Les Siècles morts/Schelomo

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.I. L’Orient antique (p. 154-177).
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Devant le palais neuf, celui qui fut nommé
Forêt du Libanon, au temps accoutumé,
Schelomo, tel qu’un Dieu sur un autel d’ivoire,
Immobile, pensif, plein de jours et de gloire,
Est assis sur un trône où vingt lions dorés
S’allongent face à face, au bord de dix degrés.
Un siècle entier blanchit sa barbe qui ruisselle,
Et de son front luisant, où la mitre étincelle,
Ses cheveux parfumés tombent en flots d’argent.
Sous les rigides plis de son manteau changeant,
Le lin de Miçraïm, brodé de lourdes franges,
De perles noires, d’ambre et de joyaux étranges
Et de fleurs et de fruits, en fils d’or copiés,
Du col, chargé d’anneaux, l’enferme jusqu’aux pieds.
Un serpent d’or, aux yeux de diamant, scintille

Et s’enroule trois fois autour de la cheville
Du Roi resplendissant, et deux cercles vermeils,
Incrustés de rubis, brillent à ses orteils.
Devant lui, s'étirant en nappes violettes,
Des nuages d’encens montaient des cassolettes ;
Et les parfums d’Edom flottaient dans l’air serein,
Hors des vases d’onyx, de porphyre ou d’airain
Dont les cœurs s’entr'ouvraient ainsi que des grenades.
Au long du pavé froid, entre les colonnades,
Les fûts de cèdre noir aux chapiteaux sculptés,
Parmi les fleurs de pourpre et les lis argentés,
Errants et familiers, des paons, aux gorges bleues,
Déployaient en marchant les astres de leurs queues.
Trente vierges d’Aram, par de légers accords,
De leurs doigts longs et fins éveillaient les kinnors
Ou mêlaient aux frissons des harpes Khaldéennes
Leurs chants, plus cadencés que le chant des fontaines.
Et, derrière le trône, adossés aux piliers,
Trois cents guerriers choisis, haussant leurs boucliers,
Irradiaient, debout dans l’or de leurs cuirasses.

Mais Schelomo lassé, du sommet des terrasses,
D’un suprême regard indifférent et dur,
Contemplait à ses pieds, dans l’immuable azur,
La Cité de David, merveilleuse et si belle
A l’ombre des palmiers qui frissonnaient sur elle,
Que sa muraille neuve était comme un collier.
Il voit, vers l’Occident, au faîte irrégulier
Du Moriâ crayeux où gît la Pierre antique,
Étinceler le

marbre et l’airain du Portique,
Et le Temple immortel, la Maison d’Iahvé,
Le Lieu splendide et saint, par son ordre achevé,
Plaqué de lames d’or, surgir dans la lumière.
Il voit Ziôn, la Tour et l’enceinte première,
La caverne interdite où dormiront les Rois
Et le mur de rochers, aux abruptes parois.
Millo s’élève au nord, étageant sur ses pentes
Les grands palais de cèdre aux épaisses charpentes.
Au sud, rempli de bruit et de peuple, l’Ophla
Enserre un quartier sombre, où David exila
La race d’Iebous, parmi les courtisanes,
Les marchands de parfums et les vendeurs profanes
Qui servent en secret des Élohim lascifs.
Plus loin, sous la fraîcheur que versent les massifs
De rouges grenadiers et de fleurs étoilées,
L’eau des sources jaillit au fond des Trois Vallées,
Et Schiloah captive emplit les réservoirs,
Tandis que, découpant ses flancs rugueux et noirs,
Le mont des Oliviers, comme une forteresse
Immense, à l’horizon connu flamboie et dresse
Sur Ierouschalaïm son faîte illuminé.

C’est l’heure où, gravissant les rampes de Mischné,
Vers le Roi, solitaire et muet sur son siège,
Tout un peuple joyeux serpente en long cortège.
Les Cohanim, vêtus de tuniques sans plis,
Balançant, deux par deux, les encensoirs polis,
Sous l’ombre intermittente et le frisson des palmes,

S’avancent les premiers, majestueux et calmes.
Les Anciens d’Israël, les Vieillards des tribus
Suivent ; et derrière eux, porteurs de lourds tributs,
Chefs des pays, des champs et des coteaux fertiles,
Viennent, à pas égaux, les Intendants des villes.
Le glaive courbe au poing, cuirassés d’or, les Sars
Retiennent les chevaux qui piaffent à leurs chars,
Et passent, exhaussant, parmi la multitude,
Leurs fronts cicatrisés et la majesté rude
De leurs faces de bronze et de leurs yeux ardents,
Et, dans le cliquetis de leurs carquois pendants,
Au poil brun des manteaux mêlent leurs barbes blanches ;
Puis ceux qui, traversant sur des barques de planches
L’abîme inexploré, naguère ont vu fleurir
Les rivages de Kousch et les jardins d’Ophir.
Vêtus d’un cuir serré sous un manteau plus ample,
Les hommes de Zidôn, architectes du Temple,
Habiles à tailler la pierre et le bois dur,
A fondre le métal, à recouvrir d’or pur
Les colonnes de cèdre et les parois des salles,
A joindre sur les toits les poutres transversales,
Précédant les sculpteurs de Gébal et de Zour,
Tiennent la règle droite et marchent à leur tour.
La foule suit, confuse, innombrable, enivrée.
Mais tout à coup, voyant, dans la splendeur sacrée
De sa mâle vieillesse et de sa royauté,
Schelomo, ruisselant comme un soleil d’été,
Trôner sur la terrasse éloignée et superbe,
Le peuple, ainsi qu’au vent penche un vaste champ d’herbe,

Se prosterna dans l’ombre, aux portes du palais.
Les trompettes d’airain, aux éclatants reflets,
Sonnaient, et les tambours de peau rude et tendue
De leurs ronflements sourds emplissaient l’étendue.
Puis tout se tut ; et seul un long frémissement
Courut, courbant les fronts sous le bleu firmament.
Sars, Intendants, Vieillards, Prêtres, tous s’arrêtèrent
En extase, éblouis, quand les harpes chantèrent.
Et des groupes épars, s’avançant tour à tour,
Un hymne répété de victoire et d’amour,
Grave, ininterrompu, triomphal, prophétique,
Monta vers Schelomo, comme un dernier cantique
Que le vent glorieux apporta jusqu’à lui.


LE PEUPLE D’IEROUSCHALAÏM.

Bénissez Iahvé, le rocher et l’appui
D’Israël et du Roi ! Des cités aux campagnes,
Des sables du désert aux sommets des montagnes,
O chants, retentissez plus beaux et plus joyeux
Que les Psaumes anciens, chantés par les aïeux !


LES COHANIM.

Béni soit Iahvé, l’Elohim de nos pères,
Et béni Schelomo dans sa postérité !
Le Roi très sage a vu mûrir ses jours prospères,
Plus nombreux que les fruits dans son jardin d’été.


David élut Ziôn et ferma son enceinte.
Mais sur Taire d’Oman lui-même a fait bâtir
Pour l’arche d’Iahvé la Maison neuf fois sainte
Et suspendu là pourpre à l’entour du Debir.

Aux yeux des nations, dans les chambres nouvelles,
Le Roi pieux, béni d’Élohim, a caché
Sous des Keroubim d’or, joignant leurs doubles ailes,
Les pierres du Horeb que rapporta Mosché.

Il fait s’amonceler au Lieu des Sacrifices,
Sur l’autel de bois creux, aux deux leviers d’airain,
La graisse des béliers, les veaux et les prémices
De la vigne et des fruits, de la laine et du grain.

Quand le sang consacré ruisselle au long des rampes,
Comme aux jours d’Aharon, pour les fils d’Israël ;
A l’heure où, vers le soir, fume, aux clartés des lampes,
Devant le Voile rouge un parfum éternel ;

Plus éclatant qu’un astre ou qu’un lever d’aurore,
Il apparaît semblable, en son manteau royal,
Au Grand-Prêtre, vêtu de l’éphod tricolore,
Avec tous les joyaux brillant au pectoral.

La Sagesse est en lui, comme un parfum mystique,
Comme une huile odorante en un vase d’Akko.
Sa voix a la douceur d’un miel aromatique
Et la Ville à ses chants répond comme un écho.


Iahvé-Zebaoth lui parle dans les nues ;
Et les songes d’en haut planent sur son sommeil,
Et font se réfléchir les choses inconnues
Au fond de son œil clair, comme un miroir vermeil.

Que le Roi soit béni par vous qui gardez l’Arche,
O Race d’Aharon, ô race de Lévi,
Puisque devant son Dieu le Roi se lève et marche,
Tel qu’un pasteur prudent par son troupeau suivi !

Élohim, son espoir, autour de lui déploie,
Ainsi qu’un pavillon, la splendeur des cieux purs,
Et fait s’épanouir, dans la paix et la joie,
La Tige de David, pour les siècles futurs.


LES VIEILLARDS.

Heureux qui, satisfait et s’asseyant à l’ombre
De l’odorant verger que son père a planté,
Dans le repos du soir compte ses jours sans nombre
Et revit à jamais dans sa postérité !
Heureux qui, vers la fin du chemin rude et sombre,
Voit, ainsi qu’Iaqob, pulluler ses enfants
Et les fils de ses fils bénis et triomphants !

Heureux qui voit errer, parmi les hautes herbes,
Tendant leurs cols poudreux vers l’eau des puits épars,
Par milliers ses brebis et ses taureaux superbes ;
Celui qui, dans ses champs fermés de toutes parts,

Aux bras des serviteurs voit déborder ses gerbes !
Mais plus heureux le cœur où fut enraciné
Le Lis de la Sagesse, et qui l'a moissonné !

Dans le sein des vieillards la sagesse est pareille
Au raisin mûrissant sur les ceps d’En-guédi.
Tel est un fruit tardif où s’enivre une abeille,
Telle une source au creux d’un volcan refroidi.
C’est la vierge sans tache et la femme qui veille,
L’irréprochable épouse, au cœur limpide et bon,
Dont l’époux est plus pur que les lacs de Heschbon.

L’âge a ridé nos fronts et dépouillé nos têtes ;
Mais, témoins des vieux jours et des temps d’Israël,
Nous frémissons de joie, en guidant pour les fêtes
Le peuple des tribus vers un unique autel.
Schilo ! comme une veuve, au fond de tes retraites,
Pourquoi pousser encor tes sanglots superflus,
Quand ton gémissement ne s’entend déjà plus ?

La main du Très-Puissant exaltera la corne
Du Roi sage. Son cœur est comme une arche d’or
Que la prudence habite et que la justice orne.
Sa douceur est un puits ; son conseil, un trésor ;
Sa gloire resplendit sur la terre sans borne ;
Et la terre attentive, en un frisson pieux,
Ecoute sa parole et la reçoit des cieux.


LES INTENDANTS.


Fils de David, salut ! La terre est ton partage.
Du Hermon à Séir, et du Fleuve au Torrent,
D’Aram à Miçraïm s’étend ton héritage.

Les pentes des coteaux et le sol odorant,
Les monts, les vallons frais, les enclos et les friches
Fleurissent pour toi seul, ô Roi superbe et grand !

Tour à tour les pays, plus vastes ou plus riches,
T’apportent leurs tributs, l’orge avec le blé mûr,
La viande des bœufs gras avec la chair des biches.

Tout ce qui germe et croît et tout animal pur,
Toute bête des champs ou des bois qui rumine
Et d’un ongle fendu frappe le terrain dur ;

Tout poisson écaillé des lacs ou d’eau marine,
Et tout oiseau du ciel, s’entasse, chaque soir,
Aux tables du festin que ta face illumine.

Scharôn est ton grenier. Hebron est ton pressoir ;
Mais Ierouschalaïm, le cœur de ton royaume,
S’ouvre aux biens étrangers ainsi qu’un réservoir.


Élohim te nourrit et t’abreuve. Le baume
Découle sur ta barbe, et ton bras fait sonner
Les freins des nations, réunis dans ta paume.

Les Princes devant toi viennent se prosterner ;
L’univers t’appartient, et la récolte, ô Maître !
La terre d’Israël est bonne à moissonner.

Règne ! Que ton regard comme un rayon pénètre
L’abîme où, sous tes pieds, gisent tes serviteurs.
Heureux qui voit de loin sur ta face apparaître

La splendeur du soleil levant sur les hauteurs !


LES SARS.

Sur les sommets rugueux le souffle d’une armée
Est comme un vent d’orage et comme un tourbillon.
Comme un rugissement farouche de lion
Vibre la voix du Chef sur la cime enflammée.

En haut des monts abrupts dressez des étendards !
Poussez des hurlements en brandissant des glaives !
Ainsi que des éclairs, courent des lueurs brèves
A travers la forêt des lances et des dards.

Édom s’est effondré ; le Pelischthi s’écroule ;
Le sang des mutilés déborde comme un flot
Dans la plaine fumante, où passaient au galop
Les chariots de guerre emportés dans la foule.


Rabbath-Ammôn conquise écume en sa fureur.
Gueschour et Midian, ainsi que des esclaves,
Tournant la meule énorme en la maison des Braves,
Meurtris, les yeux crevés, râlent dans la terreur.

Les Princes sont muets ; les Cités et leurs Filles
Et leur peuple et leur temple, et leurs Dieux, pleins d’effroi,
Au souffle d’Iahvé tombent devant le Roi,
Telles que l’orge mûre au tranchant des faucilles.

Chevauchant le Keroub dans le vent irrité.
Élohim est la pierre et le rocher fidèle
Où David triomphant fonda la citadelle
Et le mur de sa force et de sa royauté.

Elohim a guidé Schelomo dans sa gloire,
Et, ceignant de vigueur ses muscles et ses reins,
Autour de son poignet assemblé les deux freins
Des chevaux attelés à son char de victoire.


LES MARINS.

O Roi, loin du rivage et d’Ezion-Guéber,
Le vent occidental a poussé sur la mer
Tes navires à voile ronde,
Sur la mer qu’ils fendaient pour la première fois,
Où le flot ignoré contre leurs murs de bois
En masses lourdes roule et gronde.


La mer de Souph a vu les fils de Zeboulon,
Par ton ordre nouveau, fuir devant l’aquilon,
Et ceux de Dan emplir encore
Tes vaisseaux voyageurs de baume précieux,
De pourpres, de tapis et de tissus soyeux,
De verre limpide et sonore.

Ta flotte de Tarschisch, indifférente aux vents,
Semble une ville, assise au bord des flots mouvants.
C’est Bâschan qui polit les rames ;
Le cèdre au Libanon est tombé pour les mâts
Et les pins de Senir sont couchés en amas
Pour les flancs creux, battus des lames.

La mer est ton royaume ; Êlatb est ton trésor.
Comme un fleuve éclatant, Ophir, versant son or,
Déborde jusque dans tes rades ;
Et les bois d’Orient parfument ton chemin,
Quand tu passes, ô Maître, en appuyant ta main
Sur le santal des balustrades !


LE PEUPLE D’IEROUSCHALAÏM.

David fut le pasteur qu’élut Adonaï,
Et le bras du Vaillant ne l’a jamais trahi.
Mais toi, la vaste mer s’ajoute à ton domaine ;
Du rivage conquis tu dénombres à peine
Tes vaisseaux assemblés, chargés pour le départ,
Et, pareil au lion, tu prends ta double part.



LES ARCHITECTES.

Quel Dieu, comme le Dieu de Schelomo, demeure
Dans un temple parfait de bois et de métal,
Fermé d’un mur massif qu’une terrasse affleure,
Et dont, par tous côtés, l’enceinte extérieure
Repose, inébranlable, au roc fondamental ?

Hiram, roi de Zidôn, a dit : — Le pin conique
Et le cèdre des monts, scié par le milieu,
Je les donne. Et l’orgueil du Libanon antique
Avec l’or vêtira la Maison magnifique
Que le fils de David bâtira pour son Dieu. —

Et selon l’épaisseur, la forme et les mesures,
Le cèdre fut taillé par dix mille ouvriers.
Les sculpteurs de Gébal, fouillant les pierres dures,
Ont joint en cordons droits, dans les architectures,
Les coupes des lotus aux fleurs des grenadiers.

Deux colonnes, de douze et de dix-huit coudées,
Dressent leurs chapiteaux sous les cieux aveuglants.
Le sang s’échappe au bord des tables évidées,
Et l’on entend les eaux, dans les canaux guidées,
Emplir la mer de bronze et les bassins roulants.

Plus beau que la montagne où s’élève la pierre
Des Élohim anciens, habitants des hauts-lieux,
Le Temple d’

Israël monte dans la lumière.
Quel roi, dans Miçraïm ou sur la terre entière,
D’un vêtement plus riche a revêtu ses Dieux ?


LE PEUPLE D’IEROUSCHALAÏM.

Les tentes d’Iaqob, parmi les térébinthes,
S’inclinent, ô Ziôn, devant tes portes saintes.
Le Pelischthi t’admire et craint ta royauté,
Et Rahal et Babel ont connu ta beauté !




Les bras toujours posés aux deux côtés du trône,
Dans la vapeur du soir resplendissante et jaune,
Schelomo, sans un geste, en un repos complet,
Les yeux ouverts, le front immuable, semblait
Ne rien sentir, ne rien voir et ne rien entendre.
Mais voici que chanta, vague, lointain, plus tendre
Que la voix d’une flûte aux lacs de Naphthali,
L’écho mystérieux d’un cantique affaibli.
Derrière un voile épais de pourpre suspendue,
Dont les plis droits fermaient la chambre défendue
Et le treillis doré qui regardait la cour,
Au royal souvenir de leur antique amour,
Soupiraient, sous le lin qui presse leurs poitrines,
Sept cents filles de rois et trois cents concubines.





LES FEMMES.

Tel qu’un lion puissant parmi les lionceaux,
Tu montes du désert plus mâle et plus farouche.
L’herbe sèche fleurit lorsque ton pied la touche,
Et lorsque tu parais croissent les arbrisseaux.

Qu’ils sont beaux, sur la colline,
Les pieds nus du Bien-aimé,
Foulant, quand le soir décline,
Le sentier accoutumé.

Il vient, sous les sycomores,
Par les pentes du ravin.
Ecoutez ses pas sonores
Dans le silence divin !

C’est lui ! L’entendez-vous ? Le Bien-aimé m’apporte,
Avec le miel nouveau, le parfum nuptial.
O filles de Ziôn ! je l’aime. Ouvrez la porte,
La porte du verger à mon époux royal !

Mon époux est pareil aux grappes du troène ;
Moi, je suis comme un lis dont le cœur va s’ouvrir.
Laissez-moi m’enivrer du vin de son haleine ;
Aux bras du Bien-aimé laissez-moi m’endormir !


Dans la plaine brûlante où je gardais ma vigne
Sous le soleil, parmi les tentes de Qédar,
Quand j’entendis sa voix et j’aperçus son signe,
Mes désirs altérés l’ont suivi dans son char.

Le Roi m’a fait entrer dans la plus riche salle
Du palais solitaire, aux lambris de cyprès,
Où je suis, près de lui, pareille à la cavale
Qui vient de Miçraïm et bondit dans les traits.

Il m’a dit que je suis plus belle
Que Thirça ; que mes yeux sont comme les bassins
Où pleut l’eau de Heschbon, et que mes jeunes seins
Sont les jumeaux d’une gazelle.

Mais lui, quand il se lève et s’approche, apparaît
Sur la foule des jeunes hommes,
Comme un pommier, rouge de pommes.
Sur les arbres de la forêt.

Ses lèvres, où les lis éclosent,
Sont des jardins fleuris ; ses yeux
Sont des colombes qui se posent
Au bord d’un vase précieux.

Ses reins sont un rempart d’ivoire
Et ses jambes des piliers d’or ;
Son front se dresse dans la gloire
Comme la cime du Thabor.


O filles de Ziôn, chantez l’époux superbe
Qui vide mon cellier et récolte ma gerbe !
Il est comme un taureau sur les monts d’Ephraïm.
Son bras voluptueux soutient ma tête lasse,
Quand, le soir, pour lui plaire, avec mes sœurs j’enlace
Les danses de Mahanaïm.

Le fils de Bath-Schéba porte encor la couronne ;
Ainsi qu’aux jours anciens, la splendeur l’environne
Comme un manteau brodé qui traîne sur ses pas.
J’ai rêvé de l’époux, qui, parfumant ma couche,
Femmes de Schelomo ! prit le miel de ma bouche.
J’ai rêvé de l’époux ; ne me réveillez pas !




Et le soleil plus bas allongeait sur la Ville,
Comme un voile flottant, l’ombre du soir tranquille.
Mitres, cuirasses d’or, casques, boucliers clairs,
Où d’obliques rougeurs et de mourants éclairs
Erraient, comme un rayon furtif, sur les piscines,
S’éteignaient tour à tour, tandis que des collines,
Des terrasses, des murs, des rochers violets,
Des palmiers indécis, du Temple et des palais
Tombait la majesté d’un vivant crépuscule.
Le cortège des Grands se confond et recule ;
Le peuple s’émerveille et se retourne encor
Vers le trône aperçu dans un nuage d’or ;
Et de l’occident vague incessamment ruisselle

En flots silencieux la nuit universelle.
Mais soudain tout s’arrête ; et voici qu’au sommet
De Millo, qu’un dernier flamboiement allumait,
Croissait, comme une tour au fond d’un incendie,
L’ombre de Schelomo, sur le peuple agrandie.
Le vieux Roi, tel qu’un Dieu las d’immobilité,
Sur le plus haut degré du trône déserté
Exhaussait lentement sa royale stature,
Tandis que, d’une gloire empourprant l’ouverture
Du Portique embrasé, le suprême soleil
Derrière lui mourait à l’occident vermeil.
Et le peuple, aveuglé par l’immense auréole,
Entendit Schelomo qui jetait sa parole,
Disant :

                — O vanité des vanités ! Et tout
Est vanité ! Voici que j’ai pris en dégoût
Toute chose fragile et toute vie humaine.
J’ai songé, j’ai tout vu. Le monde que Dieu mène
Comme un bloc impuissant oscille au même point.
Les fleuves, dans la mer qui ne déborde point.
S’engouffrent à la fois pour s’échapper encore.
Le soleil monte, luit, se couche et dans l’aurore
Ressuscite et se hâte en un cercle éternel.
Et moi, sage et très vieux, moi Roi sur Israël,
Moi, plein de jours et plein de gloire et de richesse,
Voici que j’ai sondé le puits de la sagesse,
L’abîme de l’esprit, le fond du cœur humain ;
Et n’ayant plus trouvé dans le creux d

e ma main
Que miettes de poussière et cendre insaisissable,
J’ai vu que la science était pareille au sable
Sans trêve balayé dans le désert mouvant,
Et que tout, sous le ciel, était pâture au vent.
Du jour où je suis né, j’ai marché dans ma voie.
Comme un cerf altéré, j’ai tendu vers la joie
Mes lèvres qu’enivrait le vin des voluptés,
O mon peuple ! Et l’ivresse et les plaisirs goûtés
Sur ma langue ont laissé l’amertume, et leur lie
Souille l’acre liqueur dont ma coupe est remplie.
L’homme hésite, ignorant le but de ses travaux ;
Le fils d’Adam se lasse à des labeurs nouveaux.
Mais j’ai dit en mon cœur, moi Schelomo : — Qu’importe
La future avenue où s’ouvrira la porte ?
Bâtissons ! Car je veux que mon nom souverain
Et que mon sceau royal, dans la pierre ou l’airain,
Pour les temps à venir enfoncent leurs empreintes.
Je bâtirai des murs, des villes, des enceintes,
Des palais crénelés et de vastes maisons,
Hautes comme des tours sur les bleus horizons,
Des demeures de cèdre et de cyprès, des chambres
Avec des lits de pourpre, où, reposant mes membres,
Je dormirai, veillé par un esclave noir.
Je planterai des parcs où je viendrai m’asseoir,
Et de mes frais jardins, à l’ombre des platanes,
Je verrai jusqu’à moi monter les caravanes
De mes chameaux sans nombre, à leur retour d’Ophir ;
Et l’eau, parmi les fleurs d’argent et de saphir,

Parmi les oliviers, les figuiers, lourds de figues,
En nappes de cristal couler entre ses digues ;
Et mes troupeaux au loin qui soulèvent les flots
D’une immense poussière en rentrant aux enclos.
Et j’accumulerai l’épargne des provinces,
La richesse des Rois et le trésor des Princes
Et le bien des Puissants, en des coffres de fer.
De baume et d’huile rare ayant baigné ma chair,
Je bercerai mon rêve à la voix des chanteuses,
Et, comme au cœur ouvert des grenades juteuses,
Aux lèvres, à ma bouche offertes tour à tour,
Je puiserai la joie et l’ivresse et l’amour.
Tandis que, déroulant leurs écharpes légères,
Attendront à mes pieds les vierges étrangères. —
Or voici : J’ai bâti des temples, des maisons ;
J’ai fendu les rochers ; j’ai tiré des prisons,
Pour les ensevelir vivants dans les carrières,
Cent vingt mille captifs, équarrissant des pierres
A la vague lueur des torches. Mes jardins
Ont fleuri ; les canaux, lâchés en jets soudains,
D’une odorante pluie ont embaumé la terre ;
J’enrichis mon trésor ; le trône héréditaire,
Je l’ai fait croître ainsi qu’un cèdre au Libanon ;
Et les peuples, muets au seul bruit de mon nom,
Les peuples anxieux ont entendu naguère
Sur la face du monde errer mes chars de guerre.
Alors ayant pesé ma peine et mon profit,
Voici ce que j’ai vu : Malheur ! Rien ne suffit
A peupler le désert où l’humanité souffre.

L’insatiable cœur de l’homme est comme un gouffre
Que l’or ni le désir ne combleront jamais.
Puissance, orgueil, vertu, lassent comme des mets
Oubliés sur la table en des festins funèbres.
L’homme n’est qu’un aveugle au milieu des ténèbres.
Vanité ! Vanité ! Tout n’est que Vanité !

Un autre coupera l’arbre que j’ai planté,
Un autre, en mon verger s’asseyant à ma place,
Vendangera ma vigne et sur la branche basse
Du figuier que j’aimai moissonnera mes fruits.
O vanité ! Travaille, amoncelle, jouis !
L’Abîme te réclame et ton fils attend l’heure
De compter l’héritage, au fond de ta demeure.
Malheur à moi ! Je suis inaccessible et seul,
Vêtu de ma splendeur comme d’un grand linceul.
Nul autre bruit humain ne frappe mon oreille
Que la voix des flatteurs, mensongère et pareille
Au sifflement du vent sous un seuil descellé.
Un éternel soupçon ronge mon cœur troublé ;
Et j’ai maudit l’amour : car j’ai vu toute femme
Qui tendait en riant le filet de son âme,
Les chaînes de ses mains et le lacs de son corps,
Plus amère aux vivants que le Schebl aux morts.
O vanité de naître ! O vanité de vivre !
Vanité de tenter ! vanité de poursuivre !
Vanité de la gloire et de la royauté !
Vanité de l’amour ! Tout n’est que vanité !
Tout !... si ce n’est la mort. Homme ou bête grossière,
Faits d’un même limon,

à la même poussière
Chassés d’un souffle égal, désespérés, hideux,
Quand le terme est venu, retournent tous les deux.
C’est l’heure ! Le soleil s’obscurcit ; et la lune
Et les astres éteints sombrent dans la nuit brune.
Les gardes du palais trébuchent au portail,
Et le vaillant chancelle, et par le soupirail
Celles qui regardaient voient monter l’épouvante
Et s’effriter le mur de la maison vivante.
La meule ne moud plus le grain improductif,
Et l’oiseau matinal trouble un sommeil tardif ;
La route est plus pesante et la côte plus âpre
Où s’embusque l’effroi, comme un spectre ; la câpre
Ne rend plus la vigueur aux muscles imprudents,
Et l’amande trop dure entre les vieilles dents
Est telle qu’un gravier qui grince entre deux roues.

Seigneur ! Voici qu’un siècle a sillonné mes joues
De sillons plus pressés et de trous plus nombreux
Que des ruisseaux de pluie au fond des vallons creux,
Voici que va se rompre au mur de la citerne
Le vase d’où s’échappe une eau fétide et terne ;
Et voilà que le jour est proche où je viendrai,
Sous les froides parois du sépulcre muré,
Dormir dans Ir-David où me suivra ma race.
Adonaï ! mes fils effaceront la trace
Des pas de Schelomo sur le sol paternel ;
Et le Scheôl vengeur, l’Abîme originel,
A cause du péché, dans l’immensité noire
Engloutira ma

chair et noiera ma mémoire.
Ta droite m’abandonne, et je ne suis plus rien
Qu’abjecte pourriture et vermine de chien.
De tout ce que j’ai fait, de mon œuvre princière,
Les siècles dédaigneux vanneront la poussière
Au vent de ta Justice et de ton Équité !
Vanité ! Vanité ! Tout n’est que vanité ! —

Et Schelomo pleura. La nuit comme un suaire
Enserrait les sommets, les tours, le sanctuaire,
Et sur la multitude et les chefs disparus
Roulait confusément ses plis toujours accrus.
Seul, debout, face à face avec l’ombre divine,
Il entendait décroître au loin, dans la ravine,
Comme un vaste troupeau qu’un pâtre détachait,
L’innombrable rumeur du peuple qui marchait.
Tout bruit cessa. Ziôn voila son front livide,
Et Schelomo fut seul sur la terrasse vide.
Alors, de l’horizon des monts inaperçus
La lune lentement monta ; puis au-dessus
Du Moriâ spectral où blêmissait le Temple,
Grandit et se fixa comme un œil qui contemple.
Et la voix d’Iahvé, dans le vent violent,
Courant d’un bout à l’autre, emplit le ciel sanglant,
Ainsi qu’au Sinaï roule un lointain tonnerre.
Une main flamboya sur la rondeur lunaire ;
Et dans la main farouche un manteau secoué
Au vent inattendu tordait son poil troué.
Et dans la vaste nuit, d’un geste frénétique,
Élohim lacéra le manteau prophétique

Et le jeta dans l’ombre, en dix lambeaux épars,
Comme une peau d’onagre aux dents des léopards.

Et Schelomo, sentant sur ses tempes plus blêmes
Passer le vol glacé des vanités suprêmes,
Et s’ouvrir sous ses pieds, comme un gouffre béant,
L’abîme de la mort et le puits du néant,
Tressaillit dans sa chair, frissonna dans son âme,
Et comprit que la vie était comme une flamme
Qui vacille et s’éteint dans l’ombre du tombeau,
Et que tout homme, esclave ou roi, lépreux ou beau,
Jeune ou vieux, riche ou pauvre, entre les mains divines
Était comme l’hysope aux fentes des ruines,
Qu’un souffle, en la mêlant aux sables des murs nus,
Sème éternellement dans les vents inconnus.