le 10 juillet le sculpteur aveugle Joseph Kleinhaus. Ayant perdu la vue dès l’âge de cinq ans, à la suite de la petite vérole, l’enfant, pour chasser l’ennui, s’amusait à sculpter. Prugg lui donna des conseils et quelques modèles à copier, et à douze ans le jeune garçon exécuta un christ de grandeur naturelle. Il fit des progrès rapides dans le court espace de temps qu’il passa dans l’atelier du sculpteur Niseel à Fügen, et ses bonnes dispositions, ainsi que son talent, répandirent au loin la réputation du sculpteur aveugle. Ses travaux sont variés et nombreux. Ses christs, qui à eux seuls sont au nombre de quatre cents, font surtout ressortir sa supériorité, quand on se rappelle qu’il était privé de la vue. Il a sculpté encore bien d’autres morceaux dignes d’éloges, et exécuta, il n’y a pas plus de deux mois, le buste de l’empereur François-Joseph, qui a été envoyé à Vienne. »

    (Note de Schopenhauer.)
  9. Feuerbach's Caspar Jauser, Beispiel eines Verbrechens am Seelenleben eines Menschen, Anspach, 1832, p. 79, etc. (Note de Schop.)
  10. Haslam, Observations on Madness and Melancholy, 2e éd., p. 192. (Note de Schop.)
  11. L'éditeur, dans sa préface de la 2e édition des Œuvres complètes de Schopenhauer, fait observer spécialement que toute cette longue parenthèse se trouve ajoutée par Schopenhauer lui-même dans le manuscrit qui a servie à la 3e édition de la Quadruple racine. (Le trad.)
  12. Un renvoi de l'éditeur allemand fait observer ici que, dans la 3e édition du Monde comme volonté et représentation, il se trouve à cet endroit une addition qui manque à la 2e (vol. II, p. 38). (Le trad.)
  13. Voici le passage entier : «  Il n'est pas plus nécessaire de raisonner par rapport à la réalité des objets extérieurs, qu'à l'égard de la réalité de l'objet de mon sens intime (de mes pensées), car ce ne sont des deux côtés que des représentations dont la perception immédiate (la conscience) est en même temps une preuve suffisante de leur réalité » (Trad. Tissot, tome II, p.79.) (Le Trad.)
  14. «  On peut bien accorder que quelque chose, qui peut être hors de nous dans le sens transcendantal*, est cause de nos intuitions extérieures, mais ce n'est pas l'objet que nous entendons sous les représentations de la matière et des choses corporelles, car cette matière, ces choses ne sont que des phénomènes, c'est-à-dire de simples représentations qui ne se trouvent jamais qu'en nous et dont la réalité ne repose pas moins sur la conscience immédiate que la conscience propre de nos pensées. » (Loc. cit., p. 80.) (Le Trad.)

    * J'ai maintenu ici pour ce mot l'orthographe constante de M. Tissot. (Le trad..)

  15. Il y a ici dans le texte allemand un jeu de mots intraduisible : au lieu de Wissenschaftslehre (doctrine de la science) Schopenhauer écrit : Wissenschaftsleere (vide ou absence de science). (Le Trad.)
  16. Voir dans la traduction de M. Tissot, tome I, seconde analogie, particulièrement à partir de la page 223. (Le Trad.)
  17. Schopenhauer dit : « auf einander folgen, ohne auseinander zu erfolgen. » Il y a là une double paronymie que j'ai essayé de rendre ; on pourrait traduire moins cacophoniquement : se suivre, sans dérouler les uns des autres. (Le Trad.)