Les Siècles morts/Bèn-Hadad

Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.I. L’Orient antique (p. 178-181).

 
Or, sous le ciel ardent, les murs de brique rose
Étincelaient ; le vent chantait dans les palmiers ;
La fraîche Dammeseq, comme une fleur éclose,
Enivrait le vallon des parfums coutumiers.

Et les eaux murmuraient, et les sources prochaines
D’un fluide cristal emplissaient les viviers ;
Et les souffles du nord berçaient de leurs haleines
La vigne enveloppante aux troncs des oliviers.

Mais dans le palais blanc dressé sur la terrasse,
Voici que Bèn-Hadad souffre et ferme ses yeux.
Le Roi de Dammeseq gît. Un mal le terrasse,
Inconnu des devins et rebelle à ses Dieux.


Il n’entend plus tinter aux chevilles des femmes
Le léger cliquetis des anneaux argentés ;
Il ne voit plus reluire en leurs yeux pleins de flammes
Le suppliant espoir des promptes voluptés.

La harpe Khaldéenne a lassé son oreille ;
La flûte est douloureuse à son cœur affaibli,
La voix de la colombe irritante est pareille
Au grincement du fer sur le granit poli.

Le Roi songe. Il revoit sa gloire et sa défaite,
Et la chute d’Aram et son peuple meurtri,
Et Schomron délivrée et le morne Prophète,
Et le bras d’Iahvé sur la maison d’Omri ;

Et le royal trésor, semé dans la campagne,
Et par tous les fuyards l’Iarden envahi,
Et les chevaux divins ébranlant la montagne,
Et sur la crête en feu les chars d’Adonaï.

Et voici qu’il cria : — Qu’Hazaël cherche l’Homme,
Le Nabi d’Élohim, Élischâ, mon sauveur !
Que les présents, portés sur les bêtes de somme,
Entassent devant lui le prix de sa faveur. —

Et guidant les chameaux qui pliaient sous la charge,
Hazaël, serviteur de Bèn-Hadad, marcha
Vers la Ville confuse, où, sous la porte large,
Immobile et pensif, s’asseyait Elischâ.


Et le Nabi, les bras croisés sur sa poitrine,
Dit : — Bèn-Hadad, ton roi guérira dans son lit. -—
Puis de ses yeux profonds, au long de sa narine,
Comme une source, un pleur inattendu jaillit.

Et sous les sourcils blancs, son regard, comme un glaive
Inévitable, entrant dans le cœur d’Hazaël,
Elischâ dit : — J’ai vu ! Le jour sanglant se lève !
Le jour du meurtre luit à l’horizon du ciel !

Bouches, hurlez ! Saignez, ô chairs ! Coulez, ô larmes !
Car j’entends tes guerriers, Serviteur de ton roi !
Fouler le sol conquis et trancher de leurs armes
La moisson de douleur qui se lève après toi.

Le mur de Dammeseq est comme une chaudière
D’où le torrent de feu ruissellera sur nous !
O villes d’Israël ! ô palais ! ô poussière !
O vierges de Schomron, dont les bras étaient doux !

Car toi-même, Hazaël ! roi sur la terre immense
Où Dammeseq repose au bord des fraîches eaux,
Bourreau de Bèn-Hadad ! Voici qu’en sa démence
Ta haine aiguisera les dents des lionceaux.

Le peuple d’Israël sera, sous tes étreintes,
Comme un captif vieilli sous la meule écrasé ;
Et du ventre béant de ses femmes enceintes
Le sang noir coulera comme un vin transvasé ! —


Or Hazaël, pensif, vers la maison du Maître
Hâtant ses pas fiévreux, dit : — Tu vivras, ô Roi ! —
Les parfums de la nuit flottaient sous la fenêtre ;
Bèn-Hadad espérait et dormait sans effroi.

Mais quand l’aube éclaira la chambre encore obscure,
Bèn-Hadad étouffé gisait, mort, sans secours,
Convulsé, violet, roidi, la couverture
Dans la gorge muette enfonçant ses plis lourds.